Renaud Camus était naguère — avant qu’il ne sombre dans la xénophobie — un écrivain respecté. Aujourd’hui, sa notoriété lui vient de ses divagations sur « le grand remplacement » — ce délire selon lequel les Européens « de souche » seraient sur le point d’être submergés par un afflux de migrants, principalement musulmans. En France, il compte des supporteurs fidèles — comme les journalistes qui recyclent ses élucubrations — et quelques amis sûrs, comme l’essayiste Alain Finkielkraut, qui juge qu’il « dénonce à juste titre » le « remplacisme global ». Mais sa renommée ne s’arrête pas aux frontières de l’Hexagone : le terroriste Brenton Tarrant avait rédigé, avant d’assassiner en mars 2019 plusieurs dizaines de fidèles dans deux mosquées de Christchurch (Nouvelle-Zélande), un long manifeste dont le titre était : Le Grand Remplacement.
1Écrivain gay d’avant-garde dans les étourdissantes années 1980 ; lauréat, en 1996, pour l’ensemble de son œuvre, du prix Amic de la très sélective Académie française, apôtre radical de la défense de l’art pour l’art, retiré dans un château du xive siècle afin d’y vivre parmi les dessins et les toiles qui semblaient être les seules sources d’inspiration qu’il acceptait de se reconnaître : Renaud Camus, au fil du temps, a été tout cela.
2Sa marque de fabrique était l’intrépidité : c’était évident dès la parution, en 1979, de Tricks, un recueil de nouvelles autobiographiques racontant par le menu les expériences homosexuelles de son narrateur, de backrooms en appartements crasseux, des deux côtés de l’Atlantique. Extrait : « Il se branle. Je me branle. Mais comme ça ne m’amuse pas tellement, je me mets à mon tour de la salive dans le cul, m’agenouille de part et d’autre de lui, et introduis son sexe, qui n’est pas d’une taille très considérable, sans grande difficulté en moi. […] Il jouit au moment où l’un de mes doigts est contre la fente de son cul. »
3Aujourd’hui, cependant, l’auteur de Tricks est surtout connu pour être le principal inventeur du « grand remplacement » – cette fantasmagorie complotiste selon laquelle l’Europe chrétienne blanche est en passe d’être envahie par des hordes de migrants venus d’Afrique de l’Ouest et du Maghreb.
4Depuis qu’il en a fait, en 2012, le titre de l’un de ses livres, autoédité, cette expression, « le grand remplacement », est devenue le cri de ralliement des suprémacistes blancs partout dans le monde, des manifestants d’extrême droite qui ont déferlé sur Charlottesville (Virginie) en août 2017 au meurtrier qui a tué onze fidèles de la synagogue de Pittsburgh en octobre 2018, en passant bien sûr par Brenton Tarrant, l’auteur présumé de l’attaque de deux mosquées en Nouvelle-Zélande au mois de mars 2019, qui avait mis en ligne, avant d’assassiner cinquante et une personnes, un manifeste de soixante-quatorze pages également titré : Le Grand Remplacement.
5Au lendemain de la tuerie de Christchurch, alors que je préparais un article pour le Washington Post, j’appelai Renaud Camus à l’improviste. Il m’expliqua qu’il condamnait ce type de violence, mais qu’il appréciait tout de même le fait que ces différents épisodes avaient favorisé un regain d’intérêt envers ses thèses, ajoutant : « Est-ce que je regrette que les gens prennent conscience de la substitution ethnique qui est à l’œuvre dans mon pays ? Non, bien au contraire. »
6Camus, aujourd’hui âgé de soixante-douze ans, vit à Plieux (Gers), à proximité d’une paisible petite bourgade, à une heure de route de la gare la plus proche. Mais quand des croyants sont massacrés dans une mosquée à l’autre bout du monde, son téléphone se met à sonner. Bien qu’il tweete constamment – sans toutefois bénéficier d’un compte certifié –, la presse et les médias veulent recueillir son avis. Et après chaque série d’échanges avec des journalistes français et étrangers, il a généralement accumulé assez de matériau pour nourrir le journal en ligne qu’il publie quotidiennement.
