Notes
-
[1]
Une version préliminaire de ce texte a été présentée aux XXIIe Journées de l’Association d’économie sociale.
-
[2]
À titre d’illustration, on peut citer l’extrait suivant de l’article introductif d’un dossier sur la réforme de la santé : « En l’an 2000, l’OMS plaçait la France au premier rang mondial, en tête de 191 pays, pour la qualité et les performances de son secteur santé [… ] Mais cette autosatisfaction, longtemps justifiée, n’aura pas résisté à l’envolée de la consommation des soins [… ] Du coup, le système français de santé, mis en péril par ses déficits de gestion que l’envolée du chômage ne suffit pas, seule, à expliquer, rejoint l’éducation dans la catégorie des “mammouths” dispendieux autant que difficiles (impossibles ?) à réformer » (A. Reverchon, Le Monde du 19.11.2002).
-
[3]
Pour une présentation critique plus argumentée du « naturalisme » et du « constructivisme » ainsi que de leurs articulations, on se reportera au n° 17 de La Revue du MAUSS semestrielle (« Chassez le naturel. Écologisme, naturalisme et constructivisme »), 1er semestre 2001.
-
[4]
Deux éléments factuels parmi d’autres à l’appui de cette thèse : les États-Unis dépensent beaucoup, mais la performance de leur système de santé laisse à désirer; la France dépense également beaucoup, mais les indicateurs fondamentaux (espérance de vie, mortalité infantile, etc.) ne sont pas significativement différents de ceux d’autres pays qui dépensent beaucoup moins comme le Royaume-Uni.
-
[5]
Même si le médecin peut pratiquer un acte visible comme la prise de tension pour justifier le paiement.
-
[6]
Au sens de Karpik [ 1989] qui prend appui sur les avocats dont les caractéristiques professionnelles sont proches de celles des médecins.
-
[7]
Plusieurs articles du code de déontologie médicale soutiennent la fixation d’un juste prix. Ainsi, « la médecine ne doit pas être considérée comme un commerce » (art. 19), « les honoraires du médecin doivent être déterminés avec tact et mesure » (art. 53). De même, les articles 79 à 82 censurent toute publicité et les articles 56 à 68 toute compétition entre médecins.
-
[8]
Voir Batifoulier [ 1992] pour une lecture de la relation médicale en termes de don/contredon.
-
[9]
Sur l’essentiel des marchés de biens et services, il existe un écart entre le prix payé (la part « tarifée ») et le service réellement rendu (la dépense globale): c’est le « surplus du consommateur ». Autrement dit, en un certain sens, la « part gratuite » n’est que la traduction d’un écart entre le prix hédonique du service de santé (décomposé en ses caractéristiques, comme propose de le faire Lancaster, 1966) et le prix effectivement payé.
-
[10]
Il faut donc souligner que c’est au prix de capacités cognitives illimitées (hypothèse de rationalité substantielle) et par conséquent d’un effort démesuré du cerveau humain que les individus seraient conduits à aller au moindre effort…
-
[11]
« This performation of the calculative agencies – i. e. of the economy by economics – is largely carried out through the intervention of professional economics. The study of the strategy developed by this profession is thus indispensable for an understanding of the variety of mediations through which this gigantic enterprise of formating takes place. Unfortunately very few studies exist on the subjet » [Callon, 1998, p 30].
-
[12]
On peut expliquer en ces termes le fait, souvent noté en économie expérimentale, que les étudiants en sciences économiques soumis à des expérimentations sont plus souvent « non coopératifs » que d’autres individus (en particulier, ils ont des comportements de type « passager clandestin »).
-
[13]
Le constructivisme dont il s’agit ici suppose un processus d’apprentissage : les individus apprennent le monde. Par conséquent, nous ne sommes pas dans une posture instrumentaliste pure. Voir Favereau [ 1999] pour les liens entre ce constructivisme et le réalisme.
-
[14]
Accepter de régler ses actions en fonction de signaux de prix ! Quelle confiance il lui faut avoir dans le marché pour s’y soumettre. Il lui faut bien, pour un tel pari, avoir incorporé quelques rudiments rassurants de théorie classique : rationalité croisée des acteurs, égoïsme et intérêt; tout cela est très utile comme mode de coordination.
-
[15]
À la suite d’Arrow [ 1974], il est habituel de distinguer les deux hypothèses fondamentales de cette économie standard (néoclassique): la rationalité des individus exprimée par un mécanisme d’optimisation sous contrainte d’une part, et la coordination des comportements par le marché d’autre part.
-
[16]
La convention est coercitive, mais ne tire pas sa force d’une contrainte juridique ainsi que l’a souligné Weber [ 1971, p. 24]. « L’existence d’une convention peut être souvent beaucoup plus déterminante pour le comportement d’un individu que la présence d’un appareil de coercition juridique car, dans un nombre incalculable de relations personnelles, l’individu dépend entièrement de la bonne volonté de son entourage, qui est accordée tout à fait librement et n’est garantie par aucune autorité, ni naturelle ni surnaturelle. »
-
[17]
Selon l’expression de H.Arendt [ 1961, chap. 2].
-
[18]
Un avant-centre d’une équipe de football qui ne serait pas opportuniste sera écarté…
-
[19]
Les attentes et représentations des patients ne sont pas sans influence sur les comportements des médecins. De même, l’opinion commune, sur le rôle social des médecins et la perte de prestige et de notabilité, peut avoir une incidence sur l’activation du cadre marchand.
-
[20]
C’est bien le propre d’une convention de faire l’éloge de la conformité. Pourtant on peut concevoir sans difficulté des comportements non conformistes. Celui qui ne suit pas la convention va à l’encontre de son intérêt : il est irrationnel. Ainsi, il demeure une seule façon de juger ce qui est conforme ou ne l’est pas. Dans une économie uniforme, la convention est donc facteur d’exclusion. Elle rejette dans l’irrationalité ceux qui pensent autrement et tire sa force de sa capacité d’intégration. Si l’on définit le comportement non conformiste en termes de déraison, alors la primauté et l’unicité de la convention est sauvegardée.
-
[21]
Ou pseudo-marchande ( cf. les procédures de concurrence par comparaison en économie publique).
-
[22]
C’est bien sûr cette élasticité qui est en général remise en cause pour expliquer l’absence de corrélation entre dépense et résultat. Le rendement marginal de la dépense serait faible ou nul – décroissant en toute hypothèse.
