Notes
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[*]
L’article original est paru en langue anglaise dans : « Demarginalizing the Intersection of Race and Sex: A Black Feminist Critique of Antidiscrimination Doctrine, Feminist Theory and Antiracist Politics », University of Chicago Legal Forum, 1, 1989, p. 139-167. La traduction ici proposée porte sur l’article, à l’exception de la partie III. Reproduit avec l’autorisation de University of Chicago Legal Forum et University of Chicago Law School.
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[1]
Gloria T. Hull, Patricia Bell Scott et Barbara Smith(eds.), But Some of Us Are Brave: Black Women’s Studies: All the Women Are White, All the Blacks Are Men, New York : The Feminist Press, 1982.
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[2]
Pour une perspective féministe noire du droit, voir les travaux de Judy Scales-Trent, « Black Women and the Constitution: Finding Our Place, Asserting Our Rights (Voices of Experience: New Responses to Gender Discourse) », Harvard Civil Rights-Civil Liberties Law Review, 24 (9), 1989 ; Regina Austin, « Sapphire-Bound! », Wisconsin Law Review, 539, 1989 ; Angela Harris, « Race and Essentialism in Feminist Legal Theory », Stanford Law Review, 42 (3), 1990, p. 581-616 ; et Paulette M. Caldwell, « A Hair Piece: Perspectives on the Intersection of Race and Gender », Duke Law Journal, 1991, p. 365-396.
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[3]
Ce dilemme analytique trouve sa manifestation linguistique la plus courante dans l’usage conventionnel des termes « Noirs et femmes ». Même s’il est vrai que les femmes noires peuvent être comprises dans le terme « Noirs » ou « femmes », le contexte dans lequel ces termes sont utilisés suggère qu’en fait, souvent, les femmes noires ne sont pas prises en compte. Voir, par exemple, Elizabeth Spelman, The Inessential Woman, Beacon Press, 1988, p. 114-115 (traitant d’un article à propos des Noirs et des femmes dans l’armée, où « l’identité raciale des personnes identifiées comme “femmes” n’est explicite que lorsqu’il est fait référence aux femmes noires. Il devient alors clair que la catégorie des femmes exclut les femmes noires »). Il semble que si les femmes noires étaient explicitement incluses, on parlerait de « Noirs et femmes blanches » ou « hommes noirs et toutes les femmes ».
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[4]
[N.d.T.] Le second exemple est développé dans la section III, qui a été ôtée dans la présente traduction.
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[5]
Loi du Civil Rights Act de 1964, 42 USC § 2000e et suivants, telle que modifiée (1982).
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[6]
413 F. Supp. 142 (E. D. Mo. 1976).
-
[7]
708 F.2d 475 (9e Cir. 1983).
-
[8]
673 F.2d 798 (5e Cir. 1982).
-
[9]
DeGraffenreid, 413 F. Supp. p. 143.
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[10]
Ibid., p. 144.
-
[11]
Dans l’affaire Mosley c. General Motors, 497 F. Supp. 583 (E. D. Mo. 1980), les plaignants, alléguant une discrimination raciale généralisée dans les installations de General Motors à St. Louis, ont en partie obtenu gain de cause en vertu du Titre VII. Le système d’ancienneté contesté dans l’affaire DeGraffenreid n’a cependant pas été pris en compte dans l’affaire Mosley.
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[12]
Ibid., p. 145.
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[13]
Il est intéressant de noter qu’aucun tribunal n’a utilisé un argument semblable pour rejeter la plainte déposée par un homme blanc pour discrimination inversée – en arguant que les plaintes liées au sexe et à la race ne peuvent être combinées car le Congrès n’a pas prévu de protéger les groupes composés. Or, dans les cas de discrimination inversée, les hommes blancs sont dans la même situation que les plaignantes frustrées de l’affaire DeGraffenreid : s’ils sont tenus de présenter leurs demandes séparément, les hommes blancs ne peuvent pas prouver qu’il y a discrimination raciale parce que les femmes blanches ne sont pas discriminées et ils ne peuvent pas prouver qu’il y a discrimination sexuelle parce que les hommes noirs ne font pas l’objet de discrimination. Pourtant, il semble que les tribunaux ne reconnaissent pas la nature composée de la plupart des cas de discrimination inversée. Le fait que les plaintes des femmes noires soulèvent automatiquement la question de la discrimination composée mais pas les cas de discrimination inversée des hommes blancs suggère que la notion de composition [compoundedness] dépend d’une manière ou d’une autre d’une norme implicite, non pas neutre, mais masculine et blanche. Ainsi, les femmes noires sont perçues comme un groupe composé parce qu’elles sont décalées de deux niveaux par rapport à la norme des hommes blancs, tandis que les hommes blancs ne sont visiblement pas perçus comme un groupe composé parce qu’ils représentent d’une certaine manière la norme.
