Couverture de DRS1_114

Article de revue

Techniques juridiques, véridiction et délinquance : le « lieu commun » du droit pénal à Santiago du Chili

Pages 461 à 479

Notes

  • [1]
    Michel Foucault. Mal faire, dire vrai. Fonction de l’aveu en justice : cours de Louvain. Louvain-la-Neuve / Chicago : Presses universitaires de Louvain / Chicago University Press, 2012, p. 11.
  • [2]
    Ce sont surtout des études sur la legal consciousness qui ont proposé ce type de réflexion, ou celles sur la « portée sociale du droit ». En français, voir respectivement Jérôme Pélisse, « A-t-on conscience du droit ? Autour des Legal Consciousness Studies », Genèses, 59 (2), 2005, p. 114-130. DOI : 10.3917/gen.059.0114 ; Liora Israël, Guillaume Sacriste, Antoine Vauchez et Laurent Willemez (dir.), Sur la portée sociale du droit. Usages et légitimité du registre juridique, Amiens/Paris : Centre universitaire de recherches sur l’action publique et le politique (Curapp) / Presses universitaires de France, 2005.
  • [3]
    Pascale Cornut St-Pierre, « La technique juridique, objet de science sociale ? Pour une sociologie pragmatique des controverses techniques en droit », Jurisprudence – Revue critique, 9, 2020, p. 4. <https://ssrn.com/abstract=3792478>
  • [4]
    Virginie Albe et Stéphanie Lacour, « “Legal Consciousness Studies” et “Science and Technology Studies”. Croiser des parallèles ? », Droit et société, 100 (3), 2018, p. 633-644. DOI : 10.3917/drs1.100.0633.
  • [5]
    Pascale Cornut St-Pierre, « La technique juridique, objet de science sociale ? », op. cit.
  • [6]
    Voir Patricia Ewick et Susan S. Silbey, The Common Place of Law: Stories from Everyday Life, Chicago : University of Chicago Press, 1998. Voir aussi Sally Engle Merry, Getting Justice and Getting Even: The Legal Consciousness of Working-Class Americans, Chicago: University of Chicago Press, 1990.
  • [7]
    Un exemple classique du rôle de ces techniques est la signature comme « porteuse d’une conception particulière de l’identité », ce qui lui confère des « capacités de validation des énoncés et l’indexation de ceux-ci à leur(s) auteur(s) ». Voir David Pontille, « La signature scientifique. Authentification et valeur marchande », Actes de la recherche en sciences sociales, 141-142 (1-2), 2002, p. 72-78 : 72. DOI : 10.3917/arss.141.0072.
  • [8]
    Michel Foucault, Mal faire, dire vrai. Fonction de l’aveu en justice : cours de Louvain, op. cit.
  • [9]
    Michel Foucault, « La vérité et les formes juridiques », Chimères. Revue des schizoanalyses, 10, 1990, p. 8-28. DOI : 10.3406/chime.1990.1729.
  • [10]
    Christophe Archan, « Ordalies et lutte contre la criminalité dans l’Angleterre des xe-xie siècles », Clio@Themis, 19, 2020. DOI : 10.35562/cliothemis.156
  • [11]
    Michel Foucault, « La vérité et les formes juridiques », op. cit.
  • [12]
    Ibid., p. 11.
  • [13]
    Voir, entre autres, Annelise Riles, Collateral knowledge: Legal reasoning in the global financial markets, Chicago : University of Chicago Press, 2011 ; Pascale Cornut St-Pierre, « Legal Documents as Means of Financial Abstraction: How the Bankers’ Lawyers Constructed Swaps and Changed Finance », Archives Européennes de Sociologie, 62 (2), p. 309-335. DOI : 10.2139/ssrn.3792576 ; Sergio Latorre, « The Place of the Public Notary: How the Engine of the Capitalist State Operates through Material and Legal Arrangements », Environment and Planning C: Politics and Space, 2022. DOI : 10.1177/23996544221110040.
  • [14]
    Bruno Latour, La Fabrique du droit. Une ethnographie du Conseil d’État, Paris : La Découverte, 2004 [2002].
  • [15]
    Vincent-Arnaud Chappe, Romain Juston Morival et Olivier Leclerc, « Faire preuve : pour une analyse pragmatique de l’activité probatoire », Droit et Société, 110 (1), 2022, p. 7-20. DOI : 10.3917/drs1.110.0007.
  • [16]
    Ibid., p. 7.
  • [17]
    Francis Chateauraynaud, « L’épreuve du tangible. Expériences de l’enquête et surgissements de la preuve », in Bruno Karsenti et Louis Quéré (dir.), La Croyance et l’enquête. Aux sources du pragmatisme, Paris : Éditions de l’EHESS, 2004, p. 167-194.
  • [18]
    Naomi Mezey, « The Image Cannot Speak for Itself: Film, Summary Judgement, and Visual Literacy », Valparaiso University Law Review, 48 (1), 2013, p. 1-39, disponible en ligne. <https://scholar.valpo.edu/vulr/vol48/iss1/1>
  • [19]
    Lena Jayyusi, « Discursive Cartography, Moral Practices: International Law and the Gaza War », in Baudouin Dupret, Michael Lynch et Tim Berard (eds.), Law at Work: Studies in Legal Ethnomethods, Oxford : Oxford University Press, p. 273-298.
  • [20]
    Romain Juston Morival, « Comment une tache de sang devient-elle une preuve ? Ingrédients et recettes des preuves médico-légales », Droit et Société, 93 (2), 2016, p. 395-416. DOI : 10.3917/drs.093.0395.
  • [21]
    Grégory Salle et Cédric Moreau de Bellaing, « Les grincements d’un rouage de l’État. Tensions et contradictions d’un greffe pénitentiaire », terrains et travaux, 17 (1), 2010, p. 163-180. DOI : 10.3917/tt.017.0163.
  • [22]
    Kirsten Hastrup, « Getting it right: Knowledge and Evidence in Anthropology », Anthropological Theory, 4 (4), 2004, p. 455-72. DOI : 10.1177/1463499604047921.
  • [23]
    Annelise Riles, « A New Agenda for the Cultural Study of Law: Taking on the Technicalities », Buffalo Law Review, 53 (3), 2005, p. 973-1033.
  • [24]
    Alain Pottage, « Le droit d’après l’anthropologie : Objet et technique en droit romain », Clio@Themis, 19, 2020. DOI : 10.35562/cliothemis.218.
  • [25]
    Jean-Marc Weller, Fabriquer des actes d’État. Une ethnographie du travail bureaucratique, Paris : Economica, 2018.
  • [26]
    Océane Pérona, « Déqualifier les viols : une enquête sur les mains courantes de la police judiciaire », Droit et Société, 99 (2), 2018, p. 341-55. DOI : 10.3917/drs1.099.0341.
  • [27]
    Matthew S. Hull, Government of Paper. The Materiality of Bureaucracy in Urban Pakistan, Berkeley : University of California Press, 2012.
  • [28]
    Renaud Dulong, Le Témoin oculaire. Les conditions sociales de l’attestation personnelle, Paris : Éditions de l’EHESS, 1998.
  • [29]
    Ibid., p. 12.
  • [30]
    Sandrine Revet, « Témoigner au procès de la catastrophe Xynthia. Dimensions juridiques et morales de la parole des victimes », Droit et Société, 102 (2), 2019, p. 261-79. DOI : https://doi.org/10.3917/drs1.102.0261.
  • [31]
    Alessandra Gribaldo, « The Burden of Intimate Partner Violence: Evidence, Experience, and Persuasion », PoLAR: Political and Legal Anthropology Review, 42 (2), 2019, p. 283-297. DOI : 10.1111/plar.12309. Dans le droit romain, la crédibilité des témoins était déterminée par des critères comme leur genre, âge, statut social et niveau d’éducation. Voir Barbara Shapiro, « Testimony in Seventeenth-Century English Natural Philosophy: Legal Origins and Early Development », Studies in History and Philosophy of Science Part A, 33 (2), 2002, p. 243-263. DOI : 10.1016/S0039-3681(02)00010-9.
  • [32]
    Irene van Oorschot, « Seeing the Case Clearly: File-Work, Material Mediation, and Visualizing Practices in a Dutch Criminal Court », Symbolic Interaction, 37 (4), 2014, p. 439-457. DOI : 10.1002/symb.126.
  • [33]
    Mayur Suresh, « The “Paper Case”: Evidence and Narrative of a Terrorism Trial in Delhi », Law & Society Review, 53 (1), 2019, p. 173-201. DOI : 10.1111/lasr.12378
  • [34]
    L’élaboration du dossier judiciaire comme une pratique de production de connaissances qui vise à distinguer « ce qui compte » de ce qui ne compte pas a été étudiée pour le cas des dossiers judiciaires pris en charge par la Cour suprême argentine. Voir Leticia Barrera, « Files Circulation and the Forms of Legal Experts: Agency and Personhood in the Argentine Supreme Court », Journal of Legal Anthropology, 1 (1), p. 3-24. DOI : 10.3167/jla.2008.010101.
  • [35]
    Dans le système de justice pénale chilien, de type accusatoire à partir des années 2000, c’est le ministère public qui est responsable de la poursuite pénale. Les procureurs chiliens n’appartiennent pas au corps judiciaire et ne donnent pas des instructions à une police spécialisée, mais aux services nationaux de police. À leur tour, ces derniers portent la responsabilité d’investiguer tout type de fait pouvant être qualifié de délit. Dans les cas de flagrants délits, les services de police ne peuvent qu’effectuer la détention d’une personne – configurant ainsi une action similaire à ce que le droit pénal français appelle la « garde à vue ». Ils doivent rapidement en informer un bureau spécialisé du ministère public qui est responsable de monter le dossier de l’affaire à partir des rapports fournis par les services de police, ainsi que de décider d’autres démarches d’enquête devant être menées par la police. Pour plus de détails sur le fonctionnement du système de justice pénale chilien, voir Jeanne Hersant, « Une justice cousue de fil blanc. L’épreuve sociale des victimes dans la justice pénale inquisitoire au Chili (1991-2004) », Droit et Société, 102 (2), 2019, p. 281-297. DOI : 10.3917/drs1.102.0281.
  • [36]
    Selon les chiffres publiés par les tribunaux chiliens, environ 30 % des affaires pénales commencent par une audience de contrôle de la détention (Poder Judicial, Poder Judicial en números 2018. Estadísticas de causas, 2018. <https://www.pjud.cl/post/download/484>). En moyenne, chaque année se déroulent entre 250 000 et 300 000 audiences de contrôle de la détention au Chili, alors que les jugements oraux [juicios orales], c’est-à-dire des procès complexes où les parties – procureurs et avocats de la défense – présentent les différentes preuves, sont environ de 10 000 chaque année.
  • [37]
