Notes
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[1]
Kim Lane Scheppele, « Autocratic Legalism », The University of Chicago Law Review, 85 (2), 2018.
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[2]
Brian Z. Tamanaha, On the Rule of Law: History, Politics, Theory, Cambridge : Cambridge University Press, 2004, p. 92. DOI : 10.1017/CBO9780511812378.
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[3]
Comme dans la controverse Hart-Fuller, cf. note 6.
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[4]
Tamir Moustafa, « Law and Courts in Authoritarian Regimes », Annual Review of Law and Social Science, 10, 2014, p. 281-299. DOI : 10.1146/annurev-lawsocsci-110413-030532.
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[5]
Ceci est une définition minimale que je propose ici. Dans son article, op. cit. Tamir Moustafa – comme la plupart des auteurs écrivant sur le sujet – ne définit pas précisément ce qu’il entend par pouvoir autoritaire.
-
[6]
Judith N. Shklar, Legalism. Law, Morals and Political Trials, Cambridge (Mass.) : Harvard University Press, 1986 [1964].
-
[7]
Relatifs à la fois à l’impossibilité du droit à empêcher le fascisme et aux modalités ultérieures permettant de punir judiciairement et rétrospectivement ces crimes. Pour une synthèse de ces débats impliquant notamment Hart et Fuller aux États-Unis, ou Gustav Radbruch en Allemagne, voir notamment Liora Israël et Guillaume Mouralis, « Les magistrats, le droit positif et la morale. Positivisme juridique et jus-naturalisme comme catégories de la pratiques », in Liora Israël, Guillaume Sacriste, Antoine Vauchez et Laurent Willemez (dir.), Sur la portée sociale du droit. Usages et légitimité du registre juridique, Paris Curapp, 2005, p. 61-78.
-
[8]
Kim Lane Scheppele, « Not your father’s authoritarianism: The creation of the “Frankenstate” », newsletter de l’European Politics and Society Section of the American Political Science Association, 2013, p. 5-9.
-
[9]
Voir l’À propos d’Alexis Blouët, « En finir avec l’État de droit ? », dans ce même numéro
-
[10]
Hamit Bozarslan, L’Anti-démocratie au xxie siècle. Iran, Russie, Turquie, Paris : CNRS Éditions, 2021.
-
[11]
Svend-Erik Skaaning, « Waves of Autocratization and Democratization: a Critical Note on Conceptualization and Measurement », Democratization, 27 (8), 2020, p. 1-10. DOI : 10.1080/13510347.2020.1799194.
-
[12]
Scott Cummings, « Lawyers in Backsliding Democracy », UCLA School of Law, Public Law Research Paper No. 23-01, January 10, 2023. <https://ssrn.com/abstract=4321943>
-
[13]
Lynette Chua, « Legal Mobilization and Authoritarianism », Annual Review of Law and Social Science, 15 (1), 2019, p. 355-376. DOI : 10.1146/annurev-lawsocsci-101518-043026.
-
[14]
Voir le dossier « Des usages politiques de la forme procès », coordonné par Vanessa Codaccioni, Deborah Puccio-Den et Violaine Roussel, Droit et Société, 89 (1), 2015, p. 9-103.
-
[15]
Liora Israël, « Résister par le droit ? Avocats et magistrats dans la résistance (1940-1944) », L'Année sociologique, 59, 2009, p. 149-175.
-
[16]
Benjamin Nathans, « The Dictatorship of Reason: Aleksandr Vol’Pin and the Idea of Rights under “Developed Socialism” », Slavic Review, 66 (4),2007, p. 630-663. DOI : 10.2307/20060376.
