Notes
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[1]
Cette recherche, financée par le Fonds de la Recherche Scientifique belge francophone (FRS-FNRS), a donné lieu à diverses productions scientifiques, parmi lesquelles on relèvera seulement ici celle de Olivia Nederlandt et Lola Gauthier, « Les femmes incarcérées dans les prisons belges : un statut minoritaire et minorisé », Déviance et Société, 47, 2023, p. 243-281. DOI : 10.3917/ds.472.0093.
-
[2]
Jacques Marquet, Luc Van Campenhoudt et Raymond Quivy, Manuel de recherche en sciences sociales, Paris : Armand Colin, 2022, p. 170.
-
[3]
Ibid.
-
[4]
John Rawls, Théorie de la justice, traduit de l’anglais par Catherine Audard, Paris : Points, 2009, p. 86.
-
[5]
Ibid.
-
[6]
Ibid., tout du long et en particulier p. 33, 85, 89-90, 143. Pour une critique éclairée de pareil positionnement, largement répandu, voy. Amartya Sen, L’Idée de justice, traduit de l’anglais par Paul Chemla et Éloi Laurent, Paris : Flammarion, 2012, p. 107-120.
-
[7]
Alain Rey, « Institution », Dictionnaire historique de la langue française, Paris : Le Robert, 2016.
-
[8]
Diane Bernard, « L’intime est politique », in Jérémie Van Meerbeeck, Antoine Bailleux et Diane Bernard (dir.), Distinction (droit) public / (droit) privé : brouillages, innovations et influences croisées, Bruxelles : Publications de l’Université Saint-Louis, 2022, p. 29-44. DOI : 10.4000/books.pusl.27536.
-
[9]
Antony De Wyse, « La mixité comme un levier », Les Cahiers Dynamiques, 2013, 1, p. 55. DOI : 10.3917/lcd.058.0054.
-
[10]
Ainsi particulièrement de l’institution scolaire, de l’armée et de la police, de la magistrature ainsi que, de façon plus décalée peut-être, du couple et de la famille.
-
[11]
Cette particularité nous a conduit à devoir faire usage du terme diversity dans la traduction anglaise du titre de ce dossier, malgré les réserves précisées sous le point 3 de cette introduction.
-
[12]
En général comme, ici, l’entrée « mixité » du Trésor de la langue française informatisé, laboratoire Analyse et traitement automatique de la langue française (CNRS / Université de Lorraine). http://www.atilf.fr/tlfi, consulté en mars 2024.
-
[13]
Ibid.
-
[14]
bell hooks, De la marge au centre. Théorie féministe, traduit de l’anglais par Noomi B. Grüsig, Paris : Cambourakis, 2017 [Feminist theory: from margin to center, Boston : South End Press, 1984].
-
[15]
Les éléments définitionnels présentés ici et infra sont issus des entrées « diversité », « divers » et « parité », Trésor de la langue française informatisé, op. cit.
-
[16]
Toujours selon Alain Rey, entrées « pair » et « parité », Dictionnaire historique de la langue française, op. cit.
-
[17]
Geneviève Fraisse, « Préface. Le fait, le droit et le symbole », in Rebecca Rogers, La Mixité dans l’éducation. Enjeux passés et présents, Lyon : ENS Éditions, 2004, p. 8. DOI : 10.4000/books.enseditions.1800.
-
[18]
Ainsi par exemple en politique, comme le montre notamment Sophie van der Dussen (« La représentation des femmes en politique [1994-2013] », Courrier hebdomadaire du CRISP, 2199-2200 (34-35), 2013, p. 5-88. DOI : 10.3917/cris.2199.0005), ou plus généralement dans le monde du travail, selon parmi bien d’autres Margaret Maruani (« Activité, précarité, chômage : toujours plus ? », Revue de l'OFCE, 90 (3), 2004, p. 95-115. DOI : 10.3917/reof.090.0095) ou Anne Châteauneuf-Malclès (« Les ressorts invisibles des inégalités femme-homme sur le marché du travail. Synthèse élaborée à partir de la conférence “Les ressorts invisibles des inégalités femme-homme” qui s'est déroulée le 10 novembre 2010 à Lyon, lors des Journées de l'économie », Idées économiques et sociales, 164 (2), 2011, p. 24-37. DOI : 10.3917/idee.164.0024).
