Couverture de CRIEU_002

Article de revue

Pourquoi Badiou est partout

De Platon aux plateaux de télé : parcours d’un philosophe radical-médiatique

Pages 38 à 53

Notes

  • [1]
    Libération, 7 août 2009.
  • [2]
    M. Vihalem, Le Concept de sujet et ses métamorphoses à travers quelques philosophies critiques contemporaines. Les cas de Nietzsche, Deleuze, Foucault et Badiou, thèse sous la direction d’Alain Badiou soutenue à Paris 8 en 2009.
  • [3]
    Entretien avec O. Feltham, in O. Feltham, Alain Badiou. Live Theory, Continuum, Londres, 2008, p. 139.
  • [4]
    A. Badiou, Second Manifeste pour la philosophie, Fayard, Paris, 2009.
  • [5]
    A. Badiou, Saint Paul. La fondation de l’universalisme, PUF, Paris, 1997.
  • [6]
    A. Badiou « Pour l’abstention », Le Monde, 6 mars 1978
  • [7]
    Toutes citations extraites de A. Badiou (avec F. Tarby), La Philosophie et l’Événement, Germina, 2010.
  • [8]
    Dans Le Siècle, Le Seuil, Paris, 2005, ses sources relatives à la révolution culturelle se limitent à un livre de 1970 !
  • [9]
    A. Sokal et J. Bricmont, Impostures intellectuelles, Odile Jacob, Paris, 1997.
  • [10]
    R. L. et D. Nirenberg, « Badiou’s number. A critique of mathematics as ontology », Critical Inquiry, vol. 37, n° 4, p. 583-614, 2011.
  • [11]
    M. Malicki, « Matheme and mathematics. On the main concepts of the philosophy of Alain Badiou », arXiv:1406.0059.
  • [12]
    A. Veilahti, « Alain Badiou’s mistake. Two postulates of dialectic materialism », arXiv:1301.1203v2.
  • [13]
    L. Pinto, Les Philosophes entre le lycée et l’avant-garde. Les métamorphoses de la philosophie dans la France d’aujourd’hui, L’Harmattan, Paris, 1987.
  • [14]
    Entretien de J. Piatier avec J.-P. Sartre, Le Monde, 18 avril 1964.
  • [15]
    C. Dormoy-Rajramanan, Sociogenèse d’une invention institutionnelle. Le centre universitaire expérimental de Vincennes, thèse pour le doctorat de science politique de l’université Paris Ouest-Nanterre-La Défense, 2014.
  • [16]
    C. Soulié, « Le destin d’une institution d’avant-garde. Histoire du département de philosophie de Paris 8 », Histoire de l’éducation, n° 77, p. 47-69, 1998.
  • [17]
    D. Eribon, Foucault et ses contemporains, Fayard, Paris, 1994.
  • [18]
    C. Bourseiller, Les Maoïstes. La folle histoire des gardes rouges français, Plon, Paris, 1996.
  • [19]
    A. Badiou, Le Mouvement ouvrier révolutionnaire contre le syndicalisme, Éditions Potemkine, Paris, 1975.
  • [20]
    UCFml, Le Livre des paysans pauvres. Cinq années de travail maoïste dans une campagne française, collection « Yuhan », Maspero, Paris, 1975
  • [21]
    Fonds Assia Melamed de la Bibliothèque de documentation intercontemporaine de Nanterre, F delta res 0696/15.
  • [22]
    Le Monde, 25 avril 1974.
  • [23]
    B. Sichère, Ce grand soleil qui ne meurt pas, Grasset, Paris, 2011.
  • [24]
    Voir par exemple M. Belhadj Kacem, Après Badiou, Grasset, Paris, 2011 ou K. Mavrakis, De quoi Badiou est-il le nom ?, L’Harmattan, Paris, 2009.
  • [25]
    C. Ono-dit-Biot, « Alain Badiou : “je regrette” », Le Point, 14 mars 2012.
  • [26]
    Le Siècle, op.cit, reprend ses interventions au Collège international de philosophie entre 1998 et 2001.
  • [27]
    R. Keucheyan, Hémisphère gauche. Une cartographie des nouvelles pensées critiques, Zones/La Découverte, Paris, 2010
  • [28]
    M. Lamont, « How to become a dominant French philosopher ? », American Journal of Sociology, vol. 93, p. 584-622, 1987. Merci à Boris Attencourt de m’avoir signalé cette référence
  • [29]
  • [30]
    C. Dormoy-Rajramanan, Sociogenèse d’une invention institutionnelle, op.cit
  • [31]
    UCFml, « La situation actuelle sur le front de la philosophie. Contre Deleuze et Guattari », Cahiers Yenan, n° 4, 1977.
  • [32]
    A. Badiou, Petit Panthéon portatif, La Fabrique, Paris, 2008.
  • [33]
    Gifles promises à Alexandre Adler (Libération, 9 août 2009) puis à Gérard Bensussan (Libération, 11 août 2014).
  • [34]
    A. Badiou et A. Finkielkraut, L’Explication. Conversations avec Aude Lancelin, Lignes, Paris, 2010.
  • [35]
    A. Badiou et M. Gauchet, Que faire ? Dialogue sur le communisme, le capitalisme et l’avenir de la démocratie, Philosophie éditions, Paris, 2014.

Des livres traduits dans de nombreuses langues, vendus pour certains à plusieurs dizaines de milliers d’exemplaires, des tribunes et des entretiens dans les médias sur les sujets les plus divers, des pièces de théâtre, des directions de collection… Alain Badiou, reconnu par ses pairs comme un des esprits les plus incisifs de sa génération et auteur d’une philosophie que peu comprennent mais que beaucoup célèbrent, occupe l’espace médiatico-intellectuel avec son talent d’orateur et l’énergie féroce de celui qui a rongé son frein en attendant son heure. Son fougueux passé Mao, qu’il ne renie pas, ne laissait pas augurer d’une telle trajectoire. Mais l’époque est friande de ces nouvelles figures de la radicalité intellectuelle et politique…

1Tout arrive à soixante-dix ans. Pour Alain Badiou, ce fut la notoriété médiatique. En pleine campagne présidentielle de 2007, son petit livre, De quoi Sarkozy est-il le nom ?, s’arrache. Son éditeur dit en avoir vendu à ce jour plus de 37 000 exemplaires. Le philosophe, professeur à l’École normale supérieure, était jusque-là surtout connu de ses pairs. Et voici que ce succès éditorial inattendu lui ouvre les portes des plateaux télévisés, remplit les salles de ses conférences publiques et le transforme en un penseur apprécié d’une partie de la gauche radicale mais aussi des milieux artistiques, en particulier du théâtre (son adaptation de la République de Platon a été un des spectacles en vue du festival d’Avignon 2015). Alain Badiou – qui anime notamment une émission mensuelle de débats intellectuels sur Mediapart – s’en délecte. L’homme a sans doute d’autres vertus que la modestie. Celui qui aime à se présenter comme « le philosophe français vivant le plus lu, traduit et commenté dans le monde[1] », publie depuis des décennies dans des collections qu’il dirige, place des citations de lui-même en exergue de ses livres et a dirigé une thèse en partie consacrée à son propre travail [2]. Mais, après tout, mégalomanie et contentement de soi n’excluent pas le talent. Alain Badiou, nul ne le conteste, est aussi cultivé qu’intelligent. Et son œuvre philosophique impressionne par son ampleur.