1 Il est devenu évident que l’étude des recompositions de l’État en contexte plus ou moins autoritaire ne peut faire l’économie du rôle que les gouvernants entendent faire jouer au droit et aux institutions judiciaires. En effet, on ne peut que constater que les gouvernants se sentent contraints et justifiés, y compris dans ces régimes, de saisir les institutions du droit pour mener leur politique. Dans un essai publié en 2018 dans The University of Chicago Law Review [1], la sociologue et politiste Kim Lane Scheppele, grande spécialiste de la Hongrie, a utilisé la formule de « légalisme autocratique » (autocratic legalism) pour décrire, par cet apparent oxymore, la multiplication contemporaine des situations dans lesquelles pouvoir autoritaire se conjugue avec légalisme. Par cette formule, qui fit florès, Scheppele a contribué de façon marquante aux nombreuses analyses visant à décrire ce qui, en Chine, en Russie, en Turquie, au Venezuela, en Tunisie ou encore en Hongrie ou en Pologne, tend à constituer en tendance de fond la conciliation a priori improbable entre recul de la démocratie et respect – au moins formel, mais parfois très appuyé – du droit.
2 Le retour sur le devant de la scène de ce type de réflexion invite à plusieurs interrogations. La plus évidente concerne peut-être le caractère de nouveauté, souvent présupposé plus que démontré, de ces phénomènes. En la matière, la mise en perspective historique apparaît nécessaire pour enrichir et contextualiser toute réflexion portant sur le contemporain. Un second type d’enjeu est plus théorique. Que nous dit, du droit comme de l’État, le questionnement sur les usages autoritaires du droit et de la justice ? Sur ce point, les approches positivistes ont défendu une distinction nette entre le droit et la morale, considérant qu’une règle n’avait pas besoin d’être morale pour être juridique et, partant, que l’État de droit (rule of law) peut être réduit au gouvernement par le droit (rule by law) [2]. Cela suppose en général deux choses : d’une part, que les gouvernants mettent en place un arsenal législatif susceptible de fonder cette conception de la gouvernance ; d’autre part, qu’ils réduisent la part interprétative du travail des juges, qu’ils cantonnent à leur rôle de « bouche de la loi ». Cette conception positiviste mérite sans doute d’être nuancée pour des raisons tenant, d’une part, à la question de la possibilité d’un usage immoral du droit par l’État, jusque dans ses formes les plus inhumaines, comme l’a particulièrement illustré le régime nazi [3], et, d’autre part, à la violation, elle aussi constatée dans les faits, par un État et ses institutions, de règles juridiques de façade, édictées à des fins d’affichage. En contexte autoritaire, on peut observer des usages du droit correspondant à l’une ou l’autre de ces formules, ou à une combinaison des deux. Entre usage immoral et usage cosmétique du droit, il existe un continuum de situations où le droit est instrumentalisé à diverses fins. Les travaux empiriques se sont d’ailleurs multipliés ces dernières années, comme en témoigne notamment la riche revue de littérature réalisée par un spécialiste de l’Égypte et de la Malaisie, Tamir Moustafa, en 2014 [4]. Dans cette recension qui balaie des travaux consacrés à de très nombreux régimes autoritaires à différentes périodes, il met en évidence combien le droit et sa mise en œuvre dans les tribunaux peuvent jouer des rôles multiples pour ces régimes, que l’on peut caractériser a minima par un pouvoir exécutif fort et une restriction des droits et libertés [5]. Plusieurs dimensions sont ainsi identifiées (p. 284) : le droit et les tribunaux sont mobilisés pour exercer le pouvoir de l’État contre les oppositions ; pour discipliner et mieux contrôler le fonctionnement des organes de l’État ; pour maintenir une cohésion à l’intérieur des différentes factions composant le pouvoir ; pour faciliter le passage à l’économie de marché ; pour contenir et restreindre le fonctionnement des institutions censément démocratiques ; pour déléguer la mise en œuvre de réformes controversées sans les assumer ; et enfin pour accroître la légitimité du régime. Chacune de ces dimensions est illustrée par l’auteur en recourant à des travaux empiriques, qui permettent de souligner la complexité des relations de délégation et de dépendance réciproques qui se créent à chaque fois, dans des rapports variables selon le degré d’autonomie du champ juridique ou judiciaire à l’égard du pouvoir. Dans tous les cas de figure, des dictatures latino-américaines de la seconde partie du xxe siècle à la Turquie contemporaine, en passant par l’Égypte de Moubarak, on constate le recours au droit comme outil de l’autoritarisme. Et ce, quelle que soit la définition que l’on adopte de l’autoritarisme, qu’il s’agisse d’éviter le terme de « totalitarisme », trop connoté et trop radical, ou de désigner également une « tendance » qui pourrait être celle de régimes prétendument libéraux mais qui, dans certains contextes ou sur certains plans (comme celui de la lutte contre le terrorisme, la répression de certaines mobilisations ou les restrictions des flux migratoires), peuvent développer des tendances autoritaires.