7Mais Camus n’est pas seulement un commentateur : il a été candidat aux élections européennes de mai 2019. Son parti est arrivé avant-dernier – les espérantistes, par exemple, ont recueilli dix fois plus de voix –, mais sa candidature était plus qu’un coup de pub : l’écrivain est l’incarnation vivante du renversement culturel par lequel l’Europe a renoncé à ses idéaux de tolérance et basculé dans la colère identitaire. Quelques jours avant l’élection, une photo de l’une des candidates présentes sur sa liste, agenouillée devant la croix gammée géante qu’elle venait de tracer dans le sable d’une plage, fut massivement diffusée sur les réseaux sociaux. Lui-même se retira alors de la course : la svastika « est à l’opposé de tout ce pour quoi j’ai combattu toute ma vie », m’a-t-il assuré.
8Camus n’est pas le premier à considérer qu’il y a en France trop de migrants et de musulmans, et n’a pas non plus spécialement révolutionné l’expression de ces opinions. Ce qu’il apporte de nouveau est une sorte de mise en scène raffinée – une performance où il joue l’esthète outragé qui se lamente, depuis sa thébaïde de vieilles pierres, du déclin démographique d’une société de laquelle il s’est volontairement retranché. Chez lui, le « grand remplacement » n’est pas seulement une croyance : il s’agit aussi d’un excellent moyen d’exister dans l’époque, sans lequel il aurait peut-être été complètement oublié.
9On peut considérer Camus comme un Steve Bannon qui aurait mieux réussi que l’ancien conseiller de Donald Trump. Les grands desseins européens de Bannon, annoncés à grand renfort de publicité, se sont finalement résumés à quelques furtives apparitions à la télévision. Et les prétendues « écoles » de droite qu’il a mises sur pied s’apparentent plus à des clubs de lecture identitaires qu’aux centres de formation de la soi-disant élite populiste qu’il avait promis de créer. Bien que Camus n’ait jamais affiché de si spectaculaires ambitions, son impact a été beaucoup plus profond. Une étude à paraître, menée par un think tank londonien – l’Institute for Strategic Dialogue – qui a analysé des données recueillies sur les réseaux sociaux, le présente ainsi comme l’influenceur principal – il surpasse même Donald Trump – des discussions en ligne portant sur la « remigration » : le renvoi forcé des non-Européens vers leurs pays d’origine.
10Camus conteste l’idée selon laquelle il aurait changé de quelque manière que ce soit : « Je crois que ma vie est cohérente », m’expliquait-il récemment. Selon lui, Tricks était un livre qui disait ce qui ne pouvait pas être dit, et il en va de même du Grand Remplacement. « L’homosexualité ne pouvait être mentionnée que dans un contexte érotique, et jamais en des termes simples. Tricks est un ouvrage paradoxal, qui ne dit rien d’extraordinaire, et dont il n’y a en fait pas grand-chose à dire. » Camus se voit lui-même comme un diseur de vérité, quelqu’un qui rappelle simplement ce qui devrait être évident pour tout le monde. « La mission du grand écrivain dans la société est de montrer ce qui est tu, de mettre en évidence les non-dits du discours public. »
11Il se pourrait bien que Camus ait raison lorsqu’il soutient qu’il est resté le même tout au long de sa vie – mais pas nécessairement de la manière dont il le pense. Ce qui relie les différents personnages qu’il a incarnés au fil du temps, de l’écrivain gay subversif au fervent supporter de Marine Le Pen, est une adhésion (ou à tout le moins une aspiration) immuable à l’esthétisme. Le plus important, à ses yeux, ne semble pas être de s’assurer que quelque chose est vrai ou juste, mais de savoir si c’est beau, selon sa propre définition de cet adjectif. Comme l’a observé Walter Benjamin dans un texte fameux : « La conséquence logique du fascisme est une esthétisation de la vie politique. »
12Cependant le bon goût véritable échappe à Camus : sa mise – un impeccable costume trois-pièces, le jour où je l’ai rencontré dans une bibliothèque sépulcrale, jonchée de livres tout aussi intimidants – est un tout petit peu excessive. Sur son site, des photos le montrent de profil, fixant d’un air pensif des paysages de prés vides, méditatif telle une statue vivante de Rodin. Ce que vous voyez est un intellectuel de cinéma, un châtelain tout droit sorti d’une série d’époque de Netflix. Mais le kabuki est si stylisé que ce qui saute aux yeux est l’artifice et non la substance. Interviewer Camus, c’est l’écouter rabâcher encore et toujours les mêmes formules, déjà écrites, déjà publiées. « Le racisme a fait de l’Europe un champ de ruines, puis l’antiracisme l’a transformée en un bidonville ultraviolent », m’a-t-il assuré. Mais lorsqu’il s’est lancé dans cette tirade, j’en avais déjà noté les derniers mots avant même qu’il ne les prononce – car la série a comme un air de déjà-vu.