2Alain Badiou est aussi un homme de constance et de fidélité. Parmi les figures intellectuelles du maoïsme français des années 1970, il est un des rares à n’avoir pas jeté aux orties ses convictions d’alors pour se transformer en thuriféraire du libéralisme économique (comme Serge July), en ambassadeur des interventions militaires américaines (comme André Glucksmann), ou en missionaire du judaïsme (comme Benny Levy), tout en maintenant un engagement politique radicalement à gauche. Même si on peut aussi s’interroger sur les raisons du succès éditorial, bel et bien planétaire, d’une pensée politiquement parfois inquiétante. Un exemple : si l’on peut à la rigueur comprendre que « défendre l’école républicaine, sélective et élitiste, [soit] devenu réactionnaire », on ne peut guère désirer un système éducatif où, comme l’appelle de ses vœux notre philosophe, le collège serait purement et simplement supprimé et où « tous les jeunes gens de onze à quinze ans, sans exception, seraient intégrés au travail productif, avec peut-être la moitié ou un quart de leur temps consacré aux études », les cours à temps plein ne reprenant qu’après seize ans et étant consacrés à l’étude « des procédures de vérité » (un des grands thèmes de la philosophe de Badiou, sur lequel on reviendra) [3].

Un système philosophique

3Alain Badiou, c’est une des raisons de son aura, est un des très rares philosophes français contemporains, si ce n’est le seul, à proposer un système philosophique complet, couvrant tant la politique que l’éthique, l’esthétique, la métaphysique et l’ontologie. Tentons de résumer ce système, complexe, qui, de l’avis même de l’intéressé, peut se résumer en quatre idées.

4La première est une proposition métaphysique : l’être en tant qu’être est composé de multiples. Dès lors, se pose la question de savoir jusqu’où se déroule cette division en multiples. Réponse : à l’infini, jusqu’au néant. Il arrive un moment où la division de l’être ne donne plus rien. Les trois concepts de la métaphysique de Badiou sont donc le multiple, l’infini et le vide, tous trois empruntés à la théorie des ensembles, qui rappellera quelques souvenirs à quiconque a fréquenté l’école entre la fin des années 1960 et le début des années 1980, période où les « mathématiques modernes » étaient à l’honneur dans les programmes scolaires. Pour Badiou, « l’ontologie, c’est la mathématique ». C’est là sa première thèse.

5Le deuxième énoncé est qu’il existe des vérités. Après Georg Cantor, le mathématicien créateur de la théorie des ensembles, on trouve là la seconde influence majeure de la pensée de Badiou : Platon, dont une plaisanterie bien connue des philosophes dit qu’il a écrit toute la philosophie, le travail de ses successeurs se bornant à ajouter des notes de bas de page. Quelles sont celles d’Alain Badiou ? D’expliquer que son affirmation selon laquelle existent des vérités relève de l’axiome. Elle ne peut être démontrée. Surtout, ces vérités sont multiples et leur existence ne peut se déduire de la structure de l’être lui-même. La vérité ne saurait exister. Les vérités sont multiples, comme l’être. « Je suis un platonicien sophistiqué, et non un platonicien vulgaire. Je ne soutiens pas que les vérités préexistent à leur devenir mondain dans “un lieu intelligible” séparé, et que leur naissance n’est qu’une descente du Ciel vers la Terre. […] Créées sans aucun Dieu, avec les matériaux particuliers d’un monde, les vérités n’en sont pas moins éternelles. Il nous faut donc rendre rationnelle rien de moins que l’apparition de l’éternité dans le temps[4]. »

6Dès lors, comment les vérités peuvent-elles apparaître ? Le troisième énoncé du système badiousien entend y répondre en introduisant le concept d’événement. L’événement échappe à l’être : il est imprévisible. Rien ne permet d’en prévoir la survenue. « Il est de l’essence de l’événement de n’être précédé d’aucun signe, et de nous surprendre de sa grâce[5]. » L’événement est un « pur éclair », bref moment durant lequel apparition et disparition, être et néant, ne peuvent être distingués. De ce fait, ce n’est pas tant l’événement mais sa trace, comparée à une brûlure, qui est la véritable source d’une vérité, susceptible de survenir dans quatre domaines : les sciences, les arts, la politique et l’amour. Alain Badiou prend souvent, pour les trois premiers, l’exemple de la découverte de l’ADN, du Carré blanc sur fond blanc de Malévitch ou de la Révolution française, renvoyant tout un chacun à sa propre expérience quant à l’amour.

7Quatrième et dernier énoncé de la philosophie d’Alain Badiou : les vérités ne peuvent émerger qu’à l’issue d’un processus, lequel constitue un sujet. La vérité n’est pas l’adéquation la plus proche possible d’un énoncé au réel, comme on le pense d’ordinaire, mais la « fidélité à un événement ». Alain Badiou aime à prendre en la matière l’exemple de l’amour : l’éclair de l’événement est la rencontre, imprévisible, entre deux êtres. Mais c’est sa trace qui conduit, et l’on boucle là la réflexion partie des multiples, à constituer l’événement de la naissance du couple, ce « deux » qui est autre chose que l’addition de deux unités. La politique constitue, pour Badiou, une autre procédure permettant d’accéder non plus au deux mais au multiple, celui de la fraternité militante.

