Notes
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Rémy Schwartz est conseiller d?État et professeur associé à l'Université de Paris I. Ayant conclu sur des requêtes relatives au port du voile dans les établissements d?enseignement public au titre de ses fonctions de commissaire du Gouvernement au Conseil d?État, il a été désigné rapporteur général de la Commission pour l'application du principe de laïcité dans la République (juillet-décembre 2003) installée par la présidence de la République. Il est l'auteur de l'ouvrage « Un siècle de laïcité » (Paris, Berger-Levrault, 2007).
1Comment l'histoire du voile rentre-t-elle dans votre vie ?
Rentre dans ma vie, c?est un peu fort? Je suis membre du Conseil d?État depuis 1987 ; j?ai assisté aux délibérations sur l'avis de 1989 ; j?ai été commissaire du gouvernement de mars 1993 à mars 2004, pendant onze ans, et j?ai conclu sur beaucoup de dossiers d?éducation et sur quelques dossiers concernant des sanctions d?élèves en raison du port du voile.
L?avis tel que rendu le 27 novembre était-il prédictible pour un membre du Conseil d?État ?
2Non. Non, car nous n?avions pas encore fait le bilan de l'état du droit et donc nous ne pouvions pas préjuger de ce qu?aurait été la position du Conseil d?État.
3De mémoire, les débats furent-ils vifs au sein de l'Assemblée générale ?
4Je ne vais pas vous parler des positions qui se sont affrontées pour préserver le secret des délibérations. Mais ce fut un débat juridique? un débat juridique qui visait à définir, compte tenu de l'amoncellement de textes, les conséquences à en tirer.
5Ça se passe comment ?
6Un rapporteur fait une note, fait une proposition d?avis qui est soumise à une section et éventuellement passe à l'Assemblée générale. Puis intervient le débat donnant lieu à l'avis final.
7Quels furent les types d?opposition dans le champ juridique : on peut imaginer, compte tenu de l'ampleur du débat qui avait cours alors dans la société et la classe politique, que le champ juridique n?échappa pas au débat ?
8Oui, mais je ne vous en parlerai pas pour deux raisons. D?abord, c?était en 1989, et nous sommes en 2006, et je n?ai pas un souvenir précis des positions des uns et des autres. Et, d?autre part, il y a un avis qui résulte d?un débat collégial couvert par le secret du délibéré !
9Puis vous avez eu à statuer au contentieux?
10Oui, dans la ligne de l'avis qui a été rendu. La jurisprudence a suivi fidèlement le cadre juridique dessiné par l'avis.
11Avec certaines difficultés parfois?
12Oui, en l'espèce, pour tracer des frontières entre ce qui était licite et illicite : savoir ce qui pouvait être regardé comme un signe ostentatoire et ce qui pouvait être regardé comme non ostentatoire. Savoir où commençaient les pressions, où commençait le prosélytisme étaient des choses très difficiles à apprécier.
13Le contentieux dont le Conseil d?État a eu à connaître était-il volumineux ?
14S?il y a eu une trentaine de cas, c?est vraiment un maximum.
15Le contentieux n?a pas été très volumineux et de plus, à partir de 1997, plus aucun cas de port du voile par les élèves ne remonte jusqu?au Conseil d?État : n?y a-t-il pas quelque chose d?étonnant à ce que la loi se soit imposée comme une nécessité alors qu?il semble que la régulation jurisprudentielle ait fait son ?uvre : une telle situation ne témoigne-t-elle pas que les choses ne se régulent pas si mal que cela sur le terrain ?
16Une société peut se réguler? L?absence de contentieux signifie non pas qu?il n?y a pas de problèmes mais que ces problèmes sont résolus par la suite sans contentieux. Que la société trouve un point d?accord social en adéquation ou non avec l'état du droit, peu importe ! Il y a une règle de vie qui est acceptée par tous.
17La circulaire de Bayrou en 1994 a-t-elle modifié légèrement les choses ?