1 Ce dossier procède d’une découverte, ou plutôt d’une surprise au sens le plus enthousiasmant du terme, survenue dans le cadre d’une recherche interrogeant l’internormativité à partir de la prégnance et des mutations qui caractérisent, en prison, les pratiques et discours relatifs au genre. Dans le cadre d’un projet collectif, initié en 2019, notre objectif était de contribuer aux débats sur les rapports entre évolutions sociales et institution pénitentiaire, c’est-à-dire de nourrir tant la réflexion relative à la perméabilité du monde carcéral à l’égard du « dehors » que la théorie des sources du droit (quelle place pour la pratique et les mouvements sociaux en leur sein ?). Sur le terrain, à l’occasion d’une double étude empirique dans les prisons belges [1], Lola Gauthier, doctorante dans le cadre de ce projet, et Olivia Nederlandt, l’une de nous, ont éprouvé le « sens profond de l’empirie », qui « est de se mettre systématiquement et délibérément en situation d’être surpris » [2] : s’est posée à nous la question de la mixité, sur le terrain et en tant que promotrices, sans qu’on l’ait prévue mais tant elle était présente dans les pratiques observées et propos récoltés. Nombre d’éléments y ramenaient sans cesse notre groupe de recherche : non-mixité comme cadre « évident » selon les attendus et préconceptions apparemment en circulation, enjeux de la mixité (occasionnelle) entre détenu·es et (établie) au sein du personnel, conséquences de ce critère organisationnel visiblement impensé…
2 « Les découvertes surprenantes […] emballent le chercheur car elles l’entraînent vers de nouvelles explorations [3] » (sic) et c’est bien là ce que matérialise ce dossier : bottom-up, de l’observation vers l’analyse, pour le dire simplement, nous avons identifié la nécessité de clarifier ce que peut bien impliquer la « mixité en institution ». En élargissant notre équipe et notre domaine d’investigation, il s’est agi pour nous d’explorer cette question qui nous avait saisies par surprise et ne nous semblait pas suffisamment travaillée, dans la perspective du genre du moins.
3 C’est là l’objet de ce dossier, dont le double requiert à nos yeux une mise-au-point définitionnelle. Dans cette introduction, nous précisons dès lors ce que nous entendons par institution (I.) et par mixité (II.), puis distinguons cette notion de la diversité, de la parité et de l’égalité (III.), avant de présenter le contenu des contributions que nous avons ici rassemblées (IV.).
I. Un choix institutionnel
4 Le terme « institution » a été défini par John Rawls, pour qui cette notion est fondamentale, comme « un système public de règles qui définit des fonctions et des positions avec leurs droits et leurs devoirs [4] » : « comme exemple d’institutions, nous pouvons penser à des jeux ou à des rites, des procès et des parlements, des marchés et des systèmes de propriété [5] ». Sans que nous partagions le postulat d’institutionnalisme transcendantal défendu par ce philosophe, qui soutient que la justice sociale dépend nécessairement et prioritairement de l’organisation des institutions [6], sa définition nous convient en ce qu’elle souligne le sens littéral du terme qui nous intéresse ici : notre dossier est consacré à ce qui, dans la chose publique en particulier, est institué et donc « non donné per se ».
