Notes
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[1]
Voir par exemple A. Garcia Linera, Pour une politique de l’égalité. Communauté et autonomie dans la Bolivie contemporaine, Les Prairies ordinaires, Paris, 2008.
-
[2]
Voir M. Levinson, The Box. Comment le conteneur a changé le monde, Max Milo, Paris, 2011.
-
[3]
Voir la Lettre des juristes d’affaires, septembre/octobre 2014, p. 36.
-
[4]
Voir H. Malti, Histoire secrète du pétrole algérien, la Découverte, Paris, 2010, p. 134-135.
-
[5]
Pour un récit de l’affaire (du point de vue des vainqueurs), voir H. Gattegno et J.-B. Rocques, « Ils ont fait payer Poutine », Vanity Fair, 19 janvier 2014. On peut voir la conférence de presse qui a suivi le verdict à cette adresse : http://urlz.fr/2HlC.
-
[6]
Voir le Monde, 20 juin 2015.
-
[7]
Pour une présentation, voir F. Denord, R. Knaebel et P. Rimbert, « L’ordolibéralisme allemand, cage de fer pour le Vieux Continent », Le Monde diplomatique, août 2015.
-
[8]
Voir E. Gaillard, Aspects philosophiques de l’arbitrage international, Martinus Nijhoff Publishers, Leyde/Boston, 2008.
-
[9]
Voir sur cette notion J. Cazala, « La protection des attentes légitimes de l’investisseur dans l’arbitrage international », Revue internationale de droit économique, 1, 2009.
-
[10]
Voir T. Hale, Between Interests and Law. The Politics of Transnational Commercial Disputes, Cambridge University Press, Cambridge, 2015, chap. 7.
-
[11]
Voir D. Harvey, Le Nouvel Impérialisme, Les Prairies ordinaires, Paris, 2010.
-
[12]
On se permet de renvoyer sur ce point à R. Keucheyan, La nature est un champ de bataille. Essai d’écologie politique, La Découverte/Zones, Paris, 2014, chap. 2.
-
[13]
Voir T. Philipps, « Argentina versus the World Bank. Fair play or fixed fight? », Center for International Policy, avril 2008, disponible à l’adresse <cipamericas.org/archives/1434>.
-
[14]
Cité par C. Serfati, « The transatlantic bloc of states and the political economy of the Transatlantic Trade and Investment Partnership (TTIP) », Work Organisation, Labour & Globalisation, 9, 2015, p. 19.
-
[15]
Voir L. Panitch et S. Gindin, The Making of Global Capitalism. The Political Economy of American Empire, Verso, Londres, 2012, chap. 9.
-
[16]
Voir Le Monde, 16 septembre 2015.
-
[17]
M. Waibel et Y. Wu, Are Arbitrators Political? (2012), consultable sur <http://urlz.fr/2HlW>.
-
[18]
Voir Y. Dezalay et B. G. Garth, Dealing in Virtue. International Commercial Arbitration and the Construction of a Transnational Legal Order, The University of Chicago Press, Chicago, 1996, chap. 4.
-
[19]
Voir OCDE, « Convention sur la lutte contre la corruption d’agents publics étrangers dans les transactions commerciales internationales » (entrée en vigueur en 1999), disponible sur <http://urlz.fr/2HlY>.
-
[20]
Voir Y. Dezalay et B. D. Garth, Dealing in Virtue, op. cit.
-
[21]
Voir E. Gaillard, « Sociology of international arbitration », Arbitration International, 31, 2015.
-
[22]
Voir la Lettre des juristes d’affaires, septembre/octobre 2014, p. 36.
-
[23]
Voir S. Laurens, Les Courtiers du capitalisme. Milieux d’affaires et bureaucrates à Bruxelles, Agone, Marseille, 2015.
-
[24]
Voir E. Gaillard, « Sociology of international arbitration », loc. cit. p. 13-14. B. Sichère, Ce grand soleil qui ne meurt pas, Grasset, Paris, 2011.
-
[25]
Voir P. Eberhardt et C. Olivet, Profiting from Injustice. How Law Firms, Arbitrators and Financiers Are Fuelling an Investment Arbitration Boom, Corporate Europe Observatory et Transnational Institute, Bruxelles/Amsterdam, 2012.
-
[26]
S. Puig, « Social capital in the arbitration market », European Journal of International Law, 25, 2014.
-
[27]
Voir le site de Chambers & Partners : http://urlz.fr/2Hm1.
-
[28]
Voir E. Gaillard, Aspects philosophiques de l’arbitrage international, op. cit., p. 62.
-
[29]
C’est par exemple le cas du Center for International Environmental Law (CIEL) et de l’Institut international du développement durable (IISD), qui ont soumis ensemble un working paper lors de ces discussions, disponible à l’adresse : http://urlz.fr/2Hm2.
Du réactionnaire Alain Finkielkraut au libéral Jacques Attali, les figures emblématiques de la pensée de droite ne sont souvent plus que des épiphénomènes ayant pour fonction de façonner la rhétorique médiatique de l’ordre dominant. S’ils ont les honneurs répétés des télés, leur pouvoir est finalement moins grand que celui de praticiens et producteurs d’idées qui se chargent de fabriquer les concepts et techniques du capitalisme mondial : l’innovation technologique, la création de produits financiers ou encore la conquête incessante de nouveaux marchés. La preuve par l’exemple avec Emmanuel Gaillard, théoricien mondialement reconnu de l’arbitrage – institution centrale du capitalisme contemporain chargée de régler les litiges entre les investisseurs privés internationaux (multinationales, hedge funds…) et les États – et lecteur de Pierre Bourdieu.
1Qu’est-ce qui distingue un intellectuel de droite d’un intellectuel de gauche ? Ses idées, certes, mais encore ? Principalement ceci : chez l’intellectuel de gauche, la théorie ne s’appuie pas sur une pratique de gouvernement, car la gauche, sauf conjoncture exceptionnelle, n’est pas au pouvoir ou, lorsqu’elle y est, les rapports de force politiques l’autorisent rarement à mettre en œuvre un programme de transformation sociale. C’est la raison pour laquelle l’intellectuel de gauche consacre l’essentiel de ses énergies à une seule activité : produire des idées, sous forme écrite ou orale.