18Elle n?a eu aucun effet. Elle était simplement interprétative. La circulaire n?apportait absolument rien. Peut-être a-t-elle été l'occasion de susciter un débat. Il y a une circulaire qui est prise, des positions qui se radicalisent. Mais elle met en relief le décalage entre le contenu et les effets d?une circulaire. Sur le plan du contenu juridique, rien n?était changé. En revanche, elle a été l'occasion de débats et d?initiatives de la part des établissements. Et puis il y avait le non-dit? Le non-dit, c?était peut-être qu?il fallait interdire le voile. Mais la circulaire ne pouvait pas l'interdire et ne l'interdisait pas?
19Mais telle était bien l'intention du ministre de l'Éducation nationale : prohiber le voile?
20Oui, c?était peut-être son intention mais encore une fois il faut distinguer les effets du texte de sa portée juridique.
21La circulaire Bayrou n?a-t-elle pas à cet égard mis en exergue l'impuissance juridique d?une certaine conception politique de la laïcité ? Le ministre de l'Éducation nationale a exposé clairement ses intentions : son objectif était d?exclure le voile de l'école?
22Oui, mais s?il voulait le faire, il fallait procéder par la voie législative. Et c?est ce qui a été fait en 2004. C?était là le n?ud du problème.
23La loi de 2004 modifie-t-elle l'économie générale ?
24Oui, complètement. C?est plus simple dès lors qu?on pose le principe d?une interdiction avec une exception.
25Il n?y avait donc pas d?alternative à la loi ?
26Si on voulait mettre un terme aux tensions et aux problèmes, non. C?était encore une question juridique. Qu?était-il possible de faire dans un domaine qui touche aux libertés individuelles ? Le règlement ne peut rien faire : c?est la loi qui peut poser les fondements d?une interdiction dès lors que sont en cause des libertés individuelles. Le cadre doit être posé par la loi. Des membres de la commission Stasi, non juristes, s?interrogeaient sur la possibilité de poser un interdit par règlement intérieur. Eh bien non, c?était impossible.
27On se heurtait aux obstacles posés par la loi d?orientation scolaire de 1989. En 1989, une majorité laïque vote un texte qui reconnaît la liberté d?expression des élèves sans penser au sens des mots, au sens du principe. Dès lors que vous reconnaissez la liberté d?expression et que la politique est exclue des établissements, pour l'essentiel il s?agit de l'expression de convictions personnelles, donc des convictions religieuses. Ce texte a eu pour effet de faire basculer dans un sens permissif un état du droit qui était plutôt incertain, ou du moins qui pouvait se prêter à plusieurs interprétations, et pouvait par conséquent conduire à affirmer que le port de signes religieux pouvait être interdit dans les établissements de l'enseignement public.
28La loi d?orientation scolaire de 1989 occupe-t-elle, selon vous, une place prépondérante dans la construction de l'avis juridique ? Une importance plus grande que l'article 9 de la Convention européenne des droits de l'homme ?
29Oui, vous voyez bien quelle est la position de la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) sur ces questions aujourd?hui.
30Aujourd?hui oui, mais à l'époque la jurisprudence de la CEDH était plutôt erratique?
31Oui, c?est vrai, on ne savait pas. Mais nous aurions pu dire : on peut interdire. Or, compte tenu de la loi de 1989, nous n?avions pas d?hésitations pour affirmer qu?il n?était pas possible d?interdire par principe le port de signes religieux ; certes avec une série d?exceptions qui étaient relativement strictes, des dérogations très sévères.
32Donc le verrou, selon vous, c?était la loi sur l'Éducation de 1989 ?
33Bien sûr. C?est encore une de ces lois qui a été votée sans que l'on songe à ses conséquences? C?est vraiment un cas d?école tout de même qu?une majorité de gauche et plutôt laïque vote un texte sans penser à ses conséquences inverses aux intentions des auteurs du texte? Tout simplement, ils n?y ont pas pensé.
