Un journal de référence baptisé du nom du parti de Robespierre, des revues en pagaille, une génération de « Jeunes Turcs » qui pense autant la stratégie électorale que la théorie du capital… Les États-Unis de Donald Trump sont aussi ceux d’une reconfiguration de la gauche intellectuelle, soucieuse de s’émanciper aussi bien de la sidération mortifère produite par le magnat de l’immobilier que des impasses d’un Parti démocrate qui n’a pas su empêcher son élection. Lancée par Occupy Wall Street, cristallisée par le moment Sanders, la réappropriation de la lutte des classes transforme la pensée radicale américaine, longtemps monopolisée par le poststructuralisme et les « identity politics ».
1Adam Ozimek est inquiet : « Je crains que le socialisme soit en train de redevenir cool, a récemment confié l’économiste de l’agence de notation Moody’s. On le voit partout : sur les réseaux sociaux, où les gens se vantent d’avoir rejoint les Democratic Socialists of America, comme dans la popularité du magazine Jacobin. » Sans prendre les cauchemars des libéraux pour la réalité, il faut reconnaître qu’il se passe quelque chose outre-Atlantique : un journal baptisé d’après le parti de Robespierre, des groupes de lecture sur « l’histoire et l’avenir des grèves générales » qui font salle comble, des nouvelles sections d’une organisation explicitement « socialiste » qui bourgeonnent toutes les semaines…
2Sidéré par le spectacle d’un magnat de la téléréalité ultralibéral et nationaliste aussi bouffon dans ses tweets que dangereux par ses actes, on pourrait aisément passer à côté du phénomène qui en est pourtant l’antidote le plus prometteur : la renaissance depuis dix ans d’une gauche intellectuelle protéiforme. Face à la présidence cataclysmique de Trump, ses représentants gardent leur sang-froid et mènent la bataille idéologique contre la droite ethno- nationaliste au pouvoir, mais aussi contre le centrisme du Parti démocrate, afin d’empêcher ce dernier de prétendre incarner à peu de frais la « résistance » à Donald Trump.
3La scène radicale américaine n’avait pas connu une telle ébullition depuis la « Nouvelle gauche » (New Left) des années 1960. Les jeunes Américains se mobilisaient alors pour les droits civiques des Noirs, contre la guerre au Vietnam ou pour l’émancipation des femmes. Après quarante ans de rouleau compresseur, la crise de 2008 a rouvert un cycle de mouvements sociaux : Occupy et Black Lives Matter, mais aussi Fight for 15, en lutte pour l’augmentation du salaire minimum, la campagne BDS en solidarité avec la Palestine ou encore la protestation de Standing Rock contre le pipeline Dakota Access. Accompagnant ces luttes, les intellectuels engagés et les publications de combat sont de retour, plaçant la critique radicale du néolibéralisme au centre des débats politiques. Le succès inattendu de Bernie Sanders aidant, les plus audibles d’entre eux se disent ouvertement « socialistes », mais dans le sens révolutionnaire du terme.
Du marxiste hipster à l’entrepreneur socialiste
4« À la grande déception de mes amis qui préféreraient lire ma fiction – et de mon agent qui préfèrerait la vendre –, il semblerait que je sois devenu un intellectuel public marxiste », s’excuse presque l’écrivain à succès new-yorkais Benjamin Kunkel dans son dernier livre. La transformation de ce diplômé de Harvard et Columbia en « hipster marxiste » en dit long sur la politisation générale de l’atmosphère. Le prodige de la littérature s’était fait un nom en 2005 grâce à son best-seller Indecision, où il racontait l’itinéraire d’un trentenaire new-yorkais pathologiquement indécis, personnification de la nouvelle génération de trentenaires urbains « adulescents »… Près de dix ans plus tard, son second livre, Utopia or Bust, a Guide to the Present Crisis (Utopie ou faillite, un guide pour la crise actuelle), publié chez l’éditeur de gauche Verso, rassemble une série d’essais introduisant la pensée de marxistes contemporains comme Fredric Jameson et David Harvey. On est loin des névroses d’un enfant gâté de l’Amérique…
5La même inflexion politique est visible dans N + 1. La revue littéraire que Kunkel a cofondée en 2004 est sortie transformée de la tempête financière. S’improvisant « économistes autodidactes », les auteurs appelaient dans le numéro d’automne 2009 à une « sortie de la crise par un marxisme rouge et vert ». Si la crise a « mis fin à la fin de l’histoire », Occupy représente « le premier espoir politique sérieux – quoique fragile – depuis le début de notre vie adulte », peut-on lire dans le numéro de l’hiver 2012. Et lorsque les premières tentes s’installent dans Zuccotti Park, N + 1 lance la gazette Occupy !, écrite par et pour les militants. Dans un registre plus confidentiel et théorique, Viewpoint Magazine est un pur produit d’Occupy. Créé en octobre 2011 par deux étudiants pour « penser leur intervention dans le mouvement », ce « collectif de recherche militant » pointu a repris le flambeau de la New Left Review des années 1960 comme passeur des traditions intellectuelles européennes. Ses deux piliers théoriques sont en effet l’opéraïsme italien et Althusser, soit « un marxisme critique tel que le pratiquent ou l’on pratiqué des penseurs comme Étienne Balibar et Nicos Poulantzas », nous précise le cofondateur Salar Mohandesi, trente ans, doctorant en histoire à l’université de Pennsylvanie. Viewpoint s’emploie également à la redécouverte des productions intellectuelles autochtones, notamment les théories révolutionnaires innovantes de la « race », comme celles de Harry Haywood, un dirigeant du Parti communiste américain, très actif dans les années 1930. La porte d’entrée de Salar Mohandesi dans la théorie ? « Adolescent, je m’intéressais à la contre-culture musicale, c’est comme ça que j’ai commencé à lire sur le contexte politique des années 1960 et que j’ai découvert la pensée des Black Panthers. »
6La contre-culture punk a également joué un rôle de passerelle pour Sarah Leonard, journaliste de vingt-neuf ans, spécialiste de féminisme marxiste et figure de la scène en ébullition de la gauche intellectuelle américaine. « J’ai grandi dans une famille démocrate modérée, nous explique-t-elle, mais j’écoutais les Dead Kennedys toute la journée, c’est peut-être de là que venait mon imaginaire plus radical… » Déjà frustrée par l’incapacité du Parti démocrate à s’opposer aux guerres de Bush, elle a été définitivement « désillusionnée » à partir de 2009 par la complaisance d’Obama envers la finance. Elle était alors étudiante à Columbia en histoire américaine, « une manière de comprendre la politique sans le bullshit de la science politique… », plaisante-t-elle. « La gauche politique étant inexistante à l’époque, écrire dans une revue radicale était le meilleur moyen d’avoir une activité militante et de se faire une éducation politique. » Après un stage, elle fut embauchée à Dissent, et a contribué depuis à donner un deuxième souffle au magazine moribond fondé en 1954 par des intellectuels comme Irvin Howe, Norman Mailer et Meyer Schapiro.