Une étrange hypothèse communiste

8Bel et beau système, logiquement ordonné, presque implacable. Mais quelles en sont les conséquences ? L’une d’elles est l’opposition constante de Badiou au suffrage universel, simple reflet des opinions majoritaires d’une époque, incapable d’accéder aux vérités dont il fait de l’existence un axiome. « Voter, c’est adhérer à la politique d’un parti pour des années et dans la fiction d’un choix qui se résume, pour l’écrasante majorité, à la légalité constitutionnelle et périodique d’une illusion inutile. Au regard de tout cela, il n’est d’autre recours que de changer de terrain. S’abstenir est un des moyens de marquer cette rupture, si toutefois ce n’est pas l’abstention du dégoût ou de l’indifférence, mais l’abstention de qui, en politique, sait qu’il a autre chose à faire qu’à s’engouffrer à la suite de tel ou tel parti organisateur de la domination du capital », affirmait-il à l’occasion des élections législatives de 1978 [6]. Près d’un demi-siècle plus tard, il n’a pas changé d’avis : « Je dois vous dire que je ne respecte absolument pas le suffrage universel en soi, cela dépend de ce qu’il fait. […] Si on ne peut même pas exprimer son dégoût du résultat, si on est obligé de le respecter, vous vous rendez compte ! Non seulement il faudrait constater la récurrente stupidité du nombre, mais il faudrait avoir pour elle le plus grand respect. C’est trop ! », écrit-il dans De quoi Sarkozy est-il le nom ?

9Ce rejet catégorique du suffrage universel s’articule avec sa défense de l’« hypothèse communiste » définie comme « idée pure de l’égalité ». Alain Badiou affirme dans le livre qui le rendit célèbre qu’une « autre organisation collective est praticable, qui éliminera l’inégalité des richesses, et même la division du travail. Tout un chacun sera un travailleur polyvalent et, en particulier, les gens circuleront entre le travail manuel et le travail intellectuel, comme du reste entre la ville et la campagne ». L’hypothèse communiste aurait connu, à le lire, deux temps. Le premier court du xixe siècle – où le communisme comme « idéologie de l’égalité – avec la lutte des classes pour réel – se joue autour de la question de la propriété des moyens de production » – à 1917. L’arrivée au pouvoir des Bolcheviks fait que « communisme n’est plus le nom de l’Idée générale de l’émancipation mais le but d’organisations particulières, chargées de faire triompher effectivement et réellement l’insurrection populaire ». Le second est celui de la révolution culturelle chinoise, qu’il lit comme une tentative de sortir de l’identification du Parti et de l’État telle que pratiquée en URSS. S’il sait se montrer critique sur les procès de Moscou et le stalinisme, Badiou considère en revanche la « Grande Révolution culturelle prolétarienne » comme un événement clé du xxe siècle, auquel il conviendrait de rester fidèle. « La Révolution culturelle, c’est cela : des masses étudiantes, des masses ouvrières jetées contre l’État, créant une situation inextricable d’anarchie et de destruction faisant apparaître des factions innombrables et provoquant en fin de compte l’intervention de l’armée. » Appartiendrait donc à notre époque, comme dans toute honnête dissertation, d’inventer un troisième temps synthétique. « C’est un choix clair : il suppose un remaniement, une réélaboration de la catégorie de communisme, des rapports entre les processus politiques et cette catégorie. […] Je ne vois pas comment on peut dire qu’il faut abandonner l’Idée communiste sans se retrouver totalement dans le consensus. Ce consensus a un nom : “démocratie”[7]. »

10En bon platonicien, Badiou se préoccupe donc de la vérité des idées, non de leur incarnation concrète. Une position pour le moins déconcertante pour tous ceux qui sont attachés à « l’âme vivante du marxisme : l’analyse concrète d’une situation concrète », comme le disait Lénine. Badiou n’en a cure. À aucun endroit, on ne trouvera dans son œuvre références à la sociologie, à l’économie, à l’histoire [8], ou plus généralement aux sciences humaines. La seule science digne d’intérêt est pour lui la mathématique, à laquelle il ne cesse de faire référence, déclinant chacune de ses méditations de son premier gros livre philosophique, L’Être et l’Événement (Le Seuil, 1988), dans le langage formel mathématique.

11Tous les mathématiciens dont nous avons sollicité l’avis soulignent que Badiou en use correctement. Les physiciens Alan Sokal et Jean Bricmont, qui se sont fait connaître pour leur dénonciation ironique de l’imposture de l’usage des mathématiques chez nombre de penseurs français contemporains, soulignent qu’il semble maîtriser les mathématiques qu’il utilise, même si c’est pour en faire un très curieux usage. Ils n’épinglent dans leur Impostures intellectuelles[9] qu’un mince passage de Badiou, dans lequel il relie théorie des ensembles et maoïsme. « Dans notre livre, nous nous sommes limités principalement à des auteurs qui utilisaient les maths sans en justifier la pertinence et qui manifestement ne les maîtrisaient pas. Les écrits de Badiou que nous avons commentés satisfont pleinement la première condition mais pas la deuxième. Nous avons donc été assez durs quant aux prétendues implications politiques de la théorie des ensembles, et sceptiques quant aux prétendues implications philosophiques, même si nous avons décidé de ne pas lui consacrer une critique approfondie », nous explique Alan Sokal. Quelques mathématiciens ont fait l’effort de mener cette critique approfondie. Tels les Américains Ricardo et David Nirenberg (père et fils), qui soulignent que « les affirmations politico-philosophiques de Badiou n’ont aucun fondement dans la théorie des ensembles qui est utilisée pour les justifier[10] » ; le Polonais Maciej Malicki, qui relève que « l’approche mathématique de Badiou est pour le moins viciée [seriously defective] et ne peut servir à un fondement ontologique du concept d’événement[11] » ; ou le Finlandais Antti Veilathi, dont le titre de l’article – « L’erreur d’Alain Badiou [12] » – suffit à résumer le contenu. Comme nous le résume le mathématicien et historien des mathématiques Martin Andler, professeur à l’université de Versailles Saint-Quentin, « Alain Badiou fait un usage correct sur la forme des mathématiques mais on ne comprend pas ce que sa reformulation en termes de théorie des ensembles de ses énoncés métaphysiques apporte à la réflexion métaphysique, ni, à l’inverse, ce que sa métaphysique apporte à la réflexion sur la philosophie des mathématiques ».