1 Si la croissance des dépenses de santé en France s’est globalement ralentie depuis dix ans, cet infléchissement reste fragile comme en témoigne les (fortes) hausses récentes des dépenses de l’assurance maladie. Délaissant les réflexions sur la qualité des soins dispensés, la santé est ainsi souvent regardée avec des « yeux comptables » : l’association « santé-dérapage des dépenses » est employée pour apprécier le système de santé. Porter un jugement sur la santé, c’est souvent se focaliser sur l’instabilité – à la hausse – des dépenses [2].
2 Ce discours n’est légitime que si l’on pense soigner mieux ou aussi bien en dépensant moins. Il cherche donc souvent à mettre l’accent sur les gaspillages et l’inflation artificielle des coûts, responsables de la « dérive » des dépenses.
3 Au total, en pointant l’inefficacité ou l’inutilité de certaines dépenses, il justifie une régulation comptable du secteur, notamment en ce qui concerne la médecine libérale (dite « de ville »).
4 Notre hypothèse est que cette lecture politique du système de santé est liée à la primauté d’une « évaluation marchande » sur tout autre type d’évaluation.
5 Cette lecture entraîne paradoxalement les dysfonctionnements du système de santé qu’elle croit (trop) simplement identifier. Nous appellerons « évaluation marchande » ou « regard marchand » une façon de juger l’activité médicale sur les seuls critères de l’économie conventionnelle. L’argumentation sera menée en trois temps.
6 Dans un premier temps, nous tenterons de repérer la part marchande des dépenses de santé en soulignant l’existence d’une « propension à marchandiser » qui transforme la « part gratuite » de l’acte médical en « part marchande ». L’érosion de cette part gratuite alourdit la dépense de santé telle que relevée par les statistiques comptables et financières.
7 La deuxième partie cherche à expliquer cette érosion en écartant tout d’abord les approches économiques « naturalistes » qui, de la « demande induite » à la « théorie de l’agence », considèrent que la marchandisation n’est que le résultat des comportements stratégiques du médecin. Ce dernier ne serait en effet guidé que par la recherche de son intérêt comme tout acteur économique. Nous privilégions au contraire une interprétation « constructiviste », qui écarte la vision fataliste d’une nature humaine opportuniste pour insister sur le rôle des représentations qui façonnent le comportement des acteurs [3]. Dans ce cadre, le discours de l’économie, qui privilégie le regard marchand, nous semble jouer un rôle de premier plan. Tout particulièrement, il conduit à des prophéties autoréalisatrices.
8 Enfin, dans une troisième et dernière partie, nous précisons cette approche constructiviste en mobilisant la notion de convention, entendue comme une façon de coordonner les représentations. Cette mobilisation paraît adéquate puisqu’il s’agit d’expliquer pourquoi l’érosion de la part gratuite relève d’une attitude qui va de soi, car elle tire sa légitimité de l’interprétation « jugée correcte » du fonctionnement du système de santé, au moins en ce qui concerne sa partie libérale.
LA PROPENSION À MARCHANDISER
9 On prétend souvent que l’état de santé d’une population n’est pas directement lié au niveau des dépenses de santé [4]. Il dépend plutôt du degré de développement du pays, des habitudes alimentaires et de la structure politico-sanitaire.
10 Ce constat fréquemment formulé se traduit par la relation : état de santé (ou performance de santé) ?f [ dépenses de santé]. L’évolution de la série état de santé apparaît peu connectée à la série dépense de santé. Les régressions économétriques sont en général peu probantes et tendent à émettre le diagnostic d’une relation non significative [Phelps, 1995].
11
Le chaînon manquant : la « part
gratuite »
Ce discours pourrait bien oublier l’existence, entre la dépense
statistiquement mesurée et la dépense
réelle de santé, d’une « propension à
marchandiser » qui tend à alourdir la dépense mesurée par simple transfert du
gratuit vers le
marchand, sans aucun progrès
qualitatif. C’est notre « chaînon manquant ».
On peut résumer l’intuition par le graphiquede la p.
315
12 On suppose que l’effort (ou la dépense) global(e) de santé (I +II) est d’un niveau plus grand que son évaluation marchande (I) enregistrée en comptabilité. Il y a, en général, des services cachés ou gratuits dans une transaction sur les biens et services médicaux (II), et ceux-ci restent invisibles. Dans le temps, en revanche, cette « part gratuite » peut se modifier. Notre hypothèse est que, sur les années récentes, cette part a diminué (II’<II): les agents professionnels du secteur ont cherché à marchandiser plus systématiquement les services rendus auparavant gratuits et (donc) non enregistrés. Dans ce cas, lorsque l’évolution de la dépense globale de santé et l’évolution de la dépense marchande se désajustent, la série chronologique « évolution de la dépense marchande » perd son pouvoir explicatif dans l’état de santé (en gras, en haut du graphique).
13 En d’autres termes, notre hypothèse est que l’existence d’une « propension à tarifer » variable explique la dérive des dépenses, dérive qui ne se retrouve pas dans les indicateurs de résultat (de santé) des pays. Les variations de la « part gratuite » serait la « variable omise », ou le « chaînon manquant », qui viendrait expliquer les difficultés économétriques relevées pour la régression.
Comment mesurer la « variable omise »? Une piste : la durée de consultation
14
La durée moyenne de consultation s’est réduite en France au
cours du temps.
Et à l’inverse, on peut donc dire que le tarif
par minute de consultation a augmenté
(« toutes choses égales par ailleurs », en relevant notamment que le tarif réel
de la consultation n’a pas beaucoup changé; voir l’annexe mathématique en fin
d’article pour plus de précisions). Notre hypothèse est que cette évolution
s’est justement faite au détriment de la « part gratuite ». Les variations de
la durée moyenne de consultation sont donc à considérer comme
un indicateur de la propension à tarifer l’effort
global (type I et type II) fourni par le médecin au moment de la
consultation. Un petit calcul nous en donne l’ampleur :
sachant que le prix réel de la consultation n’a pas varié ces
vingt dernières années (disons 100 F), le passage d’une durée moyenne de
consultation de 20 minutes dans les années quatre-vingt-dix (soit 5 F la
minute), à 15 minutes aujourd’hui ( 6,6 F la minute) révèle une augmentation de
la propension à tarifer la minute de
consultation de 33%. Cette variation interne de la « part marchande » de la
dépense de santé tendrait à neutraliser une part importante de la hausse en
volume de la dépense de santé sur ces vingtdernières années (qui s’élève en
apparence à + 80%, sur les données enregistrées de type I).