5 Si on revient à ses origines latines, « institution » renvoie en effet aux notions de « méthode, doctrine, système » ainsi qu’à celles de « disposition, arrangement » [7]. Par ce bref détour étymologique tout comme à l’évocation des propositions philosophiques susmentionnées, on prend bien conscience que tout « arrangement », mixte ou non, implique forcément qu’un choix ait été posé – même s’il n’est pas explicite, revendiqué ou même conscient. Il n’y a rien de nécessaire, d’évident ou de naturel à ce qu’un lieu soit réservé aux uns plutôt qu’aux autres, quand bien même cela nous paraîtrait « aller de soi ». En effet, quand on l’analyse au plus près, en gardant sa signification première, le terme même d’« institution » renvoie explicitement aux décisions collectives qui sont les nôtres, dans leur contingence, quoiqu’elles soient peut-être irréfléchies, impensées du moins, ou fondées de façon aussi vague que l’est visiblement le caractère mixte (ou non) de la plupart de nos structures collectives.
6 À partir de pareilles perspectives terminologiques, il y aurait (eu) lieu d’interroger la mixité de nombre d’institutions, bien entendu, a fortiori dans la démarche féministe qui nous paraît souvent si féconde : elle mène toujours à redessiner les frontières de ce qui est officiellement considéré comme public ou privé, capital ou négligeable [8] ; en outre, touchant au cœur des systèmes de relations sociales, supposant la confrontation et la négociation de la différence, la mixité « doit aussi s’envisager comme une prise de risque [9] ».
7 Dans le souci d’utilement contribuer à la littérature et en écartant par conséquent plusieurs cadres déjà étudiés par ailleurs [10], nous avons décidé de traiter en tant qu’institutions, dans ce dossier, de deux lieux de décision, d’abord, à savoir le parlement (fédéral belge) et certaines structures militantes féministes (à partir desquelles est proposée une réflexion sur les « espaces de pouvoir » en général, jusqu’au contrat social), puis du lieu de contrainte par excellence, la prison (en France et en Belgique), à deux égards distincts, le personnel pénitentiaire et les personnes détenues. Chacune des contributions ainsi ordonnées ouvre, sur une base toujours documentée et parfois empirique, à des propositions qui excèdent les murs de leur objet ; on relèvera ainsi, pour exemple, que Sophie Mercier mobilise l’institutionnalisme féministe comme matrice analytique afin d’interroger les implications axiologiques de dispositifs en matière d’égalité de genre, quant à leur création et leur mise en œuvre.
II. Une mixité genrée
8 Second pan de notre objet, après les « institutions », la « mixité » est un terme dont la définition n’est pas aisée. Malgré son caractère usuel et sa mobilisation fréquente, la notion fait l’objet de peu de commentaires et explicitations dans la littérature scientifique ; elle semble oubliée ou du moins évoquée à titre seulement d’incident dans la majorité des encyclopédies généralistes et des sommes disciplinaires en philosophie, droit et études de genre (dans lesquelles, le plus souvent, elle n’est abordée qu’indirectement). Elle est même difficile à traduire : mixity n’existe pas plus en anglais que mixität en allemand ou mixiteit en néerlandais, sauf à considérer que « mélange », mix, mischung ou mengsel en sont des synonymes [11].
9 Alors que sa racine latine (miscere, « mêler, mélanger ») ne l’y prédestinait pas, la définition du terme inclut une insistance sur le genre selon les dictionnaires [12] : sous « mixité », ces derniers distinguent pour la plupart les mélanges en général (« de catégories, d’origines ou de formations différentes »), d’un côté, et, de l’autre, spécifiquement, les groupes qui comprennent ou concernent « des personnes des deux sexes mêlés ensemble » (avec la chorale et le salon de coiffure pour exemples préférentiels de mixité établie ou résolument écartée). À la lecture de ces définitions, on apprend que la mixité vise certes la « réunion de plusieurs éléments » (ainsi est mixte le train qui transporte des personnes et des marchandises, comme l’économie à la fois libérale et étatisée) mais qu’aujourd’hui, ce n’est que par analogie que cette notion inclut d’autres « mélanges » que la « non-séparation des sexes » [13]. Ainsi les trouvailles de terrain qui ont mené à ce dossier renvoyaient-elles à une subtilité terminologique que nous ignorions et n’avions dès lors, forcément, pas envisagée a priori : la notion de mixité est certes mobilisée dans la littérature relative à la cellule familiale ou conjugale (à propos par exemple des couples dits mixtes parce qu’unissant deux personnes d’origines distinctes) ainsi qu’à propos de sphères mêlant les générations, les religions, les milieux sociaux ; elle a par ailleurs connu un succès certain dans les discours politiques et militants, surtout sous l’angle classiste, depuis les années 1980… Mais elle concerne plus précisément, plus rigoureusement, la distinction entre les hommes et les femmes.
