Couverture de CRIEU_007

Article de revue

Quand les ultra-riches se préparent au pire

Reportage chez les survivalistes de la Silicon Valley

Pages 4 à 21

Notes

  • [1]
    A. G. Martinez, Chaos Monkeys. Obscene Fortune and Random Failure in Silicon Valley, Harper Collins, New York, 2016.
  • [2]
    Mot valise construit sur bro (brother) et programmer, pour caractériser un certain machisme geek en vogue dans la Silicon Valley, une sorte de « programmeur à grosses burnes » [NdT].
  • [3]
    Economic Growth in the United States. A tale of two countries, décembre 2016, <http://equitablegrowth.org>
  • [4]
    Probable référence à un discours du président Obama (ou de Tom Daschle, sénateur démocrate, l’un de ses proches conseillers), après des attentats terroristes sur le sol américain [NdT].

Lorsqu’on pense aux « survivalistes » – ces hommes et ces femmes qui se préparent à la fin du monde –, viennent principalement à l’esprit des images d’Américains paranoïaques ou de sécessionnistes adeptes des armes à feu et vivant déjà aux marges de la société. Mais l’apparente déraison de ces « preppers » semble saisir depuis peu une tout autre catégorie de la population, celle des ultra-riches, issus de la Silicon Valley, de start-up new-yorkaises ou de hedge funds californiens. Censés afficher leur confiance en l’avenir (technologique) de l’homme et un rapport raisonnable à notre futur, ils commencent en réalité à stocker vivres et munitions, à acheter des terrains reculés et à se faire construire des bunkers de luxe. Ce qu’ils craignent est toutefois moins la fin du monde que la fin de leur monde : la grande revanche des « exclus » de la modernité américaine, les pauvres, les Noirs, les Latinos…

1Steve Huffman, trente-trois ans, cofondateur et président de Reddit, une société valorisée à six cents millions de dollars, est resté myope jusqu’en novembre 2015, date à laquelle il a décidé de se faire opérer. Non pour des raisons de confort ou par choix esthétique mais plutôt pour une motivation sur laquelle il reste en général assez discret : il espère que l’opération augmentera ses chances de survie en cas de catastrophe, que celle-ci soit provoquée par des causes naturelles ou humaines. « Si le monde s’écroule – et même pas forcément s’il s’écroule, mais en cas de danger –, obtenir des verres de contact ou des lunettes risque d’être vraiment chiant. Et, sans mes verres, je suis foutu. »

2Huffman habite San Francisco ; il a de grands yeux bleus, une épaisse chevelure blond vénitien et l’air curieux de tout. Il n’a pas tant l’obsession d’une menace particulière – un tremblement de terre sur la faille de San Andreas, une pandémie, une attaque à la bombe sale – que celle de l’après, cette période qu’il caractérise comme celle de « l’effondrement temporaire de notre gouvernement et de nos structures ». Il précise : « Je possède deux motos. J’ai un tas d’armes et de munitions. De la nourriture. Et je me dis qu’avec ça, je peux rester terré chez moi un bout de temps. »

3Quand on évoque le survivalisme, cette pratique qui consiste à se tenir prêt pour l’effondrement de la civilisation, on a toujours les mêmes images à l’esprit : l’homme des bois avec son chapeau en aluminium (censé protéger des ondes électriques, des télépathes ou des êtres maléfiques), le cinglé assis sur sa réserve de haricots ou le prophète de malheur. Mais au cours des dernières années, le survivalisme s’est développé dans des quartiers plus cossus en prenant racine dans la Silicon Valley et à New York parmi les cadres des nouvelles technologies les dirigeants de hedge funds, et d’autres qui appartiennent aux mêmes sphères socioéconomiques.

Prévoir le pire

4Au printemps 2016, tandis que la campagne présidentielle laissait apparaître des divisions de plus en plus délétères aux États-Unis, Antonio García Martínez, quarante ans, ancien chef de produit chez Facebook habitant San Francisco, a acheté vingt hectares de forêt sur une île au le nord-ouest de la côte Pacifique, où il a installé des générateurs, des panneaux solaires et stocké des milliers de cartouches. « Lorsqu’une société perd toute référence à un mythe fondateur sain, elle s’enfonce dans le chaos », m’explique-t-il. L’auteur des Singes du chaos[1], un témoignage au vitriol sur la Silicon Valley, désirait un refuge éloigné des villes mais pas complètement isolé. Selon lui, « tous ces types [de la Vallée] s’imaginent qu’un individu seul serait plus ou moins capable de résister à une horde de vagabonds, mais ce n’est pas possible. Non, il faudra constituer une sorte de milice. En réalité, le nombre de choses nécessaires pour survivre à l’apocalypse est inimaginable ». Dès qu’il a commencé à évoquer avec ses pairs de la Baie ses « petits projets insulaires », ils sont tous sortis du bois pour lui détailler leurs propres préparatifs : « Je pense que les gens qui sont particulièrement au fait des mécanismes sur lesquels fonctionne la société d’aujourd’hui sentent bien qu’en ce moment nous sommes tous sur la corde raide. »

5Dans des groupes privés sur Facebook, de riches survivalistes s’échangent des tuyaux concernant les masques, les bunkers et les lieux à l’abri des effets du changement climatique. L’un d’eux, directeur d’un fonds d’investissement, m’a raconté qu’il garde « en permanence un hélicoptère avec le plein » et qu’il posséde « un bunker enterré avec un système de filtration d’air ». Il m’a avoué que ses préparatifs doivent le ranger, parmi ses pairs, dans la catégorie des « extrémistes ». Mais il n’en ajoute pas moins : « Beaucoup de mes amis ont investi dans des armes, des motos et des pièces d’or. Ce n’est plus si rare. »

6Tim Chang, quarante-quatre ans, est le directeur général du Mayfield Fund, une société de capital-risque. « On est nombreux dans la Vallée. On se voit, on organise des dîners pour parler hacking financier et on discute des plans d’urgence échafaudés par tel ou tel. L’éventail est large, des stockeurs de bitcoins et de monnaies alternatives jusqu’à ceux qui réfléchissent à la manière d’obtenir un deuxième passeport en cas de besoin et à s’offrir une résidence secondaire à l’étranger pouvant servir de port d’attache en cas de crise. Pour être franc, en ce moment, j’accumule de la propriété foncière, afin de générer des revenus mais aussi de disposer d’endroits de repli. » Lui et sa femme, qui travaille dans les nouvelles technologies, gardent en permanence toute une batterie de valises prêtes pour leur départ avec leur fille de quatre ans. « J’ai toujours en tête un scénario catastrophe, du genre : “Oh, mon Dieu, c’est la guerre civile !” ou “Un tremblement de terre géant va éventrer la Californie, il faut qu’on soit prêts à partir sur-le-champ !” »