    Seule la police est autorisée par la loi chilienne à effectuer la détention d’une personne ; les civils peuvent détenir une personne seulement lorsqu’elle est prise en flagrant délit. C’est sur cette base que les gardes de sécurité des supermarchés arrêtent des voleurs à l’étalage, mais ils doivent appeler la police et celle-ci doit procéder à la détention de la personne rapidement.
  • [38]
    Carnet de terrain, 23 mai 2018.
  • [39]
    Les résultats de cette enquête sont publiés sur le site Web de l’INE : <https://www.ine.cl/estadisticas/sociales/seguridad-publica-y-justicia/seguridad-ciudadana>
  • [40]
    Carnet de terrain, 28 mai 2020.
  • [41]
    Sebastián Galleguillos Agurto, « Déficits en la medición del miedo al delito en Chile », Revista de derecho (Coquimbo), 26, 2019, e3860. DOI : 10.22199/issn.0718-9753-2019-0015.
  • [42]
    Carnet de terrain, 7 mai 2019.
  • [43]
    « Ola de violentas encerronas a conductores ». Carnet de terrain, 7 janvier 2020.
  • [44]
    Voir Andrés Scherman Teilerboim et Nicolle Etchegaray Thielemann, « Consumo de noticias y temor al delito en Chile », Estudios sobre el mensaje periodístico, 19 (1), 2012, p. 563-575. DOI : 10.5209/rev_ESMP.2013.v19.n1.42539 ; Alejandro Tsukame Sáez, « El rol de los medios de comunicación en la construcción en la “guerra contra la delincuencia juvenil” en Chile (1990-2016) », Polis, 15 (44), 2016, p. 181-201. DOI : 10.4067/S0718-65682016000200009 ; Magdalena Browne Mönckeberg et Sebastián Valenzuela, « Temor a la delincuencia en Chile: ¿una creación de los medios o una realidad que nace de la experiencia de la ciudadanía? Análisis longitudinal e individual de las teorías comunicacionales del cultivo y agenda setting », in Brenda Focás et Omar Rincón (eds.), (In)seguridad, medios y miedos: Una mirada desde las experiencias y las prácticas cotidianas en América Latina, Cali : Universidad Icesi, 2016, p. 117-155.
  • [45]
    René Lévy, « Scripta manent : la rédaction des procès-verbaux de police », Sociologie du travail, 27 (4), 1985, p. 408-423. DOI : 10.3406/sotra.1985.2016.
  • [46]
    Avec cette application, sa compagnie créatrice chilienne cherche à créer un « écosystème de sécurité publique » en permettant aux citoyens de rapporter des situations ou des personnes qui leur semblent représenter un risque pour la sécurité. Certains services municipaux de sécurité sont synchronisés avec l’appli. Des informations complémentaires sont disponibles sur le site Web de la compagnie : <https://www.sosafeapp.com/>
  • [47]
    Carnet de terrain, 5 avril 2021.
  • [48]
    Que des policiers et des détectives participent à des procès en qualité de témoins n’a rien d’exceptionnel, ni au Chili ni ailleurs. Mon point concerne non pas leur participation, mais la crédibilité que leur seule présence sur la liste de témoins leur attribue.
  • [49]
    Carnet de terrain, 24 janvier 2020.
  • [50]
    Même si les statistiques officielles ne distinguent pas les vols à l’étalage d’autres types de vols commis sans violence, il est possible d’affirmer que ceux-ci constituent une part importante des délits commis quotidiennement. On pourrait estimer qu’il s’agit d’environ 10 % des délits traités annuellement par le ministère public. Voir Javiera Araya-Moreno, « Seguridad ciudadana en Chile. Las estadísticas sobre la delincuencia como tecnologías de producción de conocimiento », Latin American Law Review, 1 (7), 2021, p. 143-160. DOI : 10.29263/lar07.2021.09. Lorsque la valeur de ce qui a été volé dépasse un certain montant, les détenus sont emmenés au tribunal. Si c’est la première fois que la personne détenue commet un délit, le ministère public offrira très probablement une sorte de probation [suspensión condicional del procedimiento]. Sinon, il est fort probable qu’une autre audience soit programmée afin d’effectuer une sorte de procès condensé [procedimiento simplificado ou abreviado], à laquelle les témoins seront convoqués. Selon plusieurs procureurs, la plupart du temps, ces témoins – en général, les gardes de sécurité du magasin où le vol s’est produit – ne se présentent pas à cette audience, ce qui diminue les chances du ministère public d’obtenir un verdict condamnatoire. Je résume ici grossièrement des procédures judiciaires complexes dans lesquels les procureurs ont une large marge de manœuvre et qui dépendent en grande partie des circonstances de l’affaire en question. Plus que la trajectoire que suivent ces vols dans le système de justice pénale, c’est le rôle des témoignages dans ces cas qui est pertinent pour ce que je cherche à démontrer dans cet article.
  • [51]
    Ces continuités ont été abordées à travers différents cadres théoriques. Concerné par la circulation des significations du droit, Hertogh a par exemple récemment étudié comment les individus dans leur vie quotidienne, aux Pays-Bas, comprennent et interprètent les lois antidiscrimination régissant les contrats dans le domaine de la construction, ainsi que le concept d’État de droit. Il montre ainsi que ces individus essaient, de manière un peu cynique, de faire comme si ces lois n’avaient pas la portée qu’elles ont (Marc Hertogh, Nobody’s Law: Legal Consciousness and Legal Alienation in Everyday Life, Londres : Palgrave Macmillan, 2018). Alors que Tamayo et Valverde, concernés par les associations créées par des dispositifs juridiques, ont étudié comment le système de estratos en Colombie – un indicateur visant à mesurer la pauvreté d’un foyer – a dépassé le domaine des politiques publiques et structure des interactions quotidiennes (Fernando León Tamayo Arboldea et Mariana Valverde, « The Travels of a Set of Numbers: The Multiple Networks Enabled by the Colombian “Estrato” System, Social & Legal Studies, 30 (5), 2020, p. 685-703. DOI : 10.1177/0964663920960536).
  • [52]
    Annelise Riles, « Le droit est-il porteur d’espoir ? », trad. de l’anglait par Prune Decoux et David Foulks, Clio@Themis, 15, 2019 [2016]. DOI : 10.35562/cliothemis.579. Riles s’intéresse particulièrement aux fictions juridiques comme un type de technique juridique. Ces fictions se trouveraient « au cœur des engagements épistémologiques et éthiques complexes et délicats des juristes ».
  • [53]
    Les références à ces sondages omettent souvent d’expliquer les complexes procédures mathématiques et les choix méthodologiques qui ont permis d’arriver à ces chiffres. Voir Javiera Araya-Moreno, « Seguridad ciudadana en Chile », op. cit.
  • [54]
    Par exemple, dans les audiences judiciaires que j’ai observées, les intervenants faisaient souvent référence au nombre de pages d’un document ou à la quantité de témoignages [declaraciones] qui faisaient partie du dossier judiciaire, ce qui était respectivement compris comme un indicateur de la dangerosité d’un prévenu – « son casier judiciaire fait 3 pages » – ou de la robustesse des arguments montés par l’une des parties.
  • [55]
    Javiera Araya-Moreno, « How to not Have to Know: Legal Technicalities and Flagrant Criminal Offenses in Santiago, Chile », Law & Society Review, 56 (3), 2022, p. 329-343. DOI : 10.1111/lasr.12624.
  • [56]
    La distinction entre le concept même de « vie quotidienne » et celui du « droit » fait partie des constructions théoriques que la littérature a constamment remis en question. Voir Austin Sarat et Thomas Kearns, Law in Everyday Life, Ann Arbor : University of Michigan Press, 1995 ; Mariana Valverde, « Which Side Are You On? Uses of the Everyday in Sociolegal Scholarship », PoLAR: Political and Legal Anthropology Review, 26 (1), 2003, p. 86‑98.
  • [57]
    Renaud Dulong, « Les opérateurs de factualité. Les ingrédients matériels et affectuels de l’évidence historique », Politix, 39, 1997, p. 65-85. DOI : 10.3406/polix.1997.1684.
  • [58]
    Ibid., p. 75.
  • [59]
    C’est le raisonnement qui se trouve à la base des travaux de Patricia Ewick et Susan Silbey (The Common Place of Law, op. cit.) et de Sally Engle Merry (Getting Justice and Getting Even, op. cit.).
  • [60]
    Renaud Dulong, L’Autodéfense : enquête sur quelques faits indécidables, Paris : Librairie des Méridiens, 1983.
  • [61]
    Frédéric Ocqueteau, « Les appropriations de la main courante informatisée par les personnels de police », Déviance et société, 39 (3), 2015, p. 267-294. DOI : 10.3917/ds.393.0267.
  • [62]
    René Lévy, « Scripta manent : la rédaction des procès-verbaux de police », op. cit.
  • [63]
    Irene van Oorschot, The Law Multiple, op. cit.
  • [64]
    Michel Foucault, Mal faire, dire vrai, op. cit.
  • [65]
    Michel Foucault, « La vérité et les formes juridiques », op. cit.
  • [66]
    Violaine Roussel, « Le droit et ses formes. Éléments de discussion de la sociologie du droit de Pierre Bourdieu », Droit et Société, 56-57 (1-2), 2004, p. 41-55. DOI : 10.3917/drs.056.0041.
« Disons, sans aucune agressivité : la vérité ne facilite pas la vie au droit et surtout pas au droit pénal. [1] »

1 « Quelle est l’étendue effective du phénomène de la délinquance au Chili ? » Voilà une question qui suscite un grand intérêt chez les citoyens, les politiciens et les experts dans le pays. Elle est habituellement posée dans le cadre de discussions publiques et privées sur la délinquance. Les différents interlocuteurs, sommés de fournir une information claire et précise sur l’ampleur du phénomène, tentent de le décrire en s’appuyant sur des chiffres, des témoignages, des anecdotes, des références à des affaires judiciaires ou sur des études plus ou moins scientifiques. Plutôt que de poser la question de l’étendue effective de la délinquance, ou d’essayer d’y répondre, l’objectif de ce texte est d’explorer les mécanismes sociaux de production de la certitude vis-à-vis des situations considérées comme faisant partie du phénomène de la délinquance. Qu’est-ce que ces mécanismes disent de la manière dont la délinquance et l’insécurité sont définies, discutées, traitées et constatées au Chili ?

