Notes
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[1]
Le terme de care peut être traduit de multiples manières, par les termes de sollicitude, soin, souci. On verra que l’un des problèmes que rencontrent les différentes approches tient à la difficulté qu’il y a à rendre compte de façon équilibrée des diverses facettes du care, sans privilégier la dimension de la pratique (le care comme soin) au détriment de celle de la sensibilité morale (le care comme sollicitude), ou inversement. On va mettre l’accent, un peu plus loin, sur la nécessité de s’orienter vers une approche articulant les deux facettes, celle de la disposition ou de la sensibilité et celle de la pratique ou du travail. C’est pourquoi nous conservons dans ce texte le terme de care afin d’éviter une traduction qui nous conduirait à privilégier arbitrairement une seule dimension, qu’il s’agisse de celle de la disposition ou de celle de la pratique. Ce faisant, nous nous alignons sur la position de S. Laugier et P. Paperman [2005] qui ont développé une réflexion décisive sur ce sujet.
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[2]
Pour se faire une idée concrète de ce que peut recouvrir cette discipline, on peut concevoir des programmes éducatifs visant la culture et le développement de dispositions empathiques chez des enfants et des adolescents qu’on sensibiliserait par des récits, des films, des documentaires aux problèmes des populations lointaines [Hoffman, 2000 ; Slote, 2007, p. 31].
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[3]
La perspective déontologique recouvre ici l’idée que certains types d’actes sont mauvais en eux-mêmes et peuvent donc faire l’objet d’une prohibition : elle implique dès lors le rejet de tout utilitarisme de l’acte.
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[4]
Si l’utilitarisme accorde une place centrale au souci des autres, il ne peut en rendre compte en termes de respect dans la mesure où, précisément, la perspective utilitariste peine à intégrer les aspects déontologiques du point de vue moral.
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[5]
Les féministes maternalistes, notamment S. Ruddick, rejettent la notion libérale du citoyen comme porteur individuel de droits garantis par l’État. Une telle notion se limite selon elles à une conception masculine de la personne comme être indépendant poursuivant ses intérêts économiques. Rejetant toute conception contractualiste de la citoyenneté, elles partent de la supériorité morale de la famille. Le privé apparaît dans ce cadre comme site de la moralité et source d’un modèle de l’exercice de la citoyenneté. Une grande partie de l’argument maternaliste puise son inspiration dans la théorie psychanalytique de la relation d’objet de N. Chodorow et dans la théorie du développement moral de Gilligan [Ruddick, 2004].
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[6]
Sur ce point spécifique, le propos de Nussbaum est en fait polémique : il prend pour cible Noddings, auquel il reproche une conception insuffisamment critique des attitudes émotionnelles.
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[7]
Dans son ouvrage sur la philosophie antique, Nussbaum confronte deux tendances de l’éthique grecque, l’une qui fait dépendre le bonheur de notre maîtrise de la pensée (stoïciens, Platon), l’autre qui, reconnaissant la signification éthique de la contingence et la vulnérabilité de la vie bonne aux forces extérieures, identifie dans le corps le siège de tout accomplissement et accorde toute sa place aux conditions matérielles du bien-vivre [Nussbaum, 1986].
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[8]
Rappelons ici que la position originelle est l’équivalent chez Rawls de l’état de nature dans les théories classiques du contrat social. Elle correspond à une situation hypothétique d’égalité dans laquelle des individus considérés comme des êtres rationnels doivent définir les principes de justice qui constituent les termes de la coopération sociale. Ce qui caractérise cette situation, c’est notamment le fait que personne ne connaît sa place dans la société, sa position sociale ni son sort dans la répartition des capacités et dons naturels. On parlera ici d’un voile d’ignorance censé assurer que les effets de la contingence sociale seront neutralisés dans le choix des principes [Rawls, 1997, p. 151-230].
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[9]
Rappelons que l’approche des capabilités a été développée par A. Sen comme une approche de l’égalité appuyée sur une critique de l’économie du bien-être, de l’utilitarisme ainsi que de la théorie rawlsienne qui ont en commun de ne pas distinguer suffisamment accomplissement et liberté d’accomplir. Déplacer le regard des ressources vers les choix réels auxquels l’individu est confronté, tel est le sens de la démarche de Sen, structurée par le couple capabilités-fonctionnements. Une vie recouvre une combinaison de fonctionnements composée d’états et d’actions. Les fonctionnements vont du plus élémentaire (avoir de quoi manger, être en bonne santé…) au plus complexe (être heureux, participer à la vie de la communauté…). La capabilité traduit la liberté d’accomplir des fonctionnements, elle se concentre sur la liberté, non sur ses instruments. Sans négliger le fait que liberté et bien-être peuvent parfois évoluer en sens inverse, Sen refuse de les faire jouer l’un contre l’autre et récuse toute idée de tension entre égalité et liberté. Se joue ainsi une nouvelle compréhension de la notion de pauvreté qui ne peut plus être définie en termes de faible utilité, de manque de ressources ou par référence à un seuil de revenus. Sen la définit comme « un déficit de capabilités de base permettant d’atteindre certains niveaux minimalement acceptables » de fonctionnement social [Sen, 2000, p. 159].
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[10]
Le consensus par recoupement, s’opérant entre doctrines compréhensives raisonnables du bien sur des principes politiques de justice, garantit la stabilité sociale [Rawls, 2001].
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[11]
L’approche de Tronto entend s’inscrire dans la tradition de la théorie critique, elle ne peut donc que se démarquer fortement d’une optique libérale et avant tout normative comme celle de Nussbaum. La divergence entre les optiques de Tronto et Nussbaum est liée à la divergence entre deux types d’approche de la politisation du care. Un premier type d’approche entend définir le volet politique des approches du care en explorant les modalités possibles d’une articulation aux théories libérales de la justice. Un second type d’approche se démarque de la première (trop strictement normative et qui se caractérise donc encore par une certaine réduction du politique à l’éthique) pour se concentrer sur l’articulation entre care et citoyenneté [Tronto, 1993 ; Sevenhuijsen, 1998]. Plus bas, nous suggérons une piste de recherche qui conforte plutôt le second type d’approche.
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[12]
La théorie des biens premiers fournit chez Rawls une grille permettant de mesurer l’égalité. La mesure de l’égalité s’opère par des comparaisons en termes de satisfaction des attentes vis-à-vis de biens sociaux premiers constituant tout ce qu’on suppose qu’un être rationnel désirera, quels que soient ses autres désirs. Dans l’ensemble, souligne alors Rawls, on peut estimer que ces biens sont constitués par les droits, les libertés et les possibilités offertes à l’individu, le revenu et la richesse ainsi que les bases sociales du respect de soi [Rawls, 1997, p. 15].
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[13]
Notons aussi qu’elle tente d’en faire dériver un principe de justice spécifique.
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[14]
Notre suggestion va donc dans le sens de ce qu’on a distingué plus haut comme l’une des deux grandes approches de la politisation du care, à savoir celle d’auteurs comme Tronto et Sevenhuijsen, qui, plutôt que de développer une approche normative sur l’articulation care-justice, se focalisent sur l’articulation entre care et citoyenneté démocratique. Cette approche est encore un peu trop à l’état d’esquisse surtout en ce qui concerne la réflexion sur le volet institutionnel des politiques du care. Leur manque encore sur ce point une véritable armature théorique et conceptuelle, un cadre théorique dans lequel pourrait s’inscrire une réflexion sur les politiques du care. D’où notre suggestion d’une piste de recherche qui implique d’inscrire l’optique du care dans une théorie de la liberté politique (en renonçant donc à élaborer une théorie compréhensive du care qui prétendrait à une quelconque autonomie) et d’examiner l’articulation entre care et justice dans un tel cadre et non dans une perspective normative abstraite.
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[15]
L’idéal de non-domination a été défini par Ph. Pettit afin de montrer que la conception républicaine de la liberté n’était ni une conception positive (orientée vers l’autonomie et l’autogouvernement), ni une conception négative réduisant la liberté à l’absence d’obstacles ou à la non-interférence. Un esclave doté d’un maître bienveillant peut mener sa vie sans subir d’interférences tant que le maître souhaite lui accorder des libertés. Pour autant, il n’est pas libre car il reste dominé même lorsqu’il ne subit pas d’interférences effectives, étant toujours susceptible de subir des interférences arbitraires si le maître change d’état d’esprit. La liberté comme non-domination désigne donc un statut qui garantit les individus contre toute interférence arbitraire. Elle représente plus que la non-interférence en ce que la non-domination renvoie précisément à l’exclusion de la possibilité de toute interférence arbitraire (une interférence dans les affaires d’autrui est considérée comme arbitraire quand elle ne prend pas en compte les intérêts propres de l’individu qui subit l’interférence). Corrélativement, la citoyenneté renvoie à un statut intersubjectivement reconnu de non-domination. La définition de la liberté comme non-domination vise à une revitalisation de l’idéal républicain et à son élargissement [Pettit, 2004].
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[16]
C’est par la notion de « classe de vulnérabilité » que l’idéal de non-domination est défini non pas comme un idéal communautariste, mais comme un idéal communautaire : la non-domination est un bien social et commun. Il ne peut être augmenté ou diminué pour certains sans l’être pour les autres, une classe de vulnérabilité se définissant par le fait que des individus sont susceptibles de subir le même type d’interférences arbitraires en vertu des mêmes critères [Pettit, 2004].
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[17]
C’est la position de Nussbaum.
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[18]
C’est la position de Slote.
1C’est à C. Gilligan que l’on doit la formulation d’une des premières approches du care. Cette formulation intervient en 1982 dans In a Different Voice, où Gilligan se confronte à la psychologie du développement moral et notamment à l’approche qu’en a proposée L. Kohlberg. Sa démarche trouve son point de départ dans le constat d’une disparité entre l’expérience des femmes et les modèles de développement humain proposés par les traités de psychologie. L’expérience morale des femmes lui est apparue comme marginalisée par les modèles dominants de psychologie du développement. Examinant la théorie des stades du développement de Kohlberg, Gilligan constate que, dans ce cadre, les femmes avaient tendance à se situer à des stades considérés comme inférieurs par rapport aux garçons. Kohlberg distingue six stades qui correspondent aux six principales étapes de maturation morale : la morale préconventionnelle, basée sur la peur des sanctions (1) et orientée vers la satisfaction d’intérêts égocentriques (2), la moralité conventionnelle orientée vers le souci des autres (3) et le respect des règles sociales et de l’ordre (4), et la moralité postconventionnelle orientée vers le respect des droits d’autrui (5) ainsi que vers la conformité à des principes éthiques universels (6). Ces six stades ont été définis sur la base d’une étude empirique effectuée sur quatre-vingt-quatre garçons. Or, remarque Gilligan, les groupes qui n’avaient pas été inclus dans l’échantillon de départ atteignent rarement les stades les plus avancés, les femmes faisant partie du groupe de ceux dont le développement moral semble l’un des plus immatures dans la mesure où leurs jugements illustrent la plupart du temps le troisième des six stades. Leur moralité est conçue dans les termes des relations interpersonnelles, la bonté se traduisant par l’aide apportée à autrui. Il y a là un paradoxe selon Gilligan, car les caractéristiques définissant la bonté des femmes, leur préoccupation et leur sensibilité aux besoins d’autrui, correspondent à celles qui révèlent l’insuffisance de leur développement moral. De ce point de vue, la théorie de Kohlberg et plus largement les modèles dominants du développement moral sont apparus à Gilligan comme grevés d’un biais de genre et, pour le déconstruire, elle a proposé d’explorer l’hypothèse selon laquelle les hommes et les femmes ne suivent pas le même processus de développement moral. Les femmes semblent développer une voix différente en morale de celle que Kohlberg décrit lorsqu’il analyse le jugement moral adulte.