2Chez l’intellectuel de droite, au contraire, théorie et pratique politiques sont plus étroitement liées, l’une se nourrissant de l’autre. Et pour cause : la droite est, presque partout et toujours, au pouvoir. Ainsi, à la production d’idées s’ajoute dans son cas une seconde activité : diriger. C’est la définition même de l’« intellectuel organique » selon Gramsci : non pas le « compagnon de route » d’un parti, comme on interprète souvent à tort cette notion, mais celui qui œuvre en faveur de la construction et de la consolidation d’une hégémonie, en produisant du discours, mais en sachant également user d’un « appareil de coercition », au besoin – mais pas nécessairement – violent. Bien sûr, la droite a aussi ses universitaires enfermés dans leur tour d’ivoire, coupés de toute pratique du pouvoir. Et la gauche compte aujourd’hui dans ses rangs un Alvaro Garcia Linera, le vice-président de la Bolivie [1]. Pour autant, une différence de nature sépare l’intellectuel de gauche de l’intellectuel de droite : le premier est loin du pouvoir, alors que le second élabore ses idées sur la base d’une expérience réelle de ce dernier. Quelle que soit sa spécialité, il est un praticien autant qu’un théoricien.
3Si par conséquent on se propose d’établir une liste des penseurs de droite importants aujourd’hui, il faut répondre à cette question : qui élabore des idées sur la base d’une pratique concrète de gouvernement ? Les penseurs de droite ainsi définis ont toutes les chances d’être peu connus du grand public. L’une des formes que revêt l’intellectualité de droite aujourd’hui est celle de l’« intellectuel médiatique » : Alain Finkielkraut ou Éric Zemmour en France, dont il existe des équivalents dans la plupart des pays. Celle-ci se caractérise par sa posture « transgressive » : dominant l’espace public depuis 1968, la gauche est supposée avoir imposé un ensemble de tabous, que ces intellectuels entreprendraient courageusement de lever. Ainsi de l’« antiracisme », dogme qui par sa toute-puissance mettrait en péril la nation et les traditions françaises. Cette posture présente l’avantage de combiner conservatisme sur le fond et radicalité sur la forme. Elle fleurit en période de crise économique, comme celle que nous traversons. La radicalité répond au désir de changement social de secteurs grandissants de la société, le conservatisme ramène ce désir en terrain connu, celui d’un temps passé où le corps social était – prétendument – moins délabré. Ce n’est qu’en présence d’alternatives crédibles au passé que ce désir de changement est susceptible de se tourner vers l’avenir.
4Mais si ces demi-habiles omniprésents médiatiquement jouent un rôle certain dans l’hégémonie conservatrice, il existe d’autres formes d’intellectualité de droite plus importantes et moins visibles. Elles s’ancrent dans les institutions fondamentales du capitalisme, celles sans lesquelles le système ne pourrait fonctionner. Elles sont plus difficiles à appréhender, car elles s’expriment souvent dans un langage spécialisé, celui justement de l’institution concernée. C’est ce qui explique qu’elles soient plus discrètes.
Le théoricien de l’arbitrage
5Destination de ce voyage en hégémonie, les Champs-Élysées. J’ai rendez-vous avec Emmanuel Gaillard, un théoricien et praticien d’une institution centrale dans le fonctionnement du capitalisme contemporain : l’arbitrage international. Sans cette institution, le monde dans lequel nous vivons serait complètement différent. Avec Internet et le conteneur [2], l’arbitrage fait partie des quelques dispositifs qui ont rendu la mondialisation du capital possible. Or Emmanuel Gaillard est l’un des personnages centraux de ce secteur. En 2014, le magazine Vanity Fair l’a classé à la seizième place des « Français les plus influents du monde », juste derrière Xavier Huillard, le P-DG de Vinci, et avant l’actrice Eva Green.
6Gaillard me reçoit dans les bureaux du cabinet d’avocats américain dont il est partner, en charge du département de l’arbitrage. « Cabinet d’avocats » est une appellation trompeuse. Fondé en 1873, Shearman & Sterling est bien plutôt une multinationale juridique, dont les activités s’étendent aux quatre coins du monde et concernent tous les secteurs du droit. Son département arbitrage inclut une cinquantaine d’avocats, c’est l’un des plus importants au monde [3]. Que Gaillard soit français, agrégé et docteur des facultés de droit, et basé à Paris n’est pas fortuit. Depuis le début du xxe siècle, la capitale est un haut lieu de l’arbitrage. La Chambre de commerce internationale, avec sa cour d’arbitrage créée au début des années 1920, est une institution structurante de ce domaine au niveau mondial.
7Depuis sa création, les dossiers sensibles se succèdent sur les bureaux des associés de la firme, de la renégociation de la dette allemande au sortir de la Seconde Guerre mondiale à l’expropriation des actionnaires de l’entreprise pétrolière Ioukos – alors dirigée par Mikhail Khodorkovski – par l’État russe dans les années 2000, en passant par le conseil à la société algérienne d’hydrocarbures Sonatrach après l’indépendance [4], ou encore la libération des otages de l’ambassade américaine de Téhéran au début des années 1980, pour laquelle elle a joué un rôle d’intermédiaire.
8En juillet 2014, Emmanuel Gaillard fait condamner la Russie à verser 50 milliards de dollars d’indemnités aux actionnaires de Ioukos, la plus grosse amende jamais infligée dans le cadre d’un tribunal arbitral [5]. Commencée dix ans auparavant, lorsque Poutine décide d’en finir avec les ambitions politiques de Khodorkovski, l’affaire connaît un rebondissement en juin dernier. Devant le peu d’empressement de la Russie à s’acquitter de cette somme, la holding GML, qui représente les actionnaires (environ 60 % des actions), emmenée par Gaillard, fait geler des avoirs russes par les justices belge, britannique et française, dans le cadre de mesures dites « d’exécution de reconnaissance de la sentence [6] ». L’équivalent d’une saisie, mais à l’échelle d’un pays entier, et dont Gaillard serait l’huissier. La bataille pour l’exécution de cette sentence arbitrale ne fait que commencer. Entre-temps, Gaillard a eu l’occasion de faire valoir son talent dans une autre affaire : c’est lui que Bernard Tapie a engagé pour mener son action contre l’État dans l’affaire Adidas-Crédit Lyonnais. L’ancien homme d’affaire s’est pourvu en cassation, après que la cour d’appel de Paris lui a donné tort en décembre 2015.
9Une fois l’imposante porte de l’immeuble de Shearman & Sterling franchie, je suis reçu par un vigile et une réceptionniste, qui m’interrogent sur les raisons de ma visite. « J’ai rendez-vous avec le professeur Gaillard », dis-je alors qu’ils photocopient ma carte d’identité. Invité à prendre l’ascenseur une première fois et à me rendre au deuxième étage, je suis pris en charge par une seconde secrétaire, qui me demande à nouveau ce que je fais là, me propose un café et me fait patienter. On pourrait facilement organiser un, voire deux matchs de foot en même temps dans ces bureaux tant ils sont grands. Invité à prendre à nouveau l’ascenseur, j’atteins enfin le cinquième étage, où Gaillard me reçoit.