2 Ma réflexion s’attarde sur un certain type de dispositifs de production d’information, utilisés par les institutions responsables d’appliquer le droit pénal, tels les documents, les rapports et les témoignages. Les études sociojuridiques ont démontré l’impossibilité de distinguer de manière catégorique le droit et la société comme deux domaines différents [2]. Ainsi, il reste pertinent, lorsqu’il s’agit d’objectiver la délinquance et l’insécurité, d’analyser les continuités entre des situations qui surgissent dans la salle à manger d’une famille qui regarde la télévision et dans la salle d’audience d’un tribunal pénal. De la même façon que les juges, les procureurs, les avocats de la défense et les fonctionnaires des organisations du système de justice pénale, les justiciables mobilisent des techniques leur permettant éventuellement d’établir si un délit a bel et bien eu lieu, si telle personne l’a commis, si l’incident qui déclenche le questionnement peut être associé à d’autres incidents semblables et si ces incidents peuvent être prévus et alors prévenus. Pris de manière isolée ou agrégée, ces incidents sont réputés rendre compte de la délinquance, de la criminalité ou de l’insécurité au Chili.

3 J’explore les continuités entre droit pénal et vie quotidienne sous l’angle de l’analyse des techniques juridiques comprises – au sens sociologique – comme des « activités de mise en forme visant à assurer la réalisabilité du droit [3] », et pas exclusivement – au sens juridique – comme des moyens d’établir la preuve destinée à être évaluée par des tribunaux. À l’intersection des legal consciousness studies et des science and technology studies[4], la littérature sur les techniques juridiques reconnaît qu’elles constituent en elles-mêmes des pratiques sociales qui façonnent notre expérience du monde – et non seulement des instruments pour accomplir d’autres fins souvent considérées plus importantes. Cette littérature [5] propose de « prendre le droit au sérieux » en identifiant et en décrivant la manière dont les techniques juridiques – ses procédures, ses outils, ses « trucs » – mobilisent elles-mêmes certaines manières de voir le monde et, particulièrement, de définir ce qui est vrai. Les enquêtes classiques [6] à l’origine des legal consciousness studies ont d’ailleurs décrit la manière dont le droit est constamment mobilisé, interprété et résisté par les individus : elles ont mis l’accent sur la place que le droit occupe dans la vie quotidienne des justiciables – le « lieu commun » du droit – le concevant ainsi comme une pratique culturelle, un répertoire complexe de significations, de catégories et d’actions. Dans quels cas et comment les techniques juridiques circulent-elles entre le système de justice pénale et la vie quotidienne ? Quelles sont les caractéristiques de ces techniques lorsque ces dernières produisent des continuités entre des situations ordinaires et le droit pénal ? De quelle manière façonnent-elles les perceptions sur la délinquance et la criminalité, lorsqu’elles rapprochent les expériences quotidiennes du droit pénal ? Que peuvent-elles nous apprendre sur la manière dont la délinquance et la criminalité sont définies, vécues et perçues au Chili ?

4 Dans un premier temps, je décrirai le cadre analytique mobilisé pour identifier et analyser les techniques juridiques comme des techniques de production de véridiction qui sont d’ordre contextuel et relationnel, et qui portent des présupposés sur ce qu’elles sont censées rendre accessibles à la connaissance [7] (I). Puis, à travers des scènes de la vie quotidienne à Santiago, je montrerai comment ces techniques sont utilisées tant par le système de justice pénale que par des justiciables essayant de se faire une idée sur l’ampleur de la délinquance au Chili (II). Dans la dernière partie (III), je reviendrai sur les conséquences du fait que l’irréfutabilité de ce qui est discuté concernant la délinquance est le résultat de processus de validation interactionnelle et contextuelle dans lesquels le contenu est moins important que la forme.

I. L’analyse des techniques juridiques de production de véridiction

5 Michel Foucault utilise le néologisme « véridiction » afin de distinguer l’acte d’énoncer quelque chose – l’énonciation – de l’énoncé lui-même. Pour lui, la véridiction fait référence à une « manière de dire vrai », distincte de la vérité ou de la véracité [8]. Dans son analyse de l’aveu comme une pratique du droit pénal qui s’associe à une certaine subjectivité, il propose une façon d’aborder les techniques du droit, notamment de production de la véridiction, qui met l’accent non pas sur leur relation avec une supposée vérité, mais bien sur les conditions qui rendent ces pratiques efficaces pour produire une vérité judiciaire. Si, comme les aveux, les expertises psychologiques, les témoignages et les enquêtes sont des mécanismes qui prouvent quelque chose dans le droit pénal contemporain [9], c’est parce que ces techniques sont socialement considérées comme donnant accès aux faits en cause dans une affaire judiciaire. Elles diffèrent de celles utilisées à d’autres époques, comme les ordalies au Moyen Âge [10] ou les épreuves dans l’Iliade[11], lorsque ceux qui étaient accusés d’un crime devaient relever un défi qui mettrait en évidence leur culpabilité – « Posez votre main droite sur le front de votre cheval, tenez avec la main gauche votre fouet et jurez devant Zeus que vous n’avez pas commis d’irrégularité [12] ».

6 Les enquêtes empiriques qui s’intéressent à la technique juridique suivent un chemin analytique semblable [13]. À partir de l’examen approfondi des techniques de véridiction judiciaire et des présupposés épistémologiques sur lesquels elles se basent afin de revendiquer un accès à la vérité, ces enquêtes tirent des conclusions sur des phénomènes sociaux plus larges. En comparant, notamment, la manière dont le droit et les sciences produisent des connaissances [14], les chercheurs observent comment, dans la pratique, ces techniques sont utilisées et appliquées. Lorsqu’il s’agit des techniques juridiques, les recherches se sont ainsi penchées sur les preuves, qui ne sont pas juste « trouvées » [15] – par exemple, sur une scène du crime ou dans le téléphone cellulaire de l’accusé – mais construites à travers un travail distribué « entre des acteurs divers interagissant entre eux, et dont les équipements – cognitifs ou matériels – sont orientés vers l’identification, la sélection, le prélèvement, la mise en forme et en relation d’éléments empiriques hétérogènes à des fins de conviction judiciaire [16] ».

7 Comment ces procédures réussissent-elles à rendre factuelle – réelle, tangible et évidente [17] – une affirmation qui, sans ces procédures, n’est qu’une hypothèse ? La réponse à cette question se trouve, nous disent ces études empiriques, dans des opérations qui ont parfois peu à voir avec l’incident qui a donné lieu à une affaire judiciaire, et beaucoup plus à voir avec les contextes de validation de ces affirmations. On apprend par exemple que les vidéos utilisées comme preuves dans des procès mobilisent un certain point de vue [18] ; ou que les lésions sur un corps ne sont pas interprétées de la même manière par les différentes cours de justice lorsque ces corps appartiennent à des personnes civiles ou à des membres de la police [19]. Ou encore que, pour qu’une tache de sang devienne une preuve [20], un travail qui combine de manière étroite les savoirs juridiques et médicaux est nécessaire. Pour que quelque chose devienne « preuve » de quelque chose d’autre, différents acteurs – se trouvant souvent en même temps à l’écart et au cœur des procédures [21] – produisent des médiations qui, l’on présume, rendent compte des faits. S’intéresser aux techniques juridiques implique alors d’identifier les propriétés de ces actions qui passent souvent inaperçues [22]. On reconnaîtra alors une certaine agentivité [23], une capacité à façonner le contenu des connaissances que les techniques juridiques produisent à travers l’établissement d’associations d’ordre non sémantique avec d’autres techniques, acteurs et objets. Cette agentivité ne réside pas « dans la référence textuelle, figurative ou fictionnelle, mais dans une technique englobant et articulant ces formes en une réalisation spécifique [24] ». La clé dans l’analyse des techniques juridiques est donc d’admettre leur caractère contextuel, relationnel et situé. Autrement dit, elles réussissent à créer de la véridiction dans des situations concrètes et sur la base de relations à d’autres acteurs – personnes et objets. Décrire et documenter ces contextes, relations et situations est ainsi l’objectif de l’étude empirique des techniques juridiques.

8 L’analyse des documents et des dossiers produits par les bureaucraties, et particulièrement par celles judiciaires et pénales, est une caractéristique de cette approche. Comment produisent-ils la vérité ? Dans son étude sur le travail des juges de proximité en France, Jean-Marc Weller [25] montre comment les juges confectionnent « un récit qui se tient » en combinant différents documents – des lettres de la victime et des voisins, le casier judiciaire, le rapport de police, le certificat médical, entre autres – de manière à produire une certaine temporalité des faits qui n’est pas du tout la même que celle de la production des documents. Avec ce travail, ils cherchent à effacer l’étape de l’assemblage des pièces afin de produire une « rupture matérielle » qui est pourtant celle qui fait tenir la relation entre les normes pénales et l’histoire des faits. Il s’agit donc de restituer l’importance de ce travail. Par exemple, à la suite d’une interaction avec la victime d’un viol conjugal, des policiers décident si ce témoignage justifie le dépôt d’une main courante ou celui d’une plainte, deux actes juridiques – et deux types de documents – distincts [26] qui qualifient à différents degrés de gravité l’agression. En conséquence, les documents utilisés comme preuves dans des affaires judiciaires ne jouent pas seulement un rôle de contenant de ce qui est décrit, mais leur simple existence indexe la véracité des faits décrits, encore plus lorsque ces documents contiennent certaines signatures et autres sceaux [27].