2Cette voix dessine les contours d’une éthique du care [1], démarquée de l’éthique de la justice que Kohlberg désigne comme l’aboutissement du développement moral : « Le problème moral est davantage provoqué par un conflit de responsabilités que par des droits incompatibles, et demande pour être résolu un mode de pensée plus contextuel et narratif que formel et abstrait. Cette conception de la morale se définit par une préoccupation morale du bien-être d’autrui, et centre le développement moral sur la compréhension des responsabilités et des rapports humains ; alors que la morale conçue comme justice rattache le développement moral à la compréhension des droits et des règles » [Gilligan, 1986, p. 38]. L’éthique du care telle que Gilligan la définit se démarque donc de l’éthique de la justice en ce qu’elle s’articule autour des concepts de responsabilité et de relation sociale et non autour de ceux de droit et de règle ; elle est contextualiste et ne relève pas d’une approche formelle et abstraite des normes morales ; elle ne relève pas de principes, mais recouvre des pratiques de soin. Gilligan appuie la distinction entre les deux types d’éthique sur les thèses psychanalytiques de N. Chodorow [1978] qui soutient que l’identité masculine se constitue notamment à travers l’épreuve de la séparation d’avec la mère alors que la dimension de l’attachement joue un rôle clé dans la constitution de l’identité féminine. Elle insiste ainsi sur le contraste entre la conception positionnelle de la subjectivité masculine et la dimension relationnelle de la subjectivité féminine.
3La réflexion de Gilligan a suscité le développement d’une pluralité d’approches du care dans le domaine de l’éthique, de la théorie féministe, de la psychologie, etc. Ce développement a été marqué par certains débats centraux, articulés notamment et en grande partie autour de la question de savoir si la voix morale décrite par Gilligan relève d’une disposition spécifiquement féminine ou si elle est liée au partage, socialement construit, des rôles sexuels. Les approches du care vont ainsi se développer soit en suivant la piste de la thèse d’une morale féminine spécifique, soit en suivant la voie d’une perspective dissociant care et genre pour faire du care l’objet d’une théorie morale plus générale. Ainsi, l’un des enjeux de ces débats a été de déterminer s’il fallait s’en tenir à une opposition entre éthique du care et éthique de la justice ou explorer leur complémentarité, ou encore faire du care l’objet d’une approche éthique compréhensive. La catégorie d’empathie apparaît comme une des clés potentielles permettant de se situer dans ce débat et de mieux déterminer les atouts et les limites de chacune de ces options. En effet, elle est le pivot central des approches qui, dans le domaine philosophique et dans le domaine de la psychologie, tentent de soutenir que le care peut être le principe d’articulation d’une approche éthique compréhensive. Une réflexion sur son statut permet donc de faire le point sur ce type de tentatives, sur leur intérêt et sur leurs limites éventuelles. C’est à M. Slote [2007] que l’on doit la tentative la plus aboutie de développement d’une théorie éthique compréhensive et systématique du care. Cette tentative repose avant tout sur la mise en exergue des modes d’articulation entre care et empathie. Le livre de M. Slote, The Ethics of Care and Empathy, constitue ainsi l’une des tentatives les plus développées pour dégager l’armature philosophique des éthiques du care et l’une des synthèses récentes les plus complètes sur la question de l’articulation entre care et empathie. C’est pourquoi nous allons principalement consacrer ce texte à une discussion des atouts et des limites de cette contribution. Cette discussion constituera le fil directeur de ce texte qui visera ainsi à faire un tour d’horizon des éthiques du care et de la place qu’occupe l’empathie dans le cadre de ces éthiques. L’enjeu de ce tour d’horizon sera de problématiser les rapports entre care, justice et empathie afin de faire le point sur les promesses des approches du care et sur les difficultés auxquelles elles semblent se heurter. Il ne s’agira donc pas de poser une thèse forte, mais plutôt de donner un aperçu de certains axes centraux des débats sur le care (même si cet aperçu est bien entendu voué à rester partiel) et de suggérer une piste de recherche qui pourrait nous permettre de sortir de l’horizon quelque peu étroit dans lequel ont eu tendance à s’enfermer les débats sur l’articulation entre care et justice.
Care et empathie : le volet éthique des propositions de M. Slote
4C’est dans le sillage de N. Noddings [1984] que s’inscrit la démarche de M. Slote. En effet, c’est à cette spécialiste de la psychologie et de la philosophie de l’éducation que l’on doit la première tentative d’élaboration d’une éthique du care. Mais Slote estime que l’éthique à laquelle Noddings a abouti est insuffisamment systématique et est incomplète car elle a méconnu le rôle central qu’il convient d’accorder à l’articulation du care et de l’empathie. Dans le cadre de son éthique, Noddings définit toute conduite moralement admissible ou bonne comme une attitude qui exprime un certain souci d’autrui. À l’inverse, une attitude qui n’exprime que de l’indifférence ou de l’hostilité fera l’objet d’une réprobation. Un acte de care recouvre ainsi une sensibilité émotionnelle, affective, au sort d’individus particuliers et nous ne pouvons manifester une attitude relevant du care qu’à l’égard de personnes que nous connaissons. L’éthique du care développée par Noddings est donc partielle et appelle une éthique de la justice à titre de complément. C’est à cette dernière que l’on doit se rapporter si l’on veut appréhender la régulation de relations plus impersonnelles. Cependant, l’éthique du care dont Noddings dessine les contours ne se caractérise pas seulement par le souci du bien-être d’autrui, mais aussi par l’importance accordée au développement de relations sociales marquées par une certaine dimension de réciprocité. Même dans les relations de care incluant des formes de dépendance qui obèrent une certaine forme de réciprocité et de mutualité (telle la relation mère-enfant), il est nécessaire que la sollicitude du dispensateur de care puisse faire l’objet d’une forme de reconnaissance, sans quoi la relation peut difficilement se développer de la manière requise. Or nous ne devrions pas seulement nous préoccuper du bien-être de nos proches selon Noddings, mais aussi d’étendre le « réseau » de nos relations de care afin de le rendre le plus inclusif possible. C’est précisément ce souci que Slote partage. Il présuppose ainsi que les attitudes et obligations spécifiquement morales relèvent du souci de prendre soin d’autrui et il entend montrer que, sur cette base, on peut développer un idéal éthique compréhensif, transcendant les limites strictes de la morale pour englober également l’ensemble des relations impersonnelles et intégrer les questions de justice.
5Noddings [ibid., p. 11-12] soutient que le care implique trois choses : que la personne qui en est l’objet y réponde d’une certaine manière (par une certaine forme de reconnaissance de l’acte comme acte de soin) (1), mais aussi, du point de vue cette fois des motivations du dispensateur de care, que l’intérêt personnel se transforme en souci désintéressé d’autrui (2), transformation qui requiert ce que Noddings désigne par le terme d’engrossment (3), qui recouvre une certaine forme de réceptivité aux besoins d’autrui, à ses perceptions et manières de voir le monde. Le point important est ici la façon dont Noddings entend clairement distinguer engrossment et empathie. L’empathie implique à ses yeux une attitude moins réceptive et plus active que la réceptivité sur laquelle repose le care. Elle semble recouvrir le fait de se mettre à la place d’autrui en projetant sur lui – d’une manière qui lui semble pour ainsi dire trop « viriliste » – ses propres perceptions et attentes. Mais, comme le souligne M. Slote, Noddings a quelque peu tendance à réduire l’empathie à une empathie « projective » en méconnaissant le fait que la réceptivité sur laquelle elle tente de s’appuyer pourrait bien, elle aussi, recouvrir une forme d’empathie « associative ».
6Slote reprend ici les acquis des travaux du psychologue M. Hoffman. L’enjeu de cette reprise pour Slote est de montrer que l’inachèvement des éthiques du care et certaines de leurs insuffisances tiennent à l’absence d’articulation claire entre care et empathie, et corrélativement à l’absence d’intégration suffisante de la littérature psychologique sur l’empathie. Hoffman a montré comment l’empathie se développe selon un processus gradué qui fait passer le très jeune enfant de l’empathie comme mimétisme ou contagion à des formes plus indirectes et médiatisées d’empathie, dont le développement est corrélé à celui des capacités conceptuelles ou linguistiques. Il devient alors possible pour un enfant d’adopter le point de vue d’autrui y compris lorsqu’il s’agit de situations ou d’expériences qui ne l’affectent pas immédiatement. Certes, l’empathie implique toujours une forme d’identification avec autrui, mais Hoffman entend souligner que cette empathie ne signifie en aucun cas une fusion. L’identification empathique n’implique ainsi aucune perte de l’identité. Elle implique des affects appropriés à la situation de la personne qui en est l’objet au point que, très souvent, on ressent de l’empathie non pour les sentiments réels, actuels des gens, mais pour les sentiments qu’ils pourraient éprouver si certains événements se produisaient. Ce développement de l’empathie repose sur ce qu’Hoffman désigne comme une « discipline inductive », qui ne vise pas à inculquer des règles morales mais plutôt à sensibiliser les enfants aux effets de leurs propres actions. Cette discipline permet notamment d’associer le sentiment de culpabilité à des situations dans lesquelles un tort risque d’être commis sans l’être encore [Hoffman, 2000].
7Pour M. Slote, les ressources de cette approche sont importantes : elle permet en effet notamment de montrer qu’une éthique du care a les moyens de rejeter l’idée selon laquelle une approche basée sur l’empathie ne peut rendre compte du fait que nous avons des obligations par rapport à ceux qui sont éloignés de nous dans le temps (générations futures) ou dans l’espace. Slote polémique ainsi avec P. Singer [1972] qui a tenté de montrer que nos obligations à l’égard de personnes lointaines, voire inconnues, peuvent s’avérer aussi contraignantes que celles que nous avons à l’égard de personnes proches et familières. La distance n’est pas dans ce cadre une considération pertinente lorsqu’il s’agit d’appréhender notre obligation de venir en aide à autrui. Pour reprendre l’exemple proposé par Singer, notre obligation de faire un don à Oxfam pour venir en aide aux populations souffrant de famine serait alors aussi forte que celle que nous avons de venir en aide à un enfant qui se noie sous nos yeux.
8Slote s’interroge sur cette éviction de la question de la distance qu’il estime contre-intuitive et problématique. Il entend rendre compte de l’intuition commune selon laquelle notre obligation de venir en aide à une personne qui se noie sous nos yeux est plus forte que celle de fournir une assistance à des personnes inconnues et lointaines. Il met donc l’accent sur le fait que, si la distance ne semble pas être le facteur le plus pertinent pour en rendre compte d’un point de vue moral, l’empathie est, elle, l’élément le plus crucial et le plus pertinent à prendre en considération. Une personne qui se trouve en danger immédiatement sous nos yeux éveille une empathie plus vive qu’une personne que nous ne connaissons ni ne percevons de façon immédiate. Ce constat est étayé par toute une littérature psychologique. Ainsi, si l’on se situe dans le cadre d’une morale construite autour d’un souci d’autrui appuyé sur l’empathie, on est en mesure, contrairement à P. Singer, de rendre compte de l’intuition morale ordinaire selon laquelle il semble bien pire de ne pas lever le petit doigt pour aider l’enfant qui se noie sous nos yeux que de ne pas faire un don aux associations qui luttent contre la faim dans le monde. Rester indifférent au sort subi par une personne avec qui nous sommes en contact immédiat semble pire que d’ignorer celui d’une personne dont nous avons seulement entendu parler, dans la mesure où précisément notre réaction empathique est censée être plus vive dans le premier cas que dans le second. La proximité temporelle et spatiale nous porte à manifester plus d’empathie à l’égard du sort d’une personne et constitue dès lors un facteur déterminant la force de notre obligation de lui porter assistance. L’empathie est en outre renforcée par le partage de liens familiaux et d’une histoire commune. Mais, dans le même temps, la psychologie nous apprend que nous pouvons aussi développer une forme substantielle d’empathie avec des personnes que nous ne connaissons pas directement. Hoffman a notamment insisté sur la manière dont un adolescent peut ressentir de l’empathie pour des gens inconnus, voire pour des catégories de population ou des groupes d’individus qui sont défavorisés d’une manière ou d’une autre. Une « discipline inductive [2] » peut renforcer ce type d’empathie sur laquelle on peut appuyer une obligation à l’égard de personnes lointaines et inconnues, obligation qui se révèle consistante même si elle est moins forte que celle que nous avons à l’égard de ceux qui nous sont plus proches [Hoffman, 2000].