7Lorsqu’il a réfléchi à ses préparatifs, Marvin Liao, ex-cadre chez Yahoo et désormais actionnaire de 500 Startups, une société de capital-risque, en a déduit que ses réserves secrètes d’eau et de nourriture n’étaient pas suffisantes. « Et si quelqu’un débarquait et raflait tout ça ? » s’est-il demandé. Pour assurer la sécurité de sa femme et de sa fille, il n’a pas d’arme à feu : « Mais j’ai beaucoup d’autres armes. J’ai pris des cours de tir à l’arc. »

8Pour certains, tout ceci ne relève que du passe-temps de « brogrammer[2] », une sorte de SF pour de vrai, avec des tas d’équipements ; pour d’autres, comme Huffman, c’est un souci constant depuis des années : « Ça a commencé quand j’ai vu Deep Impact pour la première fois. » Ce film-catastrophe de 1998 raconte la chute d’une comète dans l’Atlantique et l’exode qui s’ensuit pour échapper au tsunami qu’elle a causé : « Tout le monde cherche à fuir mais se retrouve coincé dans les bouchons. Il se trouve qu’on a tourné pas mal de scènes près de mon lycée. À chaque fois que je passais sur cette portion de la route, je me disais qu’il fallait que j’aie une moto pour ne pas me faire baiser comme les autres. »

9Huffman a assisté régulièrement, tous les ans, au festival néohippie Burning Man, dans le désert du Nevada où les artistes se mêlent aux grands pontes. Il s’y est entiché de l’un des principes fondateurs de la manifestation, l’« autonomie radicale », qu’il entend en ces termes : « Toujours content de rendre service, mais ne jamais avoir à compter sur les autres. » Pour les survivalistes, ou les « préparateurs » [preppers], comme se baptisent certains, la FEMA, Federal Emergency Management Agency [Agence fédérale des situations d’urgence], ne signifie rien d’autre que « Foolishly Expecting Meaningful Aid », « Attente imbécile de premiers secours significatifs ». En cas de catastrophe, Huffman a prévu qu’il rechercherait d’abord une forme de communauté : « Se sentir entouré, c’est une bonne chose. Mais j’ai aussi un point de vue un brin mégalo, qui fait que je me considère comme un assez bon leader. J’aurai sans doute des responsabilités et, si les choses tournent mal, ça m’évitera de me retrouver en position d’esclave. »

10Au fil des ans, Huffman s’est de plus en plus intéressé aux grands équilibres de base de la politique américaine et au risque de dérapage à grande échelle, « une sorte d’effondrement institutionnel, où plus rien ne fonctionne, ce genre de truc » (les blogs de survivalistes appellent ce type de scénario un « W.R.O.L. », « Without rule of law », « Quand la loi n’a plus cours »). Huffman en est arrivé à penser que la vie contemporaine repose sur un fragile consensus : « À un certain niveau, croire que le pays fonctionne ne relève plus que d’une pure croyance collective, celle qui fait que notre monnaie a de la valeur, que l’alternance du pouvoir est pacifique – toutes ces choses qui nous sont chères fonctionnent parce que nous croyons qu’elles fonctionnent. Quoique je trouve ces choses plutôt résistantes, beaucoup de crises se sont produites récemment – et on va certainement encore en connaître pas mal. »

11En faisant de Reddit, site communautaire aux milliers de fils de discussion, l’un des sites les plus visités du monde, Huffman s’est convaincu que la technologie altère notre rapport aux autres pour le meilleur et pour le pire. Il a été le témoin de la manière dont les réseaux sociaux peuvent amplifier les angoisses de la population. « Pour les gens, c’est plus facile de paniquer quand ils sont plusieurs », dit-il, en notant qu’ « Internet facilite les rapprochements entre les individus » mais qu’il permet aussi d’alerter sur des risques émergents. Bien avant que la crise financière ne fasse la une des médias, des signes avant-coureurs avaient émergé sur Reddit : « On devinait quelques bruissements côté crédits immobiliers. Les gens s’inquiétaient de la dette étudiante. Des dettes en général. On lisait beaucoup de choses comme “C’est trop beau pour être vrai, ça commence à sentir mauvais.” » Et il ajoute : « Il y a sûrement pas mal de fausses certitudes dans tout ça aussi, mais, dans l’ensemble, j’ai le sentiment que nous constituons un bon baromètre de l’opinion générale. Et dans le cas d’un effondrement dû à une crise de confiance, vous verrez que les fissures apparaîtront d’abord sur les réseaux sociaux. »

La Silicon Valley, baie de l’apocalypse

12Comment ces préoccupations apocalyptiques en sont-elles venues à fleurir dans la Silicon Valley, cet endroit réputé – jusqu’au cliché – pour sa confiance inébranlable en sa capacité d’améliorer le monde ? Cette frénésie n’est peut-être pas aussi contradictoire qu’il y paraît. La recherche technologique se nourrit la capacité à imaginer des futurs radicalement différents, m’a expliqué Roy Bahat, à la tête de Bloomberg Beta, une société de capital-risque installée à San Francisco : « Quand vous travaillez dans ce secteur, développer des choses à l’infini devient une seconde nature et vous débouchez sur des utopies et des dystopies. » Ceci peut inspirer soit un optimisme radical – comme celui du mouvement cryogénique, qui recommande la congélation des corps au moment du décès dans l’espoir qu’un jour la science sera capable de réanimer les individus – soit des scénarios sinistres. Tim Chang, l’investisseur en capital-risque qui garde en permanence ses bagages prêts, m’a confié : « L’état présent de mon esprit oscille entre l’optimisme et la terreur pure. »

13Ces dernières années, le survivalisme a pénétré plus en profondeur la culture populaire. En 2012, la chaîne TV du National Geographic a lancé le reality show Doomsday Preppers [Les Survivalistes de l’apocalypse], qui met en scène toute une série de citoyens américains se préparant à ce qu’ils appellent le « S.H.T.F. » (« When the shit hits the fan », « Quand la merde va tout éclabousser »). La première diffusion a attiré plus de quatre millions de téléspectateurs et, à la fin de la première saison, c’était le plus gros succès de l’histoire de la chaîne. Selon une étude commandée par le National Geographic, 40 % des Américains pensent que constituer des réserves ou se construire un abri anti- aérien est un investissement plus avisé qu’un plan d’épargne retraite.