9 L’obtention et la production de témoignages sont d’autres techniques utilisées par le droit afin d’approcher de la vérité de ce qui s’est passé dans le cadre d’une affaire. Contrairement au dossier judiciaire, l’utilisation de témoignages n’est pas exclusive au système de justice pénale. Le témoignage est une façon de produire socialement la vérité, nécessairement liée à la possibilité de revendiquer une certaine présence, le « j’y étais » [28]. On devient témoin devant d’autres qui reconnaissent dans ce témoignage des caractéristiques qui font que ce qui est décrit est reconnu comme vrai. Que le narrateur ait vécu lui-même ce qu’il décrit et que l’information soit considérée importante – on ne témoigne pas sur des banalités – sont des conditions nécessaires pour que le témoignage soit reconnu comme tel. Contrairement à un simple récit, le témoignage est indissolublement associé à son auteur : il repose sur « l’opération de factualisation, l’affirmation de la référence à un événement du monde réel, laquelle passe, à moins de faire appel à un autre témoin, par l’attestation biographique du narrateur [29] ». Le caractère intrinsèquement indexical du témoignage est exploré dans des études sur son utilisation dans des contextes judiciaires et historiques. Ces études montrent, par exemple, que le seul fait de témoigner a des conséquences qui vont au-delà des résultats du procès [30] et que l’efficacité de ces témoignages comme techniques de véridiction repose en grande partie sur la crédibilité accordée à ceux qui témoignent, indépendamment du contenu de leurs témoignages [31].

10 Si on s’attarde spécifiquement sur le droit pénal, des chercheurs ont montré comment le dossier judiciaire permettait de « visualiser » l’affaire. Ainsi, la taille du dossier est lue par les juges comme traduisant sa complexité [32] : plus épais sera le dossier, plus complexe sera le cas. Afin de réfuter ce qui est décrit dans ces dossiers, il est souvent plus productif de remettre en question la chaîne de pratiques de certification, tels les signatures et les cachets des documents, que de proposer une version alternative des faits [33]. Ces recherches ont ainsi montré que les documents inclus dans les dossiers judiciaires, notamment les rapports produits par les policiers et les détectives, portent en eux-mêmes une crédibilité qui s’explique davantage par leur format, leur présence dans le dossier et les signatures qui y sont apposées que par leur contenu [34]. En conséquence, à un certain point et dans certains cas spécifiques, la vérité de l’affaire se tient exclusivement grâce à ces rapports qu’on ne peut que très difficilement remettre en question ; tant que quelqu’un l’a confectionné, le dossier rend l’affaire pénale réelle. Les rapports de police, les mains courantes et les procès-verbaux peuvent ainsi être considérés comme des dispositifs institutionnels de véridiction en droit pénal.

11 Comment ces dispositifs réussissent-ils à produire la vérité dans des contextes autres que le système de justice pénale ? Comment peut-on les aborder en leur enlevant, à des fins analytiques, leur spécificité juridique ? Que peut-on apprendre à travers cet exercice ? Les études sociojuridiques ont montré l’impossibilité de distinguer de manière catégorique ce qui relèverait du droit de ce qui relèverait de « la société » ou de « la vie quotidienne ». Je propose donc de nous immerger, de manière exploratoire et partielle, dans la vie quotidienne des Chiliens afin d’identifier et de documenter les parallèles entre des techniques juridiques de production de la véridiction et la façon dont la réalité de la criminalité, de la délinquance et de l’insécurité est perçue et vécue par les justiciables à Santiago.

Une approche méthodologique ethnographique

J’ai mené une enquête ethnographique dans la ville de Santiago, qui a inclus des périodes d’observation – menées avec l’autorisation du ministère public – dans un bureau local du Bureau du procureur général du Chili (150 heures) et dans des salles des tribunaux pénaux de première instance (300 heures) lors d’audiences publiques, mais qui a surtout reposé sur ma participation à la vie quotidienne de cette ville durant une période totale de 18 mois entre les années 2018 et 2021. Pendant mes séjours à Santiago, je regardais la télévision, lisais les nouvelles, parlais avec ma famille et mes voisins, prenais les transports en commun et voyais des amis. Les idées présentées dans cet article découlent des contrastes et des continuités que je remarquais entre mes observations dans des espaces directement liés à l’application du droit pénal et celles faites dans des espaces qui ne l’étaient pas. Tant les audiences judiciaires que le travail du bureau du ministère public que j’observais portaient, dans une grande mesure – quoique pas exclusivement –, sur des flagrants délits. Dès qu’une personne était détenue par la police, un dossier était créé par ce bureau local et la personne détenue, si les procureurs en décidaient ainsi, passait ensuite à une audience de contrôle de la détention [audiencia de control de detención], où un juge, en présence de l’accusé, de l’avocat de la défense et du procureur, décidait de la continuation de l’affaire [35]. Tandis que ces audiences sont considérées comme peu importantes et ne suscitent pas de grandes discussions doctrinaires, elles constituent cependant la plus grande partie du travail des organisations responsables d’appliquer le droit pénal au Chili [36].

II. Les « preuves » de la délinquance à Santiago du Chili

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Scène 1. C’est l’audience de contrôle de la détention [audiencia de control de detención] d’une personne arrêtée parce qu’elle aurait volé des cosmétiques au supermarché. L’avocate de la défense demande à la juge de déclarer la détention de cette personne illégale puisque trop de temps se serait écoulé entre le moment de l’appréhension de la personne par les agents de sécurité du supermarché et celui de l’arrestation par les policiers [37]. Durant l’audience, la procureure et l’avocate de la défense se passent tour à tour le dossier et lisent l’une et l’autre les documents contenus, dont le procès-verbal de la police [parte policial] qui indique, entre autres, l’heure à laquelle la personne a été détenue par la police et l’heure à laquelle le délit aurait été commis. À la suite d’une discussion, la juge déclare la détention « illégale » [38].

13 Les procédures judiciaires qui traitent des actes qualifiés de délictueux reposent sur une série d’opérations consistant à rapporter les faits, lesquelles sont traduites la plupart du temps en des documents officiels. Au Chili, c’est souvent le procès-verbal de la police qui guide le traitement judiciaire des affaires pénales, notamment celles qui commencent par la détention d’une personne prise en flagrant délit. Des formulaires sont remplis lorsque des justiciables, concernés par une situation ou directement affectés par celle-ci, appellent la police ou portent plainte, mais aussi lorsque des policiers, des fonctionnaires du ministère public ou des tribunaux et des experts techniques interagissent. Dans les cas d’une détention pour accusation de flagrant délit, le procès-verbal de police qui décrit les faits ayant mené à la détention de la personne est toujours nécessaire. Par la suite, après chaque audience, dans un tribunal et avec la participation d’un juge, d’un procureur et d’un avocat de la défense, un rapport sera écrit et inclus dans le dossier. Ce document indique les noms des avocats qui y ont participé, ainsi que les décisions prises, notamment si la détention est déclarée légale par le juge, le délit duquel est accusée la personne détenue et les dates des prochaines audiences. Avant cette instance judiciaire, d’autres rapports ont probablement été obtenus afin d’être inclus au dossier, comme des rapports médicaux ou d’analyse de drogues que des policiers réalisent sur le terrain [prueba de campo]. Dans le procès qui suivra, si jamais il y en a un, les parties « rapporteront » la preuve – au Chili, on dira en espagnol « presentar las pruebas » [présenter la preuve] ou « rendir la prueba » [la rendre] – afin qu’elle soit évaluée [valorada] par les tribunaux. La distinction fait partie du dispositif du procès : alors que le raisonnement du juge est intrinsèque au fait de juger, dans le fait de rapporter il faut, au contraire, qu’aucun raisonnement n’ait lieu.

14 Rapporter quelque chose suppose un déplacement dans le temps ou dans l’espace au cours duquel ce qui est rapporté reste, en principe, intact. Comme technique de production sociale de la vérité utilisée par le système de justice pénale, l’action de rapporter repose sur l’effacement de celui qui rapporte, sur l’invisibilité des techniques de documentation des faits, lesquelles mettent l’accent sur ce qui est rapporté, c’est-à-dire le contenu. Les journalistes qui rapportent les incidents violents de la dernière nuit depuis la rue, les institutions responsables d’évaluer l’ampleur de la criminalité au Chili, qui élaborent des études et qui en exposent les résultats et les policiers qui rapportent aux procureurs et aux juges leurs décisions à travers un procès-verbal, sont censés se tenir le plus près possible de « ce qui s’est passé ». En principe, savoir quel journaliste, quel policier ou quelle institution le fait n’a aucune importance : c’est le contenu de ce qui est rapporté qui importe.

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Scène 2. Les résultats du dernier sondage que l’Institut national de statistiques (Instituto Nacional de Estadísticas, INE) chilien mène chaque année sur l’insécurité et la délinquance au Chili sont sortis. Ils montrent une diminution de 2 points du pourcentage des familles qui ont déclaré que l’un de leurs membres a été victime d’un délit. Alors qu’en 2018, ce taux était de 25,4 % des foyers interviewés, il a diminué à 23,3 % en 2019 [39]. Les médias rapportent ces résultats et les réactions des autorités du gouvernement – qui s’en réjouissent – ainsi que les déclarations de simples citoyens qui se demandent dans quelle mesure ces statistiques sont exactes puisqu’ils continuent de se sentir en danger [40].