9Ainsi on peut, selon Slote, intégrer les diverses formes de l’obligation d’aider autrui dans une éthique du care et de l’empathie en rendant compte à la fois du fait qu’il est possible de ressentir des obligations d’ordre impersonnel très fortes et du fait que leur force est néanmoins plus faible que celle des obligations d’aider les personnes avec qui nous sommes en contact direct. Mais Slote entend également montrer – et il s’agit là d’un vrai défi – que l’on peut intégrer les aspects déontologiques [3] du point de vue moral dans une éthique du care adossée à une théorie de l’empathie. Les contraintes déontologiques peuvent, de la même manière que les obligations à l’égard de personnes lointaines, s’expliquer en termes d’empathie selon Slote qui entend ainsi réduire le fossé entre sentimentalisme et déontologie. Il souligne pour ce faire que l’empathie peut aussi nous conduire à refuser d’aider autrui dans certaines circonstances spécifiques. Quand nous sommes la cause active d’une mort, la connexion causale entre cette mort et notre action est plus forte que si nous laissons mourir quelqu’un. Slote part ainsi du constat que nous sommes sensibles à l’étroitesse de la connexion causale entre nos actions et les maux dont elles peuvent être la source (dans la mesure où l’intensité de nos réactions empathiques varie en fonction de l’étroitesse de cette relation causale) et il estime que, sur cette base, on peut rendre compte dans les termes d’une éthique du care du fait qu’il est pire de tuer que de laisser mourir. C’est dès lors d’une dimension cruciale de la perspective déontologique qu’on pourrait rendre compte dans les termes d’une éthique du care accordant un rôle central à l’empathie. L’intérêt de la position de Slote est ici de soutenir que l’éthique du care peut intégrer la perspective déontologique sans en faire une affaire de principes et de règles relevant d’une rationalité qu’on opposerait à la sensibilité, mais en la reliant, au contraire, à des considérations rationnelles intelligibles en termes de sentiments. Certaines contraintes d’ordre déontologique, certaines prohibitions peuvent alors être comprises comme ayant leur source directement dans notre sensibilité.
10Non seulement l’accent mis sur l’empathie nous permet de rendre compte de ces contraintes déontologiques dans le cadre d’une éthique du care, mais il nous permet aussi de mieux intégrer, dans cette même éthique, l’idée du respect d’autrui dont, rappelle Slote, on estime le plus souvent que l’utilitarisme ne peut rendre compte [4]. Les notions de soin, de souci, de sollicitude sont clairement démarquées de l’idée de respect et l’éthique du care correspond à une forme de sentimentalisme moral. Or il semble difficile de comprendre en quoi le respect d’autrui peut être enraciné dans des sentiments. Je peux ressentir de la compassion ou me soucier du sort d’autrui mais, par là, je me soucie du bien-être d’autrui, or le respect requiert autre chose qu’un tel souci. Slote estime cependant que la référence à l’empathie permet de rendre compte du respect dans les termes d’une éthique du care. Les tensions entre sollicitude et respect tiennent à la possibilité pour toute forme de soin de suivre une pente paternaliste. Slote admet qu’une certaine dose de paternalisme est justifiée, voire nécessaire dans le cadre notamment de l’activité éducative, mais il estime que des interventions paternalistes cessent d’être justifiées si elles vont à l’encontre des désirs et souhaits des intéressés tout en étant pourtant faites au nom de leur bien. On peut parler ici d’un manque de respect pour l’autonomie des individus, dont il est possible de rendre compte en termes de manque d’empathie. On pourrait ainsi dire qu’un individu en respecte un autre s’il manifeste un souci « empathique » approprié à l’égard de cette personne [Slote, 2007, p. 57].
11Une éthique du care pourrait ainsi articuler au souci du bien-être d’autrui l’importance accordée au respect de son autonomie, à condition que soit mis en lumière l’opérateur de l’empathie. Slote entend répondre par là aux objections traditionnellement adressées aux éthiques du care, objections selon lesquelles elles ne pourraient pas rendre compte de la valeur de l’autonomie dans la mesure où cette dernière serait enracinée dans la rationalité. La ligne argumentative adoptée par Slote consiste à souligner que l’autonomie comme capacité à prendre et assumer ses propres décisions fait partie du bien d’une personne ; par conséquent, si une personne fait l’objet d’actes de care, cela implique qu’on se soucie non seulement de son bien-être, mais aussi de la préservation de son autonomie. Slote s’inspire ici des théoriciennes féministes qui ont mené une critique en règle des conceptions individualistes ou atomistes de l’autonomie pour dénouer le lien entre autonomie et indépendance en mettant l’accent sur les aspects relationnels de l’autonomie. Si certaines féministes se sont insérées dans le cadre d’une ontologie relationnelle pour définir une nouvelle conception de l’autonomie, c’est qu’elles y ont trouvé de quoi nourrir leur critique des conceptions traditionnelles, hyper-individualistes, atomistes et « masculinistes » de l’autonomie, sans pour autant renoncer à la notion morale elle-même. Il s’est ainsi agi de donner un sens à l’intuition formulée par A. C. Baier [1985] selon laquelle toute personne est une « deuxième personne », un successeur, un héritier, dont la personnalité se révèle à travers la relation à autrui, sa genèse étant appréhendée dans une optique intersubjectiviste. Mais l’enjeu consistait également à expliciter l’insertion sociale des agents et à remettre en question, au plan symbolique, la valeur substantielle de l’indépendance, associée à une conception atomiste des agents comme porteurs de droits, toutes les valeurs et pratiques sociales associées à la coopération et à l’interdépendance étant perçues dans ce cadre comme menaçant l’autonomie [Code, 2000]. L’émergence de la notion d’autonomie relationnelle semble avoir été initialement liée à celle des éthiques du care, et la notion a d’abord été conçue, dans la lignée de la théorie de la relation d’objet de N. Chodorow, en référence à des relations se déroulant essentiellement en face à face comme la relation mère-enfant [Chodorow, 1978]. Depuis, la perspective relationnelle a cependant largement débordé ce cadre contraignant qui menaçait de l’ancrer trop nettement dans une optique maternaliste [5] étroite et problématique. La conception relationnelle de l’autonomie a ainsi gagné en portée en s’affranchissant de la focalisation excessive sur les relations de face à face et en s’insérant, plus largement, dans le développement d’ontologies sociales relationnelles dont les enjeux débordent le seul cadre des théories du genre.
12C’est de cette manière que la perspective de l’autonomie relationnelle a notamment pu apparaître comme susceptible d’ouvrir la voie au dépassement d’une opposition qui est au cœur des principaux débats contemporains sur l’autonomie : celle des modèles structuraux et des modèles historiques de l’autonomie. La perspective d’un H. Frankfurt [1999] représente bien l’optique structurale. Elle articule la liberté aux catégories de propriété et d’appropriation des actions accomplies : la volonté étant, selon Frankfurt, libre si elle peut déterminer quel désir de premier ordre sera son objet, un agent peut identifier une action comme sienne à condition qu’il ait une volition de second ordre de l’accomplir. Le contrôle de la volonté requiert ainsi le plein exercice des capacités à former des volitions de second ordre. La faille principale de cette perspective tient à son incapacité à rendre compte de ce qui est requis pour qu’un agent soit impliqué en tant qu’acteur dans ce qu’il fait et dit. Tout en restant dans le cadre d’un modèle structural, on a ainsi pu s’interroger sur ce qui garantit l’autonomie des désirs de second ordre en pointant le fait que les théories structurales de l’autonomie tendent à évacuer la question du conditionnement social des désirs d’ordre supérieur : c’est notamment ce que fait M. Friedman [1986], qui préfère par conséquent l’optique de l’intégration à la perspective structurale-hiérarchique. L’approche de Friedman n’échappe pourtant pas aux objections adressées à Frankfurt par J. Christman depuis un modèle historique de l’autonomie, lequel stipule qu’une personne est autonome par rapport aux valeurs et désirs d’ordre supérieur à condition de pouvoir accepter le processus historique de leur formation dans le cas où ce dernier serait conscient : une personne P sera autonome par rapport à un désir D si elle n’a pas résisté à sa formation et si le manque de résistance au processus de formation n’est pas lié à des facteurs inhibant le développement de la réflexion critique. Le modèle historique paraît plus satisfaisant car plus à même de prendre en compte les problèmes associés à l’hétéronomie des préférences. Mais la déclinaison qu’en propose Christman [1991] n’est pas sans poser problème. L’autonomie tend, dans ce cadre, à être posée comme équivalente à une transparence à soi problématique et le modèle de Christman rend difficilement compte des effets d’une forte intériorisation des normes qui pourrait inhiber la prise de conscience des processus sociaux conditionnant la formation des valeurs, normes et désirs. Les conceptions relationnelles s’inscrivent dès lors dans un écart tant par rapport aux modèles structuraux qu’aux modèles historiques dont la déclinaison principale proposée par Christman occulte la dimension oppressive de certains processus de socialisation. Elles semblent, sous cet angle, constituer une alternative à ces deux modèles et ouvrir une piste permettant d’échapper à leur opposition.
