Notes
-
[1]
K. J. M. Baker, « The angry underground world of failed pickup artists », Jezebel.com, 5 février 2012.
-
[2]
C. Delphy, L’Ennemi principal. Tome I : Économie politique du patriarcat, Syllepse, Paris, 1998, p. 227.
-
[3]
M. Gourarier, Alpha Mâle, Seuil, Paris, 2017, p. 120.
-
[4]
Ibid., p. 114.
-
[5]
Ibid., p. 166.
-
[6]
H. Fluss, « Jordan Peterson’s bullshit », jacobinmag.com, 2 juin 2018.
-
[7]
J. Legault, « Jordan Peterson, masculinity and the alt-right », Medium.com, 26 février 2018.
-
[8]
L. Gonçalves, « Psychologist Jordan Peterson says lobsters help to explain why human hierarchies exist – do they ? », TheConversation.com, 25 janvier 2018.
-
[9]
A. Romano, « How the alt-right’s sexism lures men into white supremacy », Vox.com, 26 avril 2018.
-
[10]
M. Jaspard et al., Les Violences envers les femmes en France. Une enquête nationale, Paris, La Documentation française, « Droits des femmes », 2003.
-
[11]
L. Thiers-Vidal, De « L’Ennemi Principal » aux principaux ennemis, L’Harmattan, Paris, 2010.
-
[12]
P. Bourdieu, La Domination masculine, Seuil, « Points », Paris, 1998, p. 155.
-
[13]
F. Dupuis-Déri, La Crise de la masculinité. Autopsie d’un mythe tenace, Les Éditions du Remue-Ménage, Montréal, 2018, p. 214.
-
[14]
M. Gourarier, Alpha Mâle, op. cit., p. 22.
-
[15]
H. Arendt, « La responsabilité collective », in Responsabilité et Jugement, Payot, Paris, 2009, p. 201.
-
[16]
M. Viveros Vogoya, Les Couleurs de la masculinité, La Découverte, Paris, 2018.
-
[17]
G. Hage, Le Loup et le Musulman, Éditions Wildproject, Marseille, 2017, p. 128.
En France, on est habitué aux saillies sexistes d’éditocrates à succès — rappelons-nous les lamentations d’un Éric Zemmour quant à la supposée « féminisation de la nation » — comme à celles, généralement plus policées et parfois présentées comme « proféministes », d’intellectuels déguisant leur idéologie en argumentation théorique alambiquée (et bancale) — telle l’association entre féminisme et libéralisme du philosophe néo-réac’ Jean-Claude Michéa. Ce que l’on connaît moins, en revanche, ce sont les soubassements idéologiques de cette galaxie masculiniste marquée aujourd’hui par le développement de mouvements ultraviolents tel celui des incels outre-Altlantique. Enquête sur ces hommes animés par la peur de perdre le contrôle sur les femmes.
1La libération de la parole des femmes depuis l’affaire Weinstein expose aux yeux de tous et toutes la prégnance, notamment dans les discours publics, de l’idéologie masculiniste, qui se définit en réaction aux avancées du féminisme et des droits des femmes. Entre le terrorisme des incels (contraction de « involuntary celibacy », soit « célibat involontaire »), le mouvement des droits des pères et le succès de la figure intellectuelle canadienne Jordan Peterson, l’antiféminisme et la misogynie s’adaptent aux nouvelles configurations sociales. Ces différentes formes de réaction ont pour point commun de toutes adopter une même rhétorique. Le masculinisme présente un discours victimaire qui fantasme une « crise de la masculinité », pourtant clairement démenties par les chiffres. Mais le masculinisme ne s’arrête pas à cette réaction que l’on peut repérer et dénoncer. Le patriarcat qu’il veut sauvegarder concerne chaque homme quel qu’il soit.
2Un événement. C’est un attentat. Où se découvrent deux réactions apparemment opposées, mais continues dans leur fond idéologique masculiniste. Le 23 mai 2014, un homme de vingt-deux ans, Elliot Rodger, tue six personnes et en blesse quatorze autres à Isla Vista, en Californie, avant de se suicider. La police découvre chez lui une vidéo et un manifeste de cent quarante et une pages où il déclare vouloir « punir » ces femmes qui l’ont rejeté, lui, le « gentleman suprême », le « mec parfait », le nice guy avec qui elles refusaient d’avoir des rapports sexuels. Dans un élan mégalomaniaque, le meurtrier, qui se percevait comme quasi divin, employait des termes qui font écho à ceux utilisés par la communauté de la séduction, très active sur le Web, et qu’il détestait.
3Elliot Rodger voyait en effet dans son acte misogyne l’œuvre d’un « vrai mâle alpha ». Dans le vocabulaire de cette communauté, l’expression désigne les pick-up artists (PUA), ou « artistes de la drague », experts en marketing de la séduction. Le « mâle alpha » est le dominant du groupe. Les hommes y sont en effet hiérarchisés – d’alpha à oméga en passant par bêta – en fonction de leur pouvoir d’attraction supposé. Frustré par ses relations avec les femmes, le terroriste d’Isla Vista entendait retourner à son profit cet attribut, afin de s’approprier, le temps d’un instant, le contrôle de leurs corps. Il était ce que l’on appelle dans la manosphère – le réseau informel des masculinistes sur le Web – un incel. Ces célibataires involontaires ont une vision des relations amoureuses centrée sur le sexe, et les rapports sexuels sont à leurs yeux un dû que les femmes leur refuseraient injustement. Une des plateformes du mouvement incel, le site PUAHate.com, dont était membre Elliot Rodger, se donnait ainsi pour objectif de révéler « les arnaques, la supercherie, et les techniques de marketing trompeuses utilisées par les gourous du dating et par la communauté de la séduction pour duper et profiter des hommes [1] ».