16 Lorsqu’il est question de délinquance et d’insécurité, la police, les tribunaux et les fonctionnaires du ministère public ne sont pas les seuls qui, à travers des rapports, contribuent au travail d’évaluation, de catégorisation et de dénonciation mené par les acteurs de la délinquance. Ils ne sont pas les seuls non plus à devoir décrire des situations complexes, dramatiques et difficiles : d’autres essaient aussi d’appréhender le phénomène de la délinquance à travers des chiffres, et ce, en recourant à des méthodes scientifiques. Deux enquêtes de victimation – cherchant à mesurer les faits subis par les victimes, qu’ils aient été rapportés au système de justice pénale ou non – ont un impact considérable sur les discussions publiques sur la délinquance au Chili. L’une est réalisée chaque année par l’INE auprès de plus de 25 000 foyers, et l’autre par une fondation privée, Paz Ciudadana, qui envoie un questionnaire à quelque 2 000 personnes tous les 6 mois. Ces enquêtes reposent sur des calculs complexes d’échantillonnage et sont amplement reconnues par la communauté scientifique, les autorités du pays et les commentateurs en général [41].

17 Chaque fois que les résultats de ces enquêtes sont diffusés, des conférences de presse sont tenues et les médias s’empressent de rapporter leurs résultats et de les comparer avec ceux des enquêtes précédentes. Le nombre de familles qui ont été victimes d’un délit a-t-il augmenté ou diminué ? S’il s’agit d’une diminution, les autorités et politiciens du gouvernement se réjouiront probablement des résultats ; en revanche, s’il s’agit d’une augmentation, ce seront probablement les politiciens de l’opposition qui critiqueront le gouvernement. Par exemple, en 2019, le président de la République en personne a présenté les résultats de l’enquête menée par l’INE, soulignant une diminution et déclarant que l’enquête commençait à montrer les résultats d’un travail soutenu de son gouvernement pour améliorer la sécurité de la population [42]. Une logique spécifique s’opère alors, car les rapports produits par ces organisations ne font qu’exposer des chiffres de manière factuelle, sans interpréter les résultats. Ces chiffres deviennent, dans ces contextes, incontestables. Même ceux qui critiqueront la méthodologie de l’enquête ne pourront jamais remettre en question que les chiffres présentés sont effectivement ceux qui ont été rapportés.

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Scène 3. Je regarde la télévision un matin. Les animateurs de l’émission et un journaliste, qui se trouve visiblement dans la rue, discutent des événements de la nuit dernière : plusieurs tentatives de vol de voitures sur les autoroutes – appelées « encerronas » – auraient eu lieu. Entre les images des caméras de surveillance de différentes parties de la ville de Santiago et les commentaires des animateurs, des spécialistes en sécurité donnent leurs opinions, avant que des extraits d’une entrevue montrent un détective indiquant qu’il y a eu une augmentation de 180 % de « ce type de vol » les 4 derniers mois. En bas de l’écran, on peut lire, comme titre de cette partie de l’émission : « Vague de vols de voitures. » [43]

19 Les médias font un travail de reportage constant sur la délinquance et l’insécurité. Tous les jours, ils rendent compte d’événements plus ou moins violents, scandaleux ou choquants ainsi que des démarches des institutions de la justice pénale, particulièrement de la police. Au Chili, plusieurs études ont analysé la manière dont les médias construisent les discours sur la délinquance – par exemple, en dépeignant de jeunes délinquants violents et un système de justice inefficace – et le rôle dominant de la télévision dans la circulation de ces représentations [44]. Néanmoins, c’est davantage la forme prise par ces discours qui nous intéresse ici que le contenu de ceux-ci. Il s’agit de descriptions de la réalité qui revendiquent une certaine neutralité, qui fixent et stabilisent une réalité complexe et produisent un « sentiment d’évidence [45] » qui repose en grande partie sur la forme que les discours prennent : des exposés faits par des journalistes sur le terrain, entourés parfois de policiers ou des voisins du quartier, interviewant fréquemment les représentants des autorités, dans tous les cas semblant n’offrir que des descriptions exactes et fidèles des incidents.

20 Des reportages à la télévision, des échanges sur les réseaux sociaux et même des applications sur des téléphones cellulaires font appel à la puissance de l’attestation biographique du témoignage pour parler de la délinquance. Dans plusieurs reportages qui portent sur des incidents variés rattachés à la délinquance et qui sont présentés par les médias, la règle générale est d’inclure des déclarations de témoins des événements, le plus souvent des passants pris au dépourvu par le bruit d’un coup de feu, les cris d’une victime ou les pneus d’une voiture dérapant sur l’asphalte. Dans beaucoup de ces cas, ces témoignages ajoutent peu d’informations factuelles sur ce qui s’est passé, donnant plutôt des éléments de contexte dans lesquels les événements ont eu lieu : la femme qui dormait dans la maison jouxtant celle qui a été dévalisée, le voisin concerné par l’augmentation de la violence dans le quartier ou le piéton surpris par les manœuvres maladroites du véhicule tout juste volé. Sur un ton humoristique, d’ailleurs, une image circule sur Internet et montre la prise d’écran d’un reportage de télévision où, lorsqu’interviewée par la journaliste, une personne est présentée comme « témoin », alors que ses déclarations sont ainsi résumées : « Je n’ai rien vu. » Avec environ un million d’usagers, l’application mobile SOSAFE [46] permet de signaler, en temps réel et avec géoréférencement, un risque ou quelque chose qui est effectivement arrivé à quelqu’un. Si des messages du type « voiture suspecte » dans telle rue ou « urgence », ou encore l’envoi d’une photo d’un groupe de jeunes qui traînent dans un parc ne permettent nécessairement d’identifier les auteurs d’un éventuel délit, ces signalements sont tout de même associés à quelqu’un qui est sur les lieux et qui témoigne de ce qu’il a vu à l’aide de l’application.

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Scène 4. Je fais partie d’un groupe sur l’application WhatsApp qui rassemble les voisins du quartier où je réside à Santiago. Une nuit, vers 21 heures, un voisin alerte le groupe d’un vol en train de se produire dans la rue où je réside. Je sors regarder ce qui se passe. Depuis chez nous, on voit des véhicules de la police nationale et du service municipal de sécurité, avec leurs sirènes et lumières, ainsi que d’autres voisins qui, curieux comme nous, essaient d’en savoir un peu plus sur ce qui se passe. Le lendemain, plusieurs chaînes de télévision couvrent l’incident, en incluant des entretiens avec la famille qui a été victime du vol ainsi que des images de notre rue. Dans le groupe WhatsApp, la vidéo du reportage à la télévision est partagée et plusieurs voisins discutent du fait que le quartier devient de moins en moins sûr. Le récent événement en devient une preuve [47].

22 Si on laisse de côté la spécificité de l’utilisation du témoignage dans un contexte judiciaire, on découvre qu’en tant que pratique, l’action de témoigner sur des événements jugés délictueux renvoie à une série d’interactions dans la vie quotidienne des Chiliens. Que ce soit dans le cadre d’une soirée entre amis ou proches, ou d’une conversation entre des inconnus dans la rue, les participants partagent leur vécu par rapport à ce qu’ils considèrent relever de la criminalité ou de la délinquance dans leur quartier, ville ou pays. Au marché [feria], un marchand me raconte qu’il vient de voir une femme âgée se faire voler son portefeuille dans la foule ; dans une soirée, quelqu’un nous raconte s’être fait voler son téléphone cinq fois dans sa vie à Santiago, et quelqu’un d’autre décrit, en détail, comment elle a été intimidée dans la rue par quelqu’un qui, lui montrant un couteau, s’est emparé de son sac à dos avec son ordinateur à l’intérieur. Des histoires de cambriolages, de vols à main armée, d’agressions sexuelles sur des femmes dans les transports publics, des fois où l’on a trouvé sa voiture sans rétroviseurs, se répètent, provoquant parfois des discussions sur ce que la police, le ministère public et les autorités ont fait, ou plutôt n’ont pas fait. Parfois, déclenchées par ces témoignages, ces conversations évoluent vers des réflexions plus larges sur la délinquance, des élucubrations sur ses causes, des propositions de potentielles solutions, des diagnostics collectifs de la qualité de vie dans un quartier, des évaluations du travail des politiciens, policiers et juges ou des qualités morales des délinquants.

23 Lorsque ces incidents jugés être des délits – comme ceux que les citoyens partagent constamment dans leurs conversations quotidiennes – sont traités par le système de justice pénale, les témoignages suivent une série de règles. Certaines de celles-ci sont prescrites par les lois et par les directives institutionnelles des organisations ; d’autres correspondent à des façons quotidiennes de faire des acteurs responsables d’appliquer le droit pénal. À l’étape de l’enquête et presque dans toutes les affaires pénales, l’une des procédures [diligencias] ordonnées par les procureurs et mises en œuvre par les policiers correspond à l’élaboration d’une liste des personnes pouvant apporter des informations sur ce qui s’est passé ; un processus qu’on désigne comme l’« enregistrement » [empadronamiento] des témoins. Ce sont souvent les policiers qui dressent cette liste, laquelle peut ensuite être complétée selon l’évolution de l’investigation. Cependant, dans une grande partie des affaires – particulièrement celles qui se déclenchent à la suite de détentions pour flagrant délit – cette liste est habituellement composée, en plus des victimes, des policiers qui ont participé à la détention et qui deviennent, dans les salles de tribunaux, les principaux témoins en étant formellement reconnus comme tels [48].

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Scène 5. Un policier appelle le Bureau du procureur. Comme l’établit le Code de procédure pénale [Código procesal penal] au Chili, il doit informer ce bureau lorsqu’il procède à la détention de quelqu’un. On reproche à la personne détenue d’avoir volé une série de marchandises dans un supermarché. Outre les informations personnelles de la personne détenue, l’estimation du coût des produits volés et l’adresse du supermarché où les faits se sont produits, le fonctionnaire qui reçoit l’appel ne pose pas d’autres questions. Il sait très bien que c’est l’agent de sécurité du supermarché qui a probablement vu, grâce aux caméras de surveillance, la personne détenue mettre les produits dans son sac à dos et l’a ensuite confrontée et arrêtée lorsqu’elle essayait de sortir. Les informations rapportées par l’agent de sécurité – devenu « témoin » dans le processus judiciaire – seront incluses dans le dossier que le policier va, plus tard, apporter au bureau du procureur [49].