34Il y avait pourtant des voiles à l'école avant 1989?
35Mais c?était vraiment marginal' il n?y avait pas grand-chose. La situation est devenue conflictuelle avec la première affaire de Creil en 1989.
36Ce qui est intriguant c?est que, d?après les statistiques officielles (ou du moins ce qu?en dit à l'époque Nicolas Sarkozy d?après les données dont il dispose au ministère de l'Intérieur), les situations problématiques seraient plutôt minoritaires au moment où le gouvernement met à l'ordre du jour l'exploration de l'option législative?
37On a constaté que les statistiques étaient biaisées parce que les établissements n?avaient aucun intérêt à faire remonter l'information. Un chef d?établissement n?avait aucun intérêt à signaler l'existence de voiles parce que c?était stigmatiser son établissement, cela faisait fuir des gens? Le chef d?établissement avait tout intérêt à dire : « Tout va bien, il n?y a pas de voiles, il n?y a pas de problèmes dans mon établissement. » Il y avait donc un décalage entre la situation officielle et ce que vivaient les élus sur le terrain. Et des maires, pas des maires impulsifs mais des maires de bonne foi, nous confiaient : « On nous dit qu?il n?y a que trois cas de voile dans ma ville mais lorsque je passe devant mon collège, mon lycée, j?en vois déjà une cinquantaine : je ne comprends pas ! »
38Il y a eu aussi un décalage entre ce que disaient les médias et la réalité du terrain. Ce que nous avons ressenti au cours des débats de la commission Stasi, c?est que cette question était lancinante et ne cessait de perturber la vie des établissements scolaires sensibles sur tout le territoire national. Peut-être que c?était moins spectaculaire que d?autres « événements », que cela intéressait moins les journalistes. Et si le président de la République, qui a un réel sens politique, a cru nécessaire de créer cette commission, c?est bien qu?il avait senti l'existence d?un vrai problème. Nous, nous avons vu la détresse des enseignants, des chefs d?établissement, et au-delà, parce les problèmes ne se cantonnent pas à l'école? On a bien vu que concrètement il y avait de vrais problèmes. Ce n?est pas parce que les médias n?en parlent pas ou qu?il n?y a pas de contentieux, qu?il n?y a pas de problèmes. Je vous signale qu?à l'heure actuelle le Haut Conseil à l'intégration se penche sur la question de la laïcité à l'hôpital parce que les hôpitaux sont confrontés à de vrais problèmes : pour autant la presse n?en parle pas.
39Si les chefs d?établissement ne faisaient pas remonter le problème, c?est peut-être tout simplement qu?ils avaient d?autres priorités...
40Oui, cela est vrai. Qu?une fille ou quelques filles portent le voile, ce n?est pas cela qui est problématique en réalité. Tant que les gens ne disent rien. Si quelques élèves portent la kippa et que cela ne provoque ni tension, ni incident, ni pression?, cela ne soulève pas de difficulté. Le problème vient des tensions, des pressions qui peuvent s?exercer sur les uns ou les autres.
41Pour en revenir à l'initiative présidentielle de solliciter l'avis d?une commission sur l'état de la situation, s?agissait-il véritablement d?une initiative laissant ouverte l'alternative « légiférer » ou « ne pas légiférer », ou était-ce, vu le contexte de l'époque, un moyen d?enclencher le processus législatif ?
42Je n?ai pas perçu, à mon niveau, les choses comme cela. Sinon l'Élysée n?aurait pas créé une commission avec une composition « immaîtrisable ». Une commission composée de personnalités libres aux convictions les plus diverses. Quelques-unes étaient plus proches du président de la République telles que Nicole Guedj et Nelly Olin ainsi qu?une ou deux autres. Mais quand vous avez des personnalités telles qu?Alain Touraine, Patrick Weil, René Rémond, Marceau Long : ce ne sont pas des gens « maîtrisables », ils n?attendent plus rien. Ils sont libres. Ce sont des gens indépendants. Dès lors que l'Élysée avait fait le choix de personnalités non « maîtrisables » et qui ne partageaient pas majoritairement les idées politiques de la majorité de l'époque, il n?y avait aucune assurance quant aux résultats des travaux.