4À quoi la communauté de la séduction réagit en invoquant le game, le jeu de la séduction, soit, selon eux, la solution qui aurait pu éviter cet attentat. Mais en réalité, tous, incels comme apprentis séducteurs, partagent la même vision masculiniste du monde, et aucun des deux camps n’est prêt à remettre en question sa foncière misogynie. Se manifeste ici la tenaille masculiniste qui grève les rapports entre les sexes. Les femmes sont des cibles (targets) disponibles – sur un field, la ville – que l’on peut approcher par des techniques de drague, ou tuer. Ainsi, le 23 avril 2018, à Toronto, Alek Minassian, incel se revendiquant du « suprême gentleman » Elliot Rodger, fonce sur la foule avec une fourgonnette et tue dix personnes, parmi lesquelles huit femmes. Plus récemment, le 2 novembre 2018, Scott Beierle, activiste d’extrême droite, tue deux femmes dans une salle de yoga à Tallahassee…
Une idéologie misogyne
5« L’histoire de l’opposition des hommes à l’émancipation des femmes est plus intéressante peut-être que l’histoire de cette émancipation elle-même. » Ces mots de Virginia Woolf nomment la réaction antiféministe qui s’exerce chaque fois que des femmes luttent afin de s’émanciper de l’oppression masculine.
6Malgré l’homonymie, le masculinisme n’est pas un féminisme appliqué aux hommes. Tout d’abord, le féminisme ne tue pas les hommes, et si des femmes ont parfois recours à la violence contre eux, celle-ci n’a rien de systémique et se révèle bien souvent défensive. A contrario, les violences sexistes et sexuelles visent avant tout les femmes. Selon la Lettre de l’observatoire national des violences faites aux femmes de novembre 2018, « depuis le mois d’octobre 2017 et le début du mouvement #MeToo, le nombre de victimes de violences sexuelles connues des forces de sécurité sur une année a augmenté de 23 % ». Les agresseurs sont en majorité des hommes qui, par leur situation professionnelle, bénéficient d’un certain pouvoir : ils ont donc appris à être dominants. Le caractère genré de ces violences sexistes oblige à parler plus spécifiquement de « féminicide ». Ce terme, s’il n’est pas reconnu dans le droit français, est pourtant utilisé par des instances internationales. L’OMS, par exemple, distingue en ce sens plusieurs cas. Le féminicide « intime » est généralement commis par le conjoint, quand le féminicide « non intime » a une connotation proprement antiféministe, comme c’est le cas des tueries d’Isla Vista, de Toronto ou encore de celle de l’École polytechnique de Montréal en 1989 lors de laquelle quatorze femmes avaient été tuées.
7Une série de termes servent ainsi à désigner la domination masculine sous toutes ses formes : misogynie, sexisme, antiféminisme, masculinisme. L’articulation entre la singularité des actes individuels et le caractère systémique des oppressions de genre invite à repérer les moments où le terme de « masculinisme » a pu être choisi de préférence à d’autres et a vu son sens se préciser, voire s’élargir.
8Malgré un emploi plus fréquent ces derniers temps, ce mot a plus de cent ans d’histoire. Au début du siècle dernier, il a notamment pu faire référence à une masculinisation des femmes, mais la suffragiste Hubertine Auclert l’employait déjà comme un quasi-synonyme de « patriarcat ». Depuis les années 1980 et le ressac antiféministe (backlash), son sens est débattu et diffère selon que l’on se trouve d’un côté ou de l’autre de l’Atlantique. Si du côté anglophone il englobe l’idéologie patriarcale et une vision androcentrée du monde, du côté francophone il désigne de préférence un courant militant antiféministe. Le sens évolutif de « masculinisme » dépend en fait de l’action des féministes et des antiféministes à différents moments de l’histoire de l’émancipation des femmes.
9Les masculinistes Patrick Guillot, auteur du livre La Cause des hommes, et Yvon Dallaire, psychologue québécois, jugeant le terme trop dépréciatif, préfèrent se nommer « hoministes ». Du côté des féministes, nous devons en particulier à Michèle Le Doeuff le sens courant de « masculinisme ». Dans L’Étude et le Rouet, paru en 1989, elle en propose la définition suivante : « Ce particularisme, qui non seulement n’envisage que l’histoire ou la vie sociale des hommes, mais encore double cette limitation d’une affirmation (il n’y a qu’eux qui comptent, et leur point de vue) ». Outre son androcentrisme, ce mouvement reprend à son compte le discours de la « crise de la masculinité ». En effet, comme l’analyse Francis Dupuis-Déri, professeur de science politique à l’université du Québec à Montréal, « le masculinisme est une des tendances de l’antiféminisme : à côté des tendances religieuses et nationalistes, le masculinisme est fondé sur le discours central de la crise des hommes. Eux-mêmes se qualifient le plus souvent de Men’s Rights Movement, le mouvement des droits des hommes ».