3 La conciliation entre droit et autoritarisme n’a donc rien de nouveau, sans en revenir au bien connu « l’État, c’est moi », qui en consacre à la fois le triomphe et la négation. D’ailleurs, la théoricienne du droit Judith Shklar, expliquait bien, dans célèbre son essai Legalism: Law, Morals and Political Trials [6], combien le légalisme – terme repris par Scheppele – constituait, selon elle, une idéologie potentiellement nuisible. Définissant le légalisme comme « une attitude éthique qui consiste à considérer que la morale réside dans l’obéissance à des règles, et que les relations morales sont déterminées par des droits et des devoirs déterminés par des règles », Shklar soulignait la différence profonde entre légalisme et justice. Elle invitait à prendre en compte combien, tout en promouvant une conception de la règle censée protéger de l’arbitraire, cette approche pouvait devenir l’alliée de conceptions autoritaires du pouvoir. Au-delà de considérations générales discutant Weber ou Tocqueville, la philosophe avait pour projet de rendre compte des effets de la Seconde Guerre mondiale et, plus encore, des procès de l’épuration. Soulignant que le légalisme comme idéologie avait pu être compatible avec le nazisme – comme permet de le souligner l’acceptation du régime nazi par la plupart des juristes allemands – Shklar portait surtout la critique sur le légalisme des procès de Nuremberg et Tokyo pour en souligner l’hypocrisie (il s’agissait en réalité selon elle de procès politiques, qui auraient dû être assumés comme tels).
4 Au-delà des controverses ayant suivi la parution du livre provocateur – à l’époque – de Shklar, lui-même inscrit dans un ensemble de débats consécutifs à la Seconde Guerre mondiale [7], le point à retenir de sa démonstration, et qui peut être repris dans le débat sur le recours au droit en contexte autoritaire, consiste à souligner la possibilité d’un écart (important) entre le respect littéral du droit positif et l’adhésion aux valeurs du libéralisme. Cet écart peut être camouflé soit par l’illusion paresseuse de la neutralité du droit (qui empêche de percevoir les dérives qui en respectent l’apparence), soit au contraire – et c’est plutôt la dimension qui sera soulignée par Scheppele – par une volonté instrumentale de maquiller juridiquement la profonde transformation du régime – ce que font les autocrates qu’elle identifie.
5 Allant plus loin que la simple mention du respect, parfois surprenant, du droit par des autocrates, voire des dictateurs (comme Vladimir Poutine lorsqu’il « légalise » le résultat des prétendus referendums menés à Lougansk [Louhansk], Donetsk, Kherson et Zaporijjia par une loi votée par le parlement russe), Kim Lane Scheppele identifie un modèle typique d’usage du droit par les autocrates légalistes contemporains. Ce modèle consiste, de la part de dirigeants pourtant élus démocratiquement, à déconstruire par le droit le système constitutionnel par lequel ils sont arrivés au pouvoir. Comme ils utilisent le droit, ou du moins la forme légale, pour atteindre leurs objectifs – en général le contrôle total du pouvoir et la possibilité de l’exercer plus ou moins indéfiniment – ce détricotage progressif n’apparaît pas de façon aussi claire qu’un coup d’État par exemple, c’est-à-dire un basculement brutal d’un système à un autre. En usant du pouvoir obtenu démocratiquement pour faire disparaître de façon progressive les contre-pouvoirs et les dispositifs de contrôle propres à l’État de droit, ces autocrates remettent en cause l’équilibre des pouvoirs, tout en pouvant se targuer de détenir du peuple un mandat permettant