43Mais il est difficile de dire que le clivage partisan est structurant sur une telle question : on ne peut pas dire qu?il y a une position de gauche ou une position de droite sur la question du voile?
44C?était aussi une commission « immaîtrisable » non seulement en raison des opinions politiques diverses qu?elle rassemblait (le Front national excepté) mais aussi en ce qu?elle réunissait des personnes aux convictions opposées sur la question du voile. Vous aviez l'hétérogénéité la plus totale, un rassemblement d?électrons libres, et on ne savait pas au départ ce que cela allait donner? Le Président avait perçu qu?il y avait un problème lancinant depuis plus d?une dizaine d?années. Le sens de la démarche visait à prendre la mesure du débat dans la société pour savoir ce que l'on devait et pouvait faire.
45Il y avait des options alternatives ?
46Oui. Vous auriez pu faire une commission beaucoup plus « politicienne ». Vous n?auriez pas pris MM. Touraine ou Weil. Vous auriez réfléchi avant de mettre Marceau Long, Régis Debray ou Gilles Kepel. Donc le Président aurait pu composer cette commission différemment, et il aurait pris quelqu?un d?autre que moi comme rapporteur général s?il avait voulu obtenir un résultat prévu d?avance.
47Quelles sont les raisons qui expliquent, selon vous, que vous ayez été sollicité ?
48C?est lié au contentieux, à mon activité au sein du Haut Conseil à l'intégration. Ce sont toutes ces données mais qui n?en font qu?une? Mais vous avez noté que je n?ai jamais travaillé en cabinet ministériel et encore moins dans la période la plus récente. S?ils avaient voulu un rapport préétabli, ils ne seraient pas venus me chercher. On m?a confié cette mission lourde sans que je sois déchargé du reste de mes activités professionnelles. Je n?étais pas demandeur mais je n?ai pas refusé parce que quand la demande émane du président de République, il est difficile de refuser. Voilà. Et j?ai accepté en sachant que je ne recevais de consigne de personne et que je faisais un boulot de rapporteur général indépendant dans une commission composée de personnalités indépendantes et libres.
49J?ai entendu pas mal de choses sur la « présélection » des gens qui ont été auditionnés et qui aurait induit et orienté la commission dans ses travaux. La première réunion a été consacrée à la question de savoir qui nous allions auditionner pour le débat public. Et on a commencé, avant d?évoquer les noms, par définir les catégories de personnes. Alors on a commencé : monde politique, syndicalistes, religieux, francs-maçons... Il y avait déjà ces incontournables. Puis une deuxième catégorie de personnes devant être auditionnées est apparue nécessaire : les gens de terrain. Pour la première catégorie, c?était simple ; pour la deuxième catégorie, nous avons procédé à un tour de table. Chacun a pu faire des propositions et on a invité des personnes en fonction des propositions faites par les membres de la commission. À la question que certains ont posée : « Pourquoi n?avez-vous pas auditionné plus de jeunes filles voilées ? », la réponse a été : « D?abord les gens de la commission n?en connaissaient pas et ils étaient donc dans l'impossibilité de proposer le nom de Madame X ou de Mademoiselle Y, et d?autre part on a eu beaucoup de mal à faire venir des filles voilées pour parler devant la commission. » Il y en a deux qui ont accepté et jusqu?au dernier moment on a eu peur qu?elles nous fassent faux-bond. Pascale Flammand [rapporteur adjoint] qui est à l'IGAS [Inspection générale des affaires sociales] a « ramé » pour persuader ces jeunes femmes de venir.
50Comment expliquez-vous une telle situation ?