10L’un des plus grands intellectuels contemporains ? Allons donc, qui connaît Emmanuel Gaillard ? Cela dit, connaissez-vous Walter Eucken ? Pas davantage. Or c’est le père fondateur de l’« ordolibéralisme », la philosophie économique qui sous-tend toute la construction européenne : la concurrence libre et non faussée, l’indépendance des banques centrales, l’interdiction des déficits, la lutte contre l’inflation, c’est lui [7]. Rien de ce que font les élites européennes, en Grèce et ailleurs, n’échappe à l’influence de ce courant. L’importance d’une doctrine se mesure non – ou pas seulement – au nombre de passages de son auteur dans des émissions de grande écoute, mais à sa centralité dans le fonctionnement et la légitimation du système.
11La contribution de Gaillard à ce fonctionnement a pour nom théorie de l’« ordre juridique arbitral ». C’est pour en savoir plus sur cette doctrine, ses raisons et conditions d’élaboration, que je pousse la porte de son bureau. Avant d’y entrer, j’ai lu et annoté ses œuvres complètes, livres et articles – c’est un auteur prolifique –, dont son grand œuvre, un austère traité de théorie du droit intitulé Aspects philosophiques de l’arbitrage international, traduit en une vingtaine de langues, et qui est un peu à la communauté de l’arbitrage ce que le Manifeste communiste de Marx et Engels était au mouvement ouvrier [8]. Un livre sophistiqué, du point de vue juridique, mais aussi philosophique, l’arbitrage étant selon Gaillard un domaine par excellence où se pose la question de la nature de la liberté et de la responsabilité.
Une « OTAN économique »
12Hasard du calendrier, notre rencontre a lieu deux jours après une journée internationale de mobilisation contre le Traité de libre-échange transatlantique, connu sous le nom de « TAFTA ». Le chapitre le plus controversé de ce traité, en cours de négociation depuis 2013 entre les États-Unis et l’Union européenne, concerne la généralisation du mécanisme de l’arbitrage dans le règlement des différends entre investisseurs et États (ISDS en anglais, pour Investor-state dispute settlement). Il permettra aux premiers de s’en prendre aux seconds s’ils estiment leurs « attentes légitimes » – un concept déterminant dans le droit de l’investissement aujourd’hui [9] – mises en péril par des législations sociales ou environnementales.
13L’arbitrage comporte une dimension de « frappe préventive » : anticipant de longs et coûteux procès, les États mettent en œuvre par avance des politiques favorables aux investisseurs, et par conséquent moins protectrices des populations. Exercer une pression sur les droits nationaux, atténuer en retour le risque que représente l’investissement, notamment dans des pays aux cadres juridiques instables – du fait de guerres, révolutions ou crises économiques –, est l’une des fonctions historiques de l’arbitrage. Les traités signés par la Grande-Bretagne et la Chine à la fin de la première guerre de l’opium, en 1842, incluent l’une des premières variantes historiques de ce dispositif [10], [11].
14L’arbitrage peut être assimilé à une forme d’assurance pour les investisseurs, un mécanisme de protection intégré au fonctionnement routinier du capitalisme, tout comme l’assurance auto est intégrée au fonctionnement routinier de la circulation automobile. Le capitalisme traverse des crises, mais il cherche également en permanence des solutions à ces crises, des dispositifs stabilisateurs qui permettent d’enrayer les tendances à la baisse du taux de profit. L’histoire du capitalisme est jalonnée de dispositifs de ce genre. Aujourd’hui, la crise climatique commence à faire sentir ses effets sur la dynamique du capitalisme : l’extraction de certaines ressources naturelles cruciales pour son fonctionnement – le pétrole notamment – s’avère de plus en plus coûteuse, la multiplication des catastrophes naturelles suscite des dépenses assurantielles croissantes, et l’impact des pollutions sur la santé induit une pression accrue sur les systèmes de protection sociale et altère aussi la productivité des travailleurs. Résultat, le capitalisme met en place des instruments financiers « branchés » sur la nature : marchés carbone, dérivés climatiques, banques de compensation « biodiversité », ou encore obligations catastrophe [12]. En créant de nouvelles sources de profitabilité, cette « financiarisation de la nature » vise à atténuer les conséquences de la crise climatique sur l’accumulation du capital et à faire repartir le taux de profit à la hausse.
15La fonction de l’arbitrage est du même ordre, à ceci près que c’est par le biais du droit qu’il protège l’investissement. Ainsi, après le défaut de l’Argentine en 2001-2002, plus de quarante procès sont intentés par des investisseurs étrangers, dont les entreprises françaises Suez et Vivendi, estimant les mesures d’urgence économique adoptées contraires aux traités signés antérieurement par le pays [13]. En 2012, Veolia envoie une notification d’arbitrage à l’Égypte. Dans le sillage de la révolution, le gouvernement égyptien a fait voter une loi augmentant le salaire minimum et diminuant d’autant les profits de l’entreprise française, notamment dans la région d’Alexandrie, où elle disposait d’un contrat de gestion des déchets. Deux ans auparavant, le cigarettier Philip Morris a fait de même avec l’Uruguay et l’Australie, exigeant plus de 2 milliards de dollars de dédommagement. Ces pays avaient fait figurer des images dissuasives sur les paquets de cigarettes, une atteinte à ses opérations commerciales aux yeux de la multinationale, qui a décidé de faire valoir ses droits au nom de traités bilatéraux signés entre eux et la Suisse, où elle a son siège.
16Jusqu’ici, l’arbitrage régissait principalement les rapports entre investisseurs du Nord et États du Sud et de l’Est. Une évolution marquante de ce secteur, signe de la puissance sans limite du capital, est que ce mécanisme est désormais activement promu dans les liens des investisseurs avec les États du cœur du système. La compagnie d’énergie suédoise Vattenfall a ainsi attaqué le gouvernement allemand pour 6 milliards d’euros, invoquant le traité sur la Charte de l’énergie qui régit les échanges énergétiques mondiaux. Suite à la catastrophe de Fukushima de 2011, Angela Merkel a choisi la voie de la sortie du nucléaire. Or Vattenfall était propriétaire de deux centrales allemandes fermées à cette occasion.
17Le Centre international pour le règlement des différends relatifs aux investissements (Cirdi) de la Banque mondiale, dans le cadre duquel s’inscrivent la majorité des tribunaux d’arbitrage aujourd’hui, recensait plus de 450 litiges en 2011, pour seulement 38 en 1996. Si certains pays comme l’Australie, l’Afrique du Sud, la Bolivie et l’Équateur ont récemment refusé l’inclusion de clauses arbitrales dans des traités sur l’investissement, il est probable que la généralisation de cette pratique se poursuive dans les années qui viennent.