10C’est pourquoi, dans les années 2000, la politologue Georgia Duerst-Lahti propose d’articuler le terme « masculinisme » au concept d’« idéologie de genre ». Cela lui permet d’analyser les rapports de pouvoir comme des rapports de genre, dans lequels les corps sont idéologiquement désignés comme masculins et féminins. Plus précisément, derrière cette peur d’une féminisation de la société qui menacerait les hommes dans leur virilité traditionnelle – véritable leitmotiv d’Éric Zemmour en France –, se joue la hantise de la perte du pouvoir des hommes sur les femmes, et d’abord sur leurs corps. Francis Dupuis-Déri me précise que le masculinisme est un « discours de réaffirmation de la masculinité conventionnelle, caractéristique du suprématisme mâle ». Parler de suprématisme mâle, c’est insister sur une homologie avec les mécanismes à l’œuvre dans le suprématisme blanc : « Dans le discours masculiniste, poursuit Francis Dupuis-Déri, il y a cette idée fondamentale que le masculin et le féminin seraient deux réalités essentiellement différentes, éternelles, et qu’une touche de féminité chez l’homme provoquerait une décadence, une pathologie, une toxicité, et qu’il faut lutter contre cela. »
11Le masculinisme comme idéologie misogyne invoque en effet un « ordre naturel des valeurs [2] », selon l’expression de la sociologue Christine Delphy, et, dans un même geste, postule et établit une hiérarchie entre une nature masculine et une nature féminine. Ce discours rationalise a posteriori la domination qu’il a matériellement produite et la légitime en se présentant comme un savoir « évident ». Le masculinisme met donc en place un certain rapport à la vérité qui reproduit l’oppression de genre. Selon l’anthropologue Mélanie Gourarier, « le geste de hiérarchiser des savoirs en vertu d’une vérité supérieure produit du rapport social ». La vérité étant conçue comme l’essentialisation du savoir, « pour que le rapport social soit imposé, il faut un rapport à la vérité ». Le discours des masculinistes ainsi analysé est un discours de l’authenticité, du courage, du dire vrai, contre le « politiquement correct » du féminisme. Le masculinisme, me rappelle Francis Dupuis-Déri, présente en définitive un caractère fragmentaire bien qu’unifié sur le plan idéologique : « Le masculinisme lui-même se divise en plusieurs tendances : le mouvement des pères, les incels, les apprentis séducteurs. »
Des millennials masculinistes
12Ces tendances sont très actives sur le Web. Le réseau incel – d’abord connu sous le nom d’Alana’s Involuntary Celibacy Project – fut initié en 1997 par Alana, une jeune femme bisexuelle canadienne, afin de venir en aide à des personnes souffrant de solitude affective. Le terme invcel, bientôt contracté en incel, avait été retenu pour son usage neutre, sans jugement de valeur par rapport à la diversité des situations affectives. Son site internet était en effet conçu comme inclusif, réfléchissant sur les normes de genre, les maladies mentales et le mal-être en société (social awkwardness). Après avoir elle-même trouvé de la sérénité dans ses relations amoureuses, Alana laissa le site Web à un inconnu. C’est alors que le réseau incel s’élargit sur des forums, par exemple 4chan. La communauté des célibataires involontaires la plus importante fut celle hébergée par Reddit, r/ForeverAlone, fermé en novembre 2017. Il comptait alors quarante et un mille membres. Le mouvement incel, masculinisé et ayant pris une tournure explicitement misogyne, ne ressemble donc plus aujourd’hui au projet initial d’Alana, qui comptait parmi ses membres aussi bien des hommes que des femmes, et de toutes orientations sexuelles. Aujourd’hui, les incels ne voient plus les femmes que comme des objets et sont obsédés par l’idée d’avoir des rapports sexuels.
13Depuis les années 2000, le masculinisme a connu une forte exposition médiatique liée aux attentats misogynes. La manosphère se distingue par un vocabulaire qui lui est propre, par l’utilisation de mèmes misogynes et par ses nombreuses références à la pop culture. Au sein de la communauté de la séduction, la figure de Tyler Durden, du roman de Chuck Palahniuk Fight Club, adapté au cinéma par David Fincher, est une référence incontournable. Ses membres lui vouent un culte, entre autres grâce à cette réplique cruciale : « Nous sommes une génération d’hommes élevés par des femmes. Je ne suis pas sûr qu’une autre femme soit la solution à nos problèmes. » Ils déplorent ainsi l’« absence du père » dans notre société « matriarcale » où les fils recevraient une éducation féminine les empêchant de devenir les mâles dont les femmes « veulent vraiment ». Ce qui est alors le plus important, dans la communauté de la séduction, ce ne sont pas tant les rapports aux femmes que le fait de se retrouver entre hommes. La communauté de la séduction se caractérise en effet, comme le montre Mélanie Gourarier dans Alpha Mâle, par une socialisation entre pairs qui, dans et par l’exercice même de la séduction, exclut les femmes ou les non-pairs. « L’amitié masculine garantit surtout la proximité affective et la promiscuité physique nécessaires à l’engendrement du masculin, analyse Mélanie Gourarier. Elle assure, ce faisant, la mise à distance de ceux qui, exclus des rapports virils, renforcent la cohésion masculine : les femmes et les hommes en déficit de masculinité [3]. » Ces hommes visent sans cesse un idéal viril, une « image de l’homme », sans pouvoir l’atteindre pleinement. Cette image fantasmée fonctionne à la manière d’un archétype naturalisé car elle produit à la fois une différence et une hiérarchie entre les genres. L’homme se définit d’abord comme ce qui n’est pas (perçu comme) féminin. En découle une esthétique proprement masculiniste : « L’inversion de genre, incarnée par l’homme efféminé, définit sa laideur [4]. »
14Dans la manosphère au sens large, la « pilule rouge » (red pill) est une référence au film Matrix, dans lequel le personnage Neo a le choix entre une pilule bleue qui signe un retour à l’illusion d’une vie normale et une pilule rouge qui lui fera voir le monde dans sa réalité. Ici, la red pill désigne la prise de conscience des mensonges du féminisme et de cette évidence que les femmes dominent les hommes. Les incels vont plus loin en parlant de « pilule noire » (black pill), version fataliste et nihiliste de la pilule rouge. Les techniques de développement de soi prônées par la communauté de la séduction sont à leurs yeux des leurres et il n’existe pas de solution à la domination féminine, qui est systémique. Les femmes, renommées Stacys, seraient par nature hypergames ; elles choisiraient toujours les Chads, les hommes charismatiques, au détriment des nice guys.
15Reste que le projet d’Alana répondait à une réelle souffrance affective de femmes et d’hommes faisant face à des difficultés relationnelles. La catégorie love shy désigne les jeunes hommes souffrant d’anxiété sociale, comme le montre le documentaire de Sara Gardephe Shy Boys : IRL. Version moins extrême que les incels, bien que la frontière soit mince. Quant aux Men Going Their Own Way (MGTOW), ce sont des hommes qui veulent rompre toute relation affective avec les femmes afin de retrouver leur « souveraineté individuelle ». D’après eux, les relations amoureuses seraient essentiellement déséquilibrées en faveur des femmes : ils prennent à la lettre la phrase de Tyler Durden. Ainsi, incels, apprentis séducteurs, MGTOW… ont pour point commun, chacun à leur manière, d’afficher une forme de mise à distance des femmes qui leur permet de se réapproprier le contrôle d’une masculinité idéalisée et performante. Le pick-up artist sera celui qui contrôle ses désirs sexuels dans une perspective de dépense minimale. Cette ascèse a pour conséquence paradoxale « l’étiolement de l’attirance des hommes pour le sexe opposé, dans un contexte pourtant consacré à l’apprentissage de la séduction des femmes [5] ».