7Lorsque le spectacle de l’impunité des banques couplé à celui de millions d’Américains perdant leur maison a débouché en 2011 sur Occupy Wall Street, Sarah Leonard était au rendez-vous, participant à la gazette Occupy ! de N + 1 et discutant sans relâche des objectifs du mouvement naissant avec les autres membres du « groupe d’affinité auteurs et artistes » réunis à Zuccotti Park. « Occupy nous a donné le sentiment que nos objectifs socialistes sur lesquels on écrivait depuis des années pourraient bien se réaliser un jour », se souvient-elle. En 2016, elle a codirigé un ouvrage intitulé The Future We Want. Radical Ideas for the New Century (L’Avenir que nous voulons. Des idées radicales pour le siècle).
8Son coauteur s’appelle Bhaskar Sunkara. Nommé par le site Vox « meilleur entrepreneur du socialisme », le fondateur de Jacobin est devenu une célébrité au-delà de son milieu, notamment depuis que le New York Times lui a consacré un long portrait en 2013. Comme tous les enfants de son âge, ce fils de parents immigrés de Trinidad et Tobago a lu 1984 et La Ferme des animaux au collège. Plus inhabituel, il ne s’est pas arrêté là : Orwell l’a conduit à s’intéresser à la guerre civile espagnole, au POUM et à Trotski, avant de dévorer la New Left Review, Lénine et Marx durant ses années de lycée. À dix-huit ans, il s’est impliqué dans le mouvement contre la guerre en Irak et a rejoint les Democratic Socialists of America (DSA), dont il a animé le blog avant d’en devenir un des vice-présidents. En 2011, durant ses études de relations internationales à l’université George Washington, Sunkara a lancé Jacobin – un trimestriel explicitement « socialiste », dont le titre se réfère à la fois à la Révolution française et aux Jacobins noirs, le livre sur la révolution haïtienne de C.L.R. James.
New Old Left
9« Avant que Sanders n’arrive et ne crée un créneau réel pour ces idées, Jacobin a investi l’espace politique qui n’existait plus à gauche de la social-démocratie », analyse Sebastian Budgen, éditeur chez Verso. Ni organe d’un parti politique ni revue théorique, Jacobin utilise la théorie marxiste de manière pragmatique pour analyser les effets destructeurs du capitalisme, démontrer les limites des approches libérales « progressistes » se bornant à tempérer les « excès » du système, et défendre des « réformes non réformistes » d’inspiration socialiste. Avec un double objectif : réaffirmer auprès d’une gauche radicale américaine formée aux cultural studies le primat d’une analyse matérialiste de classe et faire entrer les idées radicales dans le mainstream de la politique américaine.
10« Vendre » le socialisme au grand public passe notamment par une attention particulière au design – le graphiste Remeike Forbes a été le premier salarié du journal – et par le bannissement de tout jargon marxiste, servant trop souvent de « béquille pour les raisonnements peu maîtrisés », ainsi que l’écrit Bhaskar Sunkara dans la New Left Review. Pas la peine, donc, d’avoir des connaissances marxistes pour le lire : « The Economist n’exige pas de ses lecteurs qu’ils aient lu La Richesse des nations pour comprendre ses articles », aime-t-il à dire. Les premières années, afin de se faire un nom au delà du « ghetto » gauchiste, Sunkara a provoqué des controverses avec les éditorialistes libéraux en réagissant à des articles de Vox, Politico, The Nation, The New York Times ou en y publiant des tribunes. Jacobin peut se vanter d’attirer des signatures célèbres variées, allant du philosophe marxiste slovène Slavoj Žižek à la légende du basket-ball Kareem Abdul-Jabbar, auteur d’un papier sur l’exploitation des athlètes universitaires. Quant aux rares articles culturels, ils se concentrent sur la culture populaire en privilégiant toujours un angle politique, tel celui de Connor Kilpatrick sur les parallèles possibles entre le film Man of Steel (le dernier Superman) et l’histoire du Front populaire. En termes de références intellectuelles, Jacobin prend soin de ne pas se laisser enfermer dans une étiquette en accueillant des contributeurs – enseignants, étudiants, militants – de tous les âges issus de traditions hétéroclites, allant des post-maoïstes et post-trotskistes à l’aile gauche de la social-démocratie.