14Pour l’industrie des « préparatifs », la réélection de Barack Obama a été une bénédiction. Des ultraconservateurs qui avaient accusé le Président d’attiser les tensions interraciales, de restreindre l’usage des armes à feu et de laisser filer la dette du pays se sont mis à constituer des stocks de fromage blanc et de bœuf Stroganov lyophilisés vantés par des commentateurs comme le polémiste libertarien Glenn Beck et l’animateur de radio conservateur Sean Hannity. Un réseau de salons professionnels consacrés aux « préparatifs » s’est mis en place, avec cours de points de suture (pratiqués sur pieds de porc) et possibilité de se faire photographier avec des stars du survivalisme, comme ces héros du programme de téléréalité Naked and Afraid, sur Discovery Channel [Les Boules et les chocottes, en VF].

15Dans la Silicon Valley, les peurs étaient d’un autre ordre. À l’époque où Huffman observait avec Reddit la montée de la crise financière, Justin Kan a repéré les premiers échos du survivalisme parmi ses pairs. Kan est le cofondateur de Twitch, un site de jeux vidéo qui a été revendu à Amazon pour environ neuf milliards de dollars. « Pas mal de mes amis me disaient des choses du genre : “L’effondrement de la société est imminent. On devrait stocker de la nourriture.” J’ai essayé. Mais on s’est retrouvés avec cinq sacs de riz et cinq boîtes de tomates en conserve. S’il y avait eu un vrai problème, on serait sûrement morts. » Je demande à Kan ce que ses amis survivalistes ont en commun : « Un paquet d’argent et de ressources. Vous pensez qu’il y a d’autres choses qui devraient m’inquiéter et auxquelles je pourrais me préparer ? Tout ça, c’est un peu comme se payer une assurance. »

16Ancien employé de Facebook, Yishan Wong a été président de Reddit de 2012 à 2014. Lui aussi est passé par la chirurgie oculaire pour des motivations liées au survivalisme, afin d’éliminer toute dépendance à « des soins externes pour une vision parfaite », dont il estime qu’ils seront devenus « inaccessibles ». Au cours d’un échange de courriels, Wong m’a dit : « La plupart des gens partent du principe que les événements improbables n’arrivent pas ; mais ceux qui travaillent dans le domaine des technologies considèrent toujours les risques avec une rigueur très mathématique. Dans cet univers, les survivalistes ne pensent pas tous forcément qu’un effondrement peut advenir. Ils considèrent qu’il s’agit d’un événement à longue échéance, mais aux conséquences particulièrement brutales ; donc, vu l’argent qu’ils ont gagné, dépenser une part de leur revenu pour se protéger d’un tel risque, c’est un raisonnement parfaitement logique. »

17Combien de riches Américains se préparent-ils réellement à une catastrophe ? Assez difficile à dire avec précision ; nombreux sont ceux qui ne souhaitent pas s’exprimer sur le sujet (« L’anonymat n’a pas de prix », m’a confié le dirigeant d’un hedge fund en déclinant ma demande d’interview). Parfois, le sujet fait surface dans un cadre inattendu. Cofondateur de LinkedIn et investisseur de premier rang, Reid Hoffman se rappelle avoir dit un jour à l’un de ses amis qu’il avait envie de découvrir la Nouvelle-Zélande. « Ah bon, tu cherches une assurance pour l’apocalypse ? » s’est-il entendu dire. « Euh, mais qu’est-ce qu’il raconte ? » s’est demandé Hoffman. C’est alors qu’il a découvert que la Nouvelle-Zélande est devenue l’un des points de chute les plus en vue en cas de cataclysme. « Dire qu’on “achète une maison en Nouvelle-Zélande”, c’est comme se faire de gros clins d’œil et des coups de coude complices. Maintenant, à peine le salut maçonnique effectué, on s’entend dire des choses comme : “Je connais un courtier qui met en vente d’anciens silos à missiles balistiques, garantis antinucléaires, et on dirait que ça pourrait valoir le coup d’aller s’y installer.” »

18J’ai demandé à Hoffman à combien il estimait le nombre de ses collègues milliardaires de la Silicon Valley à avoir souscrit, d’une façon ou d’une autre, une « police d’assurance sur l’apocalypse » sous forme de planque aux États-Unis ou à l’étranger. « Je dirais la moitié d’entre eux, au minimum, m’a-t-il répondu. Mais cela se confond aussi un peu avec l’idée de s’offrir une résidence secondaire. Les motivations humaines sont complexes, et j’imagine que certains peuvent se dire : “Voilà, maintenant, j’ai une couverture de survie pour parer à cette chose qui me terrifie.” » Les peurs varient, mais nombreux sont ceux qui s’inquiètent du fait que, sachant la part toujours plus grande dévolue à l’intelligence artificielle dans la répartition des métiers, la Silicon Valley, la seconde région la plus riche du pays (après le sud-ouest du Connecticut), ne soit victime d’un retour de bâton. « J’ai entendu tout un tas de gens débattre de cette question, m’a dit Hoffman. Est-ce que notre pays va se retourner contre ses riches ? Contre l’innovation technologique ? Est-ce que tout cela va virer au désordre social ? »

19Le P-DG d’une autre grande entreprise de technologies m’a confié : « On n’en est pas encore au stade où tous les membres de l’industrie vont se tourner les uns vers les autres et se demander droit dans les yeux quels sont leurs plans en cas d’événement apocalyptique. Mais je pense que toute cette histoire obéit, en réalité, à une logique très rationnelle et à un conservatisme bien senti. » Il a parfaitement remarqué les failles révélées par les cyberattaques russes contre le Comité national démocrate et par le piratage majeur du 21 octobre 2016 qui a perturbé Internet en Amérique du Nord et en Europe occidentale. « Notre approvisionnement alimentaire est dépendant des GPS, de la logistique et des prévisions météorologiques. Et ces systèmes sont eux-mêmes généralement dépendants de Internet, et Internet lui-même du système de noms de domaine (DNS). Il faut envisager chaque facteur de risque l’un après l’autre, en admettant qu’il en existe d’innombrables dont on n’a pas encore idée, et se demander : “Quelles sont les probabilités pour que celui-ci se déclare dans la prochaine décennie ?”, ou bien l’inverse : “Quelle est la probabilité pour que rien n’arrive dans les cinquante prochaines années ?” »

Une faute morale, une erreur politique

20L’une des façons d’appréhender l’essor du survivalisme, c’est se demander combien commencent à s’y opposer ouvertement. Max Levchin, l’un des fondateurs de PayPal et d’Affirm, une start-up de paiements étalés pour les particuliers, m’a dit la chose suivante : « S’il y a une chose que je déteste profondément dans la Silicon Valley, c’est cette idée que nous serions des êtres supérieurs, capables de déplacer le curseur, même si nous sommes responsables d’un échec, et que c’est la raison pour laquelle il faut nous épargner. » Pour Levchin, ces préparatifs de survie sont un mauvais calcul sur le plan moral ; du coup, il « préfère éviter les conversations sur le sujet ». « En général, je demande aux gens : “Alors, il paraît que vous craignez de finir la tête au bout d’une pique ? Mais combien avez-vous versé à l’association des sans-abri de votre quartier ?” Pour moi, tout cela est vraiment en lien direct avec les réalités des inégalités massives de revenus. Toutes les autres angoisses que les gens vous servent, c’est du vent. » À ses yeux, il serait plutôt temps d’investir dans les solutions plutôt que dans la fuite.