25 Pour les délits les plus courants, il est facile de déterminer qui devra témoigner et quel témoignage compte. Par exemple, dans les cas d’un vol à l’étalage, le garde de sécurité privé qui travaille pour le supermarché ou pour le magasin où le vol s’est produit est un témoin clé dans le traitement de l’affaire. Sa présence est d’ailleurs ce qui détermine les chances du procureur d’obtenir un verdict condamnatoire s’il y a un procès. Dans le cas de ce type de vols en particulier, la logique du témoignage est d’une certaine manière poussée à son extrême car, selon plusieurs procureurs, ce n’est pas tant le contenu du témoignage qui importe que la présence du témoin dans la salle d’audience [50]. Puis, dans le cas de ces délits relativement mineurs, mais fréquents, la liste de témoignages à recueillir est assez standardisée. Au moment de l’audience au tribunal, c’est davantage la présence de ces témoignages dans le dossier que leur contenu qui fait tenir l’affaire. « Avons-nous le témoignage de la mère du voisin ? », demandera, par exemple, le juge au procureur dans une affaire de blessures causées prétendument par la personne détenue. Le juge s’assure ainsi que le cas justifie une mise en justice dès qu’il y a assez de témoignages disponibles.

III. Le « lieu commun » du droit pénal

26 Tant les acteurs impliqués dans le traitement des affaires pénales – entre autres, les juges, les procureurs, les avocats de la défense et les fonctionnaires des différents bureaux concernés – que les justiciables, qui doivent habituellement composer avec des références à la délinquance, à la criminalité et l’insécurité à Santiago, sont confrontés au défi de tenter de définir, avec un certain niveau de certitude, quelle est l’ampleur effective du phénomène. Certes, il y a des différences entre les opérations cognitives et pratiques qu’ils mettront en œuvre afin de résoudre ce défi, mais il est possible d’affirmer, à tout le moins de manière provisoire et à des fins analytiques, qu’il y a des continuités entre ces procédures qui visent une vérité juridique et celles qui visent une vérité d’ordre social ou sociologique [51]. Plus que cette distinction, ce sont les caractéristiques de la technique juridique qui sont importantes pour l’analyse présentée dans cet article, notamment la manière dont elle fonctionne comme un instrument présumé neutre – un moyen au service de fins [52] – permettant d’accéder aux faits allégués qui déclenchent une affaire pénale. En effet, lorsqu’on s’attarde sur ces mécanismes au travers desquels les justiciables à Santiago identifient des délits, les dénoncent, en parlent, écoutent d’autres en parler et essaient de se représenter à quel point la ville est dangereuse, ils engagent des pratiques semblables à celles qu’engagent les acteurs du système de justice pénale ramenant les faits devant la justice. Tous sont également confrontés à l’injonction de montrer que, à travers le déplacement dans le temps qu’ils font de l’information, cette dernière reste intègre, exacte et fidèle à ce qu’elle était avant.

27 La journaliste qui tourne un reportage depuis la rue, juste à côté de la voiture volée qui vient de s’encastrer dans une maison, aux portes des salles de tribunaux où une audience vient d’avoir lieu ou depuis la veillée organisée par des voisins pour commémorer la mort de quelqu’un du quartier, fait comme si elle se contentait de rapporter les faits sans analyse ni jugement. Une logique similaire est suivie par les citoyens qui, préoccupés par la sécurité dans leur quartier, rapportent un incident ou un éventuel danger sur une application mobile, prenant soin d’indiquer ce qu’ils ont vu et les coordonnées géographiques de l’observation ; de même les témoins qui s’expriment devant les caméras de la télévision, ou devant le procureur qui les interroge, ou devant les juges dans la salle d’audience d’un tribunal. La chaîne de documents qui permet de justifier la détention d’une personne – notamment le rapport écrit par des policiers, mais aussi d’autres écrits par des médecins ou par des avocats ayant interviewé des témoins selon le cas – repose moins sur la capacité de leurs auteurs de rendre effectivement compte des faits que sur les propriétés de ces documents à les rendre crédibles. Le même raisonnement s’applique aux rapports produits par des institutions publiques visant à mesurer l’insécurité, dont la seule référence à une enquête ou à un sondage rendrait le propos incontestable, parfois sans qu’il y ait une lecture précise de leurs résultats [53]. Dans toutes les scènes décrites, l’irréfutabilité de ce qui est discuté, traité ou indexé est le résultat des processus de validation interactionnelle et contextuelle dans lesquels le contenu n’est pas aussi important que la forme. Et cela opère tant dans la vie quotidienne que dans des situations où le droit pénal est appliqué.

28 Que peuvent nous apprendre les continuités entre les techniques juridiques de véridiction et celles utilisées par les justiciables dans leur vie quotidienne sur la manière dont la délinquance et la criminalité sont définies, vécues et perçues au Chili ? Le premier résultat de la recherche concerne le type de délits pour lesquels ces continuités se produisent : des incidents qui entrent dans la catégorie de délinquance ordinaire, de « petite délinquance » ou de délinquance « commune » [delincuencia común], quantitativement massive, mais relativement mineure en ce qui concerne les préjudices causés par ces incidents. En effet, dans les cas impliquant des délits plus graves – des homicides, par exemple – ou nécessitant une enquête complexe avant même de pouvoir définir s’il y en a eu un, les témoignages et les rapports ne seront souvent pas suffisants afin d’établir une vérité juridique. Il faudra alors chercher d’autres informations ou encore faire davantage référence au contenu de ces témoignages et de ces rapports qu’à leur présence dans le dossier. Au contraire, dans les cas des délits plus simples – ceux dont le traitement a fait l’objet de nos observations – cet examen approfondi n’aura pas habituellement lieu. Il y aura très peu d’occasions de contester le contenu écrit dans les rapports du dossier judiciaire qui se rend au tribunal au moment de l’audience judiciaire d’une personne détenue [54]. Dans ce type de délits, c’est habituellement ce rapport qui tranchera, même si les policiers qui l’ont écrit étaient probablement confrontés à des incertitudes du simple fait d’avoir eu à traduire des situations complexes en un document. Il sera vain pour les procureurs et avocats d’essayer de contredire ces rapports, qui apportent crédibilité et certitude précisément parce qu’ils ne font que rapporter. Les flagrants délits sont une catégorie de délits qui n’existe pas formellement, mais qui définit pourtant un type d’affaire pénale où il est possible de ne pas avoir à enquêter davantage que ce qui a été recueilli comme information par la police au début de l’affaire [55]. Ces délits sont abordés par les justiciables à travers des techniques de véridiction semblables à celles mises en œuvre par les opérateurs du système de justice pénale. Autrement dit, la frontière entre droit pénal et vie quotidienne [56] devient particulièrement perméable lorsqu’il s’agit de déterminer la vérité de ces délits, dont la factualité [57] découle, spécifiquement dans le cas de ce type de délit, d’un dispositif – le rapport de police – qui est « capable avant tout d’emporter la conviction de façon immédiate et irréfléchie [58] ».

29 Deuxièmement, le parallèle établi entre l’utilisation des techniques de véridiction dans le cadre du travail des institutions du système de justice pénale et celui mené par des justiciables dans leur quête de certitude sur la délinquance dans la vie de tous les jours est lié à la spécificité du droit pénal comme exercice de résolution de problèmes qui se trouvent, parfois de manière déconcertante, très proches des justiciables [59]. Que, du point de vue de l’enquête criminelle, les situations qui seront qualifiées de délits puissent apparaître comme étant « indécidables [60] » contraste avec le traitement qu’en font les justiciables qui, dans leurs salons ou sur les trottoirs, essaient de leur attribuer un sens et de les évaluer de façon catégorique. Autrement dit, si certains délits sont mineurs et communs, ils ne le sont pas du point de vue de ceux qui les vivent, en tant que victimes, témoins ou policiers arrivant sur les lieux. Ces derniers, sur le terrain, doivent traduire tout type de situations en mains courantes [61] ou en procès-verbaux [62] et mènent ainsi un travail considérable d’assemblage afin de transporter les faits dans le temps tout en anticipant une qualification juridique [63], étant constamment amenés à produire des continuités entre vie quotidienne et droit lorsqu’ils se servent des techniques de production de véridiction. En conséquence, la spécificité de l’intersection entre vie quotidienne et droit pénal dans la manière dont la délinquance est abordée ne se limite pas aux caractéristiques de certains délits ; elle définit une sphère distinctive de relations sociales.

30 Ainsi, l’accent mis sur la forme des techniques de véridiction utilisées tant par des justiciables que par des acteurs du système de justice pénale permet de s’interroger sur les questions d’intérêt public que ces techniques relèvent. Si leur spécificité est précisément qu’elles produisent de la véridiction sur la délinquance et la criminalité, quels types de conversations, d’interactions et d’échanges façonnent-elles ? En coordonnant leurs jugements individuels à travers ces techniques, les justiciables reproduisent la logique de dépolitisation propre au traitement judiciaire des cas. Cette logique cherche à réduire la complexité des situations à des questions techniques. D’ailleurs, Foucault inscrit son analyse de l’aveu [64] comme technique juridique de véridiction dans son programme de recherche plus large sur « l’antinomie entre savoir et pouvoir [65] ». Il met ainsi l’accent sur le rôle de ces techniques dans la façon dont le droit pénal occidental organise la production de la vérité. Paradoxalement, le principal problème public au Chili – la délinquance – en est aussi un dont les caractéristiques sont définies et prouvées à travers des formes sociales de production de la vérité qui reposent sur une injonction à la négation de l’impact même de l’utilisation de ces techniques et de leurs incertitudes. Si la force du droit est efficace parce qu’invisible et éloignée du regard des justiciables et des chercheurs [66], elle agit peut-être aussi à travers des techniques qui, en produisant des faits indiscutables, rendent certaines discussions impossibles.