16Une telle conception différentialiste des sexes, mêlée à la culture du développement personnel dont les pick-up artists se font les garants, s’appuie sur les livres de pop psychology qu’ils diffusent. La psychologie populaire sert de répertoire de stéréotypes à ces apprentis séducteurs, à l’image du best-seller de John Gray, Les hommes viennent de Mars, les femmes viennent de Vénus, vendu à plus de vingt millions d’exemplaires à travers le monde. Synthèses vulgarisées de recherches en psychologie, biologie, psychanalyse ou encore sociologie, ces guides offrent principalement des exemples empiriques que les auteurs, se présentant comme axiologiquement neutres, généralisent de façon assez large pour les interpréter dans le sens voulu par les masculinistes. Ces dernières années, des chaînes YouTube influencées par les succès de la pop psychology ont essaimé, la plus populaire étant celle du psychologue clinicien canadien Jordan Peterson, véritable égérie des masculinistes.
« Tenez-vous droit, les épaules en arrière »
17En janvier 2018, une vidéo de la chaîne britannique Channel 4 News obtient en l’espace de quelques jours plus de cinq millions de vues. Il s’agit d’une entrevue de la journaliste Cathy Newman avec son invité, Jordan Peterson, psychologue de l’université de Toronto. Le débat porte notamment sur la crise de la masculinité et sur l’écart salarial entre hommes et femmes. Pour quelle raison cette vidéo est-elle devenue une référence incontournable de la manosphère ?
18Jordan Peterson qui, selon le New York Times, est la « figure intellectuelle la plus influente du monde occidental », est actuellement l’un des principaux promoteurs de l’idéologie masculiniste. Aux yeux des jeunes hommes qui l’admirent, il incarne une figure paternelle, un gourou qui leur donne des conseils pratiques pour les aider à se marier et à le rester. Sa bonne tenue dans les médias, et tout d’abord sur YouTube, explique en partie sa popularité. La modération apparente de sa parole, sa manière de rentrer en lui-même, puis de peser ses mots comme s’il révélait une vérité éternelle, sont plébiscités par son audience, masculine à plus de 80 %. Selon ses fans, ainsi que le relève le philosophe Harrison Fluss, il n’est pas un raciste, « juste » quelqu’un qui reconnaît les « différences ethniques », ni un misogyne, mais il a « juste » l’honnêteté de dire que les hommes et les femmes sont différents [6]. Ces jeunes hommes voient en lui un antidote aux Social Justice Warriors (SJW), étiquette péjorative qui dépeint les féministes comme manipulatrices et hystériques.
19Le troisième point débattu lors de ce débat télévisé est celui par lequel Jordan Peterson s’est fait connaître du grand public en 2016 : la polémique suscitée par sa prise de position en défaveur d’un amendement au Canadian Human Rights Act. Au nom du principe de la liberté d’expression, Jordan Peterson s’est en effet opposé au projet de loi C-16, pour la protection de l’identité de genre. Il est allé plus loin en se posant en victime du « politiquement correct » des activistes du « postmodernisme » – ou « marxisme culturel » –, féminisme inclus. La coloration propre au masculinisme anglo-étasunien, plus centré qu’en France sur le thème de la dérive du postmodernisme, s’applique chez ce psychologue perçu comme un martyr, un « cultural warrior ». Peterson prétend qu’il risque l’emprisonnement en raison de son refus d’utiliser des pronoms neutres pour les personnes transgenres – menaces qui relèvent évidemment du fantasme. Lors de l’entrevue sur Channel 4 News début 2018, Jordan Peterson maintient sa comparaison entre les activistes néomarxistes et les figures du totalitarisme, Mao en tête. Quand la journaliste Cathy Newman lui fait remarquer qu’« il n’y a pas de comparaison possible entre Mao et un activiste trans », Peterson rétorque que « la philosophie qui guide leurs paroles est la même » et qu’elle peut donc conduire aux mêmes conséquences. On retrouve là un exemple de la thèse de l’« effet pervers » telle que l’économiste Albert O. Hirschman l’a analysée dans Deux Siècles de rhétorique réactionnaire. Selon cette thèse, toute mesure destinée à faire avancer le corps social dans une certaine direction le fera bouger dans le sens inverse et, dans la perspective de Peterson, provoquera le chaos.
20L’obsession de Peterson pour les figures de l’autoritarisme, dont la politique axée sur l’identité collective est menée au détriment des individus, enveloppe un discours psychologisant qui assigne les individus à des types, en vertu d’une théorie issue du modèle du Big Five. Selon le psychologue Jacques Legault, « les critiques qu’adresse Jordan Peterson aux politiques égalitaires et identitaires […] sont fondées sur les recherches liées à la théorie des traits de personnalité. Il prétend que les femmes sont sous-payées, en partie en vertu du fait que ce sont des femmes, mais également en vertu d’autres traits psychologiques fondés “universellement”, de “manière statistique”, comme l’agréabilité [7] ». Le problème que pose cette théorie est qu’elle opère une réduction de l’expérience humaine à un trait de personnalité immuable, alors que les êtres humains sont fondamentalement toujours déjà pris dans des situations contextuelles irréductibles. De plus, ajoute Jacques Legault, « la théorie des traits de personnalité contribue au maintien des systèmes de valeurs dominantes, les rendant assez imperméables à des phénomènes inédits qui remettraient en question le statu quo ». Le plus grand danger pour les masculinistes est la relativisation de la différence entre les sexes puisque c’est cette bicatégorisation qui leur permet de justifier l’oppression des femmes. Quand Cathy Newman lui demande s’il se prononce en faveur de l’égalité de genre, Peterson répond : « Si cela signifie l’égalité de revenus, alors ce n’est certainement pas désirable. » À l’appui de cette affirmation, il mentionne une étude réalisée dans les pays scandinaves qui montre que dans ces pays où l’égalité entre les sexes est (presque) acquise, femmes et hommes tendent « naturellement » vers des professions qui conviennent, en fait, à leurs stéréotypes de genre, appris très tôt dans l’enfance : les hommes se tournent plutôt vers des métiers d’ingénieurs, les femmes vers les métiers liés au soin.