12L’œuvre d’Alain Badiou déroute dans le paysage de la philosophie française contemporaine. Il est d’usage, même si la présentation est simpliste, de partager ce dernier en deux camps : d’un côté, les tenants de la philosophie analytique, tournés vers la philosophie des sciences, travaillant dans la lignée de Wittgenstein, de Peirce, de Quine ou de Frege à définir le sens des mots et des concepts ; de l’autre, les adeptes de la philosophie dite « continentale », dans la lignée de Fichte, Hegel et Heidegger, pratiquant une réflexion visant à constituer de vastes systèmes métaphysiques, plus encline à user d’effets littéraires que de logique. Si Badiou déroute, c’est qu’il semble emprunter à la première sa méthode tout en conservant de la seconde, dont il se revendique, l’ambition : former système, et en particulier discourir sur tous les aspects du monde. Quitte à déplaire aux deux camps : il est ainsi difficile de trouver, dans la communauté philosophique française, tous courants confondus, des défenseurs, voire des lecteurs, de Badiou, hormis un petit groupe de normaliens passionnés de métaphysique, tels Quentin Meillassoux, David Rabouin ou, plus récemment, Tristan Garcia. Mais l’intéressé n’en a cure : « Mes amis étrangers, fort nombreux, et répartis dans le monde, me font souvent part de leur stupéfaction concernant ce qui s’écrit sur moi en France. Il est vrai que déjà Platon disait que sa pensée “ne serait pas vraiment reconnue chez lui – à Athènes –, mais qu’il se pourrait bien qu’elle le soit ailleurs”. Forme sophistiquée du bien connu “nul n’est prophète en son pays” », nous explique-t-il.

Formation structuraliste

13Comprendre la place singulière de Badiou dans le paysage philosophique français contemporain passe par un très long retour en arrière, par une description de la scène intellectuelle de la fin des années 1950, marquée par l’explosion des sciences humaines. Lorsque Badiou entre à l’École normale supérieure, en 1956, le structuralisme est en plein essor. Inspiré de la linguistique et souvent formalisé en recourant au langage des mathématiques et de la logique, le structuralisme se présente comme l’étude des structures organisant aussi bien les textes (avec Barthes, par exemple) que les sociétés (avec Lévi-Strauss) ou l’inconscient (avec Lacan). Dans le même temps, émergent des savoirs spécifiques, bientôt transformés en disciplines : la sociologie, la psychologie, l’ethnologie font, timidement, leur entrée dans les universités. La place de la philosophie, jusque-là reine de tous les savoirs dans l’ordre académique français, s’en trouve remise en cause. L’autorité philosophique comme « pouvoir de légiférer sur, ou plus exactement de hiérarchiser les différents discours », selon l’expression du sociologue Louis Pinto, vacille [13]. La figure du philosophe comme intellectuel total, capable de discourir sur n’importe quel sujet, qu’incarne alors Jean-Paul Sartre, commence à apparaître comme une incongruité, voire un archaïsme.

14Le jeune Badiou est fasciné par Sartre. Comme lui, il est un héritier, né dans les livres – ses deux parents sont normaliens, son père mathématicien et sa mère littéraire. Comme lui, il est très tôt persuadé de sa haute valeur intellectuelle, que viennent consacrer l’institution scolaire et sa hiérarchie – il est reçu premier à l’agrégation de philosophie en 1960. Comme Sartre, enfin, il se veut autant écrivain que philosophe. Son premier livre, publié au Seuil en 1964, est un roman, Almagestes. La critique l’éreinte. Le Monde s’étonne qu’« un garçon aussi cultivé, aussi brillamment doué des dons de l’intelligence et de l’écriture en arrive à produire un monstre tel qu’est cet Almagestes, et qu’une de nos grandes maisons d’édition offre au public comme un événement de l’esprit trois cents grandes pages rigoureusement incomestibles et dont le seul intérêt est de fournir le symptôme d’un désordre de la conscience et d’une maladie de la culture ». Mais peu importe : Sartre en personne encense le livre, qui « pose les problèmes de la façon la plus radicale et la plus intransigeante » en « mettant en cause le langage, avec une intention de décrassage, de catharsis » [14].

15Cependant, Badiou, contrairement à Sartre, saisit bien la nouveauté du structuralisme et participe, dans ses jeunes années, à son essor. Il se dote d’une solide formation mathématique, suit quelques séminaires de Lacan à l’hôpital Sainte-Anne et participe au petit groupe qui travaille, autour de Louis Althusser à l’École normale supérieure, à une lecture non humaniste du marxisme. Son premier livre de philosophie, Le Concept de modèle (Maspero, 1969), est ainsi tiré d’un exposé présenté dans le cadre du séminaire d’Althusser. La contestation de la toute-puissance scolastique de la philosophie par les sciences humaines n’effraye pas notre jeune althussérien. À la télévision, dans le cadre d’émissions pédagogiques, il débat en 1965, alors qu’il vient d’être nommé au lycée de Reims, des rapports entre philosophie et psychologie, sociologie, science et langage avec respectivement Michel Foucault, Raymond Aron, Georges Canguilhem et Paul Ricœur, figures intellectuelles majeures de l’époque.

16Arrive Mai 68. L’événement par excellence pour Alain Badiou, comme il le théorisera par la suite. Le tournant de sa vie. À Reims, il est de toutes les manifestations. Militant du Parti socialiste unifié (PSU) – comme son père, ancien résistant et maire de Toulouse à la Libération –, secrétaire fédéral de la Marne, il est pleinement en phase avec les mobilisations étudiantes et ouvrières. En revanche, les suites de Mai l’éloignent du PSU. Au Congrès de Dijon, en mars 1969, il prend la tête d’une tendance d’inspiration maoïste qui réclame une autocritique du PSU sur son action, jugée trop institutionnelle, pendant les événements de Mai et l’adoption d’une ligne « prolétarienne ». Il n’est suivi que par un petit tiers des délégués. Quelques mois plus tard, il quitte le PSU.

17Tournant politique, Mai 68 est aussi pour Badiou un tournant professionnel : c’est à la suite des fameux événements qu’il quitte la province et le lycée pour être nommé dans l’enseignement supérieur au Centre universitaire expérimental de Vincennes, qui se veut la vitrine moderne de la réponse du pouvoir gaulliste à la contestation étudiante. Un « noyau cooptant » de 39 membres est chargé du recrutement de pas moins de 215 enseignants. On y compte trois philosophes : Michel Foucault, Michel Serres et Alain Badiou, le benjamin, nommé sur recommandation de Georges Canguilhem, professeur à la Sorbonne avec qui il venait tout juste de finir un diplôme d’études supérieures. Tous trois s’autorecrutent (Foucault comme professeur, Serres comme maître de conférences et Badiou comme maître-assistant) et complètent l’effectif du département. « La manière dont a été mené le recrutement du personnel enseignant de Vincennes est on ne peut moins transparente. Les critères politiques ont joué un rôle tout aussi important que la compétence scientifique et pédagogique ou les titres universitaires », observe la politiste Christelle Dormoy-Rajramanan [15]. Pour le pouvoir gaulliste, il s’agit en effet de purger la Sorbonne de ses éléments les plus contestataires. Les différentes tendances de la gauche soixante-huitarde se sont de fait partagé les postes d’assistant au sein du département de philosophie : communiste (Étienne Balibar), trotskiste de la Ligue communiste (Henri Weber), et surtout maoïstes, qu’ils soient de la Gauche prolétarienne (Jacques Rancière, Judith Miller), du PSU (Alain Badiou) ou sympathisants (François Regnault)…