13Si le développement des approches relationnelles de l’autonomie semble ainsi les avoir conduites à déborder très largement l’horizon des éthiques du care, Slote entend revenir sur l’articulation entre care et autonomie relationnelle pour la préciser. Seule une conception relationnelle de l’autonomie paraît compatible avec une éthique du care, ce point a déjà été mis en lumière par nombre de théoriciennes du care, mais Slote va plus loin en soutenant qu’une fois mis en exergue le rôle de l’empathie, on peut mieux comprendre comment il est possible d’enraciner et d’intégrer l’idée d’autonomie relationnelle dans une telle éthique (au lieu de se contenter de les combiner sans réellement préciser les modes d’articulation entre care et autonomie relationnelle). […]
L’empathie comme pivot d’une articulation entre care et justice ? Les implications politiques des propositions de M. Slote
14Il s’agit par là, pour Slote, de mieux montrer que si l’éthique du care intègre une conception de l’autonomie, cette conception est bien spécifique et diverge en profondeur de celle que nous propose la tradition libérale. La perspective libérale articule le respect de l’autonomie d’autrui à la reconnaissance d’un large spectre de droits individuels alors qu’une éthique du care pourra être amenée à renier ou au moins à relativiser certains de ces droits. Ainsi les libéraux critiquent-ils le fait de limiter la liberté d’expression et ont-ils tendance à refuser autant que faire se peut toute interférence dans ce domaine même lorsqu’il s’agit de « discours haineux et injurieux ». Sur ce point, beaucoup de féministes et d’éthiciennes du care ont une attitude différente et sont moins réticentes à l’égard de telles interférences. De cette divergence, on peut, selon Slote, rendre compte en invoquant le contraste entre les conceptions libérales de l’autonomie et une conception de l’autonomie appuyée, dans le cadre d’une éthique du care, sur une référence à l’empathie. Slote est ici conduit à exploiter la distinction proposée par Gilligan entre éthique du care et éthique de la justice [Gilligan, 1986], en refusant toutefois de caractériser l’une comme féminine et l’autre comme masculine alors même que l’empathie est centrale dans la version de l’éthique du care qu’il entend mettre en avant. Sur ce point, la position de Slote est au départ présentée par ce dernier comme s’inscrivant dans le cadre d’une perspective démarquée de celle de Chodorow [1978] qui avait tendance à souligner que les femmes étaient plus « empathiques » que les hommes. Si Slote estime que les femmes sont, en moyenne, plus susceptibles de développer des dispositions à l’empathie et au care et si des différences existent entre hommes et femmes à ce niveau, elles ne peuvent, commence par souligner Slote, être liées qu’à des pratiques éducatives. Or l’adhésion à une éthique du care implique de favoriser des pratiques éducatives propices au développement de tendances empathiques chez les hommes comme chez les femmes. Les différences qu’on peut rencontrer ne seraient donc que relatives et contextuelles, et elles auraient vocation à disparaître. Mais Slote ne s’en tient pas à cette ligne argumentative et suggère que, même si les hommes et les femmes recevaient une éducation similaire visant la promotion de dispositions empathiques, les résultats n’en seraient pas nécessairement pour autant équivalents, car il est possible, voire probable, que des spécificités physiologiques favorisent le développement de l’empathie chez les femmes. Slote va ainsi jusqu’à assumer l’idée selon laquelle les femmes seraient en moyenne supérieures sur le plan moral aux hommes si le care constitue le noyau de la moralité [Slote, 2007, p. 69-74].
15La position de Slote sur ce point est donc fondamentalement ambivalente. Si elle accorde aux conditions et aux modalités de socialisation un poids prédominant dans le développement des dispositions empathiques et si elle minore, plus que d’autres positions, le poids des facteurs physiologiques, elle continue à accorder à ces derniers un certain poids. L’optique de Slote est ambiguë et oscille dès lors, dans sa formulation, entre une optique constructiviste et une optique naturaliste différentialiste hautement problématique. Reste que c’est sur cette base que Slote entend souligner en quoi l’éthique du care fournit le vecteur d’une critique en règle des éthiques libérales de la justice. Elle permet en effet, selon lui, de montrer en quoi ces dernières reposent sur une forme d’individualisme étroit, solidaire d’un atomisme social problématique. L’enjeu est ici de mettre en exergue la « supériorité » des éthiques du care sur les théories libérales de la justice. La question des discours « haineux » est idéale pour mettre en relief cette supériorité (Slote mobilise en particulier le cas des manifestations néonazies). Les libéraux ont tendance à refuser au maximum les limitations de la liberté d’expression même quand il s’agit d’éviter de causer des torts substantiels à autrui ; Slote affirme sur ce point que la défense libérale d’un droit à la libre expression, enraciné dans l’autonomie, autorise un trop grand nombre de torts de ce type. Si l’éthique du care admet beaucoup plus d’interférences, c’est qu’elle accorde un statut central et premier non pas à la protection de la sphère privée strictement individuelle, mais à la sauvegarde de la qualité des liens entretenus avec autrui. Slote appuie son argument en insistant sur la manière dont les libéraux mettent l’accent sur la nécessité d’une attitude critique à l’égard de nos sentiments et développe ainsi une critique de la conception de l’autonomie que propose M. Nussbaum [1999, p. 74] : cette conception implique en particulier de mettre en relief l’importance d’une mise à distance par l’individu de ses propres croyances et attachements affectifs ainsi que d’insister sur la nécessité que tout attachement sentimental soit précédé d’un examen critique [6]. Slote se démarque de cette approche qui lui semble révélatrice d’une tendance, propre à l’optique libérale, à sous-estimer le rôle de la relation à autrui. A contrario, le fait que les éthiques du care mettent en relief cette dimension de la relation de façon plus satisfaisante les met en meilleure posture pour se confronter à certains problèmes comme ceux posés par la question des discours haineux et injurieux [Slote, 2007, p. 74-84].
16Au-delà de la question de la liberté d’expression, l’enjeu est pour Slote de mettre en relief la supériorité des éthiques du care sur la perspective libérale, supériorité enracinée dans la critique de toute réduction négativiste de la liberté comme absence d’interférences. Le maintien d’une telle position implique de montrer que la dérive paternaliste des éthiques du care n’est pas une fatalité. Pour cela, Slote souligne que l’éthique du care peut déboucher sur une critique du paternalisme assez semblable à celle que développe la tradition libérale. Mais, alors que cette dernière s’appuie sur des raisons relatives à ce qui nous sépare d’autrui, les éthiques du care sont en mesure de s’appuyer sur des arguments relatifs à ce qui nous lie à autrui et notamment sur l’idée qu’une relation de soin implique que le soin puisse être reconnu et accepté par celui qui en fait l’objet. Si le soin ne peut en aucun cas être reconnu comme bénéfique et qu’il est quand même accompli, alors il initie une dérive typiquement paternaliste [ibid., p. 84-87].
17Mais si Slote peut soutenir la supériorité des éthiques du care sur les théories libérales de la justice, c’est aussi parce qu’il estime qu’une éthique du care centrée sur l’empathie peut intégrer une perspective sur la justice sociale. Les enjeux de justice sociale pourraient ainsi, selon Slote, être conçus sur la base d’une analogie avec la perspective éthique du care : une éthique du care évalue les actions en fonction de l’empathie qu’elles manifestent, mais on pourrait de la même manière évaluer les politiques institutionnelles et sociales, dans la mesure où de telles politiques peuvent refléter les motivations des individus qui les mettent en œuvre. De ce point de vue, l’éventail complet des formes d’injustice sociale, dont celles qui consistent à priver certains de droits politiques, pourrait être retraduit dans les termes d’une éthique du care. La position de Slote consiste ainsi à souligner que nous pouvons décrire des lois, des institutions et des pratiques politiques sous l’angle du degré d’empathie ou de sollicitude qu’elles manifestent. Le vocabulaire de l’empathie peut également nous aider à rendre compte des différentes formes d’injustice sociale dans la mesure où, selon lui, les élites et groupes dominants qui refusent d’accorder à certains individus ou groupes dominés des droits politiques sont motivés par l’avidité et l’égoïsme. De ce point de vue, Slote défend la possibilité de voir dans l’éthique du care une grille d’évaluation des institutions politiques ainsi que celle de voir dans le vocabulaire de l’empathie et du care un bon médium de la critique sociale. Dans ce cadre, il consacre une part importante de son argumentation à établir qu’une théorie du care qui met l’accent sur l’empathie aide à se confronter aux enjeux de la justice sociale à tous les niveaux, du niveau national au niveau supranational. De même que des individus peuvent développer de l’empathie pour des personnes lointaines voire inconnues, une empathie pleinement développée peut conduire des législateurs à prendre en compte le bien-être des populations étrangères – lorsqu’il s’agit de déterminer le degré d’investissement dans l’aide humanitaire par exemple [ibid., p. 94-103].
Le care, disposition ou pratique ?
18Si la mise en relief de l’empathie est censée permettre à l’éthique du care de prendre la forme d’une éthique compréhensive, c’est aussi parce qu’elle sert de pivot à l’articulation d’une perspective politique à cette même éthique. Plus exactement, la perspective juridique, politique et sociale découle de la perspective du care. La nécessité de développer le volet politique et institutionnel des éthiques du care a été mise en valeur par de nombreux auteurs. Quel est l’apport de Slote sur ce point ? Plus largement, quels sont les points forts et les limites de sa démarche ? Pour les déterminer, il nous faut confronter la démarche de Slote à d’autres perspectives. De fait, celle-ci vise à systématiser les apports des approches du care en une approche compréhensive adossée à l’articulation de l’empathie et du care, mais force est de constater que Slote dialogue fort peu avec d’autres auteurs que Gilligan et Noddings, alors que, par exemple, son approche recoupe sur plusieurs points la perspective de V. Held [2006]. Il n’entre également pas du tout en dialogue avec J. Tronto alors que la confrontation de sa démarche avec l’approche de cette dernière est instructive et permet de soulever quelques problèmes concernant la manière dont Slote, en jaugeant le care à l’aune de l’empathie, néglige sa dimension pratique pour l’appréhender presque exclusivement sous l’angle de la disposition et de la motivation.
19La démarche de Tronto revendique, comme celle de Slote, l’héritage des Lumières écossaises et du sentimentalisme moral. Sa lecture d’auteurs tels que Hume, Smith ou Hutcheson est commandée par l’idée que le XVIIIe siècle correspond à une période où se produisent des transformations sociales cruciales qui vont de pair, dans le domaine moral, avec la montée en puissance et l’affirmation de perspectives universalistes. Parallèlement à cette montée en puissance, le contexte historique et social a favorisé le développement d’une perspective idéologique associant les femmes à l’affectivité et les assignant à la sphère privée et domestique. Le siècle des Lumières correspond donc, aux yeux de Tronto, à un moment de l’histoire où tout un ensemble de « frontières » visant à circonscrire le domaine moral se sont définies. Ces frontières – qui sont toujours en vigueur et qu’elle entend contester – correspondent à la frontière morale-politique, à celle du point de vue moral comme point de vue impartial, désintéressé et surplombant, et enfin à celle qui sépare domaine public et domaine privé. Pour les faire bouger, il convient de revenir à la source et de se pencher sur le moment de leur instauration. Tronto souligne que le contexte historique du XVIIIe siècle a favorisé la montée en puissance de perspectives critiques à l’encontre de toute hiérarchie sociale et politique et, corrélativement dans le domaine moral, l’affirmation d’une forme de rationalisme universaliste, et c’est dans ce cadre qu’elle propose une relecture des textes les plus classiques de la tradition des sentiments moraux [Tronto, 1993, p. 35-59] – une tradition qui représente la part ultérieurement marginalisée de la pensée morale de l’époque. Elle décrit ainsi la manière dont les notions de sentiment moral et de sympathie morale sont devenues de plus en plus problématiques au cours du XVIIIe siècle, à mesure que se trouvaient reproblématisés le rôle de la distance sociale et la fonction de la raison humaine. L’enjeu de cette réexploration des apports des Lumières écossaises est notamment de mettre en valeur un moment de l’histoire intellectuelle du XVIIIe siècle où l’assignation des femmes à un domaine de l’affectif et du privé démarqué de façon tranchée de celui de la raison et de l’espace public n’est pas encore partout de mise. C’est malgré tout au cours de ce siècle que s’opère l’association entre les femmes et le domaine des sentiments moraux, circonscrit en même temps que minoré comme domaine du particulier et du privé. Il ne s’agit pas pour Tronto de soutenir que l’affirmation de l’universalisme contre les optiques contextualistes correspond à une régression de la pensée morale, ni que la pensée morale des Lumières écossaises devrait fournir la base d’une éthique féministe. Il s’agit juste, en fin de compte, de réinterroger la manière dont les optiques universalistes ont tracé les frontières entre morale et politique et entre public et privé afin de dévoiler leur contingence.