13L’esthétisme est l’essence du grand remplacement. Pour Camus, il est question ici de défense de la bonne société, d’une quête obstinée et parfois violente de la pureté. Le problème, bien sûr, est que le grand remplacement n’existe pas : des changements démographiques ont bel et bien eu lieu, mais Camus n’a jamais connu, de son vivant, l’espèce d’utopie blanche sur laquelle il fantasme. Durant tout le xxe siècle, la population française a été l’une des plus diverses de l’Europe occidentale. Ses évolutions les plus significatives se sont produites dans les années 1960 et 1970, au moment de la décolonisation. L’immigration, aujourd’hui, y est donc tout sauf une nouveauté. Le Grand Remplacement prétend révéler la vérité, mais il s’agit d’un mensonge, et pas d’un « non-dit du discours ». Et du point de vue de l’esthétique, Le Grand Remplacement relève du kitsch, d’un trucage grossier qui excite les instincts les plus primaires : principalement des pincements de nostalgie, mais aussi des accès de rage. Au fond, c’est sa ringardise qui fait sa force.
14Il est difficile de dater avec précision la radicalisation de Renaud Camus. Mais un moment clé est incontestablement ce qu’il est aujourd’hui encore convenu d’appeler « l’affaire Camus », qui lui a valu d’être accusé d’antisémitisme – allégation qui a ruiné sa réputation et l’a mis, à tout jamais, au ban de la bonne société. De fait, c’est après cela qu’il est passé du statut de romancier semi-respecté à celui de théoricien du complot. Le Grand Remplacement est beaucoup de choses, mais il s’agit d’abord de la fabrication d’un paria, de la bravade scandaleuse d’un réprouvé qui n’a plus rien à perdre.
15L’affaire commence en avril 2000, quand Camus publie, chez Fayard, son journal de l’année 1994 : La Campagne de France. Il y écrit, dans un style qui rappelle, en plus sardonique, celui des frères Goncourt – lesquels n’étaient pas eux-mêmes de grands admirateurs des juifs – que les « collaborateurs juifs » de l’émission Panorama, diffusée sur France Culture – ce joyau de la radio publique française –, sont tout simplement trop nombreux. « Ils sont à peu près quatre sur cinq à chaque émission, ou quatre sur six ou cinq sur sept, ce qui, sur un poste national ou presque officiel, constitue une nette surreprésentation d’un groupe ethnique ou religieux donné », se désole-t-il.
16Le problème, explique-t-il, ne réside pas tant dans le nombre de juifs qui s’expriment sur France Culture que dans l’impossibilité fondamentale, pour un juif – quand bien même il serait français depuis des générations – de comprendre et de transmettre la culture française à des auditeurs français. Il écrit notamment : « J’éprouve, de toutes mes fibres, un amour passionné pour l’expérience telle qu’elle fut vécue pendant une quinzaine de siècles par le peuple français sur le sol de France ; et pour la culture et la civilisation qui en ont résulté. […] Par voie de conséquence, il m’agace et m’attriste de voir et d’entendre cette expérience, cette culture et cette civilisation avoir pour principaux porte-parole et organes d’expression, dans de très nombreux cas, une majorité de juifs, français de première ou de seconde génération bien souvent, qui ne participent pas directement de cette expérience. »
17Camus commet là ce qui, dans la vie culturelle française, reste le péché le plus impardonnable : non seulement l’antisémitisme, mais au surplus cette sorte particulière d’antisémitisme qui rappelle les invectives du xixe siècle, quand des juifs fièrement français comme le capitaine Dreyfus étaient stigmatisés comme étrangers et dénoncés comme traîtres. De même, Camus, lui aussi homme de lettres, suggère que des écrivains hexagonaux aussi iconiques que Marcel Proust, qui était à moitié juif, et Romain Gary, immigré juif lituanien, étaient capables, au mieux, d’« expliquer » la culture et la civilisation françaises « d’une façon qui leur [était] extérieure ».