Les années Vincennes

18Vincennes accueille ses premiers étudiants – dont, nouveauté importante, des nonbacheliers – en janvier 1969. Très vite, s’installe sur le campus un climat explosif, marqué par la violence des affrontements entre communistes, qui tiennent l’administration de l’université, et gauchistes. Ces derniers, en particulier les différents groupes maoïstes – les deux principaux étant la Gauche prolétarienne et l’Union des communistes de France marxiste-léniniste (UCFml), créée et dirigée par Alain Badiou et son collègue du département de sociologie Sylvain Lazarus –, prônent la transformation de Vincennes en « base rouge » et refusent de participer à sa gestion. Assemblées générales, grèves, occupations, parfois accompagnées de saccages, séquestrations du président, bagarres, se succèdent. Le département de philosophie est à la pointe de la contestation. Et Badiou à la pointe de la pointe. Chargé par ses collègues de rédiger, en décembre 1968, les « propositions d’orientation pour l’enseignement de la philosophie », il écrit : « La philosophie contribue généralement (de façon dominante) à imposer aux masses, et tout particulièrement aux masses intellectuelles, la dictature d’une idéologie politique, en masquant sous de somptueux artifices les fondements réels de cette dictature. […] À l’époque de la montée révolutionnaire des masses prolétariennes, il y a encore deux lignes : la ligne réactionnaire, représentée par l’ensemble de la tradition philosophique, et véhiculée par les appareils scolaires ; la ligne absolument progressiste, représentée par les formes d’intervention, sur le front philosophique, du marxisme-léninisme. La tâche de l’enseignement de la philosophie est donc de contribuer à l’implantation dans les masses étudiantes de la prépondérance théorique du marxisme-léninisme. » Le moins que l’on puisse dire est que l’on est là loin, très loin, de l’enseignement dispensé dans la vénérable Sorbonne…

19Ce programme révolutionnaire est pleinement suivi. Durant l’année universitaire 1970-1971, Badiou enseigne la « dialectique marxiste » et la « science dans la lutte de classes ». Ses conceptions pédagogiques sont tout aussi déroutantes. Lorsque vient, en juin 1969, le temps des premiers examens, il placarde dans la fac : « Auront leurs UV ceux qui auront condensé toute leur pensée philosophique dans un bombage ou dans une inscription murale, ceux qui ne sont jamais venus mais qui ainsi ont montré par leur absence un détachement louable des choses de ce monde et une méditation profonde. » Des enseignants, attachés à une évaluation plus classique des connaissances, le prennent au mot en inscrivant le nom d’un célèbre cheval de course sur la liste des inscrits à l’UV de Badiou. Et le canasson se voit décerner le diplôme… Notre philosophe ne voit aujourd’hui rien à y redire, nous expliquant que « la contestation radicale des formes académiques de la formation et de la sélection de la jeunesse était une cible planétaire entre 1965 et 1975, de la Chine aux campus américains, et mon seul et faible mérite est de rester fidèle à l’esprit de cette grande révolte, contre l’arrivisme, la détestation de toute intellectualité gratuite, la privatisation et la sélection par l’argent qui tentent aujourd’hui de s’imposer ».

20L’ambiance chaotique du département de philosophie de Vincennes en lasse plus d’un. À commencer par le très conservateur ministre de l’Éducation nationale, Olivier Guichard. Fin 1969, il supprime l’habilitation nationale des diplômes délivrés par le département de philosophie de Vincennes. La décision met le feu aux poudres du microcosme gauchiste local. À l’issue d’assemblées générales fiévreuses, Badiou, tribun exceptionnel, à l’art oratoire forgé par une longue pratique du théâtre, parvient à convaincre les étudiants de riposter à la décision ministérielle par l’occupation d’un Centre d’éducation surveillée parisien. Le 23 janvier 1970, le directeur d’un de ces centres est séquestré par quelque cent cinquante manifestants, qui en profitent pour saccager les locaux. La police intervient. Alain Badiou, avec quatre autres camarades – dont Guy Hocquenghem, futur auteur de la Lettre ouverte à ceux qui sont passés du col Mao au Rotary –, est interpellé, puis condamné à treize mois de prison avec sursis (peine ramenée à dix mois en appel) et une lourde amende.

21Olivier Guichard n’est pas le seul à être las des frasques du département de philosophie vincennois. Les étudiants, eux aussi, le désertent. Ils étaient 416 à son inauguration début 1969. Ils ne sont plus que 215 deux ans plus tard, alors que, dans le même temps, les effectifs de l’université ont augmenté de 60 % [16]. Les enseignants sont aussi nombreux à plier bagage, à commencer par Foucault, las d’être entouré par « des demi-fous » et de « ne pouvoir faire cours sans avoir le trac » à l’idée d’être interrompu par « n’importe quel petit con »[17]. Alain Badiou, lui, se délecte de l’ambiance violente et surpolitisée de Vincennes, recrutant les étudiants de son UV pour l’UCFml, qui prospère sur le campus depuis le départ des maoïstes de la Gauche prolétarienne vers les usines. « Les étudiants jouaient un rôle prépondérant dans la définition du contenu des enseignements, observe Christelle Dormoy-Rajramanan. Or Badiou était l’un des seuls à pouvoir se prévaloir à la fois de sa légitimité politique de gauchiste ultra-radical auprès des étudiants et de sa légitimité de philosophe, normalien et agrégé, auprès du corps enseignant. »

22Durant toutes les années 1970, Badiou s’occupe donc infiniment plus de politique que de philosophie. Dans la galaxie des groupuscules maoïstes, son UCFml occupe une place à part. Christophe Bourseiller, dans un des rares livres sur l’histoire du maoïsme français [18], l’assimile quasiment à une secte, tant le pouvoir y est concentré sur le trio dirigeant formé par Alain Badiou, Sylvain Lazarus et Natacha Michel : trois universitaires dont l’aura intellectuelle domine une organisation formée pour l’essentiel d’enseignants du secondaire et d’étudiants. La classe ouvrière n’intéresse que fort peu les quelques centaines de militants de l’UCFml, si ce n’est pour lui donner la leçon. « Le projet politique du PCF et de la CGT sera désigné scientifiquement comme social-fasciste », assène Alain Badiou dans une des nombreuses brochures de son groupuscule [19]. L’UCFml se distingue aussi de ses concurrents maoïstes par son goût immodéré de la théorie et ses priorités militantes déconcertantes : la petite paysannerie [20], les travailleurs immigrés et le monde artistique.