18L’ancien secrétaire général de l’OTAN Anders Fogh Rasmussen – aujourd’hui chez Goldman Sachs – a dit à juste titre du TAFTA qu’il s’agit d’une « OTAN économique [14] ». Comme l’OTAN, ce traité vise à favoriser la coopération entre puissances impérialistes, dans un contexte de concurrence accrue entre multinationales du Nord en raison de la crise et de la multiplication de mesures protectionnistes au cours des années récentes. Les États-Unis et leurs entreprises sont bien sûr en position de force dans ce contexte. On a parlé d’« empire par invitation » (« empire by invitation ») pour décrire la façon dont les élites européennes ont accepté, depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, et davantage encore depuis la période néolibérale, l’installation sur leur sol d’un empire états-unien aussi bien militaire qu’économique [15]. Le droit des affaires est le langage dans lequel cette invitation a été formulée. Le consentement de ces élites au mécanisme de l’arbitrage, moyennant quelques propositions de « réformes » faites par la Commission européenne en septembre dernier à l’instigation de certains pays membres [16], en est une illustration.
19Comme l’OTAN, le TAFTA et son dispositif de règlement des différends visent également à imposer un cadre contraignant aux pays émergents – Chine, Inde, Russie ou Brésil – et à contenir ainsi leur ascension dans les limites de l’acceptable. Du fait de leur expertise en matière arbitrale, les pays du Nord disposent d’un avantage compétitif sur ceux du Sud, qui leur permet de consolider leur puissance et de capter de la valeur par la maîtrise du droit. Le droit est immanent aux formes de l’accumulation du capital à chaque époque. En utilisant l’échelon international pour faire reculer les compromis sociaux de l’après-guerre dans les pays du Nord et instaurer un climat favorable à l’investissement dans ceux du Sud et de l’Est, l’arbitrage organise la mondialisation du capital à des conditions favorables aux classes dominantes du centre.
20Pour parachever ce dispositif, il fallait cependant l’accompagner d’une doctrine légitimatrice, qui présente l’arbitrage comme un instrument au service de l’intérêt général. C’est là qu’Emmanuel Gaillard et son « ordre juridique arbitral » entrent en scène
La justice en hôtels de luxe
21C’est tout le problème de l’arbitrage international : quelle est la source de la légitimité d’un tribunal arbitral en cas de litige entre parties issues de pays différents ? Lorsque celles-ci appartiennent au même pays, le système juridique concerné s’applique. Mais dans le cas contraire ? « Une norme juridique se définit par son caractère d’efficacité », me dit Gaillard, c’est-à-dire par le fait que les décisions qui en découlent sont appliquées car tenues pour légitimes. Dans le cas des droits nationaux, la légitimité procède de l’existence d’un souverain, le peuple ou ses représentants. Mais en droit international ? Point de peuple ou d’État mondial dont découlerait un ordre juridique global… Or, malgré cela, l’arbitrage est devenu un mode de règlement des différends courant : « Les sentences sont appliquées sans qu’il y ait besoin la plupart du temps d’une action devant les juridictions étatiques. » Comment expliquer cette efficacité en l’absence de souverain ?
22L’arbitrage n’est pas le seul secteur du droit international à être concerné par ce problème. Cependant, avec l’accroissement vertigineux des échanges commerciaux et des flux d’investissement dans le contexte de la mondialisation du capital, depuis les années 1970, le problème se pose avec une acuité particulière en droit économique. Et il se pose avec davantage d’acuité encore en matière d’arbitrage. Car l’arbitrage désigne un système juridique privé, parallèle aux juridictions étatiques, même s’il est régulé par les États et des conventions internationales. Échapper à ces juridictions est la raison d’être de l’arbitrage.
23Un tribunal arbitral est en général composé de trois arbitres. Chaque partie – investisseurs, multinationales, États… – en choisit un, et les deux parties se mettent d’accord sur le nom du président du tribunal. Les arbitres ne sont donc pas nommés par voie officielle – par l’État –, comme c’est le cas dans la justice ordinaire. La réputation des arbitres est un enjeu de taille, les parties devant s’interdire de choisir un arbitre trop manifestement favorable à leurs intérêts, tout en évitant d’en désigner un qui y serait hostile. Si la cour d’appel de Paris a annulé l’arbitrage qui avait octroyé 400 millions d’euros à Bernard Tapie dans l’affaire Adidas-Crédit Lyonnais en 2008, et que la ministre de l’Économie de l’époque Christine Lagarde n’avait pas cru bon contester, c’est du fait des forts soupçons de collusion entre Tapie et l’un au moins des arbitres. La manifestation des signes extérieurs de la neutralité, à défaut de la neutralité elle-même – une majorité d’arbitres sont « pro-investisseurs » plutôt que « pro-États », comme le constate une enquête portant sur 350 d’entre eux [17] –, est donc une dimension essentielle du rituel arbitral.
24Chaque partie est représentée par une équipe d’avocats, payés à prix d’or, parfois jusqu’à 1 000 dollars de l’heure, pour des affaires qui durent souvent plusieurs années. Le coût global de certaines procédures excède 30 millions d’euros, dont une partie significative payée par le contribuable, puisque l’État pioche dans ses finances pour se défendre dans des procès intentés par les investisseurs. S’il accepte d’inclure des clauses arbitrales dans les traités relatifs à l’investissement – il existe plus de 3 000 traités aujourd’hui, bilatéraux et multilatéraux – , c’est dans l’espoir qu’un régime juridique favorable incitera les investisseurs à venir chez lui. C’est en tout cas ce que ses experts en commerce extérieur, souvent des employés passés ou futurs de multinationales qui tirent profit de ce régime, préconisent.
25Les investisseurs pratiquent l’optimisation en matière de traités, tout comme ils pratiquent l’optimisation fiscale, en se rendant dans les pays où le droit de l’investissement leur est favorable. Par le recours à une succursale à l’étranger, une multinationale peut aussi décider de s’en prendre à un État en invoquant le traité bilatéral sur l’investissement (« BIT », pour Bilateral investment treaty) dans le cadre duquel elle a le plus de chances de l’emporter, ou même en invoquant plusieurs traités bilatéraux. Le géant de la cosmétique états-unien Ralph Lauder s’en est ainsi pris à la République tchèque d’abord au nom d’un traité établi entre les États-Unis et la Tchéquie, puis, un peu plus tard, via une filiale néerlandaise, sur la base d’un traité entre les Pays-Bas et la Tchéquie. « BIT shopping » est l’expression consacrée pour désigner cette pratique dans le monde de l’arbitrage.