15 Cette analyse est généralisable; et plusieurs autres exemples de « marchandisation » pourraient être cités : pour faire bref, il s’agit souvent de « reporter les soins du malade sur les soins de la maladie ». Ainsi, pour la médecine de ville, le recours à la médicalisation (toujours plus coûteuse) au détriment de la discussion a été souligné. La résolution de problèmes psychologiques à l’aide de la « parole » et de « l’attention » est abandonnée, au profit d’un transfert vers la prescription de médicaments. La plus grande rareté des visites à domicile par le médecin de famille – puisque le médecin généraliste se déplace moins – accroît les dépenses : le recours à SOS Médecins, par exemple, est plus coûteux. Enfin, le renouvellement des ordonnances (pour les actes récurrents comme la contraception ou les traitements à la famille proche), hier gratuit, est aujourd’hui de plus en plus souvent tarifé [5]. De même, un avis bref sur les résultats d’un examen demandé par le médecin au cours d’une consultation antérieure ou la prescription d’un vaccin donnent lieu, aujourd’hui, à tarification.
16 Plus généralement, en dehors des exemples portant exclusivement sur les pratiques de la consultation de médecine générale, le transfert vers le système sanitaire des souffrances individuelles, familiales et sociales (folie, vieillesse, anomie) accroît considérablement la part marchande, au détriment de la part gratuite. Tendanciellement, un effort de santé – pas considéré comme tel, d’ailleurs – était, par le passé, réalisé de manière domestique : l’exemple le plus frappant est sans doute l’accompagnement de la vieillesse dans la société rurale, organique, qui n’était pas externalisé vers le système de santé.
17 Cette érosion du gratuit traduit une disparition de la logique de désintéressement [6], pourtant véhiculée par une orientation résolument éthique de la profession. Cette éthique omniprésente est supportée par un code de déontologie, un conseil de l’Ordre ou encore par un serment d’Hippocrate. Canalisé par cette éthique, le comportement du médecin, notamment en matière de fixation des honoraires, est dicté par une « éthique de la modération [7] ». Il semble alors incongru de concevoir le médecin comme un simple entrepreneur individuel qui cherche à maximiser son revenu et ce, malgré l’existence de rares privilèges économiques (ainsi des droits d’autorégulation). C’est pourquoi, par exemple, le patient ne discute pas le montant des honoraires. En contrepartie, il s’attend à l’attention et à la bienveillance de « son » médecin. L’autorité, la notabilité et l’image du corps médical étaient largement liées à cette logique de don [8] exprimée notamment par l’existence de la part gratuite.
COMMENT EXPLIQUER LA PROPENSION À TARIFER ? DE L’APPROCHE STRATÉGIQUE À L’APPROCHE CONSTRUCTIVISTE
18
Pour expliquer l’existence de cette propension à marchandiser,
il convient de distinguer entre deux approches concurrentes.
L’approche
naturaliste. L’augmentation de la propension à tarifer est liée aux
comportements stratégiques des médecins. La rationalité humaine, et donc aussi
celle du médecin, est faite de calcul intéressé et de comportement
opportuniste.
19 Chaque fois qu’il le peut, le médecin cherchera à s’approprier le surplus du consommateur. Le moindre effort, la multiplication des actes, la baisse de la durée de consultation, etc., sont dans ce cadre des comportements rationnels.
20 L’approche constructiviste. La propension à tarifer n’est pas spontanée mais construite. Elle ne se justifie pas par un dérapage opportuniste inné, « naturel », mais par l’existence d’un regard marchand autoréalisateur. La propension à tarifer a pris de l’importance du fait de la primauté de l’évaluation marchande de l’effort de santé. Ce « regard marchand » est induit par les représentations des économistes qui, « en point fixe » ( cf. supra), influencent le réel.
Le schéma « naturaliste »
21 Dans le cadre de la théorie économique traditionnelle, l’hypothèse d’une propension à tarifer n’est pas nouvelle. En raison de leur position de monopole et des asymétries d’information pesant sur la transaction avec les patients, les professionnels de santé sont, plus que d’autres, en position de s’approprier le « surplus des consommateurs [9] ». On rejoint alors la thèse de la demande induite selon laquelle un accroissement de la demande, induit par une hausse de l’offre, se traduit mécaniquement par une hausse de prix sur le marché, à condition que l’accroissement de la demande soit supérieur à celui de l’offre.
22 Cette hausse de prix n’est pas visible quand les professionnels sont soumis à un tarif d’autorité (fixé par la tutelle). Elle est cependant repérable dans la multiplication des actes, consécutive à la baisse de la durée de consultation. L’inductionquantité remplace une induction-prix contrariée. La propension à marchandiser, telle que nous l’avons définie, ne serait finalement qu’une expression nouvelle de la très classique demande induite.
23 Beaucoup de bruit pour rien, serait-on alors tenté de dire si l’analyse ne plaidait pas pour un certain fatalisme. En effet, quelles que soient les modalités de lutte contre ce pouvoir discrétionnaire des médecins, rien n’enraye leurs velléités opportunistes. La logique de l’intérêt a de la ressource. Quand elle est combattue à la porte, elle entre par la fenêtre.
24 Nous ne développerons ici que deux types d’éléments théoriques, éloignés l’un de l’autre, que l’on pourrait mobiliser à l’appui de cette thèse.
25 1) La notion d’effet de coloration [Benech et alii, 1988] montre que le médecin a aussi le pouvoir d’influencer la morbidité et de colorer ainsi les statistiques.
26 Plus il y a un certain type de médecins dans une zone géographique considérée, plus on retrouvera l’affection de ce type dans les statistiques. C’est la configuration du système local, en influençant la structure de la morbidité, qui colore les statistiques. Ce phénomène est surtout sensible pour les médecins spécialistes (par exemple, la forte densité de spécialistes de tel type favorise les diagnostics relevant de la même spécialité). Benech et alii [ 1988 p. 42] mettent l’accent sur la « propension de certains spécialistes à colorer l’espace des statistiques de morbidité comme si, au-delà de leur activité propre, leur poids relatif se traduisait par une inflexion globale du système de santé régional en faveur des affections correspondantes ».