18L’écrivain Marc Weitzmann, alors jeune journaliste aux Inrockuptibles, est le premier à demander des comptes à Camus. Après avoir lu les passages problématiques de La Campagne de France, se rappelle-t-il, il avait invité l’écrivain à boire un verre au Café Beaubourg, qui était déjà l’un des rendez-vous préférés du tout-Paris bon chic bon genre. « C’est à ce moment-là que j’ai décidé d’écrire quelque chose, parce que le gars était réellement répugnant », explique Weitzmann. « S’il m’avait juste dit “je n’aime pas les juifs”, ou “allez vous faire foutre”, ç’aurait presque mieux valu, parce qu’au moins, ç’aurait été cohérent. Mais au lieu de ça, quand je l’ai questionné sur son journal, il m’a répondu que le fait d’écrire ce qui lui plaisait ne faisait pas de lui un antisémite, et que le seul mot qu’il regrettait d’avoir employé, à propos des juifs, était “race”. »
19Pour Camus, l’affaire marque le début de la fin : ses amis ne l’appellent plus, le buzz associé à son nom n’est plus que négatif et de prestigieux éditeurs l’abandonnent – aujourd’hui, ses livres sont publiés à compte d’auteur. « Ce fut effectivement une expérience très déplaisante », reconnaît-il d’ailleurs. Dans le récit qu’il en fait, il est la victime. « De mon point de vue, ce que j’avais écrit était vrai. Et il me semblait que je pouvais le dire. » Dix-neuf ans plus tard, voici ce qu’il a retenu de l’épisode : « Des gens qui ne lisent pas et qui ne savent rien de moi m’ont accusé d’être antisémite. Ce qui est la chose la plus absurde que l’on puisse imaginer. » Et pourtant, les svastikas, d’une manière ou d’une autre, le suivent partout où il va.
20D’une certaine manière, Le Grand Remplacement peut être considéré comme une expiation. L’un de ses principaux arguments est que si les musulmans ne doivent pas être massivement tolérés, c’est parce qu’ils constitueraient une menace évidente pour les juifs. C’est un point de vue que Camus exprime crûment, mais que les représentants des élites françaises ont, pour la plupart, complètement assimilé, surtout après que douze juifs ont été assassinés en France dans le cours des quinze dernières années. (Dans chaque cas, l’un au moins des assassins était d’origine maghrébine ou subsaharienne.) Le lectorat nanti du Figaro préfère, certes, user encore d’un euphémisme et parler plutôt de « nouvel antisémitisme » – mais chacun sait qui cela vise.
21Et Camus, désormais, peut compter sur de nombreux soutiens juifs, à commencer par le fameux penseur ultraconservateur Alain Finkielkraut qui, depuis 2000, l’a toujours défendu. « Il parlait d’une émission de France Culture, et s’il est vrai qu’il s’est exprimé en des termes qui étaient certainement maladroits, la campagne dont il a été victime était totalement injuste », assure aujourd’hui Finkielkraut, qui a, depuis, réinvité Camus sur France Culture, dans sa propre émission. La substitution démographique « n’est pas une théorie complotiste », ajoute le philosophe. Mais il soupire lorsqu’on lui demande ce qu’il pense des récents engagements politiques de son hôte et du fait qu’il parle couramment de « génocide par substitution ». Camus, selon lui, « témoigne d’une anxiété » légitime « quant au devenir de l’identité française, mais il est tellement radical dans ses propositions qu’il en devient inaudible ».
22Outre Finkielkraut, le polémiste Éric Zemmour a repris à son compte le « grand remplacement » de Camus dans deux livres récents : Le Suicide français (2014) et Destin français (2018). Zemmour est peut-être un provocateur, mais il est surtout un businessman avisé : ces deux ouvrages sont restés pendant de longues semaines en tête des listes des meilleures ventes.