21À l’autre bout du pays, le même genre de conversations bizarres ont commencé à s’insinuer dans certains cercles financiers. Robert H. Dugger a travaillé comme lobbyiste dans la finance avant de devenir associé du fonds d’investissement international Tudor Investment Corporation, en 1993. Dix-sept ans plus tard, il a pris sa retraite et se concentre désormais sur ses activités philanthropiques et sur ses investissements. « Au sein de cette communauté, tout le monde connaît des gens qui redoutent que l’Amérique se dirige petit à petit vers une sorte de révolution russe », m’a-t-il dit récemment.

22Pour dominer cette peur, Dugger envisage deux types de réponses très différents : « Ces gens savent bien que la seule réponse qui vaille, c’est de régler la question des richesses. C’est la raison pour laquelle la plupart d’entre eux donnent des sommes considérables à des bonnes causes. » Mais d’un autre côté, ils investissent dans la mécanique de la fuite.

23Les angoisses de l’élite transcendent les clivages politiques. Même des bailleurs de fonds qui ont soutenu la candidature de Trump en espérant qu’il baisse les impôts et dérégule ont été déconcertés par la manière dont sa campagne haineuse semble avoir hâté un effondrement du respect vis-à-vis des institutions. Comme le dit Dugger , « les médias sont sous le feu. On se demande si la justice n’est pas la prochaine sur la liste. Est-ce qu’on va passer des fausses nouvelles [fake news] aux fausses preuves [fake evidence] ? Pour tous ceux dont l’existence dépend de contrats exécutoires, c’est une question vitale ».

24Robert A. Johnson voit dans le discours sur la fuite développé par ses pairs le symptôme d’une crise plus profonde. À cinquante-neuf ans, cheveux gris en bataille, Johnson a le calme d’un vieil oncle placide. Il a suivi des études d’ingénierie électrique et d’économie au MIT, obtenu une thèse d’économie à Princeton et travaillé au Capitole avant d’entrer dans la finance. Il est ensuite devenu directeur général d’un fonds d’investissement de George Soros, le Soros Fund Management. En 2009, au début de la crise financière, il a été nommé à la tête d’un think tank, l’Institute for New Economic Thinking [l’Institut pour le renouvellement de la pensée économique].

25Au mois de janvier 2015, Johnson a tiré le signal d’alarme : les tensions suscitées par les inégalités de revenus devenaient si importantes que certains des hommes les plus riches de la planète commençaient à prendre des mesures pour assurer leur protection. Il souhaiterait que les riches fassent preuve d’un plus grand esprit de responsabilité « dans la gestion de l’appareil et des passagers », qu’ils se montrent plus ouverts aux changements politiques et, notamment, à une imposition beaucoup plus importante des successions. « Vingt-cinq dirigeants de hedge funds gagnent davantage que l’ensemble de tous les enseignants de maternelle des États-Unis. Faire partie de ces vingt-cinq-là, ça ne doit pas être facile à vivre ; je crois qu’ils ont développé une sorte d’hypersensibilité. » Mais le fossé continue de se creuser. En décembre, le National Bureau of Economic Research a publié une nouvelle analyse signée des économistes Thomas Piketty, Emmanuel Saez et Gabriel Zucman, qui démontre que la moitié des Américains d’âge adulte ont été « complètement écartés de la croissance économique depuis les années 1970[3] ». Environ 117 millions d’individus gagnent en moyenne le même salaire qu’en 1980 alors que le revenu standard du 1 % le plus riche a presque triplé. Selon les auteurs, ce fossé est comparable à celui qui sépare le revenu moyen aux États-Unis de celui de la République démocratique du Congo. Johnson ajoute : « Si l’on avait une redistribution des revenus plus équitable et si l’on investissait davantage d’argent et d’énergie dans le système public d’éducation, dans les parcs et les loisirs, les arts et le système de santé, ça enlèverait une sacrée épine du pied de la société. Nous avons très largement laissé démanteler tout ça. » La détérioration des institutions publiques s’accélérant, les angoisses de l’élite sont devenues un thermomètre du malheur national. « Comment se fait-il que des gens tellement enviés pour leur puissance puissent être aussi angoissés ?, me demande Johnson. Voilà une chose très étrange. En fait, on observe que des gens qui ont excellé à lire l’avenir dans le marc de café – ceux qui possèdent le plus de ressources se sont enrichis comme ça – sont aussi ceux qui se préparent le plus activement à tirer sur la corde du parachute et à sauter de l’avion. »

Bunker parano

26Par une fraîche soirée de début novembre 2016, j’ai loué une voiture à Wichita, Kansas, pris la direction du nord après avoir quitté la ville sous les derniers rayons de soleil et traversé la banlieue jusqu’au dernier centre commercial, là où l’horizon commence à se changer en terres agricoles. Deux heures plus tard, juste avant d’atteindre Concordia, j’ai tourné vers l’ouest sur une vieille piste déglinguée bordée de champs de maïs et de soja, puis slalomé dans l’obscurité jusqu’à ce que mes phares butent sur un large portail métallique. Un vigile en tenue de camouflage tenait un fusil semi-automatique. Il m’a laissé entrer et, à travers l’obscurité, j’ai distingué la silhouette d’un grand dôme de béton muni d’une porte blindée anti-explosion, légèrement entrouverte. J’ai été accueilli par Larry Hall, le P-DG du Survival Condo Project, une résidence d’appartements de luxe, sur quinze niveaux, construite dans un ancien silo souterrain de missiles Atlas. De 1961 à 1965, l’endroit a abrité une ogive nucléaire, avant d’être mis hors service. Sur ce site conçu à l’époque de la menace nucléaire soviétique, Hall a bâti un abri contre les angoisses des temps nouveaux.