11Devenu depuis cinq ans la principale voix médiatique de la gauche radicale américaine, Jacobin revendique aujourd’hui quarante mille abonnés payants et des groupes de lecture dans quatre-vingts villes. Son site web est désormais une machine bien rodée qui publie plusieurs articles en accès libre par jour et reçoit plus d’un million de visiteurs par mois, ce qui en fait le journal radical le plus populaire de l’histoire des États-Unis. C’est aussi l’un des rares à être bénéficiaire. Il compte une dizaine d’employés, payés entre trente-cinq mille et quarante mille dollars par an, qui se sont d’ailleurs syndiqués fin 2016. « Sunkara n’est pas issu de la vieille gauche radicale, il n’a donc pas intégré les codes de la défaite, du manque d’argent et des petites réunions sans enjeu », s’amuse Sebastian Budgen. De fait, Jacobin est aussi décomplexé dans son ambition commerciale que dans sa foi marxiste, n’hésitant pas à mimer le langage des offres promotionnelles les plus vulgaires pour appâter le client : « Le 14 juillet est le meilleur jour pour convertir un ami en Jacobin. Aujourd’hui l’abonnement est à seulement 17,89 $. T’as pigé ? 1789 ! Beaucoup plus avantageux que notre deal d’Octobre à 19,17 $. »
12Parmi les penseurs chers à Sunkara : Michael Harrington, le fondateur des DSA, est apprécié « en tant que vulgarisateur de la pensée marxiste » ; le philosophe britannique Ralph Miliband représente « un juste milieu entre le léninisme et la social-démocratie » ; l’éphémère eurocommunisme, courant critique de l’URSS né à la fin des années 1970 des réflexions des partis communistes français et italien sur la manière de sortir d’un capitalisme en crise sans rien lâcher de l’exigence démocratique, est « riche d’enseignements sur la construction d’un parti d’opposition de masse »… Sunkara aime aussi se revendiquer du « no bullshit marxism », l’autre nom donné au marxisme analytique. Peu connu en France, ce courant anglo-saxon des années 1980 tente de tirer du corpus de Marx des théories sociales scientifiquement vérifiables. Parmi ses représentants, le sociologue Erik Olin Wright a par exemple travaillé à refonder une théorie des classes sociales capable de saisir les changements qui ont affecté les structures sociales des pays industrialisés.
13Si la plupart des nouveaux intellectuels publics sont diplômés, doctorants ou enseignants, le foyer de cette renaissance intellectuelle s’avère davantage journalistique qu’universitaire : Jacobin, N + 1, Viewpoint magazine, mais aussi The New Inquiry, Current Affairs, The Point, The Los Angeles Review of Books, The Brooklyn Rail, ROAR, Endnotes… De très nombreuses publications voient le jour depuis une dizaine d’années, s’ajoutant aux titres plus anciens tels Dissent, Labor Notes, The Nation, Baffler, Mother Jones ou encore In These Times, eux-mêmes revitalisés et parfois radicalisés par les nouveaux venus. Les mêmes signatures circulent en effet d’une publication à l’autre. Ainsi Sarah Leonard, qui a commencé chez Dissent, titre proche des DSA, contribuait aussi à Jacobin et à The New Inquiry, site politique fondé en 2009, avant d’être embauchée en 2014 dans le grand journal de centre gauche The Nation. Des articles de Viewpoint Magazine sont parfois repris par Jacobin, qui accueille aussi des papiers de Kim Moody, cofondateur de Labor Notes, magazine syndical fondé en 1974. Sunkara a écrit pour In These Times, vieux journal du mouvement ouvrier basé à Chicago, et pour Dissent, même si l’appui de ce dernier à la guerre en Afghanistan lui vaut d’être catalogué « cruise missile left » (« gauche missile de croisière ») dans les colonnes de Jacobin, qui a par ailleurs lancé, chez Verso, une collection ayant notamment publié Utopia or Bust de Kunkel… « Comme les revues ne sont pas liées à des organisations politiques, elles ne sont pas dans des logiques groupusculaires, observe Sebastian Budgen. Bien sûr il y a des polémiques, mais il y a une certaine générosité intellectuelle qu’on ne trouve pas en France. »
14Ces auteurs viennent combler un vide dans le paysage américain. Dans son ouvrage Les Derniers Intellectuels, paru en 1987, Russel Jacoby déplorait la disparition des intellectuels engagés écrivant des livres ou de longs articles pour des magazines tels que Atlantic Monthly et Harper’s à destination d’un large public. Aux Noam Chomsky, Murray Bookchin, Gore Vidal ou John Kenneth Galbraith avaient, selon lui, succédé des professeurs titulaires ultra-spécialisés qui multipliaient les papiers jargonnants dans des revues scientifiques destinées à une poignée de pairs, avec pour principal souci l’avancement de leur carrière. Comme les personnages d’Un tout petit monde du Britannique David Lodge, ils passaient plus de temps dans des avions entre deux colloques que dans des sit-in ou des manifestations.