10 Pareille démarcation est aujourd’hui ébranlée par la reconnaissance (enfin) croissante des personnes à l’identité de genre non binaire ou fluide. Si là n’est pas le chemin qui a conduit à ce dossier, force est en effet de constater que leurs vécus et revendications mènent à interroger l’évidence : qui mélange-t-on (ou ne mélange-t-on pas) et pourquoi, dans nos institutions ? Quel est le fondement de la (non-) mixité ? Voilà un bien bel exemple de pensée « de la marge au centre » [14] : d’être interpelé·es par celles et ceux qui n’entrent pas dans les catégories établies, on s’aperçoit soudain que, longtemps considérée comme un donné naturel, la binarité de genre, emportant la mixité ou son contraire dans son sillage, n’a littéralement pas été pensée, dans la plupart des situations, et, par conséquent, n’a pas fait l’objet d’une problématisation ou, même, le plus souvent, de la moindre interrogation. Tout comme il allait « de soi » que les jeunes hommes fassent leur service militaire pendant que les jeunes filles suivaient des cours de couture, il est évident que vous ne serez pas logé·e dans la même chambre d’hôpital ou la même cellule selon que vous soyez un homme ou une femme. De même, il est établi que les compétitions sportives distinguent les athlètes sur la base de leur identité de genre assignée, avant leur poids et leur taille (qui sont parfois prises en compte, mais en second lieu) – et il est « un fait » apparemment indiscuté que certaines de nos institutions soient mixtes et d’autres non.
11 De l’impensé au risque d’essentialisation, le pas est vite franchi : dans la même veine que ces quelques illustrations et quoique cela soit (heureusement) davantage débattu, il est hélas encore souvent soutenu comme une « évidence » que garçonnets et fillettes évoluent différemment en raison de caractéristiques biologiques, neurologiques ou musculaires, que les travailleuses présentent naturellement des qualités qui leur sont communes autant qu’elles se différencient de celles qui caractérisent leurs congénères masculins ou que la présence de femmes dans certains conseils d’administration influe intrinsèquement, systématiquement et automatiquement sur la stratégie de grandes entreprises – autant d’exemples de propos scientifiquement infondés. Les liens entre essentialisme et mixité ont fait l’objet d’une analyse par Mona Gérardin-Laverge, dans sa contribution à notre dossier : à partir de la pratique choisie par certains cercles féministes, elle a entrepris d’articuler universalisme démocratique et essentialisation, homogénéisation et exclusion.
12 À ce stade introductif, il nous semble pertinent de relever seulement, et moins ambitieusement, qu’à partir d’une surprise survenue sur le terrain de nos recherches, nous avons été très interpelées par le peu de questionnements suscités par la (non-)mixité, alors même que la part genrée de son soubassement la distingue des enjeux de classe ou de la prétendue race – lesquels font généralement, et logiquement, l’objet d’analyses en d’autres termes, à l’aide d’autres outils. Qu’elle soit de mise ou abolie, la (non-)mixité de genre est visiblement perçue comme un truisme malgré les risques qu’emportent pareilles œillères.
13 Confrontées à la (non-)mixité, distinction aussi cardinale dans la pratique qu’établie, sans plus d’interrogation, au sein d’institutions elles aussi établies donc forcément fruits d’un choix, nous tenions un double objet d’analyse scientifique.