27« C’est un endroit de relaxation totale pour les super-riches, me dit-il. Ils peuvent venir ici en toute sérénité, sachant qu’il y a des vigiles armés à l’extérieur et que leurs gamins peuvent gambader en toute liberté. » Hall a eu l’idée de ce projet il y a environ dix ans, après avoir lu que le gouvernement fédéral commençait à réinvestir dans le domaine de l’anticipation des catastrophes, domaine qui s’était étiolé avec la fin de la guerre froide. Après les attentats du 11 Septembre, l’administration Bush a mis en place un plan de « continuité gouvernementale » avec transport par hélicoptères et par autocars d’un certain nombre de collaborateurs de l’administration fédérale vers des lieux fortifiés ; mais des années de débats plus tard, les ordinateurs et autres équipements des bunkers étaient devenus obsolètes. Bush exigea que l’on se remette à étudier des plans de continuité, et la FEMA instaura des exercices annuels appliqués à tous les membres du gouvernement (le plus récent, Eagle Horizon, en 2015, a simulé des ouragans, des attentats avec des engins nucléaires improvisés, des tremblements de terre et des cyberattaques.) Hall ajoute : « C’est là que je me suis dit : “Hé là, une minute ! Qu’est-ce que le gouvernement sait et qu’on ne sait pas, nous ?” » En 2008, il achète le silo pour trois cent mille dollars ; en décembre 2012, les travaux sont terminés, pour un coût total d’environ vingt millions de dollars. Il a créé douze appartements privés : l’appartement seul sur son niveau était proposé à trois millions de dollars, le demi-niveau pour la moitié de ce prix. Il a les tous vendus. Sauf un, celui qu’il s’est réservé pour lui.

28En réalité, la majorité des survivalistes ne possèdent pas de bunker ; les abris protégés sont chers et complexes à construire. Le silo originel dans lequel s’est installée la résidence de Hall avait été bâti par le corps des ingénieurs militaires pour pouvoir résister à une frappe nucléaire. L’intérieur peut abriter soixante-quinze personnes au total. Les stocks de carburant et de nourriture sont prévus pour cinq ans, en autonomie totale par rapport au réseau électrique ; avec un élevage de tilapias dans des bassins à poissons et la culture de légumes hydroponiques sous lampes à énergie renouvelable, cela pourrait fonctionner indéfiniment, selon Hall. En cas de crise, ses véhicules, qui ressemblent à ceux des SWAT [l’équivalent américain du RAID], viendront récupérer les propriétaires à plus de 600 km à la ronde (« le Pit-bull VX blindé résiste même au calibre 50 »). Les résidents qui possèdent leur avion privé peuvent atterrir à Salina, à moins de 50 km. D’après lui, les forces armées ont fait le plus gros du travail en choisissant l’endroit. « Ils ont étudié la hauteur du sol par rapport au niveau de la mer, les risques sismiques de la région, la distance par rapport aux grandes zones urbaines », me dit Hall. Âgé d’une bonne cinquantaine d’années, volubile et le torse puissant, Hall a étudié la gestion et l’informatique au Florida Institute of Technology et s’est ensuite spécialisé dans les réseaux et les data centers, en travaillant pour Northrop Grumman, Harris Corporation et autres entreprises du secteur de la défense. Désormais, il fait la navette entre le silo du Kansas et son domicile de la banlieue de Denver où vivent son épouse, assistante juridique, et leur fils de douze ans.

29Hall me fait traverser le garage et descendre une rampe pour déboucher sur un salon avec cheminée en pierre, aire de repas et cuisine sur le côté. L’ensemble a des airs de résidence de ski sans fenêtres : table de billard, électroménager en acier inoxydable, canapés en cuir. Pour maximiser l’espace, Hall s’est inspiré du design des paquebots de croisière. Nous faisons la visite en compagnie de Mark Menosky, un ingénieur chargé de toutes les petites opérations du quotidien. Pendant que Hall et Menosky préparent le dîner – steak, pommes sautées et salade –, le premier m’explique que la principale difficulté du projet, c’est d’arriver à supporter la vie souterraine. Il a étudié comment éviter la dépression (avec davantage d’éclairage), prévenir les départs inopinés (répartition des tâches ménagères à tour de rôle) et simuler le plus possible la vie à l’air libre. Les murs des appartements sont munis de « fenêtres » LED qui diffusent une vidéo des prairies avoisinantes. S’ils préfèrent autre chose, les propriétaires peuvent choisir un paysage de forêt de pins ou tout autre panorama. Une potentielle résidente, new-yorkaise, souhaitait une vidéo de Central Park. « De nuit comme de jour, et aux quatre saisons, ajoute Menosky. Elle voulait tous les sons, les taxis et les klaxons. »

30Certains survivalistes reprochent à Hall d’avoir créé un refuge réservé aux riches et menacent d’envahir son bunker en cas de crise. Lorsque je l’ai évoquée avec lui au cours du dîner, Hall a balayé cette éventualité d’un revers de main : « Vous pouvez épuiser toutes vos cartouches à tirer sur ce bâtiment. Si nécessaire, les gardes répliqueront au feu, a-t-il ajouté. Nous avons même un poste de sniper. »

31J’ai eu récemment une conversation téléphonique avec Tyler Allen, un promoteur immobilier de Lake Mary, en Floride, qui m’a raconté avoir déboursé trois millions de dollars pour l’un des appartements de Hall. Allen m’a expliqué sa crainte de voir les États-Unis vivre un avenir marqué par les « conflits sociaux », sous un gouvernement qui fait tout pour tromper les citoyens. Il soupçonne qu’on a fait entrer le virus Ebola sur le territoire pour affaiblir la population. Lorsque je lui demande comment ses amis réagissent à ses positions, il me répond : « Leur réaction naturelle la plus courante, c’est le rire, parce que ça leur fait peur. Mais ma crédibilité est remontée en flèche. Il y a dix ans, quelle personne sensée aurait pu imaginer tout ce qui se passe aujourd’hui : l’agitation sociale et la fracture culturelle dans le pays, le harcèlement des minorités et la propagation de la haine ? » Je lui ai demandé comment il imaginait pouvoir atteindre le Kansas depuis la Floride en cas de crise : « Si une bombe sale explose à Miami, tout le monde va rentrer chez soi ou s’agglutiner dans les bars pour rester planté devant la télé. Bon, ça laisse quarante-huit heures pour foutre le camp. » D’après Allen, le fait de prendre des précautions est injustement stigmatisé : « Si vous êtes président et que vous filez pour Camp David, on ne vous traite pas de parano complotiste. Mais on le fait quand vous avez les moyens et que vous prenez des mesures pour protéger votre famille en cas de problème. »