Mots-clés éditeurs : Délinquance, Droit pénal, Techniques juridiques., Ethnographie, Chili

Mise en ligne 06/03/2024

https://doi.org/10.3917/drs1.114.0461

Notes

  • [1]
    Michel Foucault. Mal faire, dire vrai. Fonction de l’aveu en justice : cours de Louvain. Louvain-la-Neuve / Chicago : Presses universitaires de Louvain / Chicago University Press, 2012, p. 11.
  • [2]
    Ce sont surtout des études sur la legal consciousness qui ont proposé ce type de réflexion, ou celles sur la « portée sociale du droit ». En français, voir respectivement Jérôme Pélisse, « A-t-on conscience du droit ? Autour des Legal Consciousness Studies », Genèses, 59 (2), 2005, p. 114-130. DOI : 10.3917/gen.059.0114 ; Liora Israël, Guillaume Sacriste, Antoine Vauchez et Laurent Willemez (dir.), Sur la portée sociale du droit. Usages et légitimité du registre juridique, Amiens/Paris : Centre universitaire de recherches sur l’action publique et le politique (Curapp) / Presses universitaires de France, 2005.
  • [3]
    Pascale Cornut St-Pierre, « La technique juridique, objet de science sociale ? Pour une sociologie pragmatique des controverses techniques en droit », Jurisprudence – Revue critique, 9, 2020, p. 4. <https://ssrn.com/abstract=3792478>
  • [4]
    Virginie Albe et Stéphanie Lacour, « “Legal Consciousness Studies” et “Science and Technology Studies”. Croiser des parallèles ? », Droit et société, 100 (3), 2018, p. 633-644. DOI : 10.3917/drs1.100.0633.
  • [5]
    Pascale Cornut St-Pierre, « La technique juridique, objet de science sociale ? », op. cit.
  • [6]
    Voir Patricia Ewick et Susan S. Silbey, The Common Place of Law: Stories from Everyday Life, Chicago : University of Chicago Press, 1998. Voir aussi Sally Engle Merry, Getting Justice and Getting Even: The Legal Consciousness of Working-Class Americans, Chicago: University of Chicago Press, 1990.
  • [7]
    Un exemple classique du rôle de ces techniques est la signature comme « porteuse d’une conception particulière de l’identité », ce qui lui confère des « capacités de validation des énoncés et l’indexation de ceux-ci à leur(s) auteur(s) ». Voir David Pontille, « La signature scientifique. Authentification et valeur marchande », Actes de la recherche en sciences sociales, 141-142 (1-2), 2002, p. 72-78 : 72. DOI : 10.3917/arss.141.0072.
  • [8]
    Michel Foucault, Mal faire, dire vrai. Fonction de l’aveu en justice : cours de Louvain, op. cit.
  • [9]
    Michel Foucault, « La vérité et les formes juridiques », Chimères. Revue des schizoanalyses, 10, 1990, p. 8-28. DOI : 10.3406/chime.1990.1729.
  • [10]
    Christophe Archan, « Ordalies et lutte contre la criminalité dans l’Angleterre des xe-xie siècles », Clio@Themis, 19, 2020. DOI : 10.35562/cliothemis.156
  • [11]
    Michel Foucault, « La vérité et les formes juridiques », op. cit.
  • [12]
    Ibid., p. 11.
  • [13]
    Voir, entre autres, Annelise Riles, Collateral knowledge: Legal reasoning in the global financial markets, Chicago : University of Chicago Press, 2011 ; Pascale Cornut St-Pierre, « Legal Documents as Means of Financial Abstraction: How the Bankers’ Lawyers Constructed Swaps and Changed Finance », Archives Européennes de Sociologie, 62 (2), p. 309-335. DOI : 10.2139/ssrn.3792576 ; Sergio Latorre, « The Place of the Public Notary: How the Engine of the Capitalist State Operates through Material and Legal Arrangements », Environment and Planning C: Politics and Space, 2022. DOI : 10.1177/23996544221110040.
  • [14]
    Bruno Latour, La Fabrique du droit. Une ethnographie du Conseil d’État, Paris : La Découverte, 2004 [2002].
  • [15]
    Vincent-Arnaud Chappe, Romain Juston Morival et Olivier Leclerc, « Faire preuve : pour une analyse pragmatique de l’activité probatoire », Droit et Société, 110 (1), 2022, p. 7-20. DOI : 10.3917/drs1.110.0007.
  • [16]
    Ibid., p. 7.
  • [17]
    Francis Chateauraynaud, « L’épreuve du tangible. Expériences de l’enquête et surgissements de la preuve », in Bruno Karsenti et Louis Quéré (dir.), La Croyance et l’enquête. Aux sources du pragmatisme, Paris : Éditions de l’EHESS, 2004, p. 167-194.
  • [18]
    Naomi Mezey, « The Image Cannot Speak for Itself: Film, Summary Judgement, and Visual Literacy », Valparaiso University Law Review, 48 (1), 2013, p. 1-39, disponible en ligne. <https://scholar.valpo.edu/vulr/vol48/iss1/1>
  • [19]
    Lena Jayyusi, « Discursive Cartography, Moral Practices: International Law and the Gaza War », in Baudouin Dupret, Michael Lynch et Tim Berard (eds.), Law at Work: Studies in Legal Ethnomethods, Oxford : Oxford University Press, p. 273-298.
  • [20]
    Romain Juston Morival, « Comment une tache de sang devient-elle une preuve ? Ingrédients et recettes des preuves médico-légales », Droit et Société, 93 (2), 2016, p. 395-416. DOI : 10.3917/drs.093.0395.
  • [21]
    Grégory Salle et Cédric Moreau de Bellaing, « Les grincements d’un rouage de l’État. Tensions et contradictions d’un greffe pénitentiaire », terrains et travaux, 17 (1), 2010, p. 163-180. DOI : 10.3917/tt.017.0163.
  • [22]
    Kirsten Hastrup, « Getting it right: Knowledge and Evidence in Anthropology », Anthropological Theory, 4 (4), 2004, p. 455-72. DOI : 10.1177/1463499604047921.
  • [23]
    Annelise Riles, « A New Agenda for the Cultural Study of Law: Taking on the Technicalities », Buffalo Law Review, 53 (3), 2005, p. 973-1033.
  • [24]
    Alain Pottage, « Le droit d’après l’anthropologie : Objet et technique en droit romain », Clio@Themis, 19, 2020. DOI : 10.35562/cliothemis.218.
  • [25]
    Jean-Marc Weller, Fabriquer des actes d’État. Une ethnographie du travail bureaucratique, Paris : Economica, 2018.
  • [26]
    Océane Pérona, « Déqualifier les viols : une enquête sur les mains courantes de la police judiciaire », Droit et Société, 99 (2), 2018, p. 341-55. DOI : 10.3917/drs1.099.0341.
  • [27]
    Matthew S. Hull, Government of Paper. The Materiality of Bureaucracy in Urban Pakistan, Berkeley : University of California Press, 2012.
  • [28]
    Renaud Dulong, Le Témoin oculaire. Les conditions sociales de l’attestation personnelle, Paris : Éditions de l’EHESS, 1998.
  • [29]
    Ibid., p. 12.
  • [30]
    Sandrine Revet, « Témoigner au procès de la catastrophe Xynthia. Dimensions juridiques et morales de la parole des victimes », Droit et Société, 102 (2), 2019, p. 261-79. DOI : https://doi.org/10.3917/drs1.102.0261.
  • [31]
    Alessandra Gribaldo, « The Burden of Intimate Partner Violence: Evidence, Experience, and Persuasion », PoLAR: Political and Legal Anthropology Review, 42 (2), 2019, p. 283-297. DOI : 10.1111/plar.12309. Dans le droit romain, la crédibilité des témoins était déterminée par des critères comme leur genre, âge, statut social et niveau d’éducation. Voir Barbara Shapiro, « Testimony in Seventeenth-Century English Natural Philosophy: Legal Origins and Early Development », Studies in History and Philosophy of Science Part A, 33 (2), 2002, p. 243-263. DOI : 10.1016/S0039-3681(02)00010-9.
  • [32]
    Irene van Oorschot, « Seeing the Case Clearly: File-Work, Material Mediation, and Visualizing Practices in a Dutch Criminal Court », Symbolic Interaction, 37 (4), 2014, p. 439-457. DOI : 10.1002/symb.126.
  • [33]
    Mayur Suresh, « The “Paper Case”: Evidence and Narrative of a Terrorism Trial in Delhi », Law & Society Review, 53 (1), 2019, p. 173-201. DOI : 10.1111/lasr.12378
  • [34]
    L’élaboration du dossier judiciaire comme une pratique de production de connaissances qui vise à distinguer « ce qui compte » de ce qui ne compte pas a été étudiée pour le cas des dossiers judiciaires pris en charge par la Cour suprême argentine. Voir Leticia Barrera, « Files Circulation and the Forms of Legal Experts: Agency and Personhood in the Argentine Supreme Court », Journal of Legal Anthropology, 1 (1), p. 3-24. DOI : 10.3167/jla.2008.010101.
  • [35]
    Dans le système de justice pénale chilien, de type accusatoire à partir des années 2000, c’est le ministère public qui est responsable de la poursuite pénale. Les procureurs chiliens n’appartiennent pas au corps judiciaire et ne donnent pas des instructions à une police spécialisée, mais aux services nationaux de police. À leur tour, ces derniers portent la responsabilité d’investiguer tout type de fait pouvant être qualifié de délit. Dans les cas de flagrants délits, les services de police ne peuvent qu’effectuer la détention d’une personne – configurant ainsi une action similaire à ce que le droit pénal français appelle la « garde à vue ». Ils doivent rapidement en informer un bureau spécialisé du ministère public qui est responsable de monter le dossier de l’affaire à partir des rapports fournis par les services de police, ainsi que de décider d’autres démarches d’enquête devant être menées par la police. Pour plus de détails sur le fonctionnement du système de justice pénale chilien, voir Jeanne Hersant, « Une justice cousue de fil blanc. L’épreuve sociale des victimes dans la justice pénale inquisitoire au Chili (1991-2004) », Droit et Société, 102 (2), 2019, p. 281-297. DOI : 10.3917/drs1.102.0281.
  • [36]