15Le propos est quelque peu caricatural, puisqu’il existe bien des universitaires marqués à gauche aux États-Unis. Mais il est vrai que depuis les années 1960, l’engagement se situe principalement du côté des « identity politics », c’est-à-dire des politiques visant à défendre les intérêts ou à lutter contre la stigmatisation de certaines catégories minoritaires de la population. Nourris de French Theory, le corpus d’œuvres des philosophes français de l’après-structuralisme comme Foucault et Derrida, « ces chercheurs en cultural studies, études de genre et études postcoloniales, qui défendent les minorités raciales, sexuelles et religieuses, sont souvent très hostiles au socialisme et aux analyses de classe », dénonce Jonah Birch, doctorant en sociologie au Brooklyn College, contributeur régulier de Jacobin et membre d’ISO, la principale organisation trotskiste du pays. « Les mécanismes structurels d’oppression sont évacués. Edward Saïd a une influence terrible à Columbia par exemple. Tout ce que les étudiants retiennent de son ouvrage L’Orientalisme c’est que la violence impérialiste est avant tout une question de discours, de symboles, de représentations… »
16Quant aux chercheurs universitaires se revendiquant du marxisme, leurs travaux s’avèrent souvent abstraits et déconnectés des luttes. À l’encontre des intellectuels organiques des organisations ouvrières ou des partis communistes du début du xxe siècle, ils ne s’occupent ni de stratégie, ni de l’« analyse concrète de la situation concrète », pour reprendre les termes de Lénine. Ils ne se spécialisent d’ailleurs pas dans les sciences empiriques comme l’histoire ou la sociologie mais plutôt dans la littérature, la psychanalyse ou la philosophie. « Alors que les classes moyennes sont présentes dans les universités françaises depuis les années 1960, elles n’ont pas accès aux universités américaines les plus prestigieuses, rappelle Razmig Keucheyan, sociologue et auteur de Hémisphère gauche, ce qui explique en partie qu’y ait prospéré un marxisme revisité par la French Theory, très ésotérique, épistémologique, esthétique, comme par exemple celui qu’applique Fredric Jameson, professeur à Duke, au texte littéraire. »
Université précarisée, intellectuels libérés ?
17Si la gauche « de campus » reste encore aujourd’hui largement sous l’emprise du « tournant culturel » poststructuraliste, le contexte a toutefois changé depuis l’ouvrage de référence de Jacoby. D’abord, l’Université n’est plus un refuge professionnel. Comme disait Irvin Howe, « quand les intellectuels ne peuvent rien faire d’autre, ils lancent un journal ». La phrase est encore plus vraie à l’âge d’Internet, qui abaisse les coûts minimums de création d’une revue en ligne. « 75 % des profs sont payés au cours, certains gagnent moins que des vigiles. Il y a même des doctorants qui dorment dans des abris pour SDF », explique Salar Mohandesi. Au lieu de se conformer aux protocoles « scientifiques » d’un milieu académique qui a peu de places à offrir, de plus en plus d’intellectuels précaires restent « libres » d’écrire des articles plus tranchants. Une liberté à relativiser, l’économie des revues n’étant guère plus stable que celle de l’Université. La plupart des auteurs gagnent leur vie autrement, souvent en tant que doctorants ou enseignants vacataires. Beaucoup des nouveaux titres fonctionnent en grande partie au bénévolat ou à la rémunération symbolique, ce qui pose avec acuité la question de leur viabilité. Et de fait, The New Inquiry se plaint de ce que ses jeunes plumes soient « braconnées » par des titres plus riches comme The Nation.
18Il n’empêche, ces nouvelles revues sont bien le produit d’une « conjoncture où il n’y a pas de garantie de réussite sociale pour les intellectuels, que ce soit à l’intérieur ou à l’extérieur de l’Université, explique Sebastian Budgen. Les étudiants précaires qui font des boulots de merde se radicalisent en réaction aux formes d’expression dominante de la gauche libérale. Comme dirait Bourdieu, ce sont les dominés des dominants, donc ils radicalisent leurs positions par rapport aux dominants dominants ».
19Deuxième évolution sensible depuis la parution du livre de Jacoby, écrit dans le calme « post-idéologique » du capitalisme triomphant : le quasi-effondrement en 2008 du système bancaire, censé « s’autoréguler » pour le plus grand bonheur de tous, a suscité un regain d’engouement envers les grandes questions structurelles d’économie politique, qui volent la vedette à la déconstruction des identités de genre et autres microdispositifs du biopouvoir. Les travaux de Piketty sur les inégalités imprègnent le mouvement Occupy, dont le slogan « Nous sommes les 99 % » a marqué une rupture avec la logique minoritaire des identity politics. Dette : 5 000 ans d’histoire de l’anthropologue anarchiste David Graeber a fait un carton éditorial en 2011, inspirant à Occupy une campagne de « grève de la dette » et l’organisation d’un « jubilé tournant » consistant à collecter des dons en vue de racheter et d’annuler aussitôt des titres de dette bradés sur les marchés secondaires. Par l’entremise de Joseph Stiglitz et Paul Krugman, devenus économistes superstars, on a aussi redécouvert les thèses de John Maynard Keynes, notamment sur l’instabilité intrinsèque des marchés financiers. Marx a fait également un retour remarqué, par l’intermédiaire d’ouvrages comme Pour lire le capital du géographe David Harvey ou Economics of Global Turbulence de l’historien Robert Brenner.
20Les revues anticapitalistes trouvent leur lectorat plus particulièrement auprès d’une jeune génération aux perspectives bouchées. « On nous avait dit que dans l’économie de la connaissance une bonne éducation supérieure donnait accès à un bon travail. En fin de compte, il y a peu de travail et on prend les boulots misérables qu’on peut pour rembourser les requins de la dette. Il n’y a pas besoin d’aller à la fac pour savoir qu’on se fait avoir », écrit Sarah Leonard dans L’Avenir que nous voulons. Dès lors, comment s’étonner que la jeunesse désire rompre avec le néolibéralisme austéritaire et sécuritaire des trente dernières années ? D’après un sondage de Harvard publié l’année dernière et qui a fait grand bruit, 51 % des 18-29 ans disent rejeter le capitalisme et 33 % vont jusqu’à soutenir le « socialisme ». Si la plupart n’ont probablement pas en tête une définition précise de l’un ou de l’autre, et n’affirmeraient sans doute pas vouloir supprimer la propriété privée des moyens de production ni créer une société sans classes, il est clair que le terme « socialisme » n’est plus un stigmate pour la génération post-guerre froide, qui ne se sent pas responsable des crimes du stalinisme et associe davantage le socialisme aux États-providence européens. Indice inattendu de l’humeur politique de la jeunesse : même le magazine de mode pour adolescents Teen Vogue est sorti de son quiétisme politique, publiant des articles (vraiment) féministes et couvrant les protestations contre le pipeline de Dakota Access et le mouvement Black Lives Matter.