51Je ne sais pas? Sans doute avaient-elles des préventions? Je n?ai pas d?explication. Il faut relever que les deux seules femmes voilées qui ont accepté de venir étaient très politiques, très contrôlées politiquement par des types qui les accompagnaient. Elles étaient accompagnées comme des mineures. Ça c?est fait comme ça et simplement. Voilà, les choses sont parfois plus simples que ce que l'on imagine.
52Était-ce quelque chose de l'ordre de l'autocensure de la part de ces jeunes filles ?
53Elles avaient sans doute peur d?être mises en accusation. Donc ça n?a pas été simple. Par contre il y a eu des centaines de personnes qui se sont manifestées spontanément pour dire : « Moi, je veux être auditionné », « Moi, Marcel Dupont, je veux être auditionné »?
54Comment avez-vous géré cela ?
55On a fait ce qu?on a pu. On avait un calendrier. On pouvait auditionner 4 ou 5 personnes par jour, pas plus. On a aussi procédé à des auditions à huis clos, notamment de femmes qui ne voulaient pas être entendues devant les caméras, qui avaient peur. C?est ce qui a été le plus traumatisant pour moi, qu?il y ait en France des femmes qui ont peur de parler, de s?exprimer? Pas mal de membres de la commission ont été choqués par cela. Comment la France a-t-elle pu en arriver là ?
56Donc on a fait cela en fonction des priorités? C?était plus intéressant d?entendre le proviseur de ce lycée du 3e arrondissement que celui du lycée Henri IV. C?est plus intéressant d?entendre des enseignants de Bron que ceux d?un petit lycée de Pithiviers où il ne se passe rien, encore qu?à Pithiviers comme dans des endroits en Auvergne, il se passe plein de choses? Il y a des établissements tranquilles? Il y a des établissements qui ressemblent à la France telle qu?elle est aujourd?hui. Je ne crois pas qu?Henri IV représente la France telle qu?elle est aujourd?hui. Nous avons choisi collectivement les lieux où les problèmes se posaient et non les endroits les plus paisibles en France, non représentatifs du pays.
57Mais le lycée Henri IV n?est ni plus ni moins représentatif que le collège de Bron?.
58C?est vrai. C?est vrai qu?on n?a pas recherché un lycée en Vendée. Chacun a fait des propositions en fonction des situations qu?il ou elle connaissait. Les membres issus de milieux associatifs telle Hanifa Chérifi avaient leurs réseaux. Gaye Petek avait, elle aussi, son réseau associatif. Chacun apporte ses connaissances, ses contacts? C?est ça qui était intéressant. C?était bien de mettre dans cette commission des gens divers. Le recteur de l'Académie de Paris aurait souhaité, lui, qu?on auditionne d?autres personnes, plus convenues, moins représentatives de notre société.
59Avez-vous auditionné des principaux ou des proviseurs de collèges pour lesquels la présence du voile à l'intérieur de l'établissement ne posait pas de problème, des chefs d?établissement gérant cette question de manière sereine et pacifiée, car de telles configurations existent aussi ?
60À l'époque aucun. Mais peut-être qu?il y en avait. Mais on ne les a pas vus, ni contactés. Quand il n?y a pas de problème, on ne le sait pas. C?est lorsque les problèmes se posent que le débat naît. C?est comme lorsqu?on fait une enquête publique pour un grand projet : ne se manifestent que les opposants à un projet. Vous ne voyez jamais se manifester sur un registre d?enquête les gens favorables à un projet. D?une façon générale ne se manifestent que les opposants. Nous n?avons donc choisi que les responsables d?établissements où un débat existait.
61Ce que vous dites en quelque sorte, c?est que votre manière de faire a plutôt eu tendance à faire remonter les problèmes que les situations où les choses étaient régulées pacifiquement. Mais est-ce que cette manière de faire n?a pas fait débat au sein de la commission car en somme c?était un peu un obstacle à une prise en compte de la situation dans toute sa latitude ?