de le faire. La catégorie de légalisme autocratique renvoie donc à cette situation dans laquelle, à partir d’un mandat démocratiquement obtenu, des transformations de nature constitutionnelle et juridique sont opérées au service d’un agenda « illibéral ». Une illustration récente peut en être trouvée dans la plateforme électorale du gouvernement Netanyahou issu des élections législatives du 1er novembre 2022, dont un des éléments centraux consistait en une réforme visant à amoindrir l’indépendance de la Cour suprême israélienne et, plus largement, du système judiciaire. L’un des points cruciaux de l’analyse de Scheppele, à partir d’exemples comme la Hongrie ou la Turquie, consiste à pointer le caractère potentiellement irréversible de la transformation de l’intérieur de ces régimes, avec l’objectif d’une appropriation croissante du pouvoir, en général au profit d’un homme et éventuellement de son parti (même si la dimension de personnalisation est particulièrement forte dans les exemples donnés). Pour résumer le processus, il s’agit ainsi, à partir du blanc-seing conféré par l’élection, d’effacer par le droit ce que la constitution et plus généralement les institutions ont de libéral, le libéralisme classique étant associé au respect des droits de l’individu et à la limitation du pouvoir des gouvernants. Cela peut se faire en permettant, par exemple, d’être réélu un nombre illimité de fois, en rendant illégaux des partis afin de restreindre le pluralisme des candidatures aux élections, ou en interdisant le financement d’organisations de la société civile par des instances étrangères. Les exemples d’« illibéralisation » analysés par Kim Lane Scheppele, qui parle même de « Frankenstates [8] » pour rendre compte de ces montages juridiques ad hoc, concernent surtout des régimes qui se transforment après une phase plus ou moins courte de libéralisation (par exemple la Russie, la Turquie ou la Hongrie). Toutefois, les tendances décrites coïncident également avec des évolutions et des ambivalences, entre autonomisation relative de la justice et répression accrue des oppositions, observables par exemple dans un régime clairement non libéral, la Chine.
6 Ce type d’analyse a connu un rapide succès, dans sa capacité à rendre compte d’un tournant que nombre d’événements récents ont semblé, au moins en partie, confirmer, comme l’élection de Jair Bolsonaro au Brésil ou celle de Donald Trump aux États-Unis, même si celles-ci se sont finalement révélées réversibles – du moins dans la possibilité maintenue d’alternance politique au niveau du pouvoir exécutif. Le débat a également été étendu à des régimes qui, sans être qualifiés de dictatures ou même de « démocratures », pour citer un autre néologisme à l’origine incertaine, ont pu avoir tendance, à l’occasion de crises plus ou moins récentes, à mettre en place des législations d’urgence tendant selon certains vers l’illibéralisme, qu’elles soient justifiées par la lutte contre le terrorisme (Patriot Act, sous George Bush, aux USA, état d’urgence en France) ou par d’autres crises comme celles du Covid (avec la mise en place d’un état d’urgence sanitaire en France, par exemple [9]). Un certain nombre de débats et de controverses ont ainsi porté sur la terminologie adoptée, de nombreuses alternatives étant proposées comme celle d’« anti-démocratie [10] », ou encore d’« autocratisation [11] », ou encore sur les frontières à maintenir ou non dans l’analyse, selon le caractère présumé démocratique des régimes, par exemple en direction d’approches insistant plutôt sur le continuum ou sur le « glissement » d’un régime à un autre.