27 En étendant cette thèse, on peut soutenir qu’un contrôle des tarifs, par exemple, peut être contourné par un changement d’activité, repérable dans les statistiques de morbidité. Le pouvoir discrétionnaire des médecins se matérialise aussi par un pouvoir statistique (par les nomenclatures). Et la propension à tarifer échappe à un maillage fin de l’activité médicale.
28 2) Le second élément s’inscrit dans la théorie de l’agence. Dans ce cadre théorique, un « principal » (le patient ou le payeur) agit comme donneur d’ordre.
29 Il dispose d’un pouvoir de décision, mais c’est un « agent » (le médecin) qui exécute, par délégation, l’ordre de soigner. Or, dans un modèle principal-agent, rien n’interdit à l’agent de profiter de son rôle d’expert pour satisfaire ses intérêts privés et non ceux du principal. En d’autres termes, le médecin, pourtant simple mandant, peut profiter de son pouvoir de réalisation en « tirant la couverture à lui ». Néanmoins, il est possible de l’inciter à être honnête en développant un contrat incitatif. On peut donc contrecarrer l’opportunisme du médecin par un mécanisme bien choisi qui est d’autant plus efficace qu’il s’appuie sur les propres vices du médecin : l’appât du gain, par exemple. Malheureusement, ce constat peut être sous-efficace en présence d’activité plurielle.
30 Or, l’activité médicale est multidimensionnelle : diagnostic, écoute, temps de consultation, saisie des informations, facturation, documentation et mise à niveau, etc. Elle présente alors les traits d’une relation d’agence « multi-tâches » ( multitask agency) [Holmstrom, Milgrom, 1991; Rochaix, 1997]. Le contrat incitatif est relativement simple quand les tâches sont complémentaires, car on peut identifier une tâche principale et faire porter le schéma de rémunération dessus. Quand les tâches sont substituables, ce qui semble être le cas pour l’activité médicale, inciter le médecin à accomplir une tâche peut, en retour, le décourager d’en faire une autre. Dans cette perspective, le principal n’élabore qu’un contrat imparfaitement incitatif, et le schéma de rémunération peut être contre-productif, car il va conduire l’agent (le médecin) à ajuster les tâches pour contourner le contrat. L’existence d’une activité multi-tâches oblige à définir des contrats plus complexes, car les contrats incitatifs habituels sont inefficaces dans un tel cadre.
31 L’existence d’une propension à marchandiser peut alors s’expliquer simplement : inciter ou contraindre le médecin le conduit à exploiter ses espaces de liberté. De nombreuses stratégies de réponse lui sont offertes. La plus commune est la baisse de la qualité : une incitation à la réduction des coûts a pour effet pervers une diminution de la qualité de l’acte. On conçoit alors que le médecin puisse stratégiquement réduire la durée de consultation pour maintenir son revenu monétaire, mis en péril par le contrat (qui par exemple, amène la révision de la lettre clé en cas de dépassement). Le comportement conduisant à faire payer des actes autrefois gratuits relève de la même logique. Ainsi, les procédures de contrôle comptable qui obligent le médecin à un travail de saisie des données l’amènent à tarifer un acte qu’il n’aurait pas tarifé auparavant. Hier, le patient pouvait aller voir rapidement le médecin pour un conseil voire pour obtenir un médicament (ou une ordonnance pour obtenir le vaccin de la grippe) sans payer le prix d’une consultation. Aujourd’hui, la justification que le médecin doit donner sur les dépenses et les contraintes comptables l’amène à faire payer la consultation, à tarifer le service naguère gratuit.
32 Là encore, le médecin a des ressources. Il peut contourner les contraintes et incitations, et la logique de l’intérêt lève les obstacles. C’est supposer que, chaque fois qu’il le pourra, le médecin se conduira en Homo œconomicus. Puisqu’il est structurellement fainéant, il cherchera à aller au moindre effort en toutes circonstances. Puisqu’il est structurellement tricheur, il cherchera à profiter de l’ignorance du patient pour accaparer une rente d’expertise. Puisqu’il est structurellement opportuniste, il cherchera à tirer la couverture à lui. Il s’agit d’un comportement individuel, lié à la « nature humaine », formalisée par la seule dimension du calcul [10].
33 Selon ce schéma, c’est le médecin lui-même, par calcul stratégique, qui développe la propension à tarifer en toutes circonstances. Nous nous éloignons maintenant de cette conception en soutenant que le fait de suspecter le médecin d’être un agent Homo œconomicus en puissance l’encourage dans cette voie (effet autoréalisateur).
Un schéma « constructiviste »
34
La thèse que nous défendons n’est pas la thèse inverse qui
conduirait à voir le médecin comme purement altruiste, comme intrinsèquement
dévoué au malade.
Cette vision angélique s’accorde peu avec la réelle
existence, dans la profession, de comportements stratégiques
intéressés.
35 Pourtant, personne n’a jamais rencontré cet individu froid, égoïste et calculateur que l’on appelle Homo œconomicus. Cependant, c’est cet individu qui est modélisé par les économistes au travers de l’hypothèse de rationalité. En vertu d’une position instrumentaliste, habituelle en micro-économie, Homo œconomicus reste une fiction théorique. Il ne s’agit pas de prétendre que les « vrais gens dans la vraie vie » se comportent ainsi. Il suffit de supposer que leur comportement pourrait être comme si ils se comportaient en Homo œconomicus. De ce point de vue, les économistes sont humbles. Mais il s’agit d’une fausse humilité. En effet, comme l’a montré Callon [ 1998] à partir d’une étude anthropologique de l’économie, la fiction théorique de l’Homo œconomicus s’incarne dans les pratiques. L’économie comme discipline ( economics) modèle l’économie comme réalité ( economy).
36 L’agent réel prend ses décisions dans les limites de procédures et d’outils d’évaluation, fixés en large partie par les économistes. Sous ces conditions, l’Homo œconomicus existe. On peut alors être rassuré sur l’utilité de l’économie… et des économistes [11]. Tout au moins doit-on prendre le discours économique très au sérieux car il produit du sens, il active une rationalité dite marchande [12].