62Mais oui, bien sûr. Cela, on l'a signalé. Les sociologues le disaient. Baubérot, Touraine disaient : « On a la pathologie de la société française. » Mais quand les choses vont bien, on n?en parle pas. Nous avons voulu traiter la pathologie parce que précisément elle devenait de plus en plus la norme.
63Mais cela ne tendait-il pas à « pathologiser » un peu le voile ?
64Oui. Mais nous avons voulu traiter la question là où il y avait problème. D?ailleurs s?il n?y avait pas eu problème on ne se serait jamais posé la question. Et encore une fois, les lieux à problème étaient devenus de plus en plus nombreux, les plus divers.
65Mais cela n?a-t-il pas eu quelque effet stigmatisant ?
66Bien sûr. Rien n?est tout blanc. Rien n?est tout noir. Je partage votre analyse.
67Dans la lettre de mission que Jacques Chirac adresse à Bernard Stasi peu avant l'installation de la commission il lui demande d?organiser un débat public?
68Quand j?ai vu dans la feuille de route : organiser un débat public, j?ai eu un moment d?inquiétude. Je ne savais pas ce que c?était qu?un débat public : comment organise-ton un débat public ? Je l'ai appris lorsque j?ai rencontré Elkabach, directeur de Public Sénat, avec Bernard Stasi et qu?Elkabach a dit : « Je vous propose une retransmission en direct », ce que refusaient de faire les autres chaînes publiques. Et on a eu cinquante heures de débat retransmis sur une chaîne de télévision. Nous avions besoin de deux demi-journées par semaine de septembre à décembre et la chaîne Public Sénat a dit « OK ». Hormis tout ce qui se passait à huis-clos évidemment. Mais en échange? Elkabach nous a demandé si cela nous gênait qu?une jeune journaliste filme tout ce qui se passait à huis clos. Nous avons donné notre accord et elle a fait cela très bien car elle s?est « fondue » dans le paysage. Et cela a donné lieu aux Coulisses de la commission. C?est grâce à Elkabach que le débat public a pu avoir lieu parce qu?il ne fallait pas compter sur France 2 et France 3?
69Vous avez une idée de ce que cela donne en termes d?audience ?
70Je ne sais pas? Mais en tout cas ça a été beaucoup vu. J?ai rencontré beaucoup de gens qui ont vu cette émission. Avec le câble il y a beaucoup de gens qui zappent, qui vont d?une chaîne à l'autre et s?arrêtent lorsqu?une émission leur plaît. Les débats ont manifestement plu?
71Comment se construit le consensus, car l'on peut supposer que les gens au départ, compte tenu de l'hétérogénéité de la commission, avaient des positions plutôt antagonistes ?
72Il y a eu des auditions intéressantes, des gens intéressants. Les politiques ont été bons. Les représentants des syndicats et des grandes associations ont été moins bons. Mais des acteurs de terrain ont été passionnants. Et puis la personnalité de Bernard Stasi, qui est un homme ouvert et sympathique, fait que les choses se sont très bien passées. Surtout, les membres de la commission ont discuté entre eux. J?avais organisé des repas avec les membres de la commission. C?est très important un bon repas pour faciliter les discussions, les échanges. Les gens ont discuté. Cela ne m?a pas étonné parce que c?est le propre du Conseil d?État de travailler en collectif. On discute et on élabore collectivement des positions. Et là, c?est quelque chose qui a bien fonctionné. Il y a eu une « fusion », en quelque sorte, des personnalités et on a abouti à un consensus auquel en réalité personne ne s?attendait. Personne.
73Certaines auditions ou témoignages ont-ils joué un rôle déterminant dans la construction de ce consensus ?