21Si Occupy est l’événement politique inaugural pour cette génération d’intellectuels ancrés à gauche, le mouvement lui-même ne se reconnaissait pas dans le label « socialiste ». Sa réflexion sur les « communs » et la démocratie directe ainsi que sa dimension préfigurative des formes de communautés alternatives a plutôt conduit à un renouvellement de la tradition anarchiste, notamment grâce à des chercheurs comme David Graeber, James C. Scott ou Marina Sitrin. « La gauche activiste américaine a longtemps été très influencée par une tradition anarchiste hostile aux partis, aux syndicats et à l’idée même de programme, c’était très visible lors des actions altermondialistes et écologistes dans les contre-sommets », explique Seth Ackerman, doctorant en histoire à Cornell et membre du comité éditorial de Jacobin, qui avait entrepris de pointer les limites de cette approche au moment d’Occupy. « Un vieil adage socialiste était “agiter, éduquer, organiser”. Occupy était un peu resté piégé dans agiter, agiter, agiter », résume Sunkara. « Aujourd’hui on peut dire que Jacobin a gagné ce débat : beaucoup de jeunes qui se sont politisés pendant Occupy ont constaté les limites de l’approche purement horizontaliste et se considèrent cinq ans plus tard comme socialistes », se félicite Seth Ackerman. « Comme des modes ringardes qui reviennent en vogue, les syndicats sont devenus rétro-cool chez les jeunes d’aujourd’hui », constate un article du Washington Post consacré à la décision des employés du site gawker.com de se syndiquer fin 2015. De fait, cette initiative semble avoir lancé une mode dans le secteur, très jeune, des médias en ligne, puisque les salariés des sites Fusion, Vice et The Huffington Post se sont à leur tour syndiqués au cours des mois suivants. « C’est fou, mais l’organisation syndicale passionne les foules, se réjouit Jonah Birch. Les conférences de la revue Labor Notes attirent des milliers de personnes. » Sarah Leonard le reconnaît volontiers : « On n’invente pas grand-chose quand on dit par exemple que l’on veut la démarchandisation de toutes les choses dont on a besoin – les usines, les banques, les ressources naturelles, la santé… C’est du marxisme de base que l’on essaie simplement de réactualiser en prenant en compte les courants écologistes, féministes et antiracistes qui se sont développés depuis Marx. »
22Les treize millions de voix obtenues par le démocrate « socialiste » Bernie Sanders, qui a rassemblé plus de suffrages de jeunes aux primaires que Trump et Clinton réunis, signent ainsi la réconciliation de la gauche radicale américaine avec la démarche plus institutionnelle et électorale de la « vieille gauche ». Une évolution comparable à celle qui a vu les Indignés espagnols appuyer le nouveau parti lancé par Pablo Iglesias, Podemos. Fort d’un programme orienté vers la reconstruction d’un État social fort, le sénateur du Vermont l’a emporté sur Clinton dans vingt-trois États. Un petit miracle si l’on considère qu’il y est arrivé sans grands donateurs. Jamais aux États-Unis une campagne marquée à gauche n’avait connu autant de succès que celle de l’ancien maire de Burlington, qui a remporté plus de voix, de délégués et de primaires que Jesse Jackson en 1988 et Ted Kennedy en 1980. Qu’un social-démocrate blanc de soixante-quatorze ans, actif dans le paysage politique depuis 1981, parvienne à coaliser autour de lui une jeunesse multiraciale politisée par Occupy a surpris tout le monde. Cependant, par-delà les divergences idéologiques ou tactiques, les revendications figurant au programme de Sanders répondaient assez adéquatement aux préoccupations exprimées par Occupy, aussi bien sur le fond des mesures économiques exigées que sur le discours, mettant en exergue les inégalités croissantes et les richesses captées par les 1 % et la « classe des milliardaires ».