    Selon les chiffres publiés par les tribunaux chiliens, environ 30 % des affaires pénales commencent par une audience de contrôle de la détention (Poder Judicial, Poder Judicial en números 2018. Estadísticas de causas, 2018. <https://www.pjud.cl/post/download/484>). En moyenne, chaque année se déroulent entre 250 000 et 300 000 audiences de contrôle de la détention au Chili, alors que les jugements oraux [juicios orales], c’est-à-dire des procès complexes où les parties – procureurs et avocats de la défense – présentent les différentes preuves, sont environ de 10 000 chaque année.
  • [37]
    Seule la police est autorisée par la loi chilienne à effectuer la détention d’une personne ; les civils peuvent détenir une personne seulement lorsqu’elle est prise en flagrant délit. C’est sur cette base que les gardes de sécurité des supermarchés arrêtent des voleurs à l’étalage, mais ils doivent appeler la police et celle-ci doit procéder à la détention de la personne rapidement.
  • [38]
    Carnet de terrain, 23 mai 2018.
  • [39]
    Les résultats de cette enquête sont publiés sur le site Web de l’INE : <https://www.ine.cl/estadisticas/sociales/seguridad-publica-y-justicia/seguridad-ciudadana>
  • [40]
    Carnet de terrain, 28 mai 2020.
  • [41]
    Sebastián Galleguillos Agurto, « Déficits en la medición del miedo al delito en Chile », Revista de derecho (Coquimbo), 26, 2019, e3860. DOI : 10.22199/issn.0718-9753-2019-0015.
  • [42]
    Carnet de terrain, 7 mai 2019.
  • [43]
    « Ola de violentas encerronas a conductores ». Carnet de terrain, 7 janvier 2020.
  • [44]
    Voir Andrés Scherman Teilerboim et Nicolle Etchegaray Thielemann, « Consumo de noticias y temor al delito en Chile », Estudios sobre el mensaje periodístico, 19 (1), 2012, p. 563-575. DOI : 10.5209/rev_ESMP.2013.v19.n1.42539 ; Alejandro Tsukame Sáez, « El rol de los medios de comunicación en la construcción en la “guerra contra la delincuencia juvenil” en Chile (1990-2016) », Polis, 15 (44), 2016, p. 181-201. DOI : 10.4067/S0718-65682016000200009 ; Magdalena Browne Mönckeberg et Sebastián Valenzuela, « Temor a la delincuencia en Chile: ¿una creación de los medios o una realidad que nace de la experiencia de la ciudadanía? Análisis longitudinal e individual de las teorías comunicacionales del cultivo y agenda setting », in Brenda Focás et Omar Rincón (eds.), (In)seguridad, medios y miedos: Una mirada desde las experiencias y las prácticas cotidianas en América Latina, Cali : Universidad Icesi, 2016, p. 117-155.
  • [45]
    René Lévy, « Scripta manent : la rédaction des procès-verbaux de police », Sociologie du travail, 27 (4), 1985, p. 408-423. DOI : 10.3406/sotra.1985.2016.
  • [46]
    Avec cette application, sa compagnie créatrice chilienne cherche à créer un « écosystème de sécurité publique » en permettant aux citoyens de rapporter des situations ou des personnes qui leur semblent représenter un risque pour la sécurité. Certains services municipaux de sécurité sont synchronisés avec l’appli. Des informations complémentaires sont disponibles sur le site Web de la compagnie : <https://www.sosafeapp.com/>
  • [47]
    Carnet de terrain, 5 avril 2021.
  • [48]
    Que des policiers et des détectives participent à des procès en qualité de témoins n’a rien d’exceptionnel, ni au Chili ni ailleurs. Mon point concerne non pas leur participation, mais la crédibilité que leur seule présence sur la liste de témoins leur attribue.
  • [49]
    Carnet de terrain, 24 janvier 2020.
  • [50]
    Même si les statistiques officielles ne distinguent pas les vols à l’étalage d’autres types de vols commis sans violence, il est possible d’affirmer que ceux-ci constituent une part importante des délits commis quotidiennement. On pourrait estimer qu’il s’agit d’environ 10 % des délits traités annuellement par le ministère public. Voir Javiera Araya-Moreno, « Seguridad ciudadana en Chile. Las estadísticas sobre la delincuencia como tecnologías de producción de conocimiento », Latin American Law Review, 1 (7), 2021, p. 143-160. DOI : 10.29263/lar07.2021.09. Lorsque la valeur de ce qui a été volé dépasse un certain montant, les détenus sont emmenés au tribunal. Si c’est la première fois que la personne détenue commet un délit, le ministère public offrira très probablement une sorte de probation [suspensión condicional del procedimiento]. Sinon, il est fort probable qu’une autre audience soit programmée afin d’effectuer une sorte de procès condensé [procedimiento simplificado ou abreviado], à laquelle les témoins seront convoqués. Selon plusieurs procureurs, la plupart du temps, ces témoins – en général, les gardes de sécurité du magasin où le vol s’est produit – ne se présentent pas à cette audience, ce qui diminue les chances du ministère public d’obtenir un verdict condamnatoire. Je résume ici grossièrement des procédures judiciaires complexes dans lesquels les procureurs ont une large marge de manœuvre et qui dépendent en grande partie des circonstances de l’affaire en question. Plus que la trajectoire que suivent ces vols dans le système de justice pénale, c’est le rôle des témoignages dans ces cas qui est pertinent pour ce que je cherche à démontrer dans cet article.
  • [51]
    Ces continuités ont été abordées à travers différents cadres théoriques. Concerné par la circulation des significations du droit, Hertogh a par exemple récemment étudié comment les individus dans leur vie quotidienne, aux Pays-Bas, comprennent et interprètent les lois antidiscrimination régissant les contrats dans le domaine de la construction, ainsi que le concept d’État de droit. Il montre ainsi que ces individus essaient, de manière un peu cynique, de faire comme si ces lois n’avaient pas la portée qu’elles ont (Marc Hertogh, Nobody’s Law: Legal Consciousness and Legal Alienation in Everyday Life, Londres : Palgrave Macmillan, 2018). Alors que Tamayo et Valverde, concernés par les associations créées par des dispositifs juridiques, ont étudié comment le système de estratos en Colombie – un indicateur visant à mesurer la pauvreté d’un foyer – a dépassé le domaine des politiques publiques et structure des interactions quotidiennes (Fernando León Tamayo Arboldea et Mariana Valverde, « The Travels of a Set of Numbers: The Multiple Networks Enabled by the Colombian “Estrato” System, Social & Legal Studies, 30 (5), 2020, p. 685-703. DOI : 10.1177/0964663920960536).
  • [52]
    Annelise Riles, « Le droit est-il porteur d’espoir ? », trad. de l’anglait par Prune Decoux et David Foulks, Clio@Themis, 15, 2019 [2016]. DOI : 10.35562/cliothemis.579. Riles s’intéresse particulièrement aux fictions juridiques comme un type de technique juridique. Ces fictions se trouveraient « au cœur des engagements épistémologiques et éthiques complexes et délicats des juristes ».
  • [53]
    Les références à ces sondages omettent souvent d’expliquer les complexes procédures mathématiques et les choix méthodologiques qui ont permis d’arriver à ces chiffres. Voir Javiera Araya-Moreno, « Seguridad ciudadana en Chile », op. cit.
  • [54]
    Par exemple, dans les audiences judiciaires que j’ai observées, les intervenants faisaient souvent référence au nombre de pages d’un document ou à la quantité de témoignages [declaraciones] qui faisaient partie du dossier judiciaire, ce qui était respectivement compris comme un indicateur de la dangerosité d’un prévenu – « son casier judiciaire fait 3 pages » – ou de la robustesse des arguments montés par l’une des parties.
  • [55]
    Javiera Araya-Moreno, « How to not Have to Know: Legal Technicalities and Flagrant Criminal Offenses in Santiago, Chile », Law & Society Review, 56 (3), 2022, p. 329-343. DOI : 10.1111/lasr.12624.
  • [56]
    La distinction entre le concept même de « vie quotidienne » et celui du « droit » fait partie des constructions théoriques que la littérature a constamment remis en question. Voir Austin Sarat et Thomas Kearns, Law in Everyday Life, Ann Arbor : University of Michigan Press, 1995 ; Mariana Valverde, « Which Side Are You On? Uses of the Everyday in Sociolegal Scholarship », PoLAR: Political and Legal Anthropology Review, 26 (1), 2003, p. 86‑98.
  • [57]
    Renaud Dulong, « Les opérateurs de factualité. Les ingrédients matériels et affectuels de l’évidence historique », Politix, 39, 1997, p. 65-85. DOI : 10.3406/polix.1997.1684.
  • [58]
    Ibid., p. 75.
  • [59]
    C’est le raisonnement qui se trouve à la base des travaux de Patricia Ewick et Susan Silbey (The Common Place of Law, op. cit.) et de Sally Engle Merry (Getting Justice and Getting Even, op. cit.).
  • [60]
    Renaud Dulong, L’Autodéfense : enquête sur quelques faits indécidables, Paris : Librairie des Méridiens, 1983.
  • [61]
    Frédéric Ocqueteau, « Les appropriations de la main courante informatisée par les personnels de police », Déviance et société, 39 (3), 2015, p. 267-294. DOI : 10.3917/ds.393.0267.
  • [62]
    René Lévy, « Scripta manent : la rédaction des procès-verbaux de police », op. cit.
  • [63]
    Irene van Oorschot, The Law Multiple, op. cit.
  • [64]
    Michel Foucault, Mal faire, dire vrai, op. cit.
  • [65]
    Michel Foucault, « La vérité et les formes juridiques », op. cit.
  • [66]
    Violaine Roussel, « Le droit et ses formes. Éléments de discussion de la sociologie du droit de Pierre Bourdieu », Droit et Société, 56-57 (1-2), 2004, p. 41-55. DOI : 10.3917/drs.056.0041.
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