32Depuis quelque temps, lorsque la Corée du Nord procède à un essai balistique, Hall observe un pic d’appels téléphoniques en quête de renseignements sur les disponibilités dans sa résidence. Mais il a identifié des raisons plus profondes à ces demandes ; d’après lui, « les trois quarts de la population n’apprécient pas le tour qu’ont pris les choses ». Après le dîner, Hall et Menosky me font faire un tour du propriétaire. Le complexe est un grand cylindre en forme d’épi de maïs. Certains niveaux sont dédiés aux appartements, d’autres aux équipements : une piscine avec un bassin de vingt-cinq mètres de long, un mur d’escalade, un « parc pour animaux domestiques » en pelouse synthétique, une salle de classe équipée d’une rangée de Mac, une salle de gym, un cinéma et une bibliothèque. L’ensemble est dense mais ne génère pas de claustrophobie. Nous visitons l’armurerie, remplie d’armes et de munitions en cas d’attaque par des individus extérieurs, puis une pièce aux murs nus équipée de toilettes : « On peut y enfermer un adulte et lui imposer un temps mort », m’explique-t-il. En général, le règlement est établi par l’association des résidents, qui a pouvoir de l’amender. En cas de crise, de « situation de vie ou de mort », précise Hall, chaque adulte peut avoir à travailler quatre heures par jour et il n’aura le droit de sortir que sur autorisation : « L’accès, entrées et sorties, est contrôlé ; il est régi par le conseil d’administration. » L’« aile médicale » est équipée d’un lit médicalisé, d’une table d’opération et d’un fauteuil de dentiste. Parmi les résidents, précise Hall, il y a deux médecins et un dentiste. À l’étage du dessus, nous passons voir la réserve alimentaire, toujours en travaux. Il espère que, une fois le stockage achevé, l’ensemble ressemblera à un supermarché miniature mais, d’ici là, il est essentiellement constitué de conserves.

33Nous nous arrêtons dans l’un des appartements. Deux mètres quatre-vingts sous plafond, cuisinière Wolf, cheminée à l’éthanol. « Un type voulait une cheminée avec des pierres de son coin, le Connecticut, alors il m’a fait livrer le granit », raconte Hall. Un autre propriétaire, qui habite les Bermudes, souhaitait que les murs de son bunker soient peints dans les teintes pastel de son île – l’orange, le vert et le jaune – mais, dans cet espace confiné, il les a trouvées trop agressives et son décorateur a dû venir les retoucher.

34Je passe la nuit dans une chambre réservée aux visiteurs – mini-comptoir de bar avec évier, jolies toilettes lambrissées mais pas de fenêtres vidéo. Il règne un étrange silence et j’ai l’impression de dormir dans un sous-marin très bien meublé. Je me réveille vers 8h le lendemain matin et retrouve Hall et Menosky dans la salle commune ; ils boivent un café en regardant les brèves de campagne de l’émission Fox & Friends sur Fox News. On est à cinq jours du vote et Hall, qui vote républicain, se déclare supporter de Trump, avec des pincettes : « Entre ces deux candidats, j’espère que le sens des affaires de Trump va l’emporter sur ses réactions impulsives. » En observant les meetings de Trump et de Clinton à la télévision, il a été stupéfait de l’importance et de l’enthousiasme des foules pro-Trump. « Je ne crois pas les sondages », me confie-t-il.

35Il considère que le système des informations grand public est biaisé et croit à des théories hautement improbables – tout en en étant conscient. Il s’imagine qu’il « existe au sein du Congrès une volonté délibérée de niveler les États-Unis par le bas ». Quand je lui demande pourquoi diable le Congrès ferait une chose pareille, il me répond : « Ça les embête que les gens soient trop intelligents et qu’ils puissent analyser ce qui se trame dans le monde politique. » Il me raconte avoir lu une prévision selon laquelle 40 % des membres du Congrès allaient être arrêtés pour une sombre affaire impliquant les Panama Papers, l’Église catholique et la Fondation Clinton. « On enquête sur cette affaire depuis vingt ans. » Je lui demande s’il y croit sincèrement. « Au premier abord, quand on entend ça, on se dit : bon, d’accord, laisse tomber », répond-il. Mais il ne l’exclut pas pour autant.

36Avant de redescendre vers Wichita, nous faisons un crochet par le nouveau projet de Hall, un second complexe enterré dans un silo situé à une quarantaine de kilomètres. Au moment où nous garons la voiture, une grue surgit au-dessus de nos têtes, remontant des gravats des profondeurs. Ce complexe aura une capacité trois fois supérieure au premier, en partie parce que le garage sera transféré dans une autre structure. Parmi les nouveautés, une piste de bowling et des fenêtres LED de la dimension d’une porte-fenêtre, afin d’augmenter l’impression d’ouverture sur l’extérieur.

37Hall me glisse qu’il travaille sur des projets de bunkers privés pour des clients de l’Idaho et du Texas et que deux entreprises de nouvelles technologies lui ont demandé de concevoir « une installation pour leur data center et un abri pour leur personnel stratégique, en cas d’incident ». En vue de répondre à la demande, il a pris une option d’achat sur quatre silos supplémentaires.

Nouvelle-Zélande, « the place to be »

38Si vous estimez qu’un silo au Kansas n’est pas suffisamment éloigné, ou pas assez intime, il vous reste une autre option. Dans les sept jours qui ont suivi l’élection de Donald Trump, 13 401 citoyens américains se sont enregistrés auprès des autorités de l’immigration néo-zélandaise, le premier pas officiel vers une demande de résidence – dix-sept fois plus qu’à l’ordinaire. Le New Zeland Herald a titré son article sur cette déferlante « L’apocalypse Trump ».

39En réalité, ce flux s’était amorcé bien avant la victoire du magnat de l’immobilier. Sur les dix premiers mois de 2016, d’après les sources gouvernementales, un total d’environ 2 300 km2 de terres a été acquis par des étrangers en Nouvelle-Zélande, soit quatre fois plus que sur la même période de l’année précédente. Les acheteurs américains se classent juste derrière les Australiens. Le gouvernement américain ne répertorie pas ses citoyens qui possèdent une ou plusieurs résidences secondaires à l’étranger. Un peu à la manière dont la Suisse pouvait autrefois attirer les Américains sur la promesse du secret bancaire et l’Uruguay sur les tentations offertes par ses banques offshore, la Nouvelle-Zélande offre la sécurité et l’éloignement. Au cours des six dernières années, près de mille étrangers y ont acquis une résidence dans des programmes de construction pour lesquels le ticket d’entrée dépasse le million de dollars.