III. Des notions à distinguer
14 Notre objet requiert encore quelques précisions pour que soit balisé le débat, comprises les contributions rassemblées ci-après et situées les références qui y sont mobilisées. Même après l’avoir limitée au cadre institutionnel, il paraît utile en effet de distinguer la mixité de la diversité, de la parité et de l’égalité, quoique ces notions suscitent certaines interrogations comparables ou du moins confluentes, notamment quant à la pertinence du genre en tant que cadre analytique et normatif.
15 D’abord, la mixité n’équivaut pas à la diversité, laquelle englobe « plusieurs aspects ou caractères différents [15] » au sein d’une population (en matière d’âge, de patrimoine, de prétendue race, etc.). Outre par l’absence d’accent particulièrement posé sur le genre dans les définitions de la diversité, les deux notions diffèrent à quatre égards au moins. La diversité vise la « variété », premièrement, et associe donc nécessairement plusieurs critères, là où la mixité est généralement cantonnée à une ligne de démarcation – l’identité de genre le plus souvent, avons-nous pu constater (cf. supra) mais aussi, parfois, le niveau socio-économique ou les origines (qu’elles soient perçues ou réelles). Deuxièmement, la diversité emporte une fluctuation possible et même fréquente, là où la mixité a généralement un caractère fixe, voire pérenne – bien établi. Troisièmement et de façon plus ténue, sans doute discutable, la diversité est plus fréquemment présentée comme une réalité sociale, un fait qui s’impose et peut notamment être valorisé, là où la (non-)mixité semble le plus souvent construite, voire « forcée », imposée – pour des motifs égalitaristes (garantir la même éducation aux garçons qu’aux filles, par exemple) mais aussi voire surtout pour des motifs budgétaires ou organisationnels (n’avoir pas à financer deux écoles par village, pour reprendre le même exemple), comme le révèlent les deux dernières contributions à ce dossier. Quatrièmement et enfin, la mixité suscite visiblement d’autres questions que la diversité, en rapport avec la sexualité en particulier. Sans faire l’impasse sur le contrôle en la matière, ni sur les stéréotypes qui le sous-tendent, les analyses d’Olivia Nederlandt et Aurore Vanliefde révèlent ainsi l’exigence institutionnelle d’un « sérieux » relationnel, en particulier quant aux relations sexuelles – un sérieux que garantirait la non-mixité entre personnes détenues : on comprend que les enjeux de mixité vont visiblement de pair avec une approche normative de la sexualité, qui ne nourrit guère de liens conceptuels avec la diversité. Ceci montre en outre une ambivalence entre promotion et refus de la mixité : ces deux modes d’organisation sont parfois défendus pour exactement les mêmes motifs (régir la sexualité, par exemple), là où on n’observe évidemment pas pareil rapprochement entre ce qui sous-tend respectivement l’existence et l’absence de diversité.
16 Ensuite, mixité n’est pas synonyme de parité, au sens de présence ou représentation quantitativement égale de différentes parties : quand on « mélange » dans un objectif de mixité, il ne s’agit pas d’établir un « rapport d’égalité, de similitude » entre « pairs ». En effet, là où le terme latin par renvoie à « égal, pareil » ainsi qu’à « ce qui est divisible par deux [16] », la mixité n’obéit pas à une comptabilité précise ou, en tout cas, ne se limite pas à une distinction duale : elle s’accommode aisément, d’un point de vue conceptuel du moins, d’un plus grand nombre de distinguos. Sera toujours mixte, mais plus difficilement paritaire, l’institution ou le groupe composé de femmes, d’hommes, de personnes à l’identité de genre non binaire ou fluide : la ligne de démarcation est unique (l’identité de genre, dans cet exemple), contrairement à ce qui caractérise la diversité, mais les subdivisions qu’elle génère peuvent être nombreuses. Ainsi et à un niveau plus général, les remises en question contemporaines de la binarité entre hommes et femmes poussent certes à interroger la mixité autant que les règles en matière de parité, mais à des égards différents : si elles invitent à réfléchir les motifs de la mixité (pourquoi aspire-t-on ou rechigne-t-on à mélanger ?), elles ébranlent non seulement le principe mais aussi la mise en œuvre et même la possibilité de la parité (comment intégrer les personnes non binaires ou à l’identité fluide dans les quotas distinguant hommes et femmes ?). En d’autres termes, mixité et parité diffèrent en ce que mélanger n’implique pas d’abord, et pas nécessairement, de (faire) égaler – ni d’égaliser.