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[14]
Tous les tribunaux qui ont traité ce problème n’ont pas nécessairement adopté l’approche de l’affaire DeGraffenreid. En effet, certains tribunaux ont conclu que les femmes noires étaient protégées par le Titre VII. Voir par exemple Jefferies c. Harris Community Action Ass’n., 615 F.2d 1025 (5e Cir.), 1980. Mais le fait même que les plaintes déposées par des femmes noires soient considérées comme aberrantes suggère que la doctrine relative à la discrimination sexuelle est centrée sur les expériences des femmes blanches. Même les tribunaux ayant conclu que les femmes noires sont protégées semblent avoir reconnu que les plaintes qu’elles ont déposées soulèvent des questions qui ne se présentent pas dans les affaires de discrimination sexuelle « standard ». Voir Elaine W. Shoben, « Compound Discrimination: The Interaction of Race and Sex in Employment Discrimination », New York University Law Review, 55 (793), 1980, p. 803-804, (critiquant l’utilisation par Jefferies d’une analyse « sex-plus » pour créer un sous-groupe de femmes noires).
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[15]
708 F.2d 475.
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[16]
Voir aussi Moore contre National Association of Securities Dealers, 27 E.P. D. (C.C.H.) 32,238 (D. D.C. 1981) ; et voir Edmondson c. Simon, 86 F.R.D. 375 (N. D. 111980) (où la Cour était réticente à l’idée de considérer comme une question juridique le fait qu’aucune femme noire ne puisse représenter sans conflit les intérêts à la fois des Noirs et des femmes).
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[17]
708 F.2d 479. Entre janvier 1976 et juin 1979, les trois années pendant lesquelles Moore a déclaré avoir été écartée des promotions, le pourcentage d’hommes blancs occupant des postes d’encadrement de haut niveau est passé de 70,3 à 76,8 %, celui des hommes noirs de 8,9 à 10,9 %, celui des femmes blanches de 1,8 à 3,3 % et celui des femmes noires de 0 à 2,2 %. La proportion globale hommes/femmes dans les cinq premiers échelons de postes a varié de 100/0 % en 1976 à 98/1,8 % en 1979. La proportion blanc/Noir était de 85/3,3 % en 1976 et de 79,6/8 % en 1979. La proportion globale hommes/femmes dans les postes d’encadrement était de 98,2 % pour 1,8 % en 1976 et de 93,4 % pour 6,6 % en 1979 ; la proportion Noir/blanc pendant la même période a évolué de 78,6 % pour 8,9 % à 73,6 % pour 13,1 %.
En ce qui concerne les promotions aux échelons les plus élevés, les pourcentages étaient pires encore. Entre 1976 et 1979, le pourcentage d’hommes blancs occupant ces postes est passé de 85,3 à 77,9 %, celui des hommes noirs de 3,3 à 8 %, celui des femmes blanches de 0 à 1,4 % et celui des femmes noires de 0 à 0 %. Dans l’ensemble, en 1979, 98,2 % des employés des plus hauts niveaux étaient des hommes ; 1,8 % étaient des femmes. -
[18]
708 F. 2d, 480 (nos italiques).
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[19]
Ibid., p. 484-486.
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[20]
Selon la théorie de l’effet (ou impact) préjudiciable (disparate impact theory) qui prévalait à l’époque, le plaignant devait introduire des statistiques suggérant qu’une politique ou une procédure affectait de manière disproportionnée les membres d’un groupe protégé. L’employeur pouvait réfuter cette preuve en montrant que cette règle répondait à une nécessité de l’entreprise. Le plaignant contrait ensuite la réfutation en démontrant qu’il existait une alternative moins discriminatoire. Voir, par exemple, Griggs c. Duke Power, 401 U.S. 424 (1971) ; Connecticut c. Teal, 457 U.S. 440 (1982). Une question centrale dans un cas d’effet préjudiciable est de savoir si l’impact prouvé est statistiquement significatif. Une question connexe a trait à la manière dont le groupe protégé est défini. Dans de nombreux cas, une plaignante noire préférera utiliser des statistiques qui incluent des femmes blanches et/ou des hommes noirs pour indiquer que la politique en question affecte en fait de manière disproportionnée la catégorie protégée. Si, comme dans l’affaire Moore, la plaignante ne peut utiliser que des statistiques concernant les femmes noires, il se peut qu’il n’y ait pas assez de femmes noires employées pour créer un échantillon statistiquement significatif.