20Reste qu’il est inévitable – et Tronto le reconnaît – que les approches du care aient un « air de famille » avec la pensée des Lumières écossaises même si elles sont amenées à traiter de questions cruciales que la tradition des sentiments moraux n’a pas abordées comme la question de la différence et de l’altérité. De ce point de vue, l’apport des Lumières écossaises réside avant tout dans la manière dont elles permettent d’interroger l’association entre éthique du care et éthique féminine. Tronto conteste ainsi radicalement l’équation posée entre le care et le féminin, et refuse l’idée selon laquelle l’éthique du care catégoriserait une différence de genre. Elle avance en effet que si l’on se penchait sur les conceptions morales de groupes minoritaires aux États-Unis, on constaterait qu’elles sont mieux traduites par une éthique du care que par une éthique de la justice. La voix différente dégagée par Gilligan se trouve ainsi mieux éclairée par des causes sociales que par des causes psychologiques : « Alors que les femmes blanches, les hommes et femmes des minorités occupent des positions très différentes dans l’ordre social, ils occupent tous de façon disproportionnée les rôles dévolus au soin des autres dans notre société. Ainsi, les rôles sociaux occupés par ces groupes facilitent leur accès à une éthique du care » [Tronto, 2005, p. 32]. Dans cette perspective, c’est le manque d’expérience du soin qui priverait les hommes privilégiés de l’accès à la perspective du care et leurs expériences les tromperaient « en les amenant à penser que les croyances morales peuvent être exprimées dans des termes abstraits, universels, comme si elles n’étaient que des questions cognitives, à l’instar des formules mathématiques » [ibid.]. Non seulement l’éthique du care ne peut être comprise comme relevant d’une différence de genre sur un plan théorique, mais il serait dangereux de le faire sur un plan plus pratique. L’analyse de l’éthique du care comme éthique féminine distincte de la morale dominante risque d’entraîner sa disqualification alors même que l’enjeu initial de cette éthique était de contester la dévalorisation et l’« invisibilisation » des pratiques de care. Le danger est en outre de reconduire la vision traditionnelle du partage des tâches entre les hommes et les femmes, les pratiques de soin étant conçues comme s’accordant au mieux avec de prétendues dispositions proprement féminines.
21Il convient donc, souligne Tronto, de comprendre les prémisses de l’éthique du care non en les rapportant à des faits donnés au sein d’une théorie psychologique fondée sur le genre, mais en les resituant dans le contexte d’une théorie morale plus générale. Si on la développe comme une théorie morale générale, l’éthique du care prend ainsi la forme d’une théorie contextuelle, sa caractéristique la plus importante étant que les situations morales n’y sont pas définies en termes de droits et de responsabilités, mais en termes de relations de care : « La personne moralement adulte comprend l’équilibre entre le souci de soi et le souci des autres. La perspective du care requiert une résolution de ce conflit qui ne soit pas dommageable à la continuité des relations humaines. Concilier ses propres besoins avec ceux des autres, équilibrer la compétition avec la coopération, maintenir le réseau des relations sociales dans lesquelles on se trouve placé, tels sont les termes dans lesquels les problèmes moraux peuvent être exprimés » [ibid., p. 38].
22L’élément déterminant de la réflexion de Tronto réside dans le travail qu’elle effectue sur le concept de care lui-même. Elle se démarque de la plupart des approches du care en introduisant l’idée qu’il ne faut pas réduire le care aux relations interpersonnelles, l’enjeu étant notamment de refuser tout primat au care « dyadique » (c’est-à-dire associé à des relations en face à face et particulièrement à la relation mère-enfant). Elle souligne qu’il est nécessaire d’élargir le concept de care en cessant de l’appréhender sous l’angle de la disposition à la sollicitude pour l’aborder sous l’angle des pratiques de soin. L’enjeu est ici de saisir le care comme une forme générale d’activité [Haber, 2005, p. 166] ou comme un processus comprenant quatre phases [Tronto, 1993, p. 105-111] : celle du caring about, qui implique la reconnaissance d’un besoin et de la nécessité de le satisfaire ; celle du taking care of, qui implique le fait d’assumer la responsabilité de répondre au besoin identifié ; celle du care-giving, qui recouvre la pratique du soin en elle-même ; et enfin celle du care-receiving, qui concerne la réaction de celui qui fait l’objet des pratiques de soin, cette réaction étant le seul critère du fait que le processus a atteint son objectif. Le care n’est donc pas compris comme un principe ou une émotion, mais comme une pratique appréhendée de façon holiste. Cette compréhension du care comme pratique permet de rompre avec son idéalisation en intégrant le fait qu’il est parcouru de tensions et de conflits qui peuvent advenir entre les dispensateurs de soin quand il y en a plusieurs ou entre ces derniers et le ou les récipiendaires des pratiques du care – celui qui reçoit le soin peut avoir une autre idée de la manière dont ses besoins devraient être satisfaits et celui qui le dispense peut aussi estimer que le soin prodigué à autrui contrecarre le soin qu’il devrait prendre de lui-même, etc. Il s’agit aussi de résister à une « sentimentalisation » et à une privatisation du care [ibid., p. 118-119] en l’affranchissant des représentations traditionnelles de la différence des genres et du partage des tâches qu’on lui associe et en déconstruisant la fiction idéologique selon laquelle les femmes seraient plus émotives et les hommes plus rationnels, et selon laquelle, par conséquent, les femmes sont mieux à même d’assumer les tâches de care puisque celles-ci correspondent à leur « vocation ». Il est nécessaire de contrecarrer toute sentimentalisation du care si l’on entend lutter contre le dédain à l’égard des pratiques de care qui souffrent d’emblée de disqualification dans des sociétés accordant un primat à l’autonomie et à la performance individuelles et stigmatisant toute forme de dépendance.
23Comprendre le care comme pratique permet ainsi de lui conférer une fonction critique et de mobiliser la catégorie de care comme outil d’un dévoilement des inégalités sociales, économiques et politiques que Tronto appréhende notamment à travers la notion de « privilège d’irresponsabilité » (privileged irresponsability), laquelle renvoie au privilège octroyé à certaines catégories sociales favorisées qui peuvent, notamment, ignorer les difficultés propres aux pratiques de care qui leur facilitent l’existence au quotidien et qui sont accomplies par des catégories sociales défavorisées [ibid., p. 120]. L’enjeu, pour Tronto, est de dégager des pistes permettant à la théorie critique de se réapproprier le concept de care et par là d’articuler, au développement d’une théorie morale du care, une démarche visant sa politisation. Sa définition des contours d’une anthropologie des besoins et de la dépendance vise à ouvrir la voie à une redéfinition du care par-delà les différences de genre et, ce faisant, elle vise aussi à fournir la base du développement d’une approche politique mobilisant le care comme vecteur d’un dévoilement des rapports de pouvoir, approche concentrée dès lors sur la mise en visibilité des pratiques du care ainsi que sur le repérage et la réduction des inégalités qui caractérisent les modes de distribution et de dispensation du care [ibid., p. 157-180].
24Sur cette base, on perçoit d’emblée ce qui peut ressortir d’une confrontation entre la perspective de Tronto et celle de Slote. La démarche de Slote s’avère représentative des démarches qui appréhendent le care en termes de motivation et de disposition en négligeant sa dimension d’activité et de pratique. Les ambivalences déjà signalées de la position de Slote quant à la dimension « genrée » de l’éthique du care illustrent bien certaines des dérives des approches dispositionnelles du care, qu’a mises en relief Tronto. La démarche de Slote ambitionne certes de développer le volet politique des approches du care, mais elle débouche, contrairement à celle de Tronto, sur une certaine réduction de l’éthique au politique. Significativement, lorsque Slote mobilise la catégorie de care pour illustrer la manière dont elle peut fournir la base d’une évaluation des institutions socio-économiques et politiques, c’est plus pour en faire un révélateur du manque d’empathie des acteurs et dirigeants politiques que pour mettre en relief la manière dont le care peut constituer un outil de dévoilement des rapports de force, des inégalités et des discriminations. A contrario, la démarche de Tronto met en lumière cette fonction du care sur la base d’une approche qui l’appréhende avant tout comme pratique.
25Il faut évidemment préciser que Tronto n’affirme pas que le care n’a rien à voir avec des émotions ou des dispositions. Ainsi, Tronto souligne la complexité des pratiques de care en dégageant ses quatre principaux éléments éthiques. Ces éléments correspondent aux quatre phases du processus de care et sont censés définir l’« état d’esprit » habitant d’authentiques pratiques de soin. Tronto distingue ainsi l’attention, qui recouvre le fait de reconnaître les besoins d’autrui et de les prendre en considération, la responsabilité et la compétence ainsi qu’un quatrième élément que Tronto désigne par le terme de réceptivité (responsiveness) : la réceptivité n’est pas équivalente à la réciprocité mutuelle (car elle est censée pouvoir se développer dans des relations de dépendance caractérisées par une forme d’asymétrie), mais renvoie plutôt à la manière dont nous pouvons saisir les besoins d’autrui sans effectuer de projection sur lui à partir de notre propre situation, mais en étant davantage attentifs à la manière dont l’autre exprime sa propre perception de sa situation. De ce point de vue, la réceptivité implique la prise en compte des abus qui peuvent aller de pair avec les pratiques de care en intégrant la vulnérabilité de ceux qui en bénéficient. Elle constitue la disposition éthique qu’il importe de cultiver dès lors qu’on entend éviter une dérive des pratiques de soin vers une forme de paternalisme, ce qui est le cas lorsque les dispensateurs de care s’estiment compétents au point de pouvoir juger des besoins de ceux qui dépendent des soins mieux que ces derniers [Tronto, 1993, p. 127-137].
26Parmi ces éléments éthiques, au moins deux – l’attention et la réceptivité – semblent, intuitivement, mettre en jeu des formes d’empathie et, à ce niveau, la perspective de Tronto n’est pas incompatible avec l’insistance de Slote sur la nécessité de promouvoir une culture de l’empathie adossée à une insistance sur le développement de formes de discipline inductive. Reste que, comme le souligne Tronto, dispositions et émotions ne constituent qu’un aspect du care. Clarifier la catégorie de care en l’éclairant de façon privilégiée à l’aune de la catégorie d’empathie risque d’obérer toute compréhension du care dans son sens plus riche et plus complexe de pratique. Il y a incontestablement une tension entre la dimension émotionnelle ou dispositionnelle du care et sa dimension pratique, entre le care comme sensibilité reliée à des dispositions empathiques et le care comme pratique renvoyant à un « travail de la dépendance » [Paperman, 2005, p. 288]. P. Paperman souligne ainsi, en une formule ramassée, que « l’objectivation du care comme travail de la dépendance tend vers une sorte de sociologisme réduisant l’importance de la sensibilité morale du care au profit d’une description de son efficience sociale » [ibid., p. 293]. D’un côté, en effet, il semble qu’une conception du care comme disposition ou sensibilité rende plus difficile de reconnaître l’injustice caractérisant les contextes sociaux qui favorisent, en ce qui concerne les dispensateurs de care, le développement d’une « spirale du concernement » : le travail de la dépendance recouvre en effet une prise en compte des particularités des personnes et des besoins, une considération pour ce qui n’est ni prévisible ni standardisable ; il semble dès lors impliquer une spécialisation sous la forme d’une focalisation des compétences sur le discernement des besoins et cette même spécialisation, « fruit d’une relation particulière et privilégiée », exacerbe « la difficulté de concevoir un partage ou une distribution des soins, lesquels, n’étant pas réductibles à une série de tâches finies et discontinues, finissent par relever d’une responsabilité une et indivisible » [ibid., p. 293]. C’est à ce niveau que se développe une « propension à répondre toujours présent » de la part des dispensateurs de care – engagés dès lors dans une pratique qui leur échappe partiellement et risque de les déborder : cette propension quasi sacrificielle a pour revers « le risque de se transformer en souci intrusif du point de vue du récipiendaire », lequel constitue l’autre face de la « spirale du concernement » [ibid.].