17 En effet et enfin, la mixité est distincte de l’égalité – ne fut-ce que parce que la première, contrairement à la seconde, n’est pas constitutive d’un droit fondamental. À vrai dire, la mixité comme la diversité et la parité peuvent servir le principe démocratique d’égalité, certes, mais elles ne sont pas mobilisées de la même façon à cette fin. L’exigence de parité, premièrement, prend la forme d’une contrainte temporairement imposée au titre d’outil égalisant – à ce propos, pensons aux quotas, dont l’efficacité et le bien-fondé sont d’ailleurs âprement discutés, et renvoyons pour de plus amples réflexions aux deux premières contributions à ce dossier. La diversité, deuxièmement, est généralement associée aux questions de représentativité, comme la parité, mais de façon moins binaire : les critères de diversité sont innombrables, le recensement à ces différents égards n’est ni possible ni souhaitable et la contrainte en la matière paraît donc difficile à instituer (on le constate, pour exemple, dans l’échec rencontré par les tentatives politiques de « diversifier » certaines zones urbaines ou institutions scolaires). Bref, là où il est possible d’imposer la parité, on ne voit pas bien quoi faire de plus que « prêter attention à » la diversité. Quant à la mixité, troisièmement, la philosophe Geneviève Fraisse la qualifie de « nécessaire, mais pas suffisante, pour dissoudre les inégalités chroniques [17] » sans qu’on puisse lui donner tort, lorsqu’on songe au fait que l’ouverture à la mixité des écoles et des professions n’a visiblement pas, en plusieurs décennies pourtant, permis de susciter l’égalité de genre. En ce sens mais un pas au-delà de pareil « constat d’échec » ou d’impuissance de la mixité comme outil de réalisation démocratique, Coline Cardi, Anaïs Henneguelle, Anne Jennequin et Corinne Rostaing montrent, dans leur contribution à ce dossier, que la féminisation du personnel pénitentiaire vise bien d’autres objectifs que l’égalité et s’accompagne d’un maintien voire même d’un renforcement des inégalités entre hommes et femmes, à plusieurs niveaux. Leurs conclusions rencontrent celles qui ont été, ailleurs, établies à propos d’autres domaines professionnels [18] – c’est que la coexistence conduit parfois à la réaffirmation de la différence, au refus du véritable mélange, et rabat la mixité à de la simple juxtaposition : partager un même espace ne suppose évidemment pas que disparaissent les alliances ou que les expériences soient similaires.
IV. Quatre contributions à la réflexion
18 Cette introduction nous a permis de définir le double objet de ce dossier, la mixité en institutions, et de montrer sa singularité. Dans les quatre contributions qui suivent, des autrices aux ancrages disciplinaires divers s’en emparent et nous livrent des réflexions étayées tant par la littérature que, pour trois de leurs contributions, par des données empiriques.
19 On lira premièrement une réflexion consacrée à la composition de la Chambre des représentants, l’hémicycle fédéral principal en Belgique. Analysant les conséquences des quotas imposés aux listes électorales, Sophie Mercier y identifie des « freins institutionnels » qui sont dus non seulement aux limites de la parité comme outil procédural mais aussi, plus fondamentalement, à l’impuissance voire l’inanité de la mixité face aux exigences d’une représentativité substantielle.