7 Si ces approches ont souvent porté sur un niveau relativement macro, centré sur les institutions les plus haut placées et sur les grandes inflexions identifiables dans la gouvernance de ces États, des recherches plus sociologiques ont cherché à mettre en évidence la manière dont ces politiques se traduisaient dans des logiques d’action concrètes. Dans un article récent, Scott Cummings, en utilisant le terme de « democratic backsliding » (que l’on peut traduire par régression démocratique), a tout particulièrement ciblé le rôle des juristes dans ces processus [12]. Cette préoccupation apparaît centrale dans une perspective de sciences sociales, notamment parce qu’il faut en effet des juristes pour traduire juridiquement et constitutionnellement l’évolution illibérale des institutions. Ce sont bien des spécialistes du droit qui doivent travailler activement à permettre que le légalisme dissimule la trahison de l’esprit démocratique et libéral, jouant une idéologie contre une autre, celle du respect formel du droit contre la philosophie sous-tendant l’avènement de l’État de droit illibéral. S’il souffre peut-être, comme l’analyse de Scheppele, d’un certain présentisme, le déplacement de la réflexion opéré par Cummings invite à prendre en compte le rôle des acteurs, et notamment des juristes, dans la compréhension des mécanismes permettant l’installation et la consolidation à différents niveaux de ces formes de pouvoir illibérales et néanmoins légalement justifiées. Pour cela, des enquêtes situées apparaissent nécessaires et complémentaires de la littérature mieux fournie qui surgit en réaction aux événements de nature politique et juridique, dont l’importance tient à la capacité à trouver des outils pour comprendre ces évolutions présentes, mais aussi dans une certaine mesure à se mobiliser contre elles – ce à quoi invitent par exemple les articles cités de Scheppele ou de Cummings. En outre, des travaux en nombre croissant portent également sur l’espace que les usages autoritaires du droit et de la justice, en laissant une place à l’arène judiciaire et à la mobilisation du droit, ménagent néanmoins à la contestation voire à l’obtention de quelques décisions relativement favorables pour des opposants ou des proscrits [13].
8 Les textes présentés dans ce dossier, qui s’inscrivent dans ces débats en plein renouvellement, sont volontairement contrastés et permettent d’illustrer, chacun à leur manière, une facette de la question. Ce relatif éclectisme, en termes de périodes, d’approches, d’institutions concernées, se justifie non seulement par la volonté d’élargir le spectre des enjeux relatifs aux relations entre droit et politique, mais aussi par le souhait de souligner, sur des plans empirique autant que théorique, ce que l’analyse concrète de débats ou de faits situés apporte à la compréhension de ces phénomènes (notamment par contraste avec des synthèses comparatives trop englobantes).
9 Le premier article, celui de l’historienne Juliette Cadiot, relatif aux usages du droit et de la justice sous Staline pour défendre la propriété socialiste, peut paraître bien lointain. Toutefois, cette contribution permet de mieux saisir, dans une perspective de longue période, l’historicité des relations entre pouvoir et droit en Russie, en invitant également à porter attention aux tensions irréductibles liées à la permanence d’une certaine autonomie du droit, même en contexte répressif. Les formes de continuité et d’ambivalence entre pratiques du droit et exercice du pouvoir sont également repérables en Chine, comme le rappelle Rachel Stern dans son étude. La même théorie de la dualité du droit, développée par Ernst Fraenkel au sujet de l’Allemagne nazie, a été mobilisée, dans l’étude du cas soviétique comme dans celui de la République Populaire de Chine, pour souligner son instrumentalisation politique. Toutefois, en choisissant de se centrer sur les marges de manœuvre des acteurs et les attentes inédites à l’égard du droit manifestes du côté des dirigeants chinois actuels, Rachel Stern insiste plutôt sur les transformations à l’œuvre, et sur le caractère de nouveauté associé aux pratiques et aux politiques induites par ces évolutions, que ce soit du côté des citoyens ou de celui du pouvoir. À une tout autre échelle, l’exemple du Maroc, saisi grâce à une enquête praxéologique menée par Baudouin Dupret, Jean-Noël Ferrié, Montassir Nicolas Oufkir et Alexis Blouët, s’intéresse à la fabrique du procès et de la décision. Il s’agit de montrer par quels procédés concrets se noue, dans une affaire marocaine, la (prétendue) normalité judiciaire et l’oblitération de l’évidence – en particulier à travers l’évitement du motif religieux dans la condamnation du terrorisme. Enfin, l’article de la philosophe Marie Goupy aborde les enjeux théoriques et philosophiques de la caractérisation de ces phénomènes, à travers l’examen et la critique de la théorie des pouvoirs exceptionnels post-11 septembre dans les États-Unis d’Eric Posner et Adrian Vermeule.