21De son premier livre, intitulé Maps of Meaning (1999), au succès de son dernier ouvrage, 12 Règles pour une vie. Un antidote au chaos (2018), Jordan Peterson s’essaie à établir une théorie totalisante qui comprend aussi bien la psychologie évolutionniste que l’anthropologie, l’étude des mythes, des récits bibliques et de la philosophie. La première règle de son best-seller 12 Règles pour une vie résume l’attitude générale du masculiniste face au monde : « Tenez-vous droit, les épaules en arrière. » Ce n’est pas nouveau. En 1899 déjà, le gourou masculiniste Elbert Hubbard écrivait dans Un message pour Garcia que ce dont les jeunes hommes avaient le plus besoin était un « raidissement des vertèbres ». De manière analogue, Jordan Peterson, s’appuyant sur la psychologie évolutionniste, compare la structuration hiérarchique chez les homards avec celle des sociétés humaines. La composition chimique de nos cerveaux expliquerait en effet scientifiquement la formation des hiérarchies sociales. Chez les homards, la sérotonine – neurotransmetteur qui régule l’humeur et contrôle notamment l’agressivité – est liée aux comportements sociaux de domination. Les homards qui gagnent des combats présentent un taux de sérotonine élevé : ils apparaissent comme dominants et attirent les femelles. Comme nous partageons avec eux cette base biologique, Jordan Peterson conclut qu’adopter une posture droite – posture du mâle alpha – est une première étape dans la quête de la réussite. Cette technique corporelle est inscrite dans une vision naturalisée et hiérarchique de la société où coexistent forcément des dominants et des dominés.
22Comme souvent chez les masculinistes, le problème est une simplification outrée des données scientifiques, ainsi que le souligne Leonor Gonçalves, de l’University College London : « Les structures sur lesquelles la sérotonine agit sont bien plus variées chez les vertébrés ayant des cerveaux hautement complexifiés et stratifiés [8] » – donc chez les humains. De plus, chez les êtres humains, c’est plutôt l’amygdale cérébrale, située dans le lobe temporal, qui permet de comprendre les comportements de domination sociale. Sans compter que la comparaison avec les homards, qui n’ont pas de cerveau, n’est pas pertinente pour expliquer les comportements sociaux humains…
23La pensée de Jordan Peterson, représentative du masculinisme en général, est dualiste. Le monde est en tension entre l’ordre, incarné par les hommes, et le chaos, symbole du mystère féminin. Ces principes sont informés par la théorie des archétypes de Carl Jung, l’une des influences majeures de Peterson. Selon le psychiatre suisse, la psyché humaine est universellement polarisée par des archétypes masculins et féminins dont l’équilibre est plus ou moins assuré en chaque individu. Dans cette perspective, le féminisme est interprété non comme une résistance à l’oppression et à la domination des femmes par les hommes, mais comme la réaffirmation de l’archétype féminin au détriment du masculin. Le féminisme va donc trop loin et réprime le masculin en nous. C’est une pensée mythique et pseudo- scientifique qui imprègne le masculinisme de Jordan Peterson. Ce n’est pas une surprise si celui-ci est récupéré par l’alt-right – ce mouvement raciste, nationaliste et misogyne, associé au suprématisme blanc –, bien qu’il s’en défende. L’apprentissage initial de la misogynie sur le Web installe un terreau favorable à une adhésion ultérieure aux idées du suprématisme blanc [9]. En dépolitisant les injustices liées aux rapports de genre, Jordan Peterson déplace le problème vers un terrain pseudo-mystique – l’homme ou l’« Être » doit porter la charge de la responsabilité d’une vie tragique – qui participe au renforcement du maintien de l’ordre (patriarcal).
Des pères en perte de contrôle
24Le masculinisme se distingue par l’étendue de sa réaction sur le continuum des relations que les hommes entretiennent avec les femmes. De la séduction au divorce en passant par les violences conjugales, il devient clair que le patriarcat, que le masculinisme tente de sauvegarder, est fondé sur le modèle du couple hétérosexuel. Depuis une vingtaine d’années, le mouvement des pères séparés est sans doute la réaction masculiniste la plus visible. Il ne repose pas tant sur une stratégie de réforme du droit familial que sur la médiatisation d’une cause censée susciter l’empathie de l’opinion publique. Le militantisme paternel est majoritairement présent en pays anglophones, où il est né dans les années 1970, mais on le retrouve aussi en Europe, et notamment en France. En 2013, Serge Charnay montait sur une grue, à Nantes, afin de défendre la « cause des pères ».