20 En deuxième lieu, la philosophe Mona Gérardin-Laverge livre un descriptif ciselé des usages et objectifs de la « mixité choisie » dans certaines sphères militantes, en les confrontant aux critiques d’essentialisme, d’anti-universalisme et même de discrimination qui leur sont opposées, pour dégager de ces pratiques une invitation à penser le projet politique féministe de façon dynamique et évolutive, loin de toute tendance identitaire.
21 Dans une troisième contribution, Coline Cardi, Anaïs Henneguelle, Anne Jennequin et Corinne Rostaing déjouent, à partir tant du droit que de la sociologie, les faux-semblants qui grèvent la féminisation de la « profession pénitentiaire » en France : en identifiant résistances marquées et implications décevantes au point de friser le backlash, elles montrent que, loin d’un déroulement fluide, ce processus ébranle une institution fondamentalement masculine et même, peut-être, principiellement viriliste.
22 Quatrièmement et enfin, explorant le même domaine, Olivia Nederlandt et Aurore Vanliefde développent une réflexion sur la répartition genrée des personnes détenues entre et au sein des établissements pénitentiaires belges. Leur analyse nourrie d’empirie permet d’articuler les discours relatifs aux violences et stéréotypes de genre, les normes et attentes en matière d’égalité et de diversité, et révèle la nécessité d’un renouvellement institutionnel autant que la fécondité de la mixité genrée comme outil analytique et même pratique à cet égard. Entre contrôle aux relents moralisateurs et contraintes organisationnelles, c’est toute la question de ce que fait l’institution des et aux individus qui est ici soulevée.
23 Ce dossier est ainsi structuré en deux parties différentes, les deux premiers articles étant consacrés à des « lieux de décision » et les deux suivants portant sur le « lieu de contrainte » par excellence. Il est en outre traversé de jonctions plus entremêlées : on observe, entre les contributions, des liens qui se nouent de façon variée. Ainsi, par exemple, la mixité institutionnalisée fait l’objet de critiques virulentes lorsqu’elle porte sur les mobilisations militantes (article 2) mais donne lieu à un discours de promotion, quoiqu’accompagné de plaintes et de craintes, en ce qui concerne la représentation politique (article 1), la féminisation d’une profession (article 3) et les personnes privées de liberté (article 4). En revanche, marquant d’autres connexions et oppositions, elle apparaît comme un choix résolu au parlement (article 1), dans certains milieux féministes (article 2) et pour le recrutement du personnel pénitentiaire (article 3), quoique les motifs dudit choix ne soient pas toujours clairs ou assumés, mais elle relève presque toujours d’une astreinte, parfois tout à fait internalisée, quand elle concerne les détenu·es (article 4). Plus encore, au travers de presque toutes les contributions à ce dossier, on relève qu’au vu des stéréotypes qui les sous-tendent ou les accompagnent, de leurs conséquences concrètes ou fantasmées et des analyses qu’elles suscitent, la mixité autant que la non-mixité sont tout à la fois perçues comme des dispositifs féconds et dangereux, souhaitables et problématiques, propices à l’égalité et sources possibles d’inégalités.
24 Les articles qui suivent relèvent certes de disciplines distinctes et concernent des « lieux » bien différents mais, ensemble, ils offrent une véritable problématisation de la mixité institutionnalisée, par le lancement de tirs croisés vers ses usages et les discours qui lui sont consacrés ainsi que par la mobilisation du genre comme catégorie analytique et comme cadre normatif. C’est là une réponse bienvenue à la surprise qui nous a menées à constituer ce dossier, non seulement parce qu’elle répond à un certain silence dans la littérature mais aussi, surtout, parce qu’elle en appelle à des développements complémentaires.
Notes
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[1]
Cette recherche, financée par le Fonds de la Recherche Scientifique belge francophone (FRS-FNRS), a donné lieu à diverses productions scientifiques, parmi lesquelles on relèvera seulement ici celle de Olivia Nederlandt et Lola Gauthier, « Les femmes incarcérées dans les prisons belges : un statut minoritaire et minorisé », Déviance et Société, 47, 2023, p. 243-281. DOI : 10.3917/ds.472.0093.