27De l’autre côté, souligne bien P. Paperman, il serait problématique d’ignorer la dimension de la disposition et de la sensibilité : « L’attention à l’autre concret, aux particularités des situations appelant une réponse (une réaction, une prise en considération) construit un lien social basique dont l’absence pointe a contrario l’importance et la signification proprement humaine de ces soins et de cette sorte d’attention » [ibid., p. 294]. S’il est difficile de relier le care comme sensibilité et le care comme travail, il semble aussi très risqué de renoncer à articuler ces deux dimensions du care en privilégiant une facette au détriment de l’autre, comme c’est le cas chez Slote quand il privilégie l’articulation du care et de l’empathie.
Care et justice : des rapports circulaires ?
28S’il est certes important de clarifier le lien étroit entre care et empathie, il semble donc préférable de privilégier les approches qui, comme celle de Tronto, prennent en compte la double dimension du care tout en assumant les tensions qui peuvent exister entre le care comme disposition ou sensibilité et le care comme travail de la dépendance. On a donc déjà mis en lumière certaines limites de la démarche de Slote. Ces limites sont importantes, mais celles qui concernent la manière dont Slote articule care et justice le sont tout autant. Pour saisir la difficulté posée par la perspective de Slote sur le rapport du care et de la justice, il importe de la remettre en perspective. Il s’agit ainsi de prendre en compte l’évolution qu’ont connue les approches du care en ce qui concerne la problématisation de cette articulation. D’emblée, on l’a signalé, Gilligan a défini la perspective éthique correspondant au care en la démarquant de l’optique des éthiques de la justice. Certains auteurs ont ainsi été tentés d’insister sur une opposition entre l’éthique du care et l’éthique libérale de la justice, la première apparaissant comme le vecteur d’une déconstruction de la seconde. Mais très rapidement cependant se sont développées des réflexions tendant, à l’inverse, à mettre en lumière la complémentarité des éthiques du care et de l’optique libérale sur la justice. On va s’attarder un moment sur la perspective de M. Nussbaum qui constitue à la fois le point d’aboutissement récent le plus marquant et le plus représentatif de cette tendance théorique et une position dont Slote entend se démarquer.
29La théorie de Nussbaum constitue l’une des réflexions les plus élaborées et les plus approfondies sur la complémentarité entre approche du care et théorie libérale de la justice. Elle articule ces deux optiques dans le cadre de ce qu’elle définit comme un libéralisme aristotélicien. Le libéralisme aristotélicien se définit en se démarquant du libéralisme kantien par une prise en compte de la vulnérabilité, nourrie par la thématisation aristotélicienne de la fragilité de la vie bonne [7]. La démarche de Nussbaum vise en effet à refondre les théories libérales de la justice dont Nussbaum identifie les failles, en privilégiant leur version rawlsienne. Les théories classiques du contrat ont présupposé que les agents étaient des hommes égaux, aptes à une activité productive. Les femmes, les enfants, les personnes âgées n’avaient initialement pas le statut d’agents du contrat. Cette exclusion a été corrigée par les théories contemporaines qui continuent pourtant à évincer de la participation au pacte les personnes handicapées. Nussbaum conteste cette éviction en posant les bases d’une critique des considérations (qu’elles soient humiennes ou rawlsiennes) sur le contexte de la justice défini par la précarité, la rareté des ressources ainsi que l’égalité des individus. Corrélativement, elle dissocie la justice de la référence à la coopération mutuelle. L’enjeu est d’enrichir la théorie de la justice par la prise en compte de la situation des personnes affectées de handicaps, mais aussi, plus largement, de créer une continuité entre ces personnes et les individus dits « normaux » afin de prendre en compte la fragilité et l’interdépendance des êtres humains, occultées par les versions rawlsienne et kantienne du libéralisme. Nussbaum vise en effet le refus rawlsien d’inscrire les handicaps durables dans le cadre de la position originelle [8]. Ce refus tient à un attachement excessif à l’idée contractualiste de coopération mutuelle [Nussbaum, 2006, p. 107]. Étant donné l’étroitesse de la rationalité des participants à la position originelle, le traitement du handicap ne peut être que différé, le risque étant, à partir du moment où il ne relève plus de la justice de la structure de base de la société, qu’il ne devienne plus qu’une affaire de charité. L’héritage kantien, recouvrant l’association de la dignité humaine à une conception de la personne en rupture avec l’animalité, constitue une source de difficultés supplémentaires : le noyau de la personnalité résidant dans l’autonomie, les dimensions matérielle, temporelle, émotionnelle et animale de la rationalité sont occultées. En articulant à la notion kantienne de personne sa conception de l’égalité, Rawls ne peut que développer une conception étroite de la réciprocité.
30La solution ne réside cependant pas, selon Nussbaum, dans une répudiation du cadre rawlsien, mais dans sa refonte à l’aune de l’approche des capabilités dont le socle aristotélicien fournit la base d’une critique de la position originelle. La démarche de Nussbaum s’inscrit en effet dans le prolongement de celle de la théorie de la liberté-capabilité de A. Sen [9]. Mais alors que l’approche de Sen est orientée vers une réflexion sur la mesure de la qualité de vie, celle de Nussbaum est soucieuse de dégager le cadre philosophique d’une définition des principes susceptibles de gouverner des politiques respectueuses de la dignité humaine en inscrivant l’approche des capabilités dans le cadre d’une théorie libérale de la justice. Nussbaum [1990] identifie dans le système aristotélicien un examen exhaustif des systèmes de répartition permettant de pourvoir aux besoins élémentaires du fonctionnement humain. Il insiste sur la nécessité de structurer la théorie des capabilités autour d’une analyse normative objective des fonctionnements humains, compatible avec un respect de la relativité culturelle et dont la source ne peut se situer que dans la pensée aristotélicienne [Nussbaum, 1988 et 1993] : établissant un inventaire des fonctions humaines tout en décrivant la manière dont elles doivent être accomplies pour être authentiquement humaines, celle-ci dégage les traits propres à la structure de toute vie humaine, mortelle, incarnée et donc caractérisée par la vulnérabilité et la dépendance qui s’expriment par des besoins élémentaires. C’est dans le cadre d’une démarche de revitalisation de l’essentialisme aristotélicien que Nussbaum [1992] définit une liste de dix capabilités fondamentales parmi lesquelles on trouvera la vie, la santé, l’intégrité physique, la liberté de penser, d’imaginer, de ressentir, mais aussi de développer sa vie émotionnelle et sa raison pratique. Les autres capabilités recouvrent l’appartenance, les interactions avec les autres espèces, la dimension ludique de l’existence, le contrôle sur l’environnement qu’il soit politique ou matériel. Inspirée par la définition aristotélicienne des bases matérielles nécessaires à un fonctionnement humain, cette liste est validée par la référence à la notion rawlsienne de consensus par recoupement [10] : elle donne un contenu à l’idée de dignité humaine sans trahir le pluralisme, le but politique étant de faciliter l’accès aux capabilités et pas la promotion de fonctionnements spécifiques.
31En faisant des capabilités la source des principes constitutionnels des sociétés libérales, Nussbaum [2005] veut montrer que la déclinaison aristotélicienne du libéralisme est attractive pour les féministes dont elle élargit la perspective en ce qu’elle valorise la rationalité des émotions et évite l’opposition entre autonomie personnelle et appartenance, fournissant un point d’appui aux critiques des modèles d’épanouissement individuel valorisant l’autosuffisance. La démarche de Nussbaum [2000] combine le système aristotélicien à une conception libérale des droits fondamentaux afin de faire déboucher l’approche des capabilités sur une ouverture du féminisme aux enjeux généraux du fonctionnement humain, en l’élargissant, au-delà des questions de genre, en un système plus vaste de dénonciation des inégalités. Mais surtout, une révision de la théorie libérale de la justice à l’aune de l’approche des capabilités permet de définir la base d’une articulation entre justice et care. Elle permet de ménager au sein de la théorie de la justice un espace permettant l’intégration de l’approche du care. Il n’est pas étonnant en effet qu’un auteur comme Tronto, soucieuse d’articuler justice et care mais aussi d’asseoir l’approche du care sur une anthropologie des besoins et de la dépendance, ait souligné la convergence de sa démarche avec celle de Nussbaum sur certains points, cela en dépit du fossé qui sépare par ailleurs son optique de celle du libéralisme aristotélicien [11] [Tronto, 1993].
32La perspective que propose Nussbaum sur le care est profondément influencée par le travail de E. F. Kittay qui a pointé la nécessité de dépasser les difficultés qu’éprouvent les théories libérales à intégrer l’universalité de la dépendance et le caractère extrême de certaines dépendances. Ces difficultés les conduisent à marginaliser la problématique du handicap dans la mesure où celle-ci est porteuse d’une remise en cause radicale de la fiction d’un ordre social composé d’individus indépendants et égaux. La critique de Rawls par Nussbaum s’inscrit dans le prolongement des objections qu’adresse Kittay à la théorie rawlsienne de la coopération sociale, à laquelle elle reproche de s’appuyer trop exclusivement sur l’idée de réciprocité mutuelle, excluant ainsi toute thématisation satisfaisante des relations de dépendance. Par cette focalisation sur des formes symétriques de réciprocité, les théories de la justice d’inspiration rawlsienne négligent non seulement la situation des dépendants, mais aussi celle de ceux qui prennent soin d’eux dans la mesure où elles ont tendance à considérer que les effets de la dépendance sur l’organisation sociale ne constituent pas un problème politique. Kittay a eu à cœur de souligner que la négligence pour le problème de la dépendance crée une forme seconde de dépendance, celle des travailleurs de la dépendance dont la contribution à la vie sociale est indispensable mais constamment « invisibilisée ». Kittay concentre notamment sa critique de Rawls sur une critique de la théorie des biens premiers [12] à laquelle elle reproche de ne faire aucune mention de la sensibilité à la vulnérabilité d’autrui et de ne pas inclure la mention d’un besoin de care. C’est sur cette base que Kittay entreprend d’opposer à la conception rawlsienne de l’équité une conception alternative de la réciprocité, qu’elle ressaisit à travers le terme de doulia : en effet, dans les sociétés traditionnelles, après un accouchement, une personne intervenait non pour s’occuper de l’enfant, mais pour prendre en charge les besoins spécifiques de la mère. Le principe de la doulia recouvre donc le fait de prendre en compte les besoins spécifiques de ceux qui s’occupent d’autrui et ne peuvent dès lors s’occuper pleinement d’eux-mêmes. La doulia renvoie ainsi à un réseau de formes de dépendance imbriquées, sur la base duquel il convient de repenser la coopération sociale [Kittay, 1995,1997 et 1999].