37 Lindenberg [ 1993,1998] a mis en avant le rôle des processus de cadrage (ou framing) dans le choix rationnel des individus. La notion de cadrage désigne à la fois l’ensemble des mécanismes que les agents prennent en compte pour prendre leur décision et la manière dont ces mécanismes sont agencés. Le cadrage suggère que, selon la situation, la hiérarchisation des objectifs ( i.e. la façon de cadrer la situation) est susceptible de varier pour une même personne. Les agents adoptent donc des objectifs de premier rang, tandis que les objectifs secondaires ne sont pas éliminés, mais rejetés dans « l’arrière-plan ». Même si les individus sont pluriels, ils activent un cadre particulier pour prendre leur décision. Or, c’est le discours de l’économie qui va mettre au premier plan le cadre marchand et reléguer les autres cadres au second plan.
38 Ainsi, pour prendre un exemple, les évaluateurs publics rendent souvent compte de la logique de « l’intérêt », coutumière en économie, qui empêcherait une régulation efficace (à la baisse) des dépenses de santé. Tous les acteurs du système de santé auraient ainsi intérêt à la croissance des dépenses : les gestionnaires et médecins hospitaliers, dont la carrière et l’insertion socioprofessionnelle dépendent de la maîtrise de techniques et d’équipements modernes de plus en plus coûteux; les syndicats de personnels soignants, légitimement attachés à la défense de l’emploi et des salaires; les élus locaux, qui voient dans « leur » hôpital l’expression de la notoriété de leur commune d’une part, et un bassin potentiel d’emplois d’autre part; mais aussi les patients, pour lesquels « la santé n’a pas de prix », et aussi les médecins libéraux et les établissements privés à but lucratif, qui sont payés à l’acte et dont le revenu augmente avec la multiplication des actes médicaux. Il est alors entendu que les acteurs sont acquis à la logique de l’intérêt et il est tentant de les affubler de la compétence habituelle del’Homo œconomicus.
39 Or, ce discours n’est pas neutre. Quand la politique économique insiste sur l’intérêt personnel en développant, notamment, des politiques de récompense monétaire ou d’incitation financière individuelle, elle renforce la saillance du cadre marchand. Aussi le médecin (par exemple) peut-il être amené à modifier son attitude en adoptant un raisonnement économique, alors même que celui-ci avait été relégué à l’arrière-plan. Son raisonnement est du type : « Si “ils” considèrent que je suis uniquement influencé par la maximisation de mon revenu, je vais me conduire comme quelqu’un qui maximise son revenu. »
40
Les obstacles à l’existence d’une marchandisation sont alors
levés. La propension à tarifer est légitimée, car elle correspond à « l’attente
commune » – à une commune conception des derniers critères de la reconnaissance
sociale en médecine libérale [Serré, 1999] qui montre la pénétration de
l’évaluation économique dans le monde médical, en lieu et place de l’évaluation
traditionnelle.
Les médecins adoptent un comportement rationnel en réponse
aux nouveaux instruments de gestion qui jaugent leur activité.
41 Le formatage des esprits se traduit dans les faits; et les comportements opportunistes ne sont plus seulement des hypothèses théoriques. Elles sont activées par la diffusion du discours de l’économie. Les représentations des économistes influencent donc fortement le réel. Leurs prophéties deviennent autoréalisatrices [Ventelou, 2001]. La façon de juger des économistes produit des comportements et des réactions à ces comportements qui valident ex post cette façon de juger.
42 Tout se passe comme si les agents recherchaient un « point fixe » entre les actions mises en œuvre et les discours théoriques en charge de les légitimer et de les coordonner. Dans l’ensemble des points fixes possibles, c’est celui qui est engendré par la théorie économique standard qui se verra sélectionné et donc, à terme, réalisé [Ventelou, 2002].
43
Cette notion de point fixe a une parenté avec ce qu’on
appelle en sociologie « l’incorporation » [Bourdieu, 1994, p. 170, par exemple]
ou la « naturalisation » : un processus par lequel le subjectif (les croyances
individuelles) et l’objectif (les contraintes sociales) finissent par se
confondre pour s’inscrire dans les esprits comme dans les choses
avec la force des lois de la
nature.
Ce phénomène d’incorporation joue aussi pour les théories
économiques.
44 En amont des régularités empiriques, les théories économiques sont, elles aussi, des outils de coordination de l’action : des constructions mentales en vue d’une utilisation pratique coordonnée. Et c’est ce qui leur donne, en boucle, leur solidité sociale – Desrosières [1993] parle à propos des statistiques de « durcissement », ce qui permet de définir ici, très précisément, l’approche constructiviste :les idées et le monde se sont cristallisés [13]. Dans un autre registre, philosophique celui-ci, Schütz [ 1945,1953], le phénoménologue, parle de la « transformation des catégories théoriques en catégories pratiques ». Et Callon [ 1998], influencé par Latour [ 1989], montre, très précisément, pourquoi et comment l’acteur économique imite l’Homo œconomicus: il a besoin d’une « théorie », d’un guide de comportement car, dans le monde marchand, c’est la justesse de son action sociale qui est en jeu [14].
45 Cette autovalidation des croyances, soulignée par Keynes à propos de l’exemple du concours de beauté, conduit à préférer la situation que l’on croit que les autres préféreront. En d’autres termes, elle offre un moyen de sélectionner une solution (un équilibre) quand plusieurs sont possibles.
46 Ce processus de sélection peut clairement être sous-optimal car il ne repose que sur l’opinion présumée de l’entité collective pertinente (pas la plus belle, mais celle que les participants au concours vont choisir). Ce qui est jugé convenable de faire se nourrit de l’opinion commune. Comme « il vaut mieux avoir tort avec les autres que raison tout seul », les individus se débarrassent d’une pensée autonome pour privilégier la pensée de l’entité collective. Des expressions comme « le marché pense que », ou « la position de l’institution est » voire « l’opinion de la faculté » témoignent de ces phénomènes.
47 On peut retrouver les mêmes traits dans le système de santé où la propension à tarifer n’est pas forcément validée par l’opinion individuelle, mais l’est par l’opinion commune : « Si les autres le font, il n’y a pas de raison de ne pas le faire. »
48 Cette conception est d’une remarque efficacité. Son apparente fragilité s’estompe très vite si l’on prête attention au fait qu’elle revendique – constamment– son caractère « naturel » : une froide scientificité, tout en recueillant en même temps (c’est le miracle de l’incorporation objectif/subjectif) l’adhésion collective. André Orléan[ 2002], à propos des processus autoréférentiels sur les marchés financiers, souligne la robustesse du mécanisme en ces termes : « Une des caractéristiques de l’influence normative est qu’elle se présente masquée aux yeux de l’observateur et des acteurs financiers. Pour être efficace et prétendre modeler les esprits, elle doit impérativement se donner à voir comme “sagesse”, comme juste expression de la réalité des choses, et non comme une mode versatile, éphémère, destinée à être remplacée par une autre. C’est là un des ressorts les plus puissants de sa légitimité. »
49 L’érosion de la part gratuite en médecine et les règles de comportement qui l’accompagnent telles que la baisse de la durée de consultation sont légitimées car elles apparaissent comme des attitudes raisonnables… par rapport à ce qui se fait dans la communauté professionnelle. Elles se donnent à voir comme une interprétation correcte de la façon de concevoir l’activité médicale.