26Le tribunal arbitral siège la plupart du temps dans un pays tiers afin de favoriser la neutralité des débats, surtout lorsqu’ils sont sensibles politiquement, comme pendant la guerre froide ou la décolonisation, où nombre de conflits concernant la propriété des ressources naturelles – pétrole en tête – ont fait rage [18]. Ils se déroulent souvent dans des centres de conférences ou des hôtels cinq étoiles plutôt que dans des palais de justice. Officiellement, c’est pour éviter que l’une des parties ait à se soumettre au droit de l’autre que ce système parallèle s’est développé. C’est également pour garantir le secret des débats, dans des affaires où des brevets sont en jeu, ou dans lesquelles la publicité nuirait à la réputation des parties. Il arrive ainsi que l’existence même d’une procédure arbitrale demeure secrète jusqu’à ce que la sentence soit rendue.
27Sur le plan doctrinal, l’arbitrage est donc sous-tendu par un double problème de légitimité : il n’est pas adossé à un ordre juridique national et il constitue un mécanisme de règlement des différends situé en marge des juridictions étatiques. Si Gaillard est un penseur de premier plan aujourd’hui, un véritable intellectuel organique de la mondialisation néolibérale, lu et discuté dans les écoles de droit de par le monde, c’est parce qu’il a développé une théorie novatrice pour répondre à ce double problème. Il n’est pas le premier à s’y être essayé. Depuis qu’il existe, du fait de son ontologie incertaine, l’arbitrage a fait l’objet de diverses tentatives de ce genre. Celle de Gaillard est la plus récente et la plus consistante. Parvenir à asseoir l’arbitrage sur des fondements théoriques solides est l’œuvre de sa vie, explique Gaillard. Mais pour cela, ajoute-t-il, « il faut avoir beaucoup pratiqué. C’est ce que j’ai voulu faire dans ma vie professionnelle : être à fond dans la pratique et avoir une activité théorique, conceptualiser ».
28Cette conceptualisation, on va le voir, vise notamment à mettre l’arbitrage à l’abri des critiques insistantes venues de la société civile, qui tirent parti de ce double problème de légitimité.
L’universalisme au service des multinationales
29À la question de savoir quelle est la source de la légitimité de l’arbitrage international, trois réponses sont possibles. La première est que la sentence arbitrale tire son autorité du système juridique de l’État dans lequel siège le tribunal. Si un litige entre des investisseurs français et l’État vénézuélien fait l’objet d’un arbitrage en Suisse, la sentence s’impose aux parties en vertu du cadre juridique helvétique régissant les tribunaux d’arbitrage qu’elles ont choisi d’un commun accord. Cette première conception est dite « monolocalisatrice » : la légitimité d’un tribunal arbitral provient de sa localisation dans un seul État. Une conception « complètement archaïque » de l’arbitrage, selon Emmanuel Gaillard, qui ne correspond en rien au monde dans lequel nous vivons.
30La deuxième solution possible est « multilocalisatrice ». Dans ce cas, ce n’est pas l’État où siège le tribunal qui confère par extension aux normes arbitrales leurs fondements. C’est l’ensemble des juridictions nationales qui reconnaissent la validité de la sentence, et sont prêtes le cas échéant à l’appliquer.
31Cette deuxième approche est celle de la convention de New York de 1958 portant sur la réglementation de l’arbitrage international, à laquelle 156 pays sont parties contractantes. Cette convention oblige chaque État signataire à prendre part à l’exécution d’une sentence rendue dans un autre État signataire. C’est en vertu de cette convention que les justices britannique, belge et française ont saisi les biens russes dans l’affaire Ioukos, jugée depuis le tribunal arbitral de La Haye. Poutine lui-même est d’ailleurs venu plaider sa cause en personne devant ce tribunal en novembre 2005, en vain. La décision rendue par cette cour en juillet 2014 s’impose toutefois à l’ensemble des pays signataires de la convention.
32Si elle est moins « nationale » que la première, cette approche maintient que la source de la légitimité d’une sentence arbitrale est étatique. Simplement, il n’y a pas une mais plusieurs sources de légitimité, autant que d’États parties à la convention de New York. Or ce qu’il s’agit d’expliquer, me dit Gaillard, c’est l’autonomie de l’arbitrage par rapport aux États, le fait qu’il s’agit désormais d’un secteur du droit à part entière : « Il s’agit de vraies situations internationales, il n’y a pas un droit national plus légitime que d’autres. L’essentiel du droit applicable à ces situations internationales est généré par des États agissant collectivement, ce qu’on appelle l’ordre juridique arbitral. » Cette autonomie se remarque notamment au fait que les sentences arbitrales ont une force contraignante sur les États. Même lorsqu’elles leur sont financièrement ou politiquement défavorables, ceux-ci les appliquent souvent sans rechigner. Tout l’enjeu est donc de penser un univers de l’arbitrage émancipé de la sphère étatique.
33D’où la doctrine de l’« ordre juridique arbitral » introduite par Gaillard. L’idée est simple : l’arbitrage international est un ordre juridique en soi, indépendant des juridictions nationales, qui génère ses propres normes. Sur quoi se fonde la « juridicité » de ces normes ? Si le droit national s’appuie sur un souverain, qu’est-ce qui s’y substitue dans le cas de l’arbitrage international ? La source de la légitimité des tribunaux arbitraux se trouve dans des « valeurs universelles », me dit Gaillard. Lorsqu’un litige entre un investisseur français et l’État vénézuélien est arbitré en Suisse, la légitimité de la sentence ne repose ni dans le droit français, ni dans le droit vénézuélien, ni dans le droit suisse, et pas non plus dans la convention de New York. Elle repose sur des « normes généralement acceptées », qui émanent de la « communauté internationale », au service de laquelle les arbitres rendent justice.
34Lorsque suffisamment de droits nationaux et supranationaux – par exemple européen – ont intégré une règle arbitrale, elle peut être considérée comme « universelle ». Si la protection de l’environnement apparaît dans un nombre croissant de contrats, il s’agit d’une norme transnationale en puissance. Il en va de même de la lutte contre la corruption dans les transactions commerciales internationales, objet d’une convention de l’OCDE, sur laquelle sont susceptibles de s’appuyer les arbitres [19] : « Les pays n’agissent plus isolément. Certains sont à la traîne, d’autres en avance. Il y a ceux qui disent : la corruption doit être attaquée efficacement, d’autres, que l’environnement doit être protégé… Ce n’est pas juste une question de choix, il y a un mouvement global des nations. »
35C’est donc au moyen d’un universalisme juridique que Gaillard répond au double problème de légitimité de l’arbitrage. Peu importe que l’arbitrage ne soit pas ancré dans des juridictions nationales et qu’il opère en marge des institutions judiciaires ordinaires. Le fait qu’il repose sur des « valeurs universelles » lui confère un fondement, et pas n’importe lequel : un fondement universel, qui donc s’impose à tous.