74Oui? notamment les jeunes femmes qu?on a entendues à huis clos. La souffrance de femmes, de jeunes, la souffrance d?enseignants, de médecins, d?infirmières?, la souffrance de notre société. Nous avons été confrontés à un sentiment d?abandon, au sentiment que la République ne protège plus les faibles, les plus faibles. Ça été terrible pour ceux de ma génération marqués par l'émancipation de la femme que d?entendre des gamines vous dire qu?elles étaient obligées de porter des jogging informes pour qu?on ne les embête pas, alors qu?à Janson de Sailly on voit le string qui dépasse du jean : ce sont deux univers? ; vous dire qu?elles ne peuvent même pas serrer la main des garçons, ni les regarder dans les yeux. C?est un autre univers et c?est l'échec complet de ce que ma génération croyait : l'évolution inéluctable de la société grâce au progrès, l'égalité en marche. On ne pouvait pas imaginer, lorsque j?avais vingt ans, que vingt-cinq ans après, dans les mêmes lycées, il y aurait des jeunes filles qui seraient dans cette situation de soumission et de contrainte.
75Un témoignage dont on a beaucoup parlé est celui de Chahdortt Djavann?
76C?est extraordinaire. C?est la seule initiative que j?ai prise. Je m?étais dit que ce serait intéressant d?entendre cette femme. Elle a cristallisé beaucoup d?opposition parmi les membres de la commission. Je n?ai pas compris pourquoi. Franchement, je n?ai pas compris?
77Que s?est-il passé ?
78Ils ne l'ont pas supportée : ils l'ont trouvée trop agressive, excessive. Surtout les femmes membres de la commission. C?est très curieux. Je pense que cette femme porte une grande souffrance en elle. Elle doit avoir vécu des choses en Iran si douloureuses qu?elle est excessive dans ses propos. Elle dit des choses qui sont très justes, mais dire qu?il faut interdire le port du voile dans la rue, on sait que c?est impossible en France. Mais je trouvais que c?était intéressant d?entendre ce témoignage. Ce n?est pas un témoignage très « français ». C?est quelqu?un qui a vécu la révolution islamique en Iran, qui a porté le tchador et qui a connu des souffrances qu?on ne connaît pas heureusement en France.
79En quoi cela vous paraissait-il important de l'auditionner ?
80Vous savez, les choses se sont faites très simplement. Pourquoi pas elle ? Entre le représentant de l'évêché, le docteur X, on s?était dit que ça serait bien d?entendre un autre type de discours. De même qu?on avait glissé entre deux entretiens plus convenus un spécialiste de la musique hip hop. C?était passionnant. Pour varier les « plaisirs ». Pour entendre autre chose et donner un peu d?air en écoutant des personnalités différentes.
81Un tel témoignage n?induit-il pas une forme de continuité entre la situation iranienne et la situation française ?
82Cela n?est pas complètement faux parce que le voile est apparu en France comme contre-coup de la révolution islamique. Ce fut un témoignage parmi bien d?autres. Je me suis fait engueuler. On m?a dit : « Mais pourquoi l'as-tu fait venir ? » Je ne l'ai pas fait venir, j?ai proposé ; on m?a dit « Oui c?est une bonne idée », et puis on trouve après ça qu?elle est excessive? C?est aussi cela le propre des auditions. Il y a des gens qu?on trouve nuls, des gens qu?on trouve excellents, d?autres que l'on trouve fades. Sauf que Sarkozy a fait du Sarkozy? Juppé a fait du Juppé : ils étaient très bons. Ils étaient égaux à eux-mêmes. Mais Chahdortt Djavann, on ne la connaissait pas. Sur le choix des personnes auditionnées, il y avait des validations collectives et des prises de risques. Personne ne pouvait savoir ce que donneraient les auditions des inconnus, de simples acteurs de terrain.
83Comment expliquez-vous la coexistence de la commission Stasi et de la Commission d?information parlementaire ? Cela ne faisait-il pas double emploi ?
84Non. Nous l'avons perçue comme une volonté de l'Assemblée de marquer son terrain. C?est tout. Stasi a appelé Debré, ils ont eu une conversation. Ils ont même dû se voir.