25Ces pères dénoncent les discriminations qu’ils subiraient, lors des séparations conjugales, de la part des institutions. Le contentieux porte officiellement sur la résidence des enfants. En réalité, cette réaction – qui concerne toutefois une minorité d’hommes séparés – a pour motivation principale le litige lié aux pensions alimentaires. Cette réaction relève d’un « combat narcissique », me signale la sociologue Aurélie Fillod-Chabaud. « C’est aussi un moyen de montrer sa peine, son désarroi au moment de la séparation. Ils utilisent un discours légitime, qui est celui de l’égalité parentale. » En France, par exemple, l’association SOS Papa joue sur cette revendication du droit à « avoir deux parents » (sous-entendu un père et une mère) au nom de l’« intérêt de l’enfant ». Ce discours victimaire prétend que la « surféminisation » de l’institution judiciaire est défavorable aux hommes : « Ils utilisent les statistiques publiques pour montrer qu’ils sont discriminés, poursuit Aurélie Fillod-Chabaud. Or ils ne mettent pas du tout en avant le fait que le chiffre de 70 % des gardes d’enfants confiées aux mères est issu d’un accord préalable et n’est pas du fait du juge. »
26C’est pourquoi l’on peut parler, comme Aurélie Fillod-Chabaud, d’un « antiféminisme d’État », c’est-à-dire que « les pères séparés ne supportent pas que leur vie privée soit régulée par une instance publique, de surcroît féminisée ». En réalité, l’institution est bien plutôt favorable aux hommes : « La division du travail dans le couple est inégalitaire et est reproduite dans les institutions. La justice avalise des accords, même si c’est au détriment des femmes. Souvent, la pension alimentaire ne compense pas la perte de salaire des femmes, le travail domestique gratuit des femmes pour éduquer leurs enfants. » L’oppression patriarcale au sein du couple, qui se manifeste également par des violences psychologiques et physiques, continue lors de la judiciarisation de la séparation, mais aussi après. En général, après la séparation, non seulement les femmes s’appauvrissent et les hommes s’enrichissent, mais neuf mères sur dix subissent de la part de leur ex-conjoint des violences verbales ou physiques, selon l’Enquête nationale sur les violences faites aux femmes en France (Enveff) [10].
27La plupart de ces pères sont très bien intégrés socialement, appartiennent aux classes supérieures, n’ont jamais eu de problème avec la justice et font l’expérience d’un « choc » lorsque pour la première fois ils se retrouvent dans une situation vécue comme dominée. Ils accusent la justice de « sexisme » et ressentent le besoin de se retrouver dans des groupes d’entraide – afin de bénéficier notamment d’une aide juridique –, groupes qui ont également une visée thérapeutique. L’asymétrie de l’expérience vécue lors de la séparation conjugale est une des conséquences de l’oppression de genre [11]. Alors que les mères séparées vivent cette judiciarisation comme une souffrance réelle, les pères redoutent de perdre le contrôle qu’ils exerçaient jusqu’alors. Ils se réapproprient donc les moyens de se donner du pouvoir dans cet entre-soi masculin que sont les groupes de pères militants.
28Les groupes masculinistes ne se contentent pas d’actions spectaculaires visant à mettre l’opinion publique de leur côté, ils développent également une rhétorique offensive reprenant notamment le concept de « Syndrome d’aliénation parentale » (SAP). Cet outil théorique a été inventé dans les années 1980 par Richard Gardner, pédopsychiatre autoproclamé, afin d’insinuer que l’un des deux parents (en fait la mère) manipule l’enfant pour témoigner contre l’autre, notamment dans les cas de violences sexuelles. Lors d’un colloque organisé à l’université du Québec à Montréal le 28 avril 2018 intitulé « L’aliénation parentale : une menace pour les femmes et les féministes ? », Mélissa Blais a présenté de façon critique les thèses antiféministes, pédophiles et homophobes de Richard Gardner, selon lesquelles « les femmes seraient programmées pour protéger leurs enfants en se méfiant des hommes qui les entourent et de leur agressivité. La crainte du père agresseur se transmettrait de mère en fille, allant même jusqu’à se fixer dans leurs cerveaux. Cette empreinte cérébrale peut amener les filles à croire qu’elles ont été agressées, et donc à dénoncer faussement leur père ». Ces propos doivent être replacés dans le contexte de sa théorie différentialiste des sexes fondée sur la psychologie évolutionniste, théorie selon laquelle les enfants doivent être sexualisés de manière précoce afin que les gènes se diffusent de manière plus efficace. Ainsi, selon Gardner, si l’enfant dénonce les violences de son père, il est fort probable qu’il souffre d’un SAP induit par sa mère aliénante. De plus, toujours selon ses dires, 90 % des enfants qui dénoncent leur père souffriraient d’un SAP. Cette construction théorique, reprise par les masculinistes des groupes de pères, sert en dernière analyse à discréditer à la fois les enfants, qui seraient victimes de leur mère, et les femmes elles-mêmes, par nature « hystériques ».
29Au-delà des questions économiques liées à la pension alimentaire, il s’agit pour ces hommes d’assurer la « visibilité de la lignée paternelle », selon les mots d’Aurélie Fillod-Chabaud. Les groupes masculinistes participent à cet effet aux débats sur les « nouveaux pères », débats symboliques qui psychologisent le sujet (« les pères doivent-ils être plus affectueux ? ») au lieu de remettre en question l’oppression masculine au sein du couple qui est, elle, économique et matérielle. Ce qui importe à ces pères dans la bataille pour la garde alternée n’est pas tant l’intérêt de l’enfant – puisque dans les cas où ils obtiennent la garde alternée, ils ne s’en occupent pas plus qu’avant – que la volonté de ne pas perdre face aux mères. Il s’agit en somme d’assurer la perpétuation de la « patrilinéarité ». Cela passe notamment par des stratégies de valorisation du rôle de genre des pères : ainsi, quand la garde alternée est acquise, on retrouve « une opposition du quotidien, de l’ordinaire, qui est du côté de la mère, avec l’extraordinaire, du côté du père », m’explique Aurélie Fillod-Chabaud. Le masculin se retrouve valorisé par les dépenses somptuaires (sorties, vacances, cadeaux) assurées par le père, quand la mère assume les démarches du quotidien.
Une réaction ordinaire
30La réaction masculiniste, dans ses diverses formes d’expression (des incels aux groupes de pères séparés), véhicule un discours et une rhétorique somme toute ordinaires chez des hommes qui ont du mal à reconnaître leurs privilèges de genre. Ce type de discours peut facilement se retrouver chez des hommes qui ne tiennent pas de propos aussi extrêmes que ceux des masculinistes et dans les écrits d’hommes qui se considèrent comme proféministes.