10 Ces quatre textes portent principalement attention au rôle de l’institution judiciaire ou, pour celui de Marie Goupy, à la question de la séparation des pouvoirs. Par leurs points d’ancrages nationaux et leurs méthodes diversifiées, ces contributions invitent à approfondir, sans relativiser, les différences radicales entre les régimes étudiés, le caractère non monolithique des liens entre droit et autoritarisme déjà mis en évidence notamment par Tamir Moustafa dans sa recension de 2014. Ils sont complétés, dans ce même numéro, par l’À propos d’Alexis Blouët, consacré à quatre livres traitant de pays distincts.
11 Chacune à leur manière, Juliette Cadiot, Rachel Stern et Marie Goupy traitent de ce qui se joue lorsqu’un pouvoir se sert du droit, qu’il s’agisse d’analyser les usages par Staline du droit et de la justice à des fins répressives, pour criminaliser le « vol de propriété socialiste » en contexte de collectivisation et de famine (Cadiot), ou de montrer, pour le droit en Chine, comment son rôle s’étend désormais au-delà de la criminalisation de la dissidence, notamment au profit du développement économique – une dimension déjà évoquée par T. Moustafa – avec par exemple la création et le renforcement de chambres commerciales (Stern). Dans ce dernier cas, le développement du droit à des fins avant tout économiques offre à certains acteurs une marge de manœuvre accrue. À un niveau plus théorique, Marie Goupy démontre, pour sa part, par une critique fine de la théorie des pouvoirs d’Eric Posner et d’Adrian Vermeule, à quel point le glissement de la régulation juridique vers le pouvoir exécutif et administratif, s’il s’accompagne peut-être d’une efficacité accrue, constitue une vraie régression démocratique qui n’a rien d’inéluctable. Le texte de Dupret, Ferrié, Oufkir et Blouët, à une échelle tout autre, en observant le droit dans son effectuation pratique au niveau d’un cas, montre quant à lui que le politique se loge parfois au cœur du droit, l’un et l’autre se légitimant mutuellement dans la procéduralisation mise en œuvre par des juges au service de l’État. Ces derniers s’avèrent en effet capables de transmuer, dans la pratique et dans le respect des règles, l’injonction à l’effacement politique des motifs de l’action – justifiant ainsi la confiance qui leur est faite par la délégation du pouvoir de sanction.
12 Selon les échelles et les approches, le droit se fait ainsi véhicule de l’action de l’État, via des modalités plus ou moins bien maîtrisées selon le contrôle que ce dernier est capable d’opérer sur les agents chargés de sa mise en œuvre (principalement les juges, mais aussi la police, voire les administrations). Ce contrôle s’opère toujours dans un rapport complexe avec les genres de délibération, de contradictoire ou de flou que le droit, et surtout la « forme procès [14] », laissent toujours plus ou moins affleurer. Cette marge d’incertitude peut s’interpréter, pour les acteurs eux-mêmes comme pour les analystes, comme la possibilité d’une adaptation locale et d’une marge d’action maintenue par certains participants aussi bien que comme le risque d’une perte de contrôle de la politique menée. Pour des États autoritaires, même dictatoriaux, qui s’appuient sur le droit, le risque d’une forme de résistance « au nom du droit [15] » peut d’ailleurs être particulièrement difficile à combattre et à contrer, comme l’a brillamment montré l’historien Benjamin Nathans au sujet de l’usage par la dissidence de la référence à la constitution en Union soviétique [16].
13 C’est tout l’intérêt de ce dossier, à travers une diversité d’études de cas, de souligner combien les usages du droit en régime autoritaire ou à tendance autoritaire sont révélateurs de l’ambivalence persistante du droit, dans la capacité de la forme juridique à transmuer la force pure en norme applicable selon des procédures normalisées, tout en ne parvenant jamais tout à fait à empêcher les formes de réappropriation et de dévoiement relatif qui, même dans les régimes les plus répressifs, témoignent de l’autonomie relative de ses professionnels. C’est le coût du maintien ne serait-ce que de l’illusion d’une séparation entre pouvoir exécutif et pouvoir judiciaire, moteur sur lequel reposent les États modernes, y compris dictatoriaux, par contraste avec les systèmes monarchiques ou impériaux dont se sont extraites les révolutions. C’est ce qui leur rend l’instrumentalisation du droit et de la justice profitable, pour mieux masquer l’exercice de la force pure. Mais c’est aussi ce qui permet au droit, dans sa capacité formelle, de « neutraliser » les coups de force opérés si ce n’est en son nom, du moins sous son nom.