-
[2]
Jacques Marquet, Luc Van Campenhoudt et Raymond Quivy, Manuel de recherche en sciences sociales, Paris : Armand Colin, 2022, p. 170.
-
[3]
Ibid.
-
[4]
John Rawls, Théorie de la justice, traduit de l’anglais par Catherine Audard, Paris : Points, 2009, p. 86.
-
[5]
Ibid.
-
[6]
Ibid., tout du long et en particulier p. 33, 85, 89-90, 143. Pour une critique éclairée de pareil positionnement, largement répandu, voy. Amartya Sen, L’Idée de justice, traduit de l’anglais par Paul Chemla et Éloi Laurent, Paris : Flammarion, 2012, p. 107-120.
-
[7]
Alain Rey, « Institution », Dictionnaire historique de la langue française, Paris : Le Robert, 2016.
-
[8]
Diane Bernard, « L’intime est politique », in Jérémie Van Meerbeeck, Antoine Bailleux et Diane Bernard (dir.), Distinction (droit) public / (droit) privé : brouillages, innovations et influences croisées, Bruxelles : Publications de l’Université Saint-Louis, 2022, p. 29-44. DOI : 10.4000/books.pusl.27536.
-
[9]
Antony De Wyse, « La mixité comme un levier », Les Cahiers Dynamiques, 2013, 1, p. 55. DOI : 10.3917/lcd.058.0054.
-
[10]
Ainsi particulièrement de l’institution scolaire, de l’armée et de la police, de la magistrature ainsi que, de façon plus décalée peut-être, du couple et de la famille.
-
[11]
Cette particularité nous a conduit à devoir faire usage du terme diversity dans la traduction anglaise du titre de ce dossier, malgré les réserves précisées sous le point 3 de cette introduction.
-
[12]
En général comme, ici, l’entrée « mixité » du Trésor de la langue française informatisé, laboratoire Analyse et traitement automatique de la langue française (CNRS / Université de Lorraine). http://www.atilf.fr/tlfi, consulté en mars 2024.
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[13]
Ibid.
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[14]
bell hooks, De la marge au centre. Théorie féministe, traduit de l’anglais par Noomi B. Grüsig, Paris : Cambourakis, 2017 [Feminist theory: from margin to center, Boston : South End Press, 1984].
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[15]
Les éléments définitionnels présentés ici et infra sont issus des entrées « diversité », « divers » et « parité », Trésor de la langue française informatisé, op. cit.
-
[16]
Toujours selon Alain Rey, entrées « pair » et « parité », Dictionnaire historique de la langue française, op. cit.
-
[17]
Geneviève Fraisse, « Préface. Le fait, le droit et le symbole », in Rebecca Rogers, La Mixité dans l’éducation. Enjeux passés et présents, Lyon : ENS Éditions, 2004, p. 8. DOI : 10.4000/books.enseditions.1800.
-
[18]
Ainsi par exemple en politique, comme le montre notamment Sophie van der Dussen (« La représentation des femmes en politique [1994-2013] », Courrier hebdomadaire du CRISP, 2199-2200 (34-35), 2013, p. 5-88. DOI : 10.3917/cris.2199.0005), ou plus généralement dans le monde du travail, selon parmi bien d’autres Margaret Maruani (« Activité, précarité, chômage : toujours plus ? », Revue de l'OFCE, 90 (3), 2004, p. 95-115. DOI : 10.3917/reof.090.0095) ou Anne Châteauneuf-Malclès (« Les ressorts invisibles des inégalités femme-homme sur le marché du travail. Synthèse élaborée à partir de la conférence “Les ressorts invisibles des inégalités femme-homme” qui s'est déroulée le 10 novembre 2010 à Lyon, lors des Journées de l'économie », Idées économiques et sociales, 164 (2), 2011, p. 24-37. DOI : 10.3917/idee.164.0024).