23« Je suis un travailleur / Tu es un patron / Il est un sale exploiteur / Nous sommes divisés / Vous êtes faibles / Ils sont exploités », enseignent ainsi les militants de l’UCFml en guise d’alphabétisation dans les foyers de travailleurs africains. Le rapport de cette action menée durant l’été 1970 souligne cependant la faible efficacité de cette pédagogie : « Nous avons ignoré le niveau réel de compréhension où se trouvaient les camarades noirs. Nos phrases étaient beaucoup trop compliquées et, à une séance de critique, ils nous ont dit : “Allez plus doucement. On ne comprend rien”[21]. »

24Peu importe. Les militants de l’UCFml, organisés au sein du « groupe Foudre », sont invités à se rendre dans les théâtres et les cinémas pour interrompre bruyamment des spectacles à leurs yeux manifestement « fascistes » : Les Chinois à Paris de Jean Yanne, Lacombe Lucien de Louis Malle, ou encore Portier de nuit de Liliana Cavani. « Du film de Jean Yanne jusqu’à Portier de nuit en passant par Lacombe Lucien […] se dessine une même entreprise : donner droit de cité dans l’opinion à une réhabilitation du fascisme. Ceci de façon prétendument nouvelle, inédite : il ne s’agit pas de vanter les mérites d’un État fort, d’une race pure, mais, plus insidieusement, de faire le lit de ces idées, de constituer l’accoutumance à les tenir pour acceptables », dénonce Alain Badiou dans le courrier des lecteurs du Monde[22]. Le « groupe Foudre » s’en prend aussi en 1975 à L’Âge d’Or d’Ariane Mnouchkine : « Notre intervention […] nous valut, de la part de Mnouchkine […] une longue et féroce rancune ; nous avions osé lui expliquer que son travail sur les ouvriers immigrés n’était pas sur une ligne juste, et que par conséquent son spectacle était mauvais », s’amuse aujourd’hui le philosophe Bernard Sichère [23]. Alain Badiou, quant à lui, nous explique à présent que le groupe Foudre « avait fort heureusement ressuscité l’intervention réelle et bruyante dans les spectacles, dans le style de la bataille du Cid ou de celle d’Hernani, avant qu’on en revienne à l’obligation du consensus poli ».

25En 1977, un an après la mort de Mao, l’UCFml a toujours pour slogan en tête de ses brochures « Vive le marxisme-léninisme-maoïsme. Guerre populaire jusqu’au communisme ». Alain Badiou poursuit, jusqu’au début des années 2000, un engagement militant au sein d’une très groupusculaire Organisation politique, qui reprend la ligne – et les dirigeants – de l’UCFml, notamment l’action aux côtés des travailleurs immigrés des foyers. Et ses séminaires à l’École normale supérieure, dont De quoi Sarkozy est-il le nom ? est tiré, prolongent son activité de prophète à la tête d’un petit cercle de disciples que des membres quittent régulièrement en affirmant haut et fort qu’ils ont été abusés par leur gourou [24].

26Le maoïsme aimait les autocritiques. Alain Badiou, lui, ne les prise guère, si ce n’est pour regretter son apologie, dans les colonnes du Monde en 1979, du régime des Khmers rouges au Cambodge [25]. En revanche, sa carrière démontre qu’il a bien perçu, au tournant des années 1980, que l’époque avait changé, que le structuralisme qui supposait la « mort de l’homme » était partout critiqué, sans parler du maoïsme sombrant, semble-t-il définitivement. Le voici donc qui reprend sa carrière d’écrivain – avec son pesant « romanopéra » L’Écharpe rouge – et en entreprend une de philosophe, en publiant en 1982 son premier livre conséquent, Théorie du sujet.

Consécrations

27C’est ici, pour boucler ce long retour sur les années les plus militantes de Badiou, que sa formation intellectuelle de la fin des années 1950 se fait sentir. Comme les structuralistes, il vénère le formalisme mathématique. Mais, de la théorie des ensembles, il aime à passer sans transition à la métaphysique, au théâtre ou à la poésie, à la manière de Sartre, modèle de sa jeunesse. En effet, lorsqu’il ne se prend pas pour Platon, Badiou se prend pour Sartre. Aux dix tomes des Situations de l’un, répondent les sept tomes des Circonstances de l’autre. À L’Être et le Néant, au titre lui-même calqué sur L’Être et le Temps de Heidegger, font écho les deux tomes de L’Être et l’Événement de Badiou. Des livres imposants qui lui ont conféré de non négligeables positions de pouvoir : codirection, avec Barbara Cassin, de 1991 à 1997 de la collection « L’Ordre philosophique » au Seuil, puis de la collection « Ouvertures », chez Fayard ; direction de programme au Collège international de philosophie (on y reviendra) et, pour finir, là où il avait commencé, élection en 1999 comme professeur à l’École normale supérieure, sur une initiative du sociologue Jacques Lautman, alors directeur adjoint chargé des lettres, ami d’enfance de Badiou perdu de vue et retrouvé à l’ENS et à la fondation du PSU. Lautman le nomme en 1994 au jury du concours d’entrée à l’École en philosophie « avec le souci de lui donner un peu de la reconnaissance universitaire que l’establishment philosophique lui avait jusqu’alors quasiment refusé ». Il raconte aujourd’hui : « Alain Badiou excellait dans l’art d’interroger avec bienveillance les candidats pour qu’ils expriment le meilleur d’eux-mêmes, à tel point que ces séances sont devenues de véritables événements, suivis par des dizaines de personnes, ce que l’on n’avait pas connu depuis Merleau-Ponty. Cela a permis aux enseignants de l’École de se rendre compte qu’il n’était pas que le gauchiste qu’ils croyaient, mais aussi une formidable intelligence, une des rares personnes qui, dans l’échange, vous élèvent à un niveau auquel vous ne parvenez pas de vous-même. »