23Afficher son philosémitisme – ou à tout le moins son anti-antisémitisme – est devenu une obsession chez Camus. Récemment, il a peint une série de toiles représentant la première lettre de l’alphabet hébreu : aleph (). Et lorsqu’il s’est présenté aux élections européennes, il a écrit dans son programme que les idéaux de tolérance portés par les élites libérales avaient créé « un monde où il devient de plus en plus difficile d’enseigner la Shoah, et d’où les Juifs sont obligés de fuir par milliers ».
24Dans le même temps, et comme beaucoup d’autres à l’extrême droite – Trump, Viktor Orban et même Benjamin Netanyahou –, Camus impute à une cabale l’avènement d’un nouveau monde qu’il trouve terrifiant et il use, à cette fin, de termes qui rappellent de façon frappante l’antisémitisme ancien des Protocoles des sages de Sion. « Disons : la davocratie », écrit-il. Soit : « La gouvernance managériale du monde par Davos, par la technique et par la finance, par la finance comme pure technique, manipulation abstraite des chiffres, des mots et des hommes. » Autre exemple : après Charlottesville, il a décidé, de sa propre initiative, de publier, directement en anglais, un nouveau livre, You Will Not Replace Us ! Une seule chose l’a gêné dans ce qui s’est passé à Charlottesville : « C’était ce slogan, “Les juifs ne nous remplaceront pas”, ça m’a terrifié », assure-t-il. Camus m’a expliqué que ce qui lui était le plus douloureux, dans son expérience de l’accusation d’antisémitisme, était que « tout était terriblement ambigu ». Il voulait dire par là, non seulement que les gens ne savaient pas vraiment quoi penser de lui, mais aussi qu’ils ne comprenaient pas ce qu’il disait réellement. Mais désormais, il a renoncé à la nuance. Comme il le dit lui-même : « Aujourd’hui, il n’y a plus d’ambiguïté. »
25Dans la littérature française fin-de-siècle, l’esthète apparaît comme une figure distante, mais toujours prompte à donner des leçons. Ce dernier aspect est peut-être celui qui le définit le mieux – car il dit bien que sa quête d’un ailleurs dont la beauté virginale n’aurait pas été souillée naît d’un profond sentiment de dégoût à l’égard du monde tel qu’il est. Et il n’existe pas de meilleure évocation de cette psychologie si particulière que le personnage de Jean des Esseintes, l’antihéros du roman de Joris Karl Huysmans, À rebours, peut-être le plus grand traité d’esthétisme jamais écrit. « Son mépris de l’humanité s’accrut ; il comprit enfin que le monde est, en majeure partie, composé de sacripants et d’imbéciles », dit Huysmans de son personnage. « Déjà il rêvait à une thébaïde raffinée, à un désert confortable, à une arche immobile et tiède où il se réfugierait loin de l’incessant déluge de la sottise humaine. » Il y a beaucoup de des Esseintes chez Camus : tous deux se sont retirés dans des mondes qu’ils se sont construits, parce que leur trajectoire a suscité un même mépris.