LA CONVENTION COMME DÉNATURALISATION
50
Les acteurs du système de santé sont imprégnés du discours des
économistes.
Ils constatent d’abord ce discours, puis s’en emparent et de
fait le perpétuent.
51 Leur comportement présente les traits d’une convention. On peut alors employer l’expression « économie conventionnelle [15] » pour souligner l’existence d’une position dominante en économie, au sens où elle semble aller de soi et s’impose aux acteurs qui ne songent pas qu’il pourrait en être autrement.
Convention et interprétation de la relation de santé
52 Cette économie dite conventionnelle engendre une façon de juger qui tire sa force justement de son aspect conventionnel [16]. Se référer au discours de l’économie comme on se réfère à une convention pour savoir ce qu’il est approprié de faire permet à la fois d’agir et de juger les actions. On retrouve ici la définition d’une convention en termes de modèle d’évaluation. Une convention n’est pas seulement une règle de décision permettant de coordonner les comportements. Elle est aussi un moyen de coordonner les représentations sur les comportements [Batifoulier, 2001].
53 Car c’est bien de représentations qu’il s’agit et non de comportements physiquement observables. Il ne s’agit pas de définir les règles de politesse ou de circulation routière, selon l’acception commune du mot convention, mais plutôt, en amont, de faire « monde commun [17] ».
54 Est-il raisonnable de faire payer cette brève consultation médicale ou cette ordonnance ? Quelle durée de consultation choisir sans se mettre au ban de sa communauté ? Le médecin doit-il tarifer davantage ou non de façon à ce que cette attitude soit jugée correcte ? Les réponses à ces questions sont difficiles car il n’y a pas de procédures strictes qui donneraient une solution unique. Les règles de comportement, quand elles existent, sont foncièrement incomplètes.
55 Pour les appliquer, il faut les compléter par une interprétation de l’entité pertinente et par une mise en équivalence des individus, des croyances et des actes.
56 En d’autres termes, les individus ont besoin d’interpréter le collectif qu’ils forment. Quand ce collectif se nourrit de compétition et de concurrence individuelle, l’opportunisme va de soi [18]. Quand le collectif se présente sous forme d’une communauté solidaire, on agit autrement (c’est par exemple, ce qu’est censé créer le salariat – comparé au paiement à la pièce – dans les manufactures du XIXe siècle : un collectif solidaire). Chacun se conduit différemment selon les collectifs qu’il forme avec d’autres : le cercle de la famille, le réseau professionnel, son banquier, etc.
57 L’interprétation est donc concomitante à la prise de décision. Comme elle demeure arbitraire – au sens où plusieurs interprétations sont possibles –, vague et implicite, d’origine incertaine et non garantie par le droit, elle présente bien les traits d’une convention. La convention s’entend alors comme un moyen de donner du sens à la relation dans laquelle s’insère l’acteur. De ce fait, elle contient un élément normatif puisqu’elle dit ce qu’il est approprié de faire dans telle situation. Quand le médecin cherche à se coordonner avec un confrère pour avoir une attitude conforme ou qui va de soi, il cherche à définir ce qui est « bien ».
58 Cette coordination des représentations est liée à la vision du collectif dans lequel s’insère la relation. Ce collectif définit ce que l’on appelle la « relation médicale ». Comme il engage le médecin, le patient [19] et la tutelle, il dépasse le seul groupe professionnel. La baisse de la durée des consultations par exemple, apparaît légitime si elle est associée à un fonctionnement jugé correct de l’activité médicale. C’est ce qui se fait dans cette communauté. C’est donc la représentation du collectif dans lequel on s’insère qui dicte la conduite à adopter.
La convention marchande est-elle soluble dans la pluralité des représentations ?
59 Or, cette représentation du collectif est fortement influencée par le discours de l’économie ( economics) qui, comme on l’a souligné, véhicule une vision particulière de l’individu. Dans ce cadre, le comportement correct est celui qui respecte la logique de l’intérêt individuel. Le médecin n’échappe pas à la règle.
60 Il est doté d’une compétence unique : être un maximisateur de revenu adoptant un comportement stratégique. Un « bon » médecin est un médecin équipé de tels attributs.
61 Symétriquement, la santé, en tant que secteur, est jugée en termes d’analyse coût-avantage. Un « bon » système de santé est un système qui dépense en liaison stricte avec l’avantage attendu; le coût marginal d’une action de santé ne doit pas excéder le bénéfice marginal. Il peut alors être jugé trop dépensier si les bénéfices espérés (en termes d’espérance de vie, par exemple) sont faibles.
62 On trouve trace d’une telle conception dans le rendu statistique du secteur de santé qui est largement médiatisé par la notion de dépenses. Il va de soi que focaliser l’attention uniquement sur les dépenses est réducteur mais efficace, car permettant de mettre en équivalence les individus. C’est ce que soulignent Desrosières et Thévenot [ 1992] pour lesquels les statistiques sont des instruments de pensée. Elles offrent une représentation formatée de la société en développant une « façon de connaître » parmi plusieurs possibles. L’insistance sur la notion de dépense rend saillant un regard particulier, le regard marchand.
63 Avec la primauté de cette convention marchande, sommes-nous retombés dans une conception fataliste où l’on ne pourrait concevoir qu’une seule façon de définir ce qui est « bien »?
64 1) Dans une économie uniforme où seul est pris en considération le jugement marchand, le bien est défini par rapport au respect du calcul intéressé.
65 Doter tous les individus de telles caractéristiques simplifie considérablement le monde car le problème des représentations est réglé. En effet, chacun sait que chacun sait que tous sont inscrits dans le monde marchand et cherchent à maximiser leur revenu. Il ne peut y avoir de défaut de représentation car tous ont la même : ils sont inscrits dans le même monde [20]. La convention, dans ce cadre, conduit à une conception naturaliste de la coordination. Finalement, avec l’unicité d’une représentation – la convention marchande –, on n’est pas très éloigné de la démarche de l’approche économique standard qui considère l’existence d’un monde unique, celui de l’asymétrie d’information.