28Ce retour aux sources de la rue d’Ulm, garant d’une visibilité médiatique certaine pour peu que l’on souhaite en bénéficier, explique en partie comment un philosophe aussi difficile à lire, abscons au dire même des professionnels de la profession, ait pu rencontrer un tel succès éditorial. Une autre partie de la réponse tient aux recompositions du champ philosophique français depuis quatre décennies. Et plus précisément depuis Vincennes, où se concentra toute l’avant-garde philosophique française des années 1970 : Foucault, brièvement, puis Deleuze et Lyotard, pour ne citer que les plus connus. Nombre de philosophes, parmi lesquels les maîtres-assistants recrutés en hâte dans les années 1960 et 1970 pour faire face à la massification de l’enseignement supérieur, cherchent alors à se dégager du carcan universitaire, dont Mai 68 a dénoncé la rigidité. Il ne s’agit plus, pour eux, de s’adresser aux seuls pairs, mais au grand public. Les modes traditionnels de consécration d’une carrière de philosophe (chaires à la Sorbonne, jury d’agrégation…) sont de plus en plus concurrencés par la visibilité dans la presse, la télévision, les coups éditoriaux. Les « nouveaux philosophes » emmenés par Bernard-Henri Lévy pousseront jusqu’à la caricature ces possibilités de nouvelles carrières. Mais Alain Badiou a su également en profiter habilement. Dès le début des années 1970, il prend l’habitude, jamais perdue depuis, des tribunes dans la presse, dans lesquelles il commente l’actualité. Le sociologue Boris Attencourt, qui s’apprête à soutenir une thèse sur les nouveaux circuits de diffusion intellectuelle, précise : « Dans les années 1990, on voit apparaître un autre mode de célébration des philosophes : des institutions intermédiaires, en apparence exigeantes intellectuellement, mais s’adressant surtout à un public cultivé demandeur de produits philosophiques de luxe, tel le Collège international de philosophie. » C’est cette dernière institution, créée en 1983, qu’investissent les anciens de Vincennes. Alain Badiou y est recruté comme directeur de programme en 1989 [26], ce qui, en pratique, décharge de tous les déplorables inconvénients du travail universitaire (amphithéâtres bondés de premier cycle, masse de copies à corriger, tâches administratives…). Les modes de consécration universitaires d’avant 1968 avaient leur pesanteur et leur conservatisme. Mais ce que Bourdieu appelait la « révolution des maîtres-assistants », qui visait à les combattre, a aussi favorisé l’émergence de discours philosophiques plus préoccupés d’originalité et de distinction – si profitables auprès des journalistes, des éditeurs et du public – que de rigueur.

29Le tournant grand public de Badiou a eu de surcroît l’heureuse opportunité de se trouver dans les années 2000, sur fond de mouvement altermondialiste, en phase avec une demande de radicalité philosophique et politique à laquelle ont répondu des auteurs aussi différents que Toni Negri, Jacques Rancière, Slavoj Zizek, Judith Butler, Giorgio Agamben… ou Alain Badiou. Aujourd’hui encore, sa défense contre vents et marées de l’idée communiste s’accorde à merveille à une époque morose, peu fertile en grandes luttes et horizons politiques. En une période peu enthousiasmante politiquement, son communisme platonicien met du baume au cœur, même si la théorie badiousienne n’est que de piètre secours dès lors qu’il s’agit de penser la stratégie et l’action politiques. Comme l’observe le sociologue Razmig Keucheyan, « l’événement badiousien est créateur de causalité, mais il ne procède lui-même d’aucune causalité assignable. Un inconvénient majeur de cette thèse est qu’elle rend toute réflexion stratégique impossible. Si incertaine soit-elle, la stratégie suppose le choix d’une ligne de conduite sur la base du processus en cours. Or, dans la mesure où l’événement est surnuméraire, tout choix de ce genre est par principe infondé[27] ».

Queue de comète

30Le succès international d’Alain Badiou est indéniable. De ses soixante livres en français, quarante-six ont été traduits, au total dans une trentaine de langues. Comparé à d’autres philosophes français vivants de sa génération, nés dans les années 1930, tels Jacques Bouveresse, Jean-Luc Marion, Jean-Luc Nancy ou Jacques Rancière, il est au moins dix fois plus cité, toutes langues confondues, qu’eux sur le web of science, base de données qui indexe les publications savantes internationales de toutes les disciplines. Mais aussi six fois moins que Derrida, Deleuze, ou Foucault. Une analyse détaillée de la chronologie de ces citations nous montre aussi combien sa notoriété est tardive : quasi inconnu avant 1995, il est cité 60 fois dans la décennie suivante, mais surtout 454 fois dans la décennie 2006-2015.

31Examinons les 319 articles anglophones – constituant près des trois quarts des citations dans le web of science, et de fait celles où se joue aujourd’hui une réputation académique internationale. Les articles parus dans des revues de philosophie ne comptent que pour à peine un cinquième de l’ensemble. Du reste, ses sommes philosophiques que sont L’Être et L’Événement et Logiques des mondes ne sont traduites respectivement qu’en six et trois langues, très loin derrière son Éloge de l’amour ou son Saint Paul, tous deux traduits en seize langues. Et la Stanford Encyclopedia of Philosophy, qui fait référence dans la communauté philosophique internationale, ne consacre aucune notice à Badiou, alors que Althusser, Deleuze ou Lacan en ont chacun une.

32Les quatre cinquièmes des citations de Badiou dans la littérature anglophone se trouvent dans des articles relevant, pour reprendre la typologie anglo-saxonne et les citer par ordre décroissant d’occurrences, de « litterature », « art humanities » « social sciences », « government laws », « cultural studies », et même « geography », « educational researches » ou encore « religion ». Comme l’avait montré la sociologue Michèle Lamont à propos de Derrida [28], l’audience internationale de Badiou se recrute principalement non parmi les philosophes, mais dans les départements universitaires de littérature ou de « cultural studies ». En témoigne la dernière livraison de la revue Badiou Studies[29], publiée depuis 2012, consacrée à « Towards a Queer Badiouian Feminism », soit une concentration de thèmes (le féminisme, les queer studies) chers aux campus nord-américains mais sur lesquels Badiou n’a jamais écrit une ligne. Aux États-Unis, Badiou apparaît ainsi comme une figure de la French Theory, un des derniers survivants de ce moment intellectuel français si particulier des années 1960 et 1970, arrière-garde et queue de comète d’une philosophie dont l’université de Vincennes des années 1970 fut le berceau. L’homme en est bien conscient : « Vous comprenez bien qu’une université dans laquelle il y avait Deleuze, il y avait Lyotard, il y avait Rancière, il y avait Jacques-Alain Miller, il y avait tous les disciples de Lacan, il y avait moi, etc., était évidemment perçue de l’extérieur comme une université tout à fait importante dans la philosophie française contemporaine », expliquait-il en 2003 [30]. De l’effervescence vincennoise, Badiou s’accapare sans vergogne l’héritage, quitte à encenser ce sur quoi il a autrefois craché. Deleuze, qu’il qualifiait de « philosophe préfasciste » en 1977 [31], est aujourd’hui une figure de son Panthéon personnel [32].