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[21]
Ibid., p. 484.
-
[22]
Le tribunal a étayé sa conclusion concernant les emplois de haut niveau par des statistiques réalisées pour la région métropolitaine de Los Angeles indiquant qu’il n’y avait que 0,2 % de femmes noires dans des catégories d’emploi comparables. Ibid., p. 485 n. 9.
-
[23]
Ibid., p. 486.
-
[24]
Ibid.
-
[25]
Voir Strong c. Arkansas Blue Cross & Blue Shield, Inc, 87 F.R.D. 496 (E. D. Ark. 1980) ; Hammons c. Folger Coffee Co., 87 F.R.D. 600 (W. D. Mo. 1980) ; Edmondson c. Simon, 86 F.R.D. 375 (N. D. Ill 1980) ; Vuyanich c. Republic National Bank of Dallas, 82 F.R.D. 420 (N. D. Tex. 1979) ; Colston c. Maryland Cup Corp. 26 Fed. Rules Serv. 940 (D. Md. 1978).
-
[26]
416 F. Supp. 248 (N. D. Miss. 1976).
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[27]
Le procès a commencé le 2 mars 1972 avec une plainte déposée par trois employés voulant représenter un groupe de personnes présumées victimes de discrimination raciale. Par la suite, les plaignants ont modifié la plainte pour y ajouter une allégation de discrimination sexuelle. Parmi les premiers plaignants, il y avait un homme noir et deux femmes noires. Au cours de la période de trois ans entre le dépôt de la plainte et le procès, le seul plaignant masculin a reçu l’autorisation du tribunal de se retirer pour des raisons religieuses. (Ibid., p. 250.)
-
[28]
Comme l’a souligné l’opinion dissidente dans l’affaire Travenol, il n’y avait plus aucune raison d’exclure les hommes noirs du champ d’application du recours après que l’avocat avait présenté des preuves suffisantes pour étayer une conclusion de discrimination à l’encontre des hommes noirs. Si la raison pour exclure les hommes noirs résidait dans le conflit potentiel entre les hommes noirs et les femmes noires, alors « dans ce cas, pour paraphraser un vieil adage, la preuve de la capacité des plaignants à représenter les intérêts des hommes noirs était fournie par la représentation même de ceux-ci » (673 F.2d, 837-838).
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[29]
673 F.2d 798 (5e Cir. 1982).
-
[30]
Dans une grande partie du droit antidiscriminatoire, la présence d’une intention de discrimination distingue la discrimination illégale de la discrimination légale. Voir Washington contre Davis, 426 U.S. 229, 239-245 (1976) (preuve de l’objectif discriminatoire requise pour établir la violation de la clause d’égale protection). Toutefois, en vertu du Titre VII, la Cour a estimé que des données statistiques montrant un effet préjudiciable peuvent suffire à étayer un constat de discrimination. Voir Griggs, 401 U.S., 432. La question de savoir si la distinction entre les deux analyses subsistera est ouverte. Voir Wards Cove Packing Co. c. Atonio, 109 S. Ct. 2115, 2122-2123 (1989) (les plaignants doivent montrer davantage qu’une simple disparité pour étayer un cas prima facie d’effet préjudiciable). Pour une discussion des visions normatives concurrentes qui sous-tendent les analyses en termes d’intentions ou d’effets, voir Alan David Freeman, « Legitimizing Racial Discrimination Through Antidiscrimination Law: A Critical Review of Supreme Court Doctrine », Minnesota Law Review, 804, 1978, p. 1049-1119.
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[31]
Voir, par exemple, Moore, 708 F.2d, 479.
-
[32]
[N.d.T.] En droit, le « test » « but for » désigne un type de raisonnement utilisé dans l’établissement des causes (de fait) d’un événement. Le test permet d’établir la cause immédiate de l’événement. Kimberlé Crenshaw le mobilise ici dans une logique contrefactuelle. Afin de rendre sensibles les nuances de l’expression « but for », le choix a été fait de ne pas la traduire d’une manière uniforme et donc appauvrissante – les occurrences de « but for » sont signalées dans le corps du texte.