31Pierre Bourdieu, dans une note de La Domination masculine, tient par exemple le discours de l’universalisme (mâle), opposé au particularisme du féminisme : « Revendiquer le monopole d’un objet quel qu’il soit (fût-ce par un simple usage du “nous” qui a cours dans certains écrits féministes), au nom du privilège cognitif qu’est censé assurer le seul fait d’être à la fois sujet et objet et, plus précisément, d’avoir éprouvé en première personne la forme singulière de l’humaine condition qu’il s’agit d’analyser scientifiquement, c’est importer dans le champ scientifique la défense politique des particularismes qui autorise le soupçon a priori, et mettre en question l’universalisme qui, à travers notamment le droit d’accès à tous les objets, est un des fondements de la République des sciences [12]. » Bourdieu symétrise les points de vue, comme si les femmes n’avaient pas de fait un avantage épistémique à vivre une situation d’oppression que les hommes ne peuvent par principe pas éprouver.
32Cette mise à distance des féministes chez les hommes qui parlent des rapports femmes-hommes s’illustre de manière – littéralement, ironiquement – magistrale chez Alain Badiou. Celui-ci, dans une conférence donnée à l’École normale supérieure de la rue d’Ulm en mai 2013 sur « La féminité » – ce titre signale déjà une conception différentialiste des sexes – « réussit » à ne citer aucune femme et à se faire le porte-parole de la souffrance des jeunes garçons, les « fils », selon lui en perte de repères.
33Alain Badiou croit déceler chez eux une angoisse de la stagnation : « Et si les fils sont pour toujours immatures, les filles, elles, sont devenues pour toujours matures. Il ne faut donner de cela qu’un seul exemple : la réussite scolaire. S’est creusé sur ce point, […] en faveur des filles, un véritable abîme et spécialement dans les milieux populaires. » La thèse selon laquelle les garçons subiraient une discrimination sexiste à l’école est typiquement masculiniste. La féminisation des professions dans les sociétés modernes lui semble être le signe de la victoire de l’individualisme. Il fait jouer le « féminisme bourgeois » contre la lutte anticapitaliste : « La revendication du féminisme bourgeois et dominateur, appelons-le comme ça […], c’est de livrer le monde tel qu’il est à la puissance des femmes. […] Ce féminisme exige que les femmes soient juges, générales d’armée, banquières, P.-D.G., ministres et présidentes, sans qu’on ait pu observer, à ce jour, la moindre amélioration, bien au contraire, de l’ensemble de l’exercice de ces fonctions au regard des populations en général. »
34La femme est ici essentialisée et Badiou, en position de surplomb, nous donne la clé qui dévoile (enfin !) la vérité de l’oppression : « Je voudrais essayer de dire en quelques mots quel est le vrai mécanisme sexué de l’oppression capitaliste moderne. Il y a un mécanisme sexué de l’oppression capitaliste moderne qui n’est pas, n’est plus du tout, le mécanisme de la tradition, comme quelquefois le féminisme attardé s’imagine qu’il est. » La réaction masculiniste de Badiou est limpide, guidée en réalité par le fantasme de la disparition du mâle : « On pourrait prévoir peut-être tout simplement la disparition du sexe masculin. » À cause des femmes : « Au fond, le monde pourrait très bien devenir un troupeau d’adolescents stupides dirigés par des femmes carriéristes et habiles. » Les femmes d’aujourd’hui ne pensent pas, d’après Badiou.
35Le masculinisme dépasse les clivages politiques gauche-droite. Selon Alain Badiou, Jordan Peterson ou encore des auteurs critiques du libéralisme-libertaire tels Michel Clouscard ou Jean-Claude Michéa, les femmes serviraient en fait les intérêts du capitalisme. Mieux : ce sont elles qui auraient le pouvoir car le capitalisme aurait besoin du féminisme consommateur. Masculinisme si ordinaire des hommes, qui s’étend jusqu’aux groupes anarchistes, ainsi qu’a pu le constater Francis Dupuis-Déri : « Les célèbres philosophes anticapitalistes préfèrent critiquer les féministes et les femmes plutôt que de dénoncer le sexisme dans leur propre mouvement [13]. » La réaction masculiniste comme discours de crise nécessite donc une critique véritablement féministe afin de ne pas reproduire une analyse androcentrée.
La critique, non la crise
36La récurrence dans l’histoire du discours de la « crise de la masculinité » – déjà présent dans la Rome antique – interroge plus largement sur ce qu’il empêche de voir. Il y a « crise » lorsqu’il y a une déviation par rapport à une norme, à un état normal des choses. Dans le cas présent, la mention d’une « crise » présuppose une identité immuable de la masculinité. L’hypothèse que soulève Mélanie Gourarier dans Alpha Mâle est justement celle du « caractère “normal” de la crise dans la construction du masculin ». Dès lors, « il ne s’agit plus de comprendre la profusion des inquiétudes suscitées par la masculinité comme la marque de son affaiblissement, mais de la penser comme l’outil de son affermissement [14] ». Par conséquent, la rhétorique réactionnaire est le mode d’être « normal » du masculinisme, qui travaille à préserver l’ordre du genre. Comme on l’a vu plus haut, Albert O. Hirschman a étudié les trois types de thèses réactionnaires : celle de l’effet pervers, celle de l’inanité et enfin celle de la mise en péril. Cette dernière, en particulier, est avancée par les masculinistes afin de disqualifier les réformes voulues par les féministes. Celles-ci, en voulant aller trop loin, menaceraient l’égalité déjà acquise. En réalité, ce qui fait peur aux masculinistes, ce sont plutôt les conséquences de l’égalité hommes-femmes sur leurs propres privilèges.