33Ces outrances, cette violence verbale d’un homme qui aime annoncer dans la presse son intention de gifler ses contradicteurs [33], font partie du personnage médiatique radical-chic que Badiou est devenu pour son plus grand plaisir. Badiou a tout du bon client dont raffolent les journalistes : brillant, cultivé, ne ratant pas une occasion de souligner sa notoriété internationale, et en même temps si pittoresque dans sa défense obstinée de la révolution culturelle chinoise, parmi d’autres causes tout aussi peu défendables. Il y a quelque chose d’attristant à le voir débattre avec un Alain Finkielkraut [34] ou un Marcel Gauchet [35]. Que ces derniers soient des figures de la pensée la plus conservatrice ne fait aucun doute. Que Badiou passe pour leur seul contradicteur possible en dit long tant sur le délabrement de la gauche intellectuelle français que sur l’état du débat médiatique.

Notes

  • [1]
    Libération, 7 août 2009.
  • [2]
    M. Vihalem, Le Concept de sujet et ses métamorphoses à travers quelques philosophies critiques contemporaines. Les cas de Nietzsche, Deleuze, Foucault et Badiou, thèse sous la direction d’Alain Badiou soutenue à Paris 8 en 2009.
  • [3]
    Entretien avec O. Feltham, in O. Feltham, Alain Badiou. Live Theory, Continuum, Londres, 2008, p. 139.
  • [4]
    A. Badiou, Second Manifeste pour la philosophie, Fayard, Paris, 2009.
  • [5]
    A. Badiou, Saint Paul. La fondation de l’universalisme, PUF, Paris, 1997.
  • [6]
    A. Badiou « Pour l’abstention », Le Monde, 6 mars 1978
  • [7]
    Toutes citations extraites de A. Badiou (avec F. Tarby), La Philosophie et l’Événement, Germina, 2010.
  • [8]
    Dans Le Siècle, Le Seuil, Paris, 2005, ses sources relatives à la révolution culturelle se limitent à un livre de 1970 !
  • [9]
    A. Sokal et J. Bricmont, Impostures intellectuelles, Odile Jacob, Paris, 1997.
  • [10]
    R. L. et D. Nirenberg, « Badiou’s number. A critique of mathematics as ontology », Critical Inquiry, vol. 37, n° 4, p. 583-614, 2011.
  • [11]
    M. Malicki, « Matheme and mathematics. On the main concepts of the philosophy of Alain Badiou », arXiv:1406.0059.
  • [12]
    A. Veilahti, « Alain Badiou’s mistake. Two postulates of dialectic materialism », arXiv:1301.1203v2.
  • [13]
    L. Pinto, Les Philosophes entre le lycée et l’avant-garde. Les métamorphoses de la philosophie dans la France d’aujourd’hui, L’Harmattan, Paris, 1987.
  • [14]
    Entretien de J. Piatier avec J.-P. Sartre, Le Monde, 18 avril 1964.
  • [15]
    C. Dormoy-Rajramanan, Sociogenèse d’une invention institutionnelle. Le centre universitaire expérimental de Vincennes, thèse pour le doctorat de science politique de l’université Paris Ouest-Nanterre-La Défense, 2014.
  • [16]
    C. Soulié, « Le destin d’une institution d’avant-garde. Histoire du département de philosophie de Paris 8 », Histoire de l’éducation, n° 77, p. 47-69, 1998.
  • [17]
    D. Eribon, Foucault et ses contemporains, Fayard, Paris, 1994.
  • [18]
    C. Bourseiller, Les Maoïstes. La folle histoire des gardes rouges français, Plon, Paris, 1996.
  • [19]
    A. Badiou, Le Mouvement ouvrier révolutionnaire contre le syndicalisme, Éditions Potemkine, Paris, 1975.
  • [20]
    UCFml, Le Livre des paysans pauvres. Cinq années de travail maoïste dans une campagne française, collection « Yuhan », Maspero, Paris, 1975
  • [21]
    Fonds Assia Melamed de la Bibliothèque de documentation intercontemporaine de Nanterre, F delta res 0696/15.
  • [22]
    Le Monde, 25 avril 1974.
  • [23]
    B. Sichère, Ce grand soleil qui ne meurt pas, Grasset, Paris, 2011.
  • [24]
    Voir par exemple M. Belhadj Kacem, Après Badiou, Grasset, Paris, 2011 ou K. Mavrakis, De quoi Badiou est-il le nom ?, L’Harmattan, Paris, 2009.
  • [25]
    C. Ono-dit-Biot, « Alain Badiou : “je regrette” », Le Point, 14 mars 2012.
  • [26]
    Le Siècle, op.cit, reprend ses interventions au Collège international de philosophie entre 1998 et 2001.
  • [27]
    R. Keucheyan, Hémisphère gauche. Une cartographie des nouvelles pensées critiques, Zones/La Découverte, Paris, 2010
  • [28]
    M. Lamont, « How to become a dominant French philosopher ? », American Journal of Sociology, vol. 93, p. 584-622, 1987. Merci à Boris Attencourt de m’avoir signalé cette référence
  • [29]
  • [30]
    C. Dormoy-Rajramanan, Sociogenèse d’une invention institutionnelle, op.cit
  • [31]
    UCFml, « La situation actuelle sur le front de la philosophie. Contre Deleuze et Guattari », Cahiers Yenan, n° 4, 1977.
  • [32]
    A. Badiou, Petit Panthéon portatif, La Fabrique, Paris, 2008.
  • [33]
    Gifles promises à Alexandre Adler (Libération, 9 août 2009) puis à Gérard Bensussan (Libération, 11 août 2014).
  • [34]
    A. Badiou et A. Finkielkraut, L’Explication. Conversations avec Aude Lancelin, Lignes, Paris, 2010.
  • [35]
    A. Badiou et M. Gauchet, Que faire ? Dialogue sur le communisme, le capitalisme et l’avenir de la démocratie, Philosophie éditions, Paris, 2014.
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