26L’esthète est par définition un réactionnaire, et Camus ne fait pas exception à cette règle. La caractéristique la plus importante du Grand Remplacement est peut-être qu’il s’agit d’une critique esthétique. Elle lui a été inspirée, explique-t-il, par le séjour qu’il a effectué dans l’Hérault pour la rédaction d’un guide touristique publié en 1999. En effectuant des repérages, dit-il, il est tombé par hasard sur un groupe de femmes voilées, rassemblées devant une vieille église en pierre. Elles n’avaient rien à faire là, selon lui. « Bien sûr, c’est lié à mon goût pour l’architecture, pour la transmission. Il y avait quelque chose qui n’allait pas. Comme si des chevaliers en armures du Moyen Âge faisaient irruption dans un film sur la cour de Louis XIV à Versailles : cela serait un anachronisme. Là, c’était un anatopisme. Quelque chose qui n’était pas à sa place. »
27Au fil du temps, le souvenir de ces femmes voilées – à propos desquelles il dit ne se rappeler aucun détail particulier – a plongé Camus dans une vive anxiété. Le Grand Remplacement, assure-t-il, ne traite pas seulement de la substitution d’une population à une autre. Il porte également, explique-t-il, sur le fait que tout est remplacé par quelque chose d’autre : « L’original par la copie, l’authentique par l’imitation, l’objet par le fac-similé, l’écrivain par l’intellectuel, la littérature par le journalisme, le journalisme par l’information, l’information par les fake news, Venise par Venise à Las Vegas, Las Vegas par Las Vegas quelque part au milieu d’un désert espagnol – ou bien où sais-je encore. » Mais c’est une démonstration qui ne fait sens que si l’on admet la prémisse selon laquelle les étrangers et les migrants sont eux-mêmes factices, d’une manière ou d’une autre – comme des substituts d’une population autochtone qu’ils ne pourront de toute façon jamais comprendre. « Le faux est au cœur du grand remplacement », me dit Camus. « C’est un monde dans lequel tout est fallacieux, où tout se réduit à une imitation de ce qui devrait être. »
28Si l’esthète est naturellement réactionnaire, il est aussi intrinsèquement xénophobe. Sa hantise du déclin et de la décadence aboutit souvent à une très prosaïque persécution de l’autre. Au xixe siècle, c’est d’abord parce qu’il les considérait comme une menace pour le patrimoine culturel français que le sinistre antisémite Édouard Drumont vitupérait contre les juifs. On oublie trop souvent que Drumont, bien avant d’écrire le brûlot antisémite qui allait le rendre célèbre – La France juive, paru en 1886 – était un antiquaire qui fustigeait la modernisation de son cher Paris. Son premier livre, Mon vieux Paris, est une évocation nostalgique d’une ville ravagée par les compagnies ferroviaires corrompues, les grands magasins et les grands boulevards du baron Haussmann. « On a attaqué, sans générosité et sans justice, nos traditions, notre foi, notre héritage de croyances et d’idées : tout ce qui constitue l’âme même de la Patrie ; j’ai défendu, sans fausse douceur, ce qu’on attaquait sans mesure. » En effectuant des recherches pour son livre, il avait trouvé des responsables aux attaques menées contre les paysages et les bâtiments de sa terre natale : la lumière se fit dans son esprit, devait-il écrire plus tard dans un article publié en 1892, lorsqu’il découvrit « le terrible pouvoir » des juifs. Camus, quant à lui, a identifié un autre ennemi – mais en 2019, cela ne sonne pas très différemment.
29Camus peut également être considéré comme un épigone contemporain de la longue tradition de l’esthétisme fasciste : vénération de la violence, glamourisation de la mort et, par-dessus tout, transformation du sujet humain en objet sans cesse remodelé, recréé si possible, et jeté si nécessaire. En 1909, Marinetti, fondateur du futurisme et fervent admirateur de Benito Mussolini, formula, afin de célébrer la conquête de l’Éthiopie par l’Italie fasciste, la toute première définition concrète de l’esthétisme fasciste : « Nous voulons glorifier la guerre – seule hygiène du monde –, le militarisme, le patriotisme, le geste destructeur des anarchistes, les belles Idées qui tuent, et le mépris de la femme. » La beauté, selon lui, naissait de spectacles grandioses, autant que de la confrontation brutale. Il voulait une chorégraphie du chaos, une toile de Brueghel devenue réalité. C’est dans ce tumulte seulement que l’être humain trouve sa plénitude, aussi destructeur que cela puisse être.