33Si Nussbaum s’inspire beaucoup de Kittay, elle pointe aussi les difficultés posées par la manière dont Kittay se propose de corriger la théorie rawlsienne en intégrant le besoin de care dans la liste des biens premiers [13] : un tel ajout remet en cause l’homogénéité de la liste et donc celle des critères permettant de mesurer l’égalité. Rawls ne pouvait donc admettre une telle extension de la liste des biens premiers, d’autant moins qu’il est évident qu’ajouter le besoin de care à cette liste ne peut qu’impliquer la révision en profondeur des prémisses anthropologiques de la perspective rawlsienne et notamment la conception kantienne de la personne sur laquelle elle s’appuie [Nussbaum, 2006, p. 140-141]. C’est pourquoi Nussbaum ne s’en tient pas aux corrections de la théorie rawlsienne proposées par Kittay, mais entreprend plutôt une révision en profondeur de cette théorie à l’aune de l’approche des capabilités. Le care n’est pas intégré dans la perspective de Nussbaum à travers une capabilité additionnelle spécifique. C’est plutôt l’éventail entier des capabilités figurant dans la liste établie par Nussbaum que le care est censé prendre en compte. Les personnes atteintes par un handicap sévère, de même que ceux qui leur dispensent des soins, ont en effet des besoins dans tous les domaines liés à ces capabilités, et un care adapté doit prendre en considération ces mêmes besoins dans leur ensemble [ibid., p. 178-181]. L’approche des capabilités constitue donc ici le pivot d’une articulation du care et de la justice dans un cadre qui reste celui d’une théorie libérale de la justice (le care recouvrant un ensemble de pratiques qui garantissent l’accès aux capabilités). L’approche du care est ainsi traitée comme un complément de cette théorie dont elle vise à corriger et à amender en profondeur les prémisses pour mieux la maintenir et en étendre la portée, en la rendant notamment plus apte à déboucher sur une philosophie du handicap. De ce point de vue, Nussbaum se démarque sur plusieurs points de Kittay en articulant à l’approche du care une conception qui reste profondément libérale de l’autonomie en ce qu’elle va de pair avec une forme d’individualisme selon laquelle la valeur des individus repose sur leur capacité à se définir de façon critique [Nussbaum, 2006 ; Garrau, 2008].
34Comme on l’a vu, Slote critique cette conception de l’autonomie. C’est en partie contre l’optique de Nussbaum et, de façon générale, contre toute tentative de rapprochement entre approche du care et théorie libérale de la justice qu’il a défini sa propre optique. L’opposition entre les deux perspectives lui semble irréductible et, sur tous les points où cette opposition se manifeste, Slote entend montrer la « supériorité » de l’éthique du care sur les théories libérales de la justice. Pour faire bref, on peut donc souligner que le débat sur l’articulation care-justice a abouti à l’émergence de trois options théoriques : la première option insiste sur le contraste, voire l’opposition, entre éthique du care et éthique de la justice (1) ; la deuxième tend à mettre en lumière la nécessité d’articuler éthique du care et théorie libérale de la justice, l’approche du care étant intégrée comme un correctif et un complément de la seconde (2) ; la troisième inverse cette tendance, en tentant de défendre la possibilité de développer l’éthique du care comme une perspective compréhensive et alternative aux théories libérales de la justice (3). La troisième option recouvre une présentation de l’éthique du care comme base d’une perspective sur la justice sociale.
35La démarche de Slote fournit évidemment une bonne illustration de cette troisième option et permet de bien saisir ses limites. Ces limites tiennent à la manière dont Slote occulte la complexité des rapports entre justice et care, et surtout la circularité qui caractérise ces rapports. On doit à S. M. Okin une mise en relief particulièrement lumineuse de cette circularité. Okin a en effet développé une lecture de la théorie rawlsienne de la justice afin de clarifier le statut que la famille se voit accorder dans ce cadre. Sans contester sur le fond le contenu de l’éthique rawlsienne de la justice, Okin s’est penchée sur l’étude de ce qui conditionne le développement de la sensibilité morale aux injustices. Elle a montré que, si l’on considère souvent la théorie de Rawls comme trop rationaliste, individualiste et abstraite, « s’exprime en son cœur une voix qui – bien que Rawls ait souvent tendance à l’étouffer – incarne la responsabilité, la sollicitude et l’intérêt pour autrui » [Okin, 2005, p. 102]. Okin a en effet proposé de développer une approche féministe de la justice sociale, fondée sur une réinterprétation du concept rawlsien de position originelle. Elle a montré que, malgré ses présupposés kantiens et malgré la mobilisation – dans une première formulation de sa théorie – du vocabulaire du choix rationnel, Rawls a proposé une perspective sur le développement moral qui implique que la rationalité ne suffit en aucun cas à donner une assise à la théorie de la justice. De ce point de vue, il convient, selon Okin, « d’interpréter la théorie rawlsienne de la justice […] comme une structure morale fondée sur le souci égal que chacun a des autres et de soi – comme une théorie où l’empathie et le soin apporté aux autres, tout comme la conscience de leurs différences, sont des composants cruciaux » [ibid., p. 122]. Rawls a articulé la position originelle à la notion de voile d’ignorance afin de concevoir une procédure de choix des principes de justice dans le cadre de laquelle les contingences sociales sont neutralisées. L’exigence d’impartialité est donc incontestablement au cœur de la théorie de la justice, mais Okin a établi que ce n’est qu’en ressentant de l’empathie pour les autres et en particulier pour les plus défavorisés qu’un partenaire de la position originelle peut développer une réflexion valable sur la justice : « Penser comme un occupant de la position originelle, ce n’est pas penser comme une personne ou comme un être désincarné, il s’agit plutôt de penser à partir du point de vue de tous, de chacune des personnes concrètes que nous pourrions devenir » [ibid.]. Pour que les gens pensent comme des partenaires de la position originelle, il faut qu’ils aient des aptitudes développées à l’empathie. Okin met donc en lumière l’importance, chez Rawls, des conditions affectives du développement de la justice, importance que le vocabulaire et les présupposés kantiens de la théorie ont pu tendre quelque peu à occulter. Le care désigne ainsi, dans le cadre rawlsien, « un régime d’affectivité sans lequel le raisonnement et la délibération des sujets moraux ne seraient, tout simplement, pas possibles » [Gautier, 2005, p. 152] et Okin peut dégager une tension inhérente à la perspective de Rawls : en effet, celui-ci considère que la famille est une « école de la moralité », lieu d’une première socialisation des citoyens justes, mais, dans le même temps, il néglige, comme une grande partie de la tradition libérale, la question de la justice ou de l’injustice au sein même de la famille structurée par la différence de genre [Okin, 2005, p. 103]. Or une société juste ne peut accéder à la stabilité si elle est composée de citoyens dont le développement au raisonnement moral est assuré par des institutions injustes [Gautier, 2005, p. 152]. En ressort une dimension circulaire des rapports entre care et justice dans la mesure où le care apparaît comme une condition affective du développement d’un sens de la justice en même temps qu’il ne peut lui-même se développer de façon authentique que dans le contexte d’institutions justes.
36La mise en évidence de la dimension circulaire des rapports entre care et justice remet en cause de façon décisive la pertinence d’une distinction entre éthique du care et éthique de la justice. De même, il ne semble dès lors pas envisageable de prétendre, comme le fait Slote, élaborer une théorie générale systématique et compréhensive du care dans le cadre de laquelle on inscrirait une perspective sur la justice. Faut-il pour autant adopter la seule option restante, c’est-à-dire l’option 2 illustrée par la démarche de Nussbaum ? Faut-il, sur la base du rejet des options 1 et 3, s’orienter vers une perspective qui fait de l’approche du care un moyen de corriger, « de l’intérieur », les théories libérales de la justice, en contribuant à en redéfinir le cadre et à le compléter par la mobilisation de l’approche du care conçue comme un outil critique permettant le dévoilement de rapports de pouvoir et des inégalités sociales ? On peut s’interroger sur la nécessité d’adopter une telle perspective dans la mesure où le débat sur l’articulation de la justice et du care peut sembler avoir débouché sur la mise en lumière d’options qui s’inscrivent dans un cercle fermé et dans un horizon trop étroit. N’est-il pas envisageable de refuser l’alternative entre, d’un côté, une approche qui oppose éthique du care et théorie libérale de la justice en tentant de développer une théorie compréhensive du care et, de l’autre, une perspective qui consiste, au contraire, à faire de l’approche du care un élément susceptible d’être intégré à une théorie libérale de la justice qu’elle contribue à corriger, à compléter et donc à maintenir ? Il nous semble qu’il est possible de refuser cette alternative tout en continuant à tenter d’articuler care et justice, à condition de déplacer le débat. Pour ce faire, et c’est ce que nous voudrions suggérer en guise de conclusion, il convient de creuser la réflexion sur les conditions d’une politisation du care et de reproblématiser la question des rapports du care et de la justice, en cherchant à intégrer l’approche du care non pas au sein d’une théorie libérale de la justice, mais plutôt à une théorie de la liberté politique et de la citoyenneté [14].
Conclusion. De l’éthique aux politiques du care : une piste de recherche
37De ce point de vue, il pourrait être fructueux d’explorer la piste d’une articulation de l’approche du care à la théorie néo-républicaine de la non-domination dont le développement a été initié par Ph. Pettit [15]. Plusieurs éléments plaident en faveur d’un rapprochement possible entre ces cadres théoriques. Tous deux recouvrent en effet une critique des conceptions libérales négativistes de la liberté et une mise en exergue de la catégorie de la vulnérabilité. C’est ainsi dans le risque que la domination, en tant que maîtrise arbitraire par autrui, fait courir à la conduite autonome d’une vie que réside le motif spécifique de la redéfinition néorépublicaine de la liberté, qui se présente comme une réponse politique au fait de la vulnérabilité. À une approche globale de la vulnérabilité, Pettit combine une approche plus différenciée, centrée sur la notion de « classe de vulnérabilité [16] » qui illustre la dimension englobante et souple de l’idiome néorépublicain. D’autres auteurs, s’inscrivant dans la lignée de Pettit, ont tenté de montrer que la catégorie de la vulnérabilité pouvait aussi être la base d’une conception élargie de la solidarité, qu’il s’agisse par là de définir une solidarité transnationale ou même une solidarité susceptible de dépasser les frontières entre monde humain et monde non humain. Ce faisant, ils ont notamment souligné fortement la possibilité de dégager une convergence entre l’autonomie pensée à l’aune de la non-domination et une compréhension relationnelle de l’autonomie [Honohan, 2002].
38Certes, ce rapprochement comporte pour le moment certaines limites. M. Friedman a signalé certaines d’entre elles dans une relecture récente de la théorie de la non-domination à l’aune des approches du care. Friedman a en effet bien souligné que la capacité à interférer de façon arbitraire dans les affaires d’autrui coïncide très souvent avec la capacité à prendre soin d’autrui de façon non arbitraire. Comment réduire la première capacité sans réduire la seconde ? La théorie de la non-domination n’offre pas de réponse à cette question et de ce point de vue semble sous-estimer grandement la valeur, parfois constitutive, des relations d’interdépendance et de dépendance [Friedman, 2008]. Le rapprochement entre la théorie de la non-domination et l’approche du care ne peut certes s’effectuer sans une révision et une correction de certaines prémisses de la théorie néorépublicaine. Mais à condition de clarifier les bases d’une articulation possible, la problématique de la non-domination pourrait servir de « garde-fou » à la perspective du care et est susceptible de permettre notamment d’en critiquer les dérives paternalistes potentielles. Surtout, dans la mesure où il recouvre le développement d’une perspective institutionnelle, le cadre de la théorie de la non-domination semble disposer de ressources permettant d’amorcer une définition plus approfondie du volet proprement politique des approches du care.