23Aux yeux des militants révolutionnaires, la catégorie des « 99 % » demeure certes bien trop vaste pour constituer un bloc social politique pertinent. L’objectif du socialisme n’est pas seulement la redistribution de richesses et la défense de l’État social mais « l’extension radicale de la démocratie dans les domaines non seulement politiques mais aussi dans les lieux de production et de travail », affirme Sarah Leonard, qui a néanmoins activement soutenu Sanders. Cela souligne un autre trait saillant de cette scène intellectuelle rajeunie et dynamique : une attitude très pragmatique face à l’opportunité que représentait Sanders, alors même que sa « révolution politique » demeure loin de la sortie du capitalisme et s’apparente plutôt à l’aile gauche de la social-démocratie inspirée du New Deal de Roosevelt. « La gauche américaine est si petite qu’on ne peut pas se permettre d’être sectaires », résume Seth Ackerman. « Dans le contexte américain, citer le Danemark en exemple, comme l’a fait Sanders, est déjà très osé, signale Birch. Un État où la dépense publique peut dépasser les 50 % du PIB sans que ce soit pour des dépenses militaires, c’est perçu comme du bolchevisme ici ! »
24Salar Mohandesi, lui, a rejoint la campagne Sanders et fait du porte-à-porte à Philadelphie afin de « rencontrer les militants et électeurs potentiels et comprendre ce qu’ils voulaient, ce qu’ils entendaient vraiment par le terme “socialisme” », suivant ainsi la pratique opéraïste de l’« enquête ouvrière ». « On part du principe que les idées politiques viennent des luttes existantes, aussi imparfaites soient-elles. D’où l’importance de quitter son ordinateur et les réseaux sociaux pour passer du temps sur le terrain. Or on peut considérer que plus qu’une simple campagne électorale, le phénomène Sanders a été un mouvement de masse. Dès lors, on a voulu comprendre très concrètement comment il s’organisait, comment il était connecté aux luttes qui l’ont précédé : Occupy, Black Lives Matter, la lutte pour le salaire minimum à quinze dollars, la mobilisation des enseignants et infirmières, etc. » À l’inverse de Militant par exemple, l’organe du minuscule et sectaire Socialist Workers Party, qui s’est contenté de mépriser un programme jugé insuffisamment radical, la jeune génération anticapitaliste a considéré que Sanders avait le mérite de donner un visage et une identité à l’opposition de gauche au néolibéralisme, de légitimer le terme même de « socialisme », quitte à jouer sur l’ambivalence d’un mot à géométrie variable, et de susciter la curiosité sur ce que le « vrai » socialisme révolutionnaire peut offrir aussi bien en termes d’analyse de la situation que d’alternatives. De fait, Jacobin enregistrait plus de quatre cents abonnements par semaine pendant la campagne de Sanders.
Les identity politics en embûche
25Si le mouvement de masse autour de Sanders, en tant que produit d’Occupy, a ainsi permis de dépasser l’éternel débat entre horizontalistes et verticalistes, politique de la rue et politique électorale, la contre-attaque du camp Clinton a ravivé une autre vieille fracture encore à l’œuvre sur la scène intellectuelle de la gauche américaine : celle entre l’« universalisme » des approches marxistes et les identity politics de la gauche universitaire. « Si demain on régulait les activités des grandes banques […], est-ce que cela mettrait fin au racisme ? au sexisme ? aux discriminations contre les LGBT ? », avait lancé l’ex-secrétaire d’État dans un meeting en février 2016, s’improvisant pour l’occasion grande protectrice des minorités opprimées. « Aujourd’hui, les identity politics sont instrumentalisées par les libéraux pour conserver leur base électorale noire, tout en écartant toute revendication de classe. L’accent moraliste mis sur la micropolitique interindividuelle du quotidien, comme par exemple la dénonciation des Blancs qui portent des dreadlocks, contribue souvent à perdre de vue la lutte collective contre le racisme qui affecte les plus pauvres, estime Sala Mohandesi. À l’origine, les identity politics sont pourtant bien issues de la gauche radicale. Les membres du Combahee River Collective, une organisation féministe lesbienne noire radicale, ont sans doute été les premières à employer l’expression dans les années 1970. Il s’agissait de vraies socialistes constatant qu’elles subissaient à la fois le sexisme des nationalistes noirs et le racisme des féministes blanches. » L’importance de la lutte pour les droits civiques dans l’histoire américaine exige de la gauche américaine de rester en prise avec le combat pour l’égalité des Noirs. « Alors qu’en France, une partie de la gauche fait quasiment abstraction de la question raciale et se concentre uniquement sur la question sociale, ce serait impensable aux États-Unis », compare Sebastian Budgen. « La question qui fait débat au sein de la gauche américaine n’est pas de savoir s’il faut combattre le racisme, mais comment, confirme Jonah Birch. Les concepts de “privilège blanc” et de “racisme institutionnel” sont-ils pertinents ? Chacun doit-il se confronter à son racisme internalisé ? Faut-il appuyer la demande de réparations pour la traite des Noirs, telle que l’a formulée Black Lives Matter ? À Jacobin on a beaucoup travaillé sur l’articulation de la race et de la classe. »
26L’intrusion opportuniste des libéraux sur ce terrain vient donc brouiller un débat déjà compliqué à gauche. Dans les colonnes de Jacobin, des auteurs comme Keeanga-Yamahtta Taylor, auteure de From #BlackLivesMatter to Black Liberation, essaient de dédramatiser le débat et de déconstruire autant que possible la fausse antinomie entre antiracisme et anticapitalisme, partant du principe que défendre la classe ouvrière, implique de défendre les Noirs, les immigrés, les indigènes et les femmes, qui en constituent la grande majorité. Il ne s’agit pas de relativiser les luttes contre les discriminations mais de veiller à ce qu’elles ne profitent pas seulement à une petite élite subalterne, qui entonnera ensuite le refrain de la responsabilité individuelle. Jacobin a par exemple consacré plusieurs analyses à la « révolution indigène » à l’œuvre à Standing Rock : en effet, le projet d’oléoduc est aussi bien le produit de la logique « écocide » du capitalisme fossile que celui d’un système raciste et colonialiste qui le fait passer sous la source d’eau potable d’une réserve sioux plutôt que près de Bismark, une ville majoritairement blanche qui l’avait refusé pour des raisons de sécurité.