66 2) Dans une économie de la pluralité, au contraire, il existe une diversité de conventions possibles qui correspondent à différentes façons de justifier ce qu’il apparaît correct de faire, dans un collectif déterminé. Il y a donc plusieurs façons de juger concevables sans que l’on puisse a priori accorder la primauté à l’une ou à l’autre. À partir du moment où on prête attention à la pluralité des représentations possibles, la notion de convention dénaturalise la coordination. Plusieurs façons de se comporter peuvent être jugées légitimes. Le défaut de coordination est alors un défaut de représentation.
67 La notion de convention apporte peu à l’analyse si elle ne s’inscrit pas dans une économie de la pluralité. Quand la convention est unique, nourrie par le discours de l’économie « conventionnelle », elle développe les mêmes approches fatalistes du comportement humain que les approches standard : la seule évaluation possible d’un comportement est l’évaluation marchande. Quand, au contraire, la notion de convention est liée à différentes représentations, la définition du « correct », du « légitime », du « juste » n’est pas donnée une fois pour toutes. Ces derniers ne peuvent pas être réduits au monde marchand même si ce dernier peut être activé en certaines situations. (Cette approche n’exclut pas la façon « marchande » de juger, elle la relativise en considérant qu’il s’agit de l’un des mondes possibles.)
68 La bonne (ou jugée telle) manière de se comporter est fonction de l’interprétation du collectif. Une interprétation marchande justifie la régulation comptable et renforce les comportements intéressés. Une autre interprétation plaide pour des attitudes éloignées de la recherche du revenu maximum.
CONCLUSION
69 Un moyen ordinaire de caractériser le système de santé français est de souligner son tout premier rang des pays européens en matière de niveau de dépenses.
70 C’est alors bien un regard marchand sur le système de santé qui domine. La santé est passée au crible de la rareté. Comme tout autre bien, les besoins en santé sont théoriquement illimités; mais les ressources à y consacrer sont rares.
71 Il faut donc allouer au mieux ces ressources et les « économiser ». Cet éloge de la rareté, traditionnel en économie, conduit à évaluer le bien « santé » au regard du seul critère marchand. C’est donc l’évaluation marchande [21] qui apparaît, au moins en théorie, comme le critère suprême. Cette évaluation marchande du bien « santé » doit sa légitimité idéelle au discours des économistes.
72 En privilégiant une seule façon de juger, il rend acceptable les comportements de marchandisation, dont on retrouve trace dans l’érosion de la « part gratuite » de l’acte médical. Le développement concomitant de la propension à tarifer n’est pas alors un comportement inné, prisonnier d’une quelconque nature humaine, mais un comportement « construit » imputable à une légitimation par l’interprétation marchande de la relation médicale.
73 Ce regard marchand se présente pourtant comme une conception incontournable de la relation médicale. Il relève d’une attitude « allant de soi » et présente ainsi les traits d’une convention. C’est ce qui fait sa force. Son statut de convention le préserve a priori de la critique et produit donc une conception hégémonique. Il ne faut pourtant pas oublier qu’une pluralité de conventions est envisageable – et qu’une convention n’est pas une loi de la nature !
74 À l’instar de la culture chez M. Mauss, une des caractéristiques fondamentales des conventions est d’être arbitraire. Ce qui signifie que plusieurs choix sont possibles et que, d’une certaine manière, la collectivité se construit en assumant un choix particulier. Il est alors de la responsabilité de la puissance publique d’opérer un arbitrage entre les arbitraires. L’activation d’une façon de juger particulière est en effet conditionnée par l’attitude de l’État qui met l’accent sur une conception partiale du « bien ». Or, l’arbitrage par l’État en faveur du regard marchand conduit les médecins à juger du caractère correct de leur activité en fonction de cette justification unique. C’est donc, in fine, l’État (ou la tutelle assurantielle) qui, en survalorisant le discours économiste de l’opportunisme, porte une large part – « perverse », cette fois – de responsabilité dans le développement de la propension à tarifer et dans la dérive marchande de la dépense de santé.
ANNEXE : UN CADRE MATHÉMATIQUE DE L’ÉLASTICITÉ DE « L’ÉTAT DE SANTÉ » À LA « DÉPENSE DE SANTÉ »
75
On peut développer notre raisonnement à l’aide d’une petite
écriture mathématique. On pose :
Relation 1 : état de santé =e [effort global de
santé]
Relation 2 : effort global de santé =effort marchand
(statistiquement visible)
+effort non marchand (statistiquement difficilement
repérable).
76 On reconnaît dans l’effort marchand la notion usuelle de « dépenses de santé ».
77
Avec s, état de
santé, e, effort global, les relations
1 et 2 s’écrivent:
et
Puis en posant , la « propension à tarifer », tel quetµ Le système devient en variation :
et
78
D’où la relation :
ou encore :
Les variations de l’état de santé ( ds ) restent bien, en principe, corrélées t m aux variations de l’effort marchand de santé ( ), mais deux conditionsappa-det raissent :
- d’une part, l’élasticité de la fonction f de transformation de l’effort de santé en état de santé doit bien être positive et constante, chose que nous admettrons [22];
- d’autre part, les variations de l’effort marchand de santé ne sont pas compensées par une augmentation de la propension à tarifer les soins.
79
En revanche, si
la causalité disparaît.,
Dans cette dernière hypothèse, toute variation de l’effort de
santé marchand se retrouve exactement en une variation de la propension à
tarifer. Il n’y a en fait que transfert de l’effort, auparavant gratuit, en un
effort tarifé. On peut alors expliquer que l’état (ou la performance) de santé
soit parfois dé-corrélé des dépenses. On réobtient
a contrario une correspondance entre
les deux si on suppose que µt est
constant ( dµt = 0). En d’autres
termes, le taux µt serait la «
variable omise » qui viendrait
expliquer les difficultés économétriques relevées pour la régression.
DE LA DURÉE DE CONSULTATION COMME UNE ILLUSTRATION
80 La durée moyenne de consultation s’est réduite en France au cours du temps.
Pour une minute de consultation payante (l’effort marchand de santé, em ), on a:BIBLIOGRAPHIE
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Notes
-
[1]
Une version préliminaire de ce texte a été présentée aux XXIIe Journées de l’Association d’économie sociale.