85Pour en revenir au Conseil d?État lui-même : les effets des débats et du rapport de la commission Stasi sont-ils perceptibles ? Pour le dire autrement : pensez-vous que les membres du Conseil d?État siégeant en Assemblée générale pour répondre à la demande d?avis du ministre Lionel Jospin en 1989 ont la même représentation sociale du voile que les membres siégeant en Assemblée générale en 2003 lorsqu?est examiné le projet de loi proposé par le gouvernement Raffarin ?
86Je pense que non. Pour moi, j?interprète l'avis de 1989 comme : « Nos grands-mères avaient le fichu sur la tête dans nos campagnes. Elles l'ont enlevé. » La société évolue. Les jeunes filles finiront elles aussi par évoluer, grâce au progrès des lumières et des connaissances. En 1989, le Conseil d?État siégeant au Palais Royal, en ce lieu, à l'abri de beaucoup de choses, n?a pas perçu les difficultés de la société française et je crois qu?entre 1989 et 2003 la situation de la France s?est profondément dégradée. J?en suis convaincu.
87Il y a un décalage entre la perception humaine que l'on peut avoir au sein d?une élite administrative et ce qu?il se passe dans le pays. En 1989, je suis persuadé que beaucoup de gens faisaient preuve d?angélisme. L?idée c?était : le voile, c?est comme le fichu de nos grands-mères dans nos campagnes. Or ce n?est pas tout à fait la même chose. C?était une vision de la société française qui était en décalage avec les réalités sociales.
88Mais les conseillers d?État sont-ils plus en phase aujourd?hui qu?hier avec les réalités sociales de la société française ?
89Ils prennent plus conscience que la société républicaine idyllique n?existe plus, que la France telle que l'on se l'imaginait n?est plus la même. Ou du moins, que la France telle qu?on la pensait ou telle qu?on la rêvait n?est plus la même. N?oubliez pas que vous avez ici des gens qui ont toujours vécu dans les mêmes zones parisiennes, qui ont fait leurs études dans ces mêmes quartiers et qui ne sont jamais sortis de cet univers. Et donc, au bout d?un certain temps, ces gens, qui ne sont pas trop idiots, se rendent compte que leur monde, tel qu?ils le concevaient, n?est plus et que les choses sont différentes. Il faut du temps aussi.
90Comment s?explique, selon vous, cette évolution dans la prise de conscience ? Le temps, le débat médiatique, des événements précis ? Les retombées du travail de la commission Stasi ou de la commission Debré ?
91N?oubliez pas que le Conseil d?État se prononce en droit. En 2004, la question est de savoir : est-ce que la loi proposée par le gouvernement Raffarin est conforme à la constitution et à nos engagements internationaux ? La réponse a été « Oui ». Voilà la question qui a été posée en 2004. En 1989, la question était : est-il possible, dans l'état actuel du droit, d?interdire la présence de signes religieux à l'école, par principe. La réponse a été « Non » et donc implicitement et nécessairement que seule une loi pouvait modifier l'état du droit à condition qu?elle soit conforme à nos engagements internationaux et au respect de la Constitution.
92Mais il y avait une incertitude s?agissant notamment de la question de la conventionnalité d?une telle loi? N?est-ce pas la crainte d?un désaveu émanant de la cour de Strasbourg qui a motivé l'audition du juge Costa ?
93J?avais la conviction personnelle qu?un tel texte aurait été conforme à la jurisprudence de la CEDH. L?audition de Jean-Paul Costa a en effet permis d?aplanir les difficultés.
Entretien réalisé en juillet 2006 par Mustapha Belbah et Claire de Galembert.
Notes
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[*]
Rémy Schwartz est conseiller d?État et professeur associé à l'Université de Paris I. Ayant conclu sur des requêtes relatives au port du voile dans les établissements d?enseignement public au titre de ses fonctions de commissaire du Gouvernement au Conseil d?État, il a été désigné rapporteur général de la Commission pour l'application du principe de laïcité dans la République (juillet-décembre 2003) installée par la présidence de la République. Il est l'auteur de l'ouvrage « Un siècle de laïcité » (Paris, Berger-Levrault, 2007).