27Si le journal continue malgré tout d’être régulièrement traité de « Brocialist », un néologisme qui désigne les socialistes blancs méprisant les formes d’oppression « secondaires », l’effort intellectuel visant à introduire la dimension de classe dans les luttes a priori minoritaires a néanmoins porté ses fruits. Vision for Black Lives, le programme publié à l’été 2016 par The Movement for Black Lives, une coalition de cinquante organisations noires, est l’illustration la plus parlante de cette synthèse : « Nous rejetons les fausses solutions et croyons que nous pouvons obtenir une transformation complète du système qui place les profits au-dessus des gens et nous empêche de respirer », écrivent-elles, inscrivant les crimes policiers et l’incarcération de masse dans le contexte d’un système économique qui mène une guerre contre les communautés non blanches, premières victimes du chômage, du démantèlement des services publics et de la pollution. Résultat des courses : les Noirs de moins de trente ans, qui représentent la majorité des militants de Black Lives Matter, ont massivement voté pour Sanders.
Trump : piège et opportunité
28Si l’élan unitaire et radical de la campagne Sanders ne s’est pas essoufflé après sa défaite, l’arrivée au pouvoir de Donald Trump complique la tâche des intellectuels anticapitalistes, qui doivent désormais mener deux batailles simultanément : contre les offensives du président républicain et contre l’idéologie néolibérale du Parti démocrate, afin d’empêcher ce dernier de récupérer l’énergie contestataire déchaînée par le nouveau locataire de la Maison blanche.
29L’électrochoc provoqué par la victoire réputée impossible du milliardaire a en effet poussé de nombreux citoyens, jusqu’alors assez modérés, dans la rue, beaucoup pour la première fois de leur vie. C’est que la « stratégie du choc », telle que théorisée par Naomi Klein, ne fonctionne pas toujours comme prévu… « Il arrive que face à un traumatisme partagé ou à une menace commune, des communautés se rassemblent autour d’actions de défiance saines et matures », analyse l’essayiste canadienne dans son dernier livre No is not enough, citant en exemple les manifestations et les assemblées de quartier des Argentins désobéissant à l’ordre de couvre-feu pendant la crise de 2001 ou le refus des Espagnols de laisser Aznar instrumentaliser l’attentat de la gare d’Atocha, à Madrid, en 2004. Aux États-Unis, les premières semaines de la présidence Trump ont été marquées par une série de mobilisations : des marches pour les droits des femmes aux aéroports assiégés en réaction au « Muslim Ban », en passant par une grève des immigrés. Certes, les actions « single-issue » (ou monothématiques) sont souvent purement défensives et manquent de structuration politique. Le dégoût qu’inspire un Président qui traite les Mexicains de violeurs tout en se vantant d’attraper les femmes « par la chatte » ne conduit pas forcément à une critique profonde de son idéologie et encore moins à une réflexion constructive sur les alternatives. Mais c’est aussi à partir de ces affects politiques bruts que les jeunes anticapitalistes espèrent construire des mouvements de masse. Les marches des femmes, par exemple, n’auraient pas mobilisé quatre millions deux cent mille personnes dans le pays si elles n’avaient réuni que des militantes féministes de longue date.
30C’est précisément la tâche de cette nouvelle scène intellectuelle et des revues comme Jacobin, dont les abonnements ont doublé durant les quatre mois suivant l’élection, que d’investir les différentes mobilisations et d’y injecter la théorie critique du capitalisme à même de faire apparaître les liens entre elles. « Comment les 1 % conservent-ils leur fortune ? Par le racisme, la haine anti-immigrés, l’homophobie, la transphobie, le sexisme, le nationalisme – ils se débrouillent pour qu’on se batte entre nous pendant qu’ils accumulent leur richesse, et ils séparent nos différentes histoires pour qu’on ne voie jamais le tableau général », écrit dans Jacobin Keeanga-Yamahtta Taylor. Avoir en tête le « tableau général » est en effet le seul moyen de raccorder les actions existantes à un mouvement des travailleurs plus large et pérenne – jusqu’ici inexistant.
31Mais la résistance et la critique ne suffisent pas. L’enjeu pour la gauche est aussi de se positionner comme la principale alternative politique, devant l’establishment démocrate. « L’arrivée de Trump va probablement forcer la gauche à se concentrer sur la reconquête électorale. Or elle n’est pas assez forte aujourd’hui pour être indépendante et risque donc de se fondre dans le Parti démocrate. C’est ce qui s’est passé sous Bush : le mouvement antiguerre organisé par la gauche radicale a été absorbé par l’opposition démocrate, appréhende Seth Ackerman. En même temps, c’est le moment ou jamais : le Parti démocrate a rarement été aussi faible. Leur seul argument était “on peut battre Trump”, et même cela ils l’ont raté. » La stratégie du moindre mal centriste contre l’autoritarisme nationaliste et capitaliste ayant échoué, l’injonction faite aux radicaux de taire leurs critiques et de se rallier sagement au candidat « raisonnable » afin de « faire barrage au fascisme » sera en effet plus difficile à tenir la prochaine fois.
32Pour le moment, les Democratic Socialists of America, dont le nombre d’adhérents payants a triplé depuis l’élection présidentielle, sont l’un des foyers les plus actifs de cette offre socialiste. Née en 1973 d’une scission au sein du Parti socialiste américain, l’organisation « n’était plus qu’une coquille vide que Bhaskar Sunkara et ses camarades de Jacobin ont largement contribué à ressusciter », explique Sebastian Budgen. Même si Bernie Sanders n’y est pas affilié, les DSA ont recruté une bonne partie de ses anciens supporters, atteignant les vingt-cinq mille membres à l’été 2017, ce qui en fait de loin la plus grande organisation socialiste du pays. Sous l’influence de membres comme Sunkara, l’âge moyen y est tombé à trente ans et son centre de gravité politique s’est déplacé vers la gauche. Lors de la convention nationale à Chicago en août, les sept cents délégués élus ont en effet décidé, entre autres, de quitter l’Internationale socialiste afin de se distancer des partis néolibéraux comme le Parti socialiste français, d’appuyer la demande de réparations pour la traite des Noirs émanant de Black Lives Matter, de soutenir BDS (Boycott Désinvestissement Sanctions, en soutien aux Palestiniens) et de se battre en priorité pour l’instauration d’une assurance maladie publique universelle dans certains États comme la Californie ou New York. Une manière d’aller plus loin que la simple protestation contre l’abrogation de la réforme santé d’Obama et de tenter d’arracher au moins de petites victoires locales qui donnent du courage en attendant de pouvoir agir au niveau national.