Bourdieu aux Champs-Élysées
36Comme l’a montré Marx, l’universalisme – les « droits de l’homme », par exemple – a été mis à contribution au cours de l’histoire pour justifier les formes d’exploitation les plus brutales. La distance qui sépare les valeurs dont parle Gaillard de la réalité de l’arbitrage international, sa fonction dans l’imposition des politiques néolibérales à l’échelle mondiale, le confirme.
37J’essaie d’en savoir plus sur les raisons qui l’ont conduit à élaborer sa théorie de l’ordre juridique arbitral. Gaillard me répond que l’arbitrage est devenu un véritable champ social. Et il ajoute : « Au sens de Bourdieu. » Devant mon étonnement de l’entendre citer le sociologue français le plus radical de ces dernières décennies, Gaillard ajoute : « C’est très fort sa pensée, ça m’a intéressé de lire la sociologie bourdieusienne. » Il cite en particulier le concept de « capital symbolique », très utile à ses yeux pour comprendre le choix des arbitres par les parties, ou les stratégies mises en œuvre par les avocats lors des plaidoiries.
38Intrigué, j’interroge Gaillard sur les circonstances de sa rencontre avec l’œuvre de Bourdieu. L’arbitrage a fait l’objet en 1996 d’une enquête menée par deux sociologues, Yves Dezalay et Bryant Garth. Celle-ci a donné lieu à un ouvrage intitulé Dealing in Virtue [20]. Il s’agit de la seule étude sociologique systématique portant sur l’arbitrage à ce jour. Depuis la parution de ce livre, cet univers a considérablement évolué, raison pour laquelle Gaillard a entrepris d’écrire sa propre sociologie de l’arbitrage [21].
39Or l’ouvrage de Dezalay et Garth est préfacé par Bourdieu, les sociologues s’inscrivant dans le courant théorique de l’auteur de La Distinction. Pour eux, l’arbitrage est justement un « champ social » au sens de Bourdieu, qui se caractérise par une lutte entre acteurs possédant des « capitaux » économiques, culturels et sociaux différents. Jusque dans les années 1980, l’arbitrage était resté pour l’essentiel une spécialité européenne, les arbitres étant souvent des juges continentaux à la retraite, sollicités pour leur – réelle ou supposée – impartialité. Depuis, les cabinets états-uniens sont entrés en scène. Pour prendre pied dans cet univers, ils se sont attaché les services d’avocats européens familiers de son fonctionnement et ont ouvert des filiales sur le continent, notamment à Paris. Parmi eux, Emmanuel Gaillard, qui est passé à la fin des années 1980 du cabinet Bredin Prat à Shearman & Sterling [22]. Gaillard est un « courtier » du capitalisme [23]. Se faisant l’intermédiaire entre plusieurs cultures juridiques, lui et ses semblables œuvrent à la mondialisation du capital par le droit.
40S’inspirant de Bourdieu, Gaillard développe l’idée que le champ de l’arbitrage est passé en quarante ans d’un modèle « solidariste » à un modèle « polarisé » [24]. Le premier reposait sur un petit nombre d’acteurs exerçant alternativement les fonctions d’arbitres, d’avocats des parties ou d’experts. Le modèle « polarisé » actuel, au contraire, implique un nombre croissant d’acteurs de plus en plus spécialisés. Certains arbitres ou avocats officient par exemple aujourd’hui uniquement dans l’arbitrage concernant le secteur gazier, d’autres n’offrent leurs services qu’aux investisseurs, ou au contraire aux États. En somme, la croissance de ce secteur s’accompagne, comme dans tout champ social, d’une spécialisation des fonctions.
41L’œuvre de Bourdieu n’est pas la seule littérature radicale que fréquente Gaillard. Lorsque je lui demande son sentiment sur les mobilisations internationales contre le TAFTA, Gaillard se montre très au fait des arguments de la société civile contre le traité. Dans son propos revient à plusieurs reprises un document publié en 2012 par les ONG Corporate Europe Observatory et Transnational Institute, intitulé Profiting from Injustice [25]. Il s’agit de la prise de position la plus fouillée de la société civile contre le TAFTA, et plus particulièrement contre le mécanisme de règlement des différends entre investisseurs et États. Les analyses qu’il contient ont largement irrigué les mobilisations, en France et ailleurs. Dans ce document, Gaillard est qualifié de « lion intellectuel ».
42Selon Gaillard, la communauté de l’arbitrage devrait accorder plus d’importance à certaines critiques émanant de la société civile. D’abord, l’arbitrage gagnerait à être plus transparent. S’il est des cas où le secret se justifie, il n’est le plus souvent pas indispensable : « L’arbitrage vécu comme justice secrète dans des hôtels de luxe, ça ne m’a jamais paru être une bonne image. Ce qu’on cherche dans l’arbitrage, ce n’est pas le secret, c’est la neutralité. Si on a un litige franco-allemand, l’un ne veut pas aller devant les juridictions allemandes, l’autre ne veut pas aller devant les juridictions françaises, on va faire quoi ? Un arbitrage en Suisse. Alors évidemment on va finir dans un hôtel ou un centre de conférence en Suisse… »
43Gaillard donne raison à la société civile sur un autre point : l’absence de diversité au sein de la communauté des arbitres. Il évoque lors de l’entretien une étude sociologique portant sur le « capital social » des arbitres, inspirée elle aussi des travaux de Bourdieu [26]. Cette étude révèle que plus de 90 % des arbitres nommés dans le cadre des tribunaux du Cirdi sont des hommes. Si quatre-vingt-sept nationalités sont représentées parmi les arbitres, plus de la moitié proviennent de sept pays : les États-Unis, la Grande-Bretagne, la France, la Suisse, la Nouvelle-Zélande, l’Australie et le Canada. L’écrasante majorité des ressortissants des autres nationalités possèdent un diplôme de droit états-unien, britannique ou français.
44Dans les pays du Nord, l’arbitrage est désormais l’objet de formations entièrement dédiées, alors qu’autrefois il n’était qu’un chapitre parmi d’autres dans les cours de droit commercial international. De tels cursus forment des milliers d’avocats spécialisés qui officient ensuite dans les tribunaux d’arbitrage, les organisations internationales, les services juridiques des multinationales et les ministères. Accessoirement, ils produisent aussi des bataillons de lecteurs pour les écrits de Gaillard.
45Cette prolifération n’empêche pas cependant que plus de 50 % des litiges soient jugés par une quinzaine d’arbitres. La communauté arbitrale se caractérise par un entre-soi extrême. L’importance des classements (rankings) de praticiens, de type Who’s Who Legal ou Chambers Global, au moyen desquels les parties choisissent les arbitres et les équipes d’avocats, en témoigne [27].