40Jack Matthews, un citoyen américain qui préside la société MediaWorks, un grand diffuseur de radiotélévision en Nouvelle-Zélande, m’a raconté ceci : « Pour être franc, je crois que dans la tête des gens, si tout se barre en couilles, la Nouvelle-Zélande restera un pays développé, complètement autonome si nécessaire – en énergie, en eau, en nourriture. La vie pourrait s’y détériorer, mais jamais s’y effondrer. » Comme de nombreux observateurs « extérieurs » de la politique américaine, il ajoute : « La différence entre la Nouvelle-Zélande et les États-Unis, c’est, dans une large mesure, que les gens qui sont en désaccord ici peuvent encore arriver à se parler et à s’en parler. C’est un tout petit endroit où l’anonymat n’existe pas. Les gens sont obligés d’afficher une certaine courtoisie les uns envers les autres. »

41Auckland est à treize heures de vol de San Francisco. J’y atterris au début du mois de décembre, c’est-à-dire les premiers jours de l’été en Nouvelle-Zélande : ciel bleu, vingt-deux degrés, aucune humidité. De la base au sommet, les deux îles s’étendent à peu près sur la distance reliant la Floride au Maine, pour la moitié de la population de New York. Les moutons y sont sept fois plus nombreux que les humains. La Nouvelle-Zélande figure dans le top ten des pays les plus démocratiques du monde, des points de vue de la transparence du gouvernement et de la sécurité (sa dernière expérience du terrorisme date de 1985, lorsque des espions français y ont coulé un bateau de Greenpeace, le Rainbow Warrior). Selon un récent rapport de la Banque mondiale, la Nouvelle-Zélande a dépassé Singapour dans la liste des pays où il fait bon faire des affaires.

42Le lendemain de mon arrivée, Graham Wall vient me prendre à mon hôtel. Agent immobilier jovial, spécialisé dans ce que sa profession a baptisé les « individus à haut revenu net après impôt » (IHRN), Wall, qui a notamment pour client Peter Thiel, le capital-risqueur libertarien milliardaire, m’affirme avoir été étonné lorsque des Américains lui ont dit qu’ils venaient précisément sur l’île parce qu’elle est située au bout du monde. « Les Kiwis ont toujours parlé de latyrannie de la distance”, me dit il tandis que nous traversons la ville dans son coupé Mercedes. Désormais, la tyrannie de la distance est notre plus gros actif. »

43Avant mon départ, je m’étais demandé si j’allais encore passer du temps dans des bunkers de luxe. Mais Peter Campbell, le directeur général de Triple Star Management, une entreprise locale de bâtiment, m’explique qu’une fois débarqués, les clients américains jugent en général les abris souterrains superflus. « Pas la peine de construire un bunker sous la plate-bande du perron : ici, ils sont à des milliers de kilomètres de la Maison-Blanche », me dit-il. Les Américains ont d’autres types de demandes. « Les héliports en sont une. Prioritaire, assurément. On peut atterrir avec son avion privé à Queenstown ou à Wanaka et, de là, prendre un hélicoptère jusqu’à sa propriété. » Les clients américains sont aussi en quête de conseils stratégiques : « Ils me demandent quelles sont les zones qui seront épargnées, à long terme, par la montée du niveau des océans. »

44L’appétence grandissante des étrangers pour des résidences en Nouvelle-Zélande a produit son retour de bâton. La campagne contre la prise de contrôle étrangère d’Aotearoa (nom maori de la Nouvelle-Zélande) s’oppose à la vente de terrains à des étrangers. C’est notamment le vif intérêt des survivalistes américains pour le pays qui génère le plus de ressentiment. Dans une discussion sur le Modern Survivalist, un site web de « préparateurs », un commentaire disait : « Rentrez-vous bien ça dans la tête, les Yankees : Aotearea n’est pas une zone sécurisée pour la petite résidence de vos vieux jours. »

45Un dirigeant américain de hedge fund d’une quarantaine d’années – petit, hâlé, athlétique – a fait l’acquisition récente de deux maisons en Nouvelle-Zélande et obtenu un titre de séjour. Il a accepté de me confier ses sentiments contre une garantie d’anonymat. Autour d’un café, cet originaire de la côte est m’explique s’attendre à ce que l’Amérique traverse au moins une décennie de bouleversements politiques, y compris de tensions interraciales, avec une polarisation accentuée et un vieillissement accéléré de la population. « Le pays s’est réduit à deux grandes aires : autour de New York et autour de la Californie, avec, entre les deux, des gens foncièrement différents », me dit-il. Il craint que l’économie américaine ne pâtisse de la décision de Washington d’instituer une sécurité sociale et l’aide médicale pour les plus démunis. « L’État va-t-il faire défaillance face à cette obligation ? Ou est-ce qu’on fera tourner la planche à billets pour la financer ? Avec quelles conséquences sur la valeur du dollar ? La question ne va pas se poser demain, certes, mais pas dans cinquante ans non plus. »

46Chaque année depuis 1947, le « Bulletin des scientifiques atomistes », une revue créée par les membres du projet Manhattan, réunit un groupe de lauréats du Nobel et autres sommités pour mettre à jour l’horloge de la fin du monde, un indicateur symbolique des risques d’anéantissement de la civilisation. En 1991, avec la fin de la guerre froide, les scientifiques avaient réglé l’horloge au point le plus bas et le plus sûr jamais enregistré : minuit moins dix-sept minutes. Depuis, les perspectives se sont assombries. En janvier 2016, suite à l’escalade des tensions militaires entre la Russie et l’OTAN et à l’année la plus chaude jamais enregistrée à l’échelle de la planète, le Bulletin a réglé l’horloge sur minuit moins trois, c’est-à-dire le niveau le plus haut enregistré au plus fort de la guerre froide. En novembre, après l’élection de Trump, les membres se sont réunis pour leur convention, dont les débats restent confidentiels. S’ils décident d’avancer l’horloge d’une minute, cela indiquera un niveau d’alarme inédit depuis 1953, date du premier essai américain de bombe à hydrogène. [Ils ont finalement opté pour une demi-minute de demi-mesure : les délibérations 2017 ont abouti, le 1er février, à régler l’horloge sur « deux minutes trente avant minuit ».]

Se préparer au meilleur, pas au pire

47La peur du désastre peut être saine, dans la mesure où elle suscite des actions qui permettront de l’éviter. Mais le survivalisme de l’élite n’est en rien un pas vers la prévention, c’est un acte de sécession. La philanthropie aux États-Unis reste trois fois plus importante en part du PIB que dans le pays le plus comparable, le Royaume-Uni, mais elle s’accompagne désormais d’un geste de démission, d’un désinvestissement assumé de la part de quelques-uns des citoyens américains les plus puissants et à la réussite la plus éclatante. Face à l’évidente fragilité du « projet américain », des institutions et des normes dont ils ont largement tiré profit, certains s’autorisent à imaginer l’échec. Du désespoir dans une cage dorée.