39L’un des problèmes les plus épineux que rencontre toute réflexion sur la politisation du care est lié à la question du statut du rôle de l’État dans un contexte marqué par la crise de l’État-providence. Les débats sur le travail de care se sont nettement focalisés sur deux grandes questions : sur celle de la professionnalisation du care – laquelle semble susceptible de déboucher sur une plus grande reconnaissance du travail de la dépendance, mais aussi sur une standardisation qui pourrait remettre en cause la dimension morale et individualisée des pratiques de care [Paperman, 2005 ; Garrau, 2008] –, mais aussi sur la question épineuse de la privatisation et de la socialisation du care. La majorité des travaux se prononcent en faveur d’une prise en charge publique du care [Tronto, 2005 ; pour une synthèse, voir Garrau, 2008] : cette prise en charge semble nécessaire si l’on veut répondre à l’exigence d’une égalisation de la répartition des charges liées au care (cette exigence étant au cœur de la plupart des approches du care qui entendent en appréhender la dimension politique). Pour asseoir cette idée d’une nécessaire socialisation du care, il est impératif de développer une réflexion sur les modalités de son institutionnalisation. Or la théorie de la non-domination définit des bases permettant d’aborder à nouveaux frais les institutions de l’État-providence et dispose, à ce titre, de ressources permettant de faire avancer la réflexion sur l’institutionnalisation du care, tout en donnant une bonne assise théorique aux positions qui refusent, dans un contexte de crise de l’Étatprovidence, une privatisation problématique du care. La théorie néorépublicaine de la non-domination pourrait ainsi fournir aux approches du care l’armature conceptuelle et théorique qui leur manque lorsqu’elles tentent de développer une réflexion sur la politisation du care et sa dimension institutionnelle. Si nous entendons conclure sur la nécessité d’explorer l’articulation entre approches du care et théorie de la non-domination, c’est qu’une telle articulation nous semble susceptible de nous aider à décentrer le débat sur le rapport entre care et justice en échappant à l’horizon normatif trop étroit dans lequel il a eu tendance à s’enfermer : on pourrait ainsi tenter de déterminer en quoi le care peut éventuellement être autre chose qu’un simple correctif et complément des théories libérales de la justice [17] tout en échappant à la tentation de s’orienter vers la position qui vise l’élaboration d’une théorie compréhensive du care, censée se substituer à l’optique libérale [18].
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Notes
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[1]
Le terme de care peut être traduit de multiples manières, par les termes de sollicitude, soin, souci. On verra que l’un des problèmes que rencontrent les différentes approches tient à la difficulté qu’il y a à rendre compte de façon équilibrée des diverses facettes du care, sans privilégier la dimension de la pratique (le care comme soin) au détriment de celle de la sensibilité morale (le care comme sollicitude), ou inversement. On va mettre l’accent, un peu plus loin, sur la nécessité de s’orienter vers une approche articulant les deux facettes, celle de la disposition ou de la sensibilité et celle de la pratique ou du travail. C’est pourquoi nous conservons dans ce texte le terme de care afin d’éviter une traduction qui nous conduirait à privilégier arbitrairement une seule dimension, qu’il s’agisse de celle de la disposition ou de celle de la pratique. Ce faisant, nous nous alignons sur la position de S. Laugier et P. Paperman [2005] qui ont développé une réflexion décisive sur ce sujet.
-
[2]
Pour se faire une idée concrète de ce que peut recouvrir cette discipline, on peut concevoir des programmes éducatifs visant la culture et le développement de dispositions empathiques chez des enfants et des adolescents qu’on sensibiliserait par des récits, des films, des documentaires aux problèmes des populations lointaines [Hoffman, 2000 ; Slote, 2007, p. 31].
-
[3]
La perspective déontologique recouvre ici l’idée que certains types d’actes sont mauvais en eux-mêmes et peuvent donc faire l’objet d’une prohibition : elle implique dès lors le rejet de tout utilitarisme de l’acte.
-
[4]
Si l’utilitarisme accorde une place centrale au souci des autres, il ne peut en rendre compte en termes de respect dans la mesure où, précisément, la perspective utilitariste peine à intégrer les aspects déontologiques du point de vue moral.
-
[5]
Les féministes maternalistes, notamment S. Ruddick, rejettent la notion libérale du citoyen comme porteur individuel de droits garantis par l’État. Une telle notion se limite selon elles à une conception masculine de la personne comme être indépendant poursuivant ses intérêts économiques. Rejetant toute conception contractualiste de la citoyenneté, elles partent de la supériorité morale de la famille. Le privé apparaît dans ce cadre comme site de la moralité et source d’un modèle de l’exercice de la citoyenneté. Une grande partie de l’argument maternaliste puise son inspiration dans la théorie psychanalytique de la relation d’objet de N. Chodorow et dans la théorie du développement moral de Gilligan [Ruddick, 2004].
-
[6]
Sur ce point spécifique, le propos de Nussbaum est en fait polémique : il prend pour cible Noddings, auquel il reproche une conception insuffisamment critique des attitudes émotionnelles.
-
[7]
Dans son ouvrage sur la philosophie antique, Nussbaum confronte deux tendances de l’éthique grecque, l’une qui fait dépendre le bonheur de notre maîtrise de la pensée (stoïciens, Platon), l’autre qui, reconnaissant la signification éthique de la contingence et la vulnérabilité de la vie bonne aux forces extérieures, identifie dans le corps le siège de tout accomplissement et accorde toute sa place aux conditions matérielles du bien-vivre [Nussbaum, 1986].
-
[8]
Rappelons ici que la position originelle est l’équivalent chez Rawls de l’état de nature dans les théories classiques du contrat social. Elle correspond à une situation hypothétique d’égalité dans laquelle des individus considérés comme des êtres rationnels doivent définir les principes de justice qui constituent les termes de la coopération sociale. Ce qui caractérise cette situation, c’est notamment le fait que personne ne connaît sa place dans la société, sa position sociale ni son sort dans la répartition des capacités et dons naturels. On parlera ici d’un voile d’ignorance censé assurer que les effets de la contingence sociale seront neutralisés dans le choix des principes [Rawls, 1997, p. 151-230].
-
[9]
Rappelons que l’approche des capabilités a été développée par A. Sen comme une approche de l’égalité appuyée sur une critique de l’économie du bien-être, de l’utilitarisme ainsi que de la théorie rawlsienne qui ont en commun de ne pas distinguer suffisamment accomplissement et liberté d’accomplir. Déplacer le regard des ressources vers les choix réels auxquels l’individu est confronté, tel est le sens de la démarche de Sen, structurée par le couple capabilités-fonctionnements. Une vie recouvre une combinaison de fonctionnements composée d’états et d’actions. Les fonctionnements vont du plus élémentaire (avoir de quoi manger, être en bonne santé…) au plus complexe (être heureux, participer à la vie de la communauté…). La capabilité traduit la liberté d’accomplir des fonctionnements, elle se concentre sur la liberté, non sur ses instruments. Sans négliger le fait que liberté et bien-être peuvent parfois évoluer en sens inverse, Sen refuse de les faire jouer l’un contre l’autre et récuse toute idée de tension entre égalité et liberté. Se joue ainsi une nouvelle compréhension de la notion de pauvreté qui ne peut plus être définie en termes de faible utilité, de manque de ressources ou par référence à un seuil de revenus. Sen la définit comme « un déficit de capabilités de base permettant d’atteindre certains niveaux minimalement acceptables » de fonctionnement social [Sen, 2000, p. 159].
-
[10]
Le consensus par recoupement, s’opérant entre doctrines compréhensives raisonnables du bien sur des principes politiques de justice, garantit la stabilité sociale [Rawls, 2001].
-
[11]
L’approche de Tronto entend s’inscrire dans la tradition de la théorie critique, elle ne peut donc que se démarquer fortement d’une optique libérale et avant tout normative comme celle de Nussbaum. La divergence entre les optiques de Tronto et Nussbaum est liée à la divergence entre deux types d’approche de la politisation du care. Un premier type d’approche entend définir le volet politique des approches du care en explorant les modalités possibles d’une articulation aux théories libérales de la justice. Un second type d’approche se démarque de la première (trop strictement normative et qui se caractérise donc encore par une certaine réduction du politique à l’éthique) pour se concentrer sur l’articulation entre care et citoyenneté [Tronto, 1993 ; Sevenhuijsen, 1998]. Plus bas, nous suggérons une piste de recherche qui conforte plutôt le second type d’approche.
-
[12]
La théorie des biens premiers fournit chez Rawls une grille permettant de mesurer l’égalité. La mesure de l’égalité s’opère par des comparaisons en termes de satisfaction des attentes vis-à-vis de biens sociaux premiers constituant tout ce qu’on suppose qu’un être rationnel désirera, quels que soient ses autres désirs. Dans l’ensemble, souligne alors Rawls, on peut estimer que ces biens sont constitués par les droits, les libertés et les possibilités offertes à l’individu, le revenu et la richesse ainsi que les bases sociales du respect de soi [Rawls, 1997, p. 15].
-
[13]
Notons aussi qu’elle tente d’en faire dériver un principe de justice spécifique.
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[14]
Notre suggestion va donc dans le sens de ce qu’on a distingué plus haut comme l’une des deux grandes approches de la politisation du care, à savoir celle d’auteurs comme Tronto et Sevenhuijsen, qui, plutôt que de développer une approche normative sur l’articulation care-justice, se focalisent sur l’articulation entre care et citoyenneté démocratique. Cette approche est encore un peu trop à l’état d’esquisse surtout en ce qui concerne la réflexion sur le volet institutionnel des politiques du care. Leur manque encore sur ce point une véritable armature théorique et conceptuelle, un cadre théorique dans lequel pourrait s’inscrire une réflexion sur les politiques du care. D’où notre suggestion d’une piste de recherche qui implique d’inscrire l’optique du care dans une théorie de la liberté politique (en renonçant donc à élaborer une théorie compréhensive du care qui prétendrait à une quelconque autonomie) et d’examiner l’articulation entre care et justice dans un tel cadre et non dans une perspective normative abstraite.
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[15]
L’idéal de non-domination a été défini par Ph. Pettit afin de montrer que la conception républicaine de la liberté n’était ni une conception positive (orientée vers l’autonomie et l’autogouvernement), ni une conception négative réduisant la liberté à l’absence d’obstacles ou à la non-interférence. Un esclave doté d’un maître bienveillant peut mener sa vie sans subir d’interférences tant que le maître souhaite lui accorder des libertés. Pour autant, il n’est pas libre car il reste dominé même lorsqu’il ne subit pas d’interférences effectives, étant toujours susceptible de subir des interférences arbitraires si le maître change d’état d’esprit. La liberté comme non-domination désigne donc un statut qui garantit les individus contre toute interférence arbitraire. Elle représente plus que la non-interférence en ce que la non-domination renvoie précisément à l’exclusion de la possibilité de toute interférence arbitraire (une interférence dans les affaires d’autrui est considérée comme arbitraire quand elle ne prend pas en compte les intérêts propres de l’individu qui subit l’interférence). Corrélativement, la citoyenneté renvoie à un statut intersubjectivement reconnu de non-domination. La définition de la liberté comme non-domination vise à une revitalisation de l’idéal républicain et à son élargissement [Pettit, 2004].
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[16]
C’est par la notion de « classe de vulnérabilité » que l’idéal de non-domination est défini non pas comme un idéal communautariste, mais comme un idéal communautaire : la non-domination est un bien social et commun. Il ne peut être augmenté ou diminué pour certains sans l’être pour les autres, une classe de vulnérabilité se définissant par le fait que des individus sont susceptibles de subir le même type d’interférences arbitraires en vertu des mêmes critères [Pettit, 2004].
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[17]
C’est la position de Nussbaum.
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[18]
C’est la position de Slote.