46Gaillard reconnaît la réalité de cet entre-soi. Les institutions qui structurent le champ de l’arbitrage, ajoute-t-il, font d’importants efforts pour diversifier la provenance nationale et le genre des arbitres. C’est particulièrement le cas du Cirdi. Ce qui explique qu’un petit nombre d’hommes blancs se trouve en position de quasi-monopole, c’est le conservatisme des parties : « Les institutions font un gros effort pour que ça s’arrange, mais ce sont les parties qui sont conservatrices. On parle d’une caste d’arbitres, mais ce sont les parties qui nomment toujours les mêmes. »
47Qu’un arbitre soit connu dans le milieu permet aux équipes d’avocats d’ajuster leur stratégie en s’appuyant sur ses décisions passées. De fait, une fois les membres d’un tribunal arbitral nommés, les avocats des parties consacrent leurs premières énergies à recueillir des informations concernant les sentences passées qu’ils ont rendues, et toute autre information (biographique, politique) qui leur permettrait d’anticiper leurs réactions. À l’inverse, nul ne sait comment un arbitre désigné pour la première fois réagira à tel ou tel argument.
Braconnage conceptuel
48Comprendre l’hégémonie suppose de partir non des idées, mais d’une description du système, de ses rouages essentiels. L’arbitrage international est l’un de ces rouages. Il répond à un problème crucial : comment gérer les inévitables frictions ou conflits qui résultent de la mondialisation du capital ? Comment plus généralement produire un espace mondial lisse, où le capital puisse circuler sans entraves ? Les droits nationaux cristallisent les luttes de classes passées, ils regorgent d’entraves sociales et environnementales. L’arbitrage international est un moyen de les lever, car il force les États à se restructurer.
49Dans la dynamique du capitalisme, chaque solution à un problème engendre cependant de nouveaux problèmes, et notamment des problèmes de légitimité. L’arbitrage international n’est pas adossé à un souverain et il se situe en marge des institutions judiciaires ordinaires. Cela le rend vulnérable, notamment aux critiques venues de la société civile. C’est alors que le rouage en question se met à sécréter de la théorie.
50Tous les arbitres ne sont pas Emmanuel Gaillard. La plupart vaquent à leurs occupations sans se soucier de « fonder » l’arbitrage. Certains savent pourtant qu’une institution ne s’inscrit dans la durée que si elle démontre sa légitimité. La démontre à qui ? D’abord aux principaux concernés : les arbitres et l’ensemble des professions juridiques qui peuplent cet univers. Ils sont de plus en plus nombreux. La théorie de Gaillard – et d’autres théories du même genre – leur confère une conscience de classe, à la fois le sentiment d’appartenir à un groupe et la conviction d’œuvrer en faveur du « bien commun ». Selon Gaillard, ce sont « les arbitres [qui] s’attachent à dégager les normes généralement acceptées à un moment donné dans la communauté internationale pour les faire prévaloir sur celles qui ne correspondent qu’à la prétention d’un seul État […] [28] ». Les arbitres sont des « fonctionnaires de l’universel ». C’est par leur entremise que le caractère universel de certaines normes arbitrales se manifeste, par opposition à d’autres qui demeurent purement locales.
51Je demande à Gaillard ce qui vaut aux arbitres ce privilège d’être à même d’ériger certaines normes en « valeurs universelles ». L’arbitrage est une activité « physiquement internationale », me répond-il. Polyglottes, issus d’une tradition juridique nationale mais à l’aise dans toutes les traditions juridiques importantes, arbitres un jour à Singapour, avocats de l’une des parties le lendemain à Londres, professeurs de droit le surlendemain dans le New Jersey, ces juristes sont, du fait du caractère international des institutions arbitrales, doués d’un ethos mondial. C’est la jurisprudence accumulée au fil des années par la communauté des arbitres qui permet à l’arbitrage de s’autonomiser progressivement des juridictions nationales et de devenir un ordre juridique en soi. Les « valeurs universelles » qu’évoque Gaillard sont donc une contribution du groupe qui les porte au bien commun.
52La théorie de Gaillard est également destinée à d’autres secteurs sociaux. Par exemple aux représentants de l’État ou d’organisations internationales en charge du cadre règlementaire dans lequel s’exerce l’arbitrage.
53Ceux-ci doivent pouvoir (se) convaincre que l’arbitrage est en prise avec l’intérêt général, qu’il ne s’agit pas d’un simple racket organisé au détriment des peuples dont ils ont la charge. Certes, l’arbitrage est bien une forme de racket, mais une forme particulière, du type de celles qui cherchent à emporter l’adhésion au-delà des cercles qui en tirent un profit financier. Or cette adhésion dépend précisément du genre de théories élaboré par Emmanuel Gaillard. Qu’un théoricien du droit de son envergure représente Bernard Tapie montre au demeurant que les formes sophistiquées de l’accumulation du capital et ses formes prédatrices ne sont souvent pas très éloignées.
54Gaillard ne se fait naturellement aucune illusion sur sa capacité à convaincre les critiques radicaux de l’arbitrage, ceux qu’il qualifie au cours de l’entretien de « virulents » ou « antisystème ». Son public n’est pas la frange résolue du mouvement hostile au TAFTA, mais des secteurs plus enclins à discuter, par exemple les ONG qui ont participé à l’élaboration du Règlement sur la transparence de la Commission des Nations unies pour le droit commercial international [29]. Si cette initiative invite à davantage de transparence et de diversité dans les pratiques arbitrales, le principe de l’arbitrage comme mode de règlement des différends n’y est pas remis en question. Mais des réformes même superficielles accréditent l’idée que le monde de l’arbitrage entend les critiques dont il est l’objet et qu’il est prêt à changer.
55La doctrine de Gaillard illustre une caractéristique fondamentale de l’hégémonie : elle braconne sur les terres de ses adversaires. Le degré de connaissance des idées de Bourdieu par mon interlocuteur est stupéfiant (j’enseigne Bourdieu à mes étudiants, je sais de quoi je parle). C’est un usage précis et créatif, qui met à contribution les concepts du sociologue pour rendre compte des évolutions actuelles de l’arbitrage. Que Gaillard se soit emparé de ces concepts et les ait mis à contribution pour analyser le fonctionnement de l’arbitrage est remarquable. Nul doute qu’une enquête dans d’autres secteurs des élites contemporaines démontrerait que les idées de Bourdieu y circulent. L’attention portée par Gaillard au document Profiting from Injustice illustre elle aussi le mode opératoire de l’hégémonie. Capter et mettre à profit les idées de l’autre camp permet de parvenir à un degré de compréhension et de conscience de soi supérieur, en intégrant et en « dépassant » la critique. Cela permet aussi, dans un même mouvement, de désamorcer ce que ces idées ont de subversif en les intégrant au bloc d’idées hégémonique.