Notes
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[1]
Kim Lane Scheppele, « Autocratic Legalism », The University of Chicago Law Review, 85 (2), 2018.
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[2]
Brian Z. Tamanaha, On the Rule of Law: History, Politics, Theory, Cambridge : Cambridge University Press, 2004, p. 92. DOI : 10.1017/CBO9780511812378.
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[3]
Comme dans la controverse Hart-Fuller, cf. note 6.
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[4]
Tamir Moustafa, « Law and Courts in Authoritarian Regimes », Annual Review of Law and Social Science, 10, 2014, p. 281-299. DOI : 10.1146/annurev-lawsocsci-110413-030532.
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[5]
Ceci est une définition minimale que je propose ici. Dans son article, op. cit. Tamir Moustafa – comme la plupart des auteurs écrivant sur le sujet – ne définit pas précisément ce qu’il entend par pouvoir autoritaire.
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[6]
Judith N. Shklar, Legalism. Law, Morals and Political Trials, Cambridge (Mass.) : Harvard University Press, 1986 [1964].
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[7]
Relatifs à la fois à l’impossibilité du droit à empêcher le fascisme et aux modalités ultérieures permettant de punir judiciairement et rétrospectivement ces crimes. Pour une synthèse de ces débats impliquant notamment Hart et Fuller aux États-Unis, ou Gustav Radbruch en Allemagne, voir notamment Liora Israël et Guillaume Mouralis, « Les magistrats, le droit positif et la morale. Positivisme juridique et jus-naturalisme comme catégories de la pratiques », in Liora Israël, Guillaume Sacriste, Antoine Vauchez et Laurent Willemez (dir.), Sur la portée sociale du droit. Usages et légitimité du registre juridique, Paris Curapp, 2005, p. 61-78.
-
[8]
Kim Lane Scheppele, « Not your father’s authoritarianism: The creation of the “Frankenstate” », newsletter de l’European Politics and Society Section of the American Political Science Association, 2013, p. 5-9.
-
[9]
Voir l’À propos d’Alexis Blouët, « En finir avec l’État de droit ? », dans ce même numéro
-
[10]
Hamit Bozarslan, L’Anti-démocratie au xxie siècle. Iran, Russie, Turquie, Paris : CNRS Éditions, 2021.
-
[11]
Svend-Erik Skaaning, « Waves of Autocratization and Democratization: a Critical Note on Conceptualization and Measurement », Democratization, 27 (8), 2020, p. 1-10. DOI : 10.1080/13510347.2020.1799194.
-
[12]
Scott Cummings, « Lawyers in Backsliding Democracy », UCLA School of Law, Public Law Research Paper No. 23-01, January 10, 2023. <https://ssrn.com/abstract=4321943>
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[13]
Lynette Chua, « Legal Mobilization and Authoritarianism », Annual Review of Law and Social Science, 15 (1), 2019, p. 355-376. DOI : 10.1146/annurev-lawsocsci-101518-043026.
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[14]
Voir le dossier « Des usages politiques de la forme procès », coordonné par Vanessa Codaccioni, Deborah Puccio-Den et Violaine Roussel, Droit et Société, 89 (1), 2015, p. 9-103.
-
[15]
Liora Israël, « Résister par le droit ? Avocats et magistrats dans la résistance (1940-1944) », L'Année sociologique, 59, 2009, p. 149-175.
-
[16]
Benjamin Nathans, « The Dictatorship of Reason: Aleksandr Vol’Pin and the Idea of Rights under “Developed Socialism” », Slavic Review, 66 (4),2007, p. 630-663. DOI : 10.2307/20060376.