-
[33]
Voir Phyliss Palmer, « The Racial Feminization of Poverty: Women of Color as Portents of the Future for All Women », Women’s Studies Quarterly, 11 (3-4), automne 1983 (qui pose la question de savoir pourquoi « les femmes blanches du mouvement féministe n’avaient pas créé d’alliances plus efficaces et continues avec les femmes noires » alors que « simultanément […] Les femmes noires [étaient] devenues des héroïnes pour le mouvement féministe, une position symbolisée par la référence constante à Sojourner Truth et sa célèbre question, “ Ne suis-je pas une femme” ? »).
-
[34]
Voir Paula Giddings, When and Where I Enter: The Impact of Black Women on Race and Sex in America, William Morrow and Co, 1e éd., 1984, p. 54.
-
[35]
Eleanor Flexner, Century of Struggle: The Women’s Rights Movement in the United States, Cambridge : Belknap Press of Harvard University Press, 1975, p. 91. Voir aussi Bell Hooks, Ain’t I a Woman: Black Women and Feminism, South End Press, 1981, p. 159-160 [N.d.T. : l’ouvrage a été traduit en français dans : Ne suis-je pas une femme ? Femmes noires et féminisme, trad. O. Potot, Paris : Cambourakis, 2015].
-
[36]
« “L’objectivité” est en soi un exemple de la réification de la pensée masculine blanche. » Gloria T. Hullet al. (eds.), But Some of Us Are Brave, op. cit., p. XXV.
-
[37]
Par exemple, de nombreuses femmes blanches ont pu pénétrer dans des lieux auparavant réservés aux hommes blancs, non pas en réorganisant fondamentalement le travail des hommes en fonction de celui des femmes, mais en transférant en grande partie leurs responsabilités « féminines » aux femmes pauvres et à celles faisant partie de minorités.
-
[38]
Les féministes évoquent souvent le fait que les normes et les stéréotypes de genre renforcent la subordination des femmes en justifiant leur exclusion de la vie publique et en glorifiant leur rôle dans la sphère privée. Le droit a historiquement joué un rôle dans le maintien de cette subordination en imposant l’exclusion des femmes de la vie publique et en n’intervenant guère dans la sphère privée. Voir, par exemple, Deborah L. Rhode , « Association and Assimilation », Northwerstern University Law Review, 81, 1986, p. 106-145 ; Frances Olsen, « From False Paternalism to False Equality: Judicial Assaults on Feminist Community, Illinois 1869-1895 », Michigan Law Review, 84 (7), 1986, p. 1518-1541 ; Martha Minow, « Foreword: Justice Engendered », Harvard Law Review, 101, 1987, p. 10-95 ; Nadine Taub et Elizabeth M. SChneider, « Perspectives on Women’s Subordination and the Role of Law », in David Kairys (ed.), The Politics of Law, Pantheon Books, 1982, p. 117-139.
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[39]
Voir supra note 38.
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[40]
Cette critique est une illustration particulière d’une affirmation plus générale selon laquelle le féminisme a été bâti sur l’expérience des femmes blanches de classe moyenne. Par exemple, les premiers textes féministes tels que The Feminine Mystique de Betty Friedan, W. W. Norton, 1963, ont placé les problèmes de la classe moyenne blanche au centre du féminisme et ont ainsi contribué à son rejet dans la communauté noire. Voir Bell Hooks, Ain’t I a Woman: Black Women and Feminism, op. cit., p. 185-196 (notant que le féminisme était évité par les femmes noires parce que le programme de classe moyenne blanche qu’il proposait ignorait les préoccupations des femmes noires).
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[41]
Richard A. Wasserstrom, « Racism, Sexism and Preferential Treatment: An Approach to the Topics », UCLA Law Review, 24, 1977, p. 581, 588. Je n’ai pas choisi cette phrase parce qu’elle serait typique de la plupart des déclarations féministes à propos des sphères distinctes : la plupart des discussions ne sont pas aussi simplistes que la déclaration audacieuse présentée ici. Voir, par exemple, Nadine Taub et Elizabeth M. Schneider, « Perspectives on Women’s Subordination and the Role of Law », op. cit., p. 117-139.
-
[42]
Par exemple, les familles noires ont parfois été considérées comme pathologiques, en grande partie à cause de la divergence des femmes noires par rapport à la norme féminine de la classe moyenne blanche. La version la plus tristement célèbre de cette opinion se trouve dans le rapport Moynihan qui attribue de nombreux maux de la communauté noire à une structure familiale supposée pathologique. Pour une analyse du rapport et de sa reprise contemporaine, voir p. 163-165