37« Ce qui est paradoxal, souligne Francis Dupuis-Déri, c’est que l’on n’entend presque jamais parler de crise de la féminité, alors que l’on pourrait imaginer que ce sont les femmes qui sont accablées par une crise de la féminité dans nos sociétés républicaines ou libérales où elles entendent depuis cent cinquante ans que c’est l’égalité pour tout le monde, bien que cette égalité ne soit jamais atteinte, après tant de générations de femmes ayant lutté et trimé si dur. » Le discours de la « crise de la masculinité » efface en réalité la critique nécessaire des privilèges associés à la classe de sexe appelée « homme », c’est-à-dire la critique du patriarcat. Si le sexisme ou la misogynie décrivent des comportements individuels, le patriarcat « dit un ensemble, un système social où les hommes sont dominants », m’indique Christine Delphy. Le discours masculiniste est précisément un discours de la déresponsabilisation. L’enjeu du féminisme et de la réaction masculiniste est essentiellement politique. On peut faire une distinction, avec Hannah Arendt, entre la « culpabilité individuelle », qui singularise les actes sexistes et misogynes que les masculinistes veulent relativiser, et la « responsabilité collective », qui renvoie à des potentialités inscrites en chaque homme. Selon Arendt, « deux conditions doivent être présentes pour qu’il y ait responsabilité collective : je dois être tenu pour responsable de quelque chose que je n’ai pas fait et la raison expliquant ma responsabilité doit être ma participation à un groupe (un collectif) qu’aucun acte volontaire de ma part ne peut dissoudre [15] ». La résistance au patriarcat, du côté des hommes engagés, pourrait alors consister, premièrement, à prendre en compte les critiques féministes du patriarcat, afin de se les appliquer ensuite à soi-même, de rendre des comptes, de questionner ses propres mécanismes de défense de ses privilèges et puis de participer aux luttes féministes sous le contrôle des femmes.
38La critique du masculinisme dépasse en dernière instance les questions de sexe et de sexualité, donc la simple réaction au féminisme. Mélanie Gourarier me fait remarquer que « la masculinité est un attribut qui permet de se positionner socialement, et cela produit donc des hiérarchies entre hommes aussi ». Le masculinisme se comprend alors « dans un contexte plus global de hiérarchie sociale, de race et de classe ». Des travaux récents, tels ceux de Mara Viveros Vigoya [16], mêlent ces différentes intersections dans l’analyse de la construction des masculinités, et notamment d’une « masculinité hégémonique ». Ce concept, issu des travaux de la sociologue Raewyn Connell, permet d’analyser plus finement les dynamiques intragenre qui se jouent chez les hommes eux-mêmes : « La masculinité hégémonique est une métonymie du pouvoir, analyse Mélanie Gourarier. C’est un cas typique de reproduction de l’ordre social. La masculinité hégémonique est une forme de masculinité que l’on ne peut pas définir, parce qu’elle suit le mouvement de l’histoire. »
39Pour aller plus loin, on peut dire que le masculinisme est une métonymie de tous les schémas dualistes qui qualifient nos formes de vie relationnelles : le schéma homme/femme, individu/société, domestiqué/sauvage, puisque le patriarcat vise à contrôler et à domestiquer le corps des femmes. Une critique du discours de la « crise de la masculinité » ne va pas sans réinterroger les présupposés idéologiques de cette rhétorique, fruits de pratiques quotidiennes d’oppression. Il n’y a pas de « guerre des sexes », comme le veulent les masculinistes, mais un rapport au monde et aux êtres qui se joue sur le mode de l’appropriation et qui bénéficie globalement à la catégorie « homme » – et l’on peut ajouter « blanc ». Ce n’est pas l’homme qui est en crise mais, comme le dit Baptiste Morizot dans sa postface au livre de Ghassan Hage Le Loup et le Musulman, ce sont « nos modes de relations [qui] sont en crise [17] ». Le féminisme représente une critique des manières masculines d’entrer en relation, ce que le mouvement MeToo aura permis de mettre au jour.
Notes
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[1]
K. J. M. Baker, « The angry underground world of failed pickup artists », Jezebel.com, 5 février 2012.
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[2]
C. Delphy, L’Ennemi principal. Tome I : Économie politique du patriarcat, Syllepse, Paris, 1998, p. 227.
-
[3]
M. Gourarier, Alpha Mâle, Seuil, Paris, 2017, p. 120.
-
[4]
Ibid., p. 114.
-
[5]
Ibid., p. 166.
-
[6]
H. Fluss, « Jordan Peterson’s bullshit », jacobinmag.com, 2 juin 2018.
-
[7]
J. Legault, « Jordan Peterson, masculinity and the alt-right », Medium.com, 26 février 2018.
-
[8]
L. Gonçalves, « Psychologist Jordan Peterson says lobsters help to explain why human hierarchies exist – do they ? », TheConversation.com, 25 janvier 2018.
-
[9]
A. Romano, « How the alt-right’s sexism lures men into white supremacy », Vox.com, 26 avril 2018.
-
[10]
M. Jaspard et al., Les Violences envers les femmes en France. Une enquête nationale, Paris, La Documentation française, « Droits des femmes », 2003.
-
[11]
L. Thiers-Vidal, De « L’Ennemi Principal » aux principaux ennemis, L’Harmattan, Paris, 2010.
-
[12]
P. Bourdieu, La Domination masculine, Seuil, « Points », Paris, 1998, p. 155.
-
[13]
F. Dupuis-Déri, La Crise de la masculinité. Autopsie d’un mythe tenace, Les Éditions du Remue-Ménage, Montréal, 2018, p. 214.
-
[14]
M. Gourarier, Alpha Mâle, op. cit., p. 22.
-
[15]
H. Arendt, « La responsabilité collective », in Responsabilité et Jugement, Payot, Paris, 2009, p. 201.
-
[16]
M. Viveros Vogoya, Les Couleurs de la masculinité, La Découverte, Paris, 2018.
-
[17]
G. Hage, Le Loup et le Musulman, Éditions Wildproject, Marseille, 2017, p. 128.