48Comme l’a observé Huffman, de Reddit, nos technologies nous ont rendus plus sensibles au risque, mais elles nous font paniquer trop facilement ; elles encouragent la tentation primaire du cocon, celle qui consiste à s’isoler de nos adversaires et à se blinder contre nos peurs plutôt que de s’attaquer à leurs racines. Justin Kan, cet investisseur dans les nouvelles technologies qui s’était essayé, à contrecœur, à stocker des réserves alimentaires, s’est remémoré une conversation téléphonique récente avec un ami d’un fonds d’investissement : « Il m’a expliqué qu’on devrait acheter du terrain en Nouvelle-Zélande, comme base de repli. Il m’a dit des choses comme : “Quels sont les risques pour que Trump se révèle un véritable dictateur fasciste ? Faibles, peut-être. Mais le retour sur investissement lié au fait de posséder son issue de secours personnelle, lui, sera plutôt très élevé.” »

49Il existe d’autres manières de faire face aux angoisses de l’époque. « Si j’avais un milliard de dollars, jamais je ne me paierais un bunker, m’a dit Elli Kaplan, la P-DG d’une start-up numérique dans l’univers médical, Neurotrack. Je réinvestirais dans la société civile et dans l’innovation civile. J’estime que c’est là que vont s’élaborer des manières bien plus intelligentes de s’assurer que le pire ne se produira pas un jour. » Kaplan a travaillé à la Maison-Blanche sous l’administration Clinton et elle me dit avoir été consternée par la victoire de Trump, mais aussi que cette victoire l’a en quelque sorte galvanisée : « Même dans mes moments d’angoisse totale, je me dis que “notre union est plus forte que ça[4]”. »

50Ce point de vue, au bout du compte, est une profession de foi : la conviction que, même imparfaites, les institutions politiques constituent néanmoins les meilleurs instruments de la volonté populaire, des outils pour façonner et maintenir notre fragile consensus. Le croire n’est qu’une question de choix.

51J’ai appelé un sage de la Silicon Valley, Stewart Brand, cet auteur et entrepreneur dont Steve Jobs a dit qu’il lui avait servi d’inspiration. Dans les années 1960 et 1970, son Whole Earth Catalog, mélange de culture hippie et de conseils techno, faisait l’objet d’un véritable culte (son slogan : « Nous sommes des sortes de dieux et on peut faire très bien le job. ») Brand m’a raconté qu’il s’était intéressé de près au survivalisme dans les années 1970, mais pas très longtemps : « Quand on me dit “Mon Dieu, le monde va s’effondrer et disparaître à jamais !”, ça me semble toujours bizarre. » À soixante-dix-sept ans, installé sur un remorqueur amarré à Sausalito, Brand est moins impressionné par les signes de fragilité que par les exemples de résilience. Au cours de la dernière décennie, le monde a surmonté – sans violence – la pire crise financière depuis 1929, la fièvre Ebola et un tsunami suivi de la fusion d’un réacteur nucléaire, après lesquels le Japon a continué à avancer. Ces tentatives de fuite lui semblent risquées. Tandis que les Américains se retirent dans des cercles d’expérience de plus en plus restreints, nous compromettons le « large cercle de l’empathie », m’explique-t-il, la recherche de solutions à des problèmes communs. « Il y a une question simple : comment me protéger, moi et les miens ? Et une question plus intéressante : et si notre monde parvenait en réalité à maintenir le cap de la continuité, comme il l’a fait au cours des deux ou trois derniers siècles ? Et que faire s’il continue à ronronner tranquillement ? »

Oublier Donald Trump

52Après quelques jours en Nouvelle-Zélande, j’ai compris pourquoi on pouvait éviter de se poser les deux questions. Un matin, à Auckland, sous un ciel bleu azur, j’embarque à bord d’un hélicoptère à côté de Jim Rohr- staff, un Américain de trente-huit ans. Après ses années de lycée dans le Michigan, il a travaillé comme golfeur professionnel, puis dans la commercialisation de parcours de golf et d’immobilier de luxe. Énergique et optimiste, le regard bleu pétillant, il s’est installé en Nouvelle-Zélande il y a deux ans et demi avec sa femme et ses deux enfants pour vendre de l’immobilier à des « IHRN » qui souhaitent « s’isoler de tous les problèmes du monde », me dit-il.

53Rohrstaff, coactionnaire de Legacy Partners, une société de courtage très select, veut me montrer Tara Iti, une nouvelle résidence de luxe avec un golf, qui séduit avant tout les Américains. L’hélicoptère pique vers le nord après avoir traversé le port et vire le long de la côte puis, au-delà de l’agglomération, il survole une forêt luxuriante et des champs. Vue d’en haut, la mer est une étendue scintillante qui ondule sous le vent.

54L’hélicoptère se pose doucement sur une pelouse à côté d’un green. La nouvelle communauté de luxe comprendra 1 200 ha de dunes et de forêt et 11 km de côte pour seulement cent vingt-cinq maisons. Tandis que nous faisons le tour du site à bord d’une Land Rover, il insiste sur l’isolement : « De l’extérieur, on ne devinera rien. C’est mieux pour la population et c’est mieux pour nous, côté intimité. »

55Avant d’atteindre la mer, Rohrstaff gare la Land Rover et descend. Il monte dans les dunes avec ses mocassins et me guide à travers le sable jusqu’à atteindre une portion de plage qui s’étend à perte de vue jusqu’à l’horizon, sans âme qui vive.

56Le roulis des vagues tonne en touchant le rivage. Il ouvre grand les bras, se retourne et sourit en me disant : « Je suis convaincu que, dans l’avenir, ça va être “ the place to be”. » C’est la première fois depuis des semaines, voire des mois, que je ne pense pas à Donald Trump. Ni à quoi que ce soit d’autre.


Date de mise en ligne : 19/09/2018

https://doi.org/10.3917/crieu.007.0004

Notes

  • [1]
    A. G. Martinez, Chaos Monkeys. Obscene Fortune and Random Failure in Silicon Valley, Harper Collins, New York, 2016.
  • [2]
    Mot valise construit sur bro (brother) et programmer, pour caractériser un certain machisme geek en vogue dans la Silicon Valley, une sorte de « programmeur à grosses burnes » [NdT].
  • [3]
    Economic Growth in the United States. A tale of two countries, décembre 2016, <http://equitablegrowth.org>
  • [4]
    Probable référence à un discours du président Obama (ou de Tom Daschle, sénateur démocrate, l’un de ses proches conseillers), après des attentats terroristes sur le sol américain [NdT].

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