56Pourtant, ce braconnage conceptuel est aussi une forme d’hommage du vice à la vertu. Il témoigne de la puissance analytique des pensées critiques – celle de Pierre Bourdieu en l’occurrence –, dont il n’existe pas d’équivalent à droite aujourd’hui. Peut-on citer un seul intellectuel de droite contemporain dont l’œuvre soit d’importance et d’influence comparables à celle du sociologue ? Ou à celles d’autres grandes théories critiques contemporaines ? Je n’en vois pas, même à l’échelle internationale. Que Gaillard soit conduit à emprunter les concepts de Bourdieu pour se rendre intelligible son propre univers est à cet égard symptomatique.
57Ce braconnage conceptuel témoigne également de l’inquiétude grandissante du milieu de l’arbitrage devant la contestation du TAFTA : « Les mobilisations vont réussir à torpiller le TAFTA, je ne parierais pas mon argent personnel sur le sort du mécanisme de règlement des différends dans le traité avec les États-Unis. Ça commence à être virulent en France, en Allemagne, dans des pays traditionnellement favorables à l’investissement », me dit Gaillard. Quelque temps après notre rencontre, en octobre dernier, 150 000 personnes ont encore manifesté à Berlin pour exiger la fin des négociations entre les États-Unis et l’UE. La convergence entre le front anti-TAFTA et d’autres fronts de luttes s’opère de plus en plus. Ce traité favorisera par exemple la commercialisation de produits OGM états-uniens sur le continent, ou rendra plus difficile l’opposition des gouvernements européens à la fracturation hydraulique, ouvrant la voie à l’exploitation des gaz de schiste. La mobilisation contre l’arbitrage comporte donc de fait une dimension écologiste. Le rapport de forces entre la droite et la gauche est aujourd’hui massivement favorable à la première. Mais Gaillard le sait : les rapports de forces évoluent. Et ce que les gouvernements acceptaient jusque-là sans rechigner peut soudain devenir inacceptable et le droit cesser d’être un instrument aux mains du capital.
Notes
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[1]
Voir par exemple A. Garcia Linera, Pour une politique de l’égalité. Communauté et autonomie dans la Bolivie contemporaine, Les Prairies ordinaires, Paris, 2008.
-
[2]
Voir M. Levinson, The Box. Comment le conteneur a changé le monde, Max Milo, Paris, 2011.
-
[3]
Voir la Lettre des juristes d’affaires, septembre/octobre 2014, p. 36.
-
[4]
Voir H. Malti, Histoire secrète du pétrole algérien, la Découverte, Paris, 2010, p. 134-135.
-
[5]
Pour un récit de l’affaire (du point de vue des vainqueurs), voir H. Gattegno et J.-B. Rocques, « Ils ont fait payer Poutine », Vanity Fair, 19 janvier 2014. On peut voir la conférence de presse qui a suivi le verdict à cette adresse : http://urlz.fr/2HlC.
-
[6]
Voir le Monde, 20 juin 2015.
-
[7]
Pour une présentation, voir F. Denord, R. Knaebel et P. Rimbert, « L’ordolibéralisme allemand, cage de fer pour le Vieux Continent », Le Monde diplomatique, août 2015.
-
[8]
Voir E. Gaillard, Aspects philosophiques de l’arbitrage international, Martinus Nijhoff Publishers, Leyde/Boston, 2008.
-
[9]
Voir sur cette notion J. Cazala, « La protection des attentes légitimes de l’investisseur dans l’arbitrage international », Revue internationale de droit économique, 1, 2009.
-
[10]
Voir T. Hale, Between Interests and Law. The Politics of Transnational Commercial Disputes, Cambridge University Press, Cambridge, 2015, chap. 7.
-
[11]
Voir D. Harvey, Le Nouvel Impérialisme, Les Prairies ordinaires, Paris, 2010.
-
[12]
On se permet de renvoyer sur ce point à R. Keucheyan, La nature est un champ de bataille. Essai d’écologie politique, La Découverte/Zones, Paris, 2014, chap. 2.
-
[13]
Voir T. Philipps, « Argentina versus the World Bank. Fair play or fixed fight? », Center for International Policy, avril 2008, disponible à l’adresse <cipamericas.org/archives/1434>.
-
[14]
Cité par C. Serfati, « The transatlantic bloc of states and the political economy of the Transatlantic Trade and Investment Partnership (TTIP) », Work Organisation, Labour & Globalisation, 9, 2015, p. 19.
-
[15]
Voir L. Panitch et S. Gindin, The Making of Global Capitalism. The Political Economy of American Empire, Verso, Londres, 2012, chap. 9.
-
[16]
Voir Le Monde, 16 septembre 2015.
-
[17]
M. Waibel et Y. Wu, Are Arbitrators Political? (2012), consultable sur <http://urlz.fr/2HlW>.
-
[18]
Voir Y. Dezalay et B. G. Garth, Dealing in Virtue. International Commercial Arbitration and the Construction of a Transnational Legal Order, The University of Chicago Press, Chicago, 1996, chap. 4.
-
[19]
Voir OCDE, « Convention sur la lutte contre la corruption d’agents publics étrangers dans les transactions commerciales internationales » (entrée en vigueur en 1999), disponible sur <http://urlz.fr/2HlY>.
-
[20]
Voir Y. Dezalay et B. D. Garth, Dealing in Virtue, op. cit.
-
[21]
Voir E. Gaillard, « Sociology of international arbitration », Arbitration International, 31, 2015.
-
[22]
Voir la Lettre des juristes d’affaires, septembre/octobre 2014, p. 36.
-
[23]
Voir S. Laurens, Les Courtiers du capitalisme. Milieux d’affaires et bureaucrates à Bruxelles, Agone, Marseille, 2015.
-
[24]
Voir E. Gaillard, « Sociology of international arbitration », loc. cit. p. 13-14. B. Sichère, Ce grand soleil qui ne meurt pas, Grasset, Paris, 2011.
-
[25]
Voir P. Eberhardt et C. Olivet, Profiting from Injustice. How Law Firms, Arbitrators and Financiers Are Fuelling an Investment Arbitration Boom, Corporate Europe Observatory et Transnational Institute, Bruxelles/Amsterdam, 2012.
-
[26]
S. Puig, « Social capital in the arbitration market », European Journal of International Law, 25, 2014.
-
[27]
Voir le site de Chambers & Partners : http://urlz.fr/2Hm1.
-
[28]
Voir E. Gaillard, Aspects philosophiques de l’arbitrage international, op. cit., p. 62.
-
[29]
C’est par exemple le cas du Center for International Environmental Law (CIEL) et de l’Institut international du développement durable (IISD), qui ont soumis ensemble un working paper lors de ces discussions, disponible à l’adresse : http://urlz.fr/2Hm2.