-
[2]
À titre d’illustration, on peut citer l’extrait suivant de l’article introductif d’un dossier sur la réforme de la santé : « En l’an 2000, l’OMS plaçait la France au premier rang mondial, en tête de 191 pays, pour la qualité et les performances de son secteur santé [… ] Mais cette autosatisfaction, longtemps justifiée, n’aura pas résisté à l’envolée de la consommation des soins [… ] Du coup, le système français de santé, mis en péril par ses déficits de gestion que l’envolée du chômage ne suffit pas, seule, à expliquer, rejoint l’éducation dans la catégorie des “mammouths” dispendieux autant que difficiles (impossibles ?) à réformer » (A. Reverchon, Le Monde du 19.11.2002).
-
[3]
Pour une présentation critique plus argumentée du « naturalisme » et du « constructivisme » ainsi que de leurs articulations, on se reportera au n° 17 de La Revue du MAUSS semestrielle (« Chassez le naturel. Écologisme, naturalisme et constructivisme »), 1er semestre 2001.
-
[4]
Deux éléments factuels parmi d’autres à l’appui de cette thèse : les États-Unis dépensent beaucoup, mais la performance de leur système de santé laisse à désirer; la France dépense également beaucoup, mais les indicateurs fondamentaux (espérance de vie, mortalité infantile, etc.) ne sont pas significativement différents de ceux d’autres pays qui dépensent beaucoup moins comme le Royaume-Uni.
-
[5]
Même si le médecin peut pratiquer un acte visible comme la prise de tension pour justifier le paiement.
-
[6]
Au sens de Karpik [ 1989] qui prend appui sur les avocats dont les caractéristiques professionnelles sont proches de celles des médecins.
-
[7]
Plusieurs articles du code de déontologie médicale soutiennent la fixation d’un juste prix. Ainsi, « la médecine ne doit pas être considérée comme un commerce » (art. 19), « les honoraires du médecin doivent être déterminés avec tact et mesure » (art. 53). De même, les articles 79 à 82 censurent toute publicité et les articles 56 à 68 toute compétition entre médecins.
-
[8]
Voir Batifoulier [ 1992] pour une lecture de la relation médicale en termes de don/contredon.
-
[9]
Sur l’essentiel des marchés de biens et services, il existe un écart entre le prix payé (la part « tarifée ») et le service réellement rendu (la dépense globale): c’est le « surplus du consommateur ». Autrement dit, en un certain sens, la « part gratuite » n’est que la traduction d’un écart entre le prix hédonique du service de santé (décomposé en ses caractéristiques, comme propose de le faire Lancaster, 1966) et le prix effectivement payé.
-
[10]
Il faut donc souligner que c’est au prix de capacités cognitives illimitées (hypothèse de rationalité substantielle) et par conséquent d’un effort démesuré du cerveau humain que les individus seraient conduits à aller au moindre effort…
-
[11]
« This performation of the calculative agencies – i. e. of the economy by economics – is largely carried out through the intervention of professional economics. The study of the strategy developed by this profession is thus indispensable for an understanding of the variety of mediations through which this gigantic enterprise of formating takes place. Unfortunately very few studies exist on the subjet » [Callon, 1998, p 30].
-
[12]
On peut expliquer en ces termes le fait, souvent noté en économie expérimentale, que les étudiants en sciences économiques soumis à des expérimentations sont plus souvent « non coopératifs » que d’autres individus (en particulier, ils ont des comportements de type « passager clandestin »).
-
[13]
Le constructivisme dont il s’agit ici suppose un processus d’apprentissage : les individus apprennent le monde. Par conséquent, nous ne sommes pas dans une posture instrumentaliste pure. Voir Favereau [ 1999] pour les liens entre ce constructivisme et le réalisme.
-
[14]
Accepter de régler ses actions en fonction de signaux de prix ! Quelle confiance il lui faut avoir dans le marché pour s’y soumettre. Il lui faut bien, pour un tel pari, avoir incorporé quelques rudiments rassurants de théorie classique : rationalité croisée des acteurs, égoïsme et intérêt; tout cela est très utile comme mode de coordination.
-
[15]
À la suite d’Arrow [ 1974], il est habituel de distinguer les deux hypothèses fondamentales de cette économie standard (néoclassique): la rationalité des individus exprimée par un mécanisme d’optimisation sous contrainte d’une part, et la coordination des comportements par le marché d’autre part.
-
[16]
La convention est coercitive, mais ne tire pas sa force d’une contrainte juridique ainsi que l’a souligné Weber [ 1971, p. 24]. « L’existence d’une convention peut être souvent beaucoup plus déterminante pour le comportement d’un individu que la présence d’un appareil de coercition juridique car, dans un nombre incalculable de relations personnelles, l’individu dépend entièrement de la bonne volonté de son entourage, qui est accordée tout à fait librement et n’est garantie par aucune autorité, ni naturelle ni surnaturelle. »
-
[17]
Selon l’expression de H.Arendt [ 1961, chap. 2].
-
[18]
Un avant-centre d’une équipe de football qui ne serait pas opportuniste sera écarté…
-
[19]
Les attentes et représentations des patients ne sont pas sans influence sur les comportements des médecins. De même, l’opinion commune, sur le rôle social des médecins et la perte de prestige et de notabilité, peut avoir une incidence sur l’activation du cadre marchand.
-
[20]
C’est bien le propre d’une convention de faire l’éloge de la conformité. Pourtant on peut concevoir sans difficulté des comportements non conformistes. Celui qui ne suit pas la convention va à l’encontre de son intérêt : il est irrationnel. Ainsi, il demeure une seule façon de juger ce qui est conforme ou ne l’est pas. Dans une économie uniforme, la convention est donc facteur d’exclusion. Elle rejette dans l’irrationalité ceux qui pensent autrement et tire sa force de sa capacité d’intégration. Si l’on définit le comportement non conformiste en termes de déraison, alors la primauté et l’unicité de la convention est sauvegardée.
-
[21]
Ou pseudo-marchande ( cf. les procédures de concurrence par comparaison en économie publique).
-
[22]
C’est bien sûr cette élasticité qui est en général remise en cause pour expliquer l’absence de corrélation entre dépense et résultat. Le rendement marginal de la dépense serait faible ou nul – décroissant en toute hypothèse.