30Les rêves et les fantasmes de Camus sont du même ordre. Dans You Will Not Replace Us !, il décrit l’affrontement final sur lequel est entièrement fondé son projet, l’offensive ultime au cours de laquelle les « remplacistes » – c’est ainsi qu’il nomme les défenseurs de l’immigration et de la diversité culturelle – sont finalement attaqués par les nouveaux venus dont ils ont eu la stupidité de célébrer l’installation. Son emphase est sexuelle, et son style un peu hasardeux : « Les remplacistes seront mangés, dévorés, avalés, écrasés par leurs remplaçant mêmes [sic] », écrit-il. « Les remplacistes remplacent des agneaux par des loups. Ils remplacent de dociles remplacés, convenablement préparés à leur propre remplacement par un excès de confort, par un trop-plein de civilisation, par un trop peu de culture et par une constante propagande, par des remplaceurs beaucoup plus agressifs, plus jeunes, plus nombreux, plus testostéronés, bien nourris par leurs remplacés, et férocement identitaires – en particulier les musulmans. Les remplacistes seront les premiers à se faire bouffer. C’est une maigre consolation. »
31Et cependant il y a une différence importante entre Camus et les grands maîtres de l’esthétique fasciste – la cinéaste Leni Riefenstahl, le romancier Louis-Ferdinand Céline, le poète Ezra Pound. Si tous étaient intolérants et partisans déclarés de régimes fascistes, ils étaient également d’authentiques génies, dont le talent ne peut être nié au prétexte de leur faillite morale – cette réalité inconfortable se heurte aujourd’hui à de nombreuses critiques. Mais Camus, en revanche, tout esthète qu’il soit, ne fait pas partie de cette catégorie d’artistes, en dépit de ses prétentions. Il lui manque et le talent formel, et la créativité. Il est davantage considéré comme un représentant du kitsch fasciste que d’une avant-garde, car en somme sa production témoigne précisément des travers mêmes auxquels il impute le déclin de la civilisation occidentale : « Imitation, ersatz, simulacre, copies, contrefaçon, faux, forgeries, leurres, simagrées. » Cette inclination pour le kistch se devinait déjà dans l’un de ses premiers romans, Roman roi (1983), portrait, en pleine guerre froide, d’une nation d’Europe centrale imaginaire, la Caronie, ravagée par le totalitarisme. Le roman est une élégie pour une monarchie qui n’a jamais existé, une glorification de palais qui n’ont jamais été construits, de rites qui n’ont jamais été pratiqués. Au début du roman, l’un des princes de la taxinomie inventée par Camus entreprend « de rétablir toute la splendeur médiévale » d’un château repris aux Ottomans : « Il fit relever toutes les tours effondrées et il en bâtit de nouvelles. Il fit replacer sur la plus haute l’image vénérée de l’Archange. […] Il fit dorer à la feuille tous les oriflammes et jusqu’aux gouttières. » C’est ce qui importe à Camus : la feuille d’or, plutôt que la structure qu’elle ornemente.
32Dans un ouvrage de référence écrit en 1939, le critique Clement Greenberg soutenait que le kitsch, « ramassis de tous les faux-semblants de la vie de notre temps », est « destiné à une population insensible aux valeurs culturelles authentiques, mais néanmoins avide de ce divertissement que seule la culture, sous une forme ou une autre, peut offrir ». C’est précisément ce qui fait l’attrait de Camus : il habille les préjugés ordinaires de références littéraires et savantes afin de présenter comme de l’art des sentiments bas et infondés. Mais ici, la question de l’audience est essentielle.
33Qui, après tout, lit encore Renaud Camus en 2019 ? Certainement pas les critiques littéraires qui se passionnent encore pour Céline ou Pound. Camus s’adresse plutôt à des hommes blancs en colère, incultes et incapables de la moindre pensée critique, qui tirent sur des mosquées et des synagogues parce que cela leur permet de se sentir supérieurs. Ses écrits leurs fournissent une sorte de justification évasive, à base de « grand remplacement » – ce « ramassis de tous les faux-semblants de la vie de notre temps ».
34Prenons cet extrait du manifeste mis en ligne par Brenton Tarrant. Il y parle de ses séjours en France – dont les détails restent à confirmer. « L’impulsion finale m’est venue de ma découverte de l’état dans lequel se trouvaient les villes françaises. Depuis des années, j’avais entendu parler de l’invasion de ce pays par des personnes de couleur : je pensais que la plupart de ces histoires et de ces rumeurs étaient exagérées, inventées pour les besoins d’une propagande politique. Mais quand je suis arrivé là-bas, je me suis rendu compte qu’elles n’étaient pas seulement vraies, mais très en dessous de la réalité. » Mais où donc Tarrant a-t-il bien pu lire ces histoires ? Peut-être qu’après tout, la seule véritable prouesse de Camus aura été de prouver que le kitsch peut tuer…