Le Parti démocrate est-il réformable ?
33La grande question qui continue cependant de diviser les Democratic Socialists of America est de savoir si un mouvement socialiste peut, ou non, se développer à l’intérieur du Parti démocrate, comme Jeremy Corbyn l’a fait au sein du Labour britannique. Sanders rêve de l’imiter, mais il est à prévoir que son mouvement, Our Revolution, ait le plus grand mal à empêcher la droitisation d’un parti enclin à courtiser l’aile « modérée » des Républicains rebutés par l’hétérodoxie protectionniste et anti-immigration de Trump. Les gesticulations des Démocrates l’ont montré : leur « résistance » à Trump se limite à lui coller des diagnostics psychiatriques, à railler sa vulgarité, à le traiter de traître à la solde des Russes et à espérer que la CIA trouve un moyen de le démettre du pouvoir, tout en votant un budget militaire supérieur à celui qu’il avait demandé… Même après la défaite de Clinton, attribuée à Poutine, au sexisme, au FBI, à Jill Stein, bref à tout sauf à son propre programme, le parti a choisi l’ancien secrétaire au travail d’Obama, Tom Perez, comme nouveau leader, plutôt que Keith Ellison, soutenu par Sanders. « L’ex-maire de Newark, le démocrate Cory Booker, a accepté une donation de cent millions de dollars de la part de Zuckerberg, théoriquement pour améliorer le système scolaire, mais dont il s’est en réalité largement servi pour privatiser l’éducation dans sa ville. Et maintenant, il attaque la ministre de l’Éducation Betsy DeVos ; il n’est pas crédible ! », s’insurge Jonah Birch.
34Toutefois, selon Seth Ackerman, les obstacles juridiques au dépôt de candidatures mis en place entre 1890 à 1920 par les deux grands partis de manière à empêcher l’émergence de partis tiers rendent la viabilité d’un nouveau parti socialiste quasiment illusoire. L’éphémère Parti ouvrier, créé en 1996 par Tony Mazzocchi, vice-président d’un grand syndicat des travailleurs de l’énergie, l’a appris à ses dépens. C’est pourquoi, tout en reconnaissant l’impossibilité de transformer le Parti démocrate, Ackerman préconise une approche plus pragmatique : encourager l’émergence de candidatures ouvertement « socialistes », défendant un programme explicitement de gauche et financées en toute transparence par une organisation socialiste démocratique totalement indépendante du Parti démocrate, mais concourant aux primaires démocrates, à l’instar de Sanders. Une stratégie en miroir de celle employée par le Tea Party au sein du Parti républicain, stratégie qu’ont retenue les DSA. Toute perspective de changement à l’échelle fédérale étant bloquée au moins jusqu’aux législatives de l’année prochaine, l’organisation dirige ses efforts vers les élections locales, appuyant des candidats estampillés « socialistes » dans des primaires démocrates. Le succès est régulièrement au rendez-vous, comme à Philadelphie, où Larry Krasner, avocat défenseur des manifestants d’Occupy et de Black Lives Matter, a été élu procureur en mai dernier. À South Fulton, en Géorgie, l’activiste noir Khalid Kamau a été élu au conseil municipal.
35Jonah Birch reste toutefois sceptique : « Il n’y a rien de nouveau. On a toujours vu de vrais socialistes gagner quelques places dans les primaires démocrates, comme Chuck Turner à Boston ou Vito Marcantonio à East Harlem, mais ils servent d’alibi à un parti qui reste fondamentalement néolibéral. » Et de rappeler : « Aucune des tentatives passées de “réalignement” du Parti démocrate n’a jamais fonctionné. » De fait, ni le mouvement dit « populiste » dans les années 1890, ni les syndicats industriels du CIO (Congress of Industrial Organizations) en 1935, ni Harrington et les DSA dans les années 1970, ni la Rainbow Coalition de Jesse Jackson dans les années 1980 n’ont empêché le Parti démocrate de glisser vers la droite. « Malgré la popularité de Sanders, le fonctionnement du parti est tel qu’il n’avait pratiquement aucune chance d’être nominé », estime-t-il. S’il est, selon lui, contreproductif de se lancer dans des courses électorales tant que la gauche n’aura pas reconstruit un rapport de forces à travers des mouvements sociaux d’ampleur, il ne faut pas écarter la possibilité, à terme, de ressusciter un Parti socialiste qui reprendrait le flambeau de celui d’Eugene Debs. L’icône socialiste, leader de la grève de Pullman, qui s’était présenté cinq fois aux présidentielles, avait engrangé neuf cent mille voix et 6 % des suffrages en 1912 et en 1920. « La preuve que les États-Unis ne sont pas plus immunisés contre le socialisme qu’un autre pays », conclut Jonah Birch.
36Après un été durant lequel Donald Trump a tenté de renvoyer dos-à-dos l’alt-right, dont les théories racistes ont nourri le meurtre de Charlottesville, et une « alt-left » aussi fantasmée que violente, il devrait peut-être davantage se méfier de la véritable alternative à gauche dessinée par une nouvelle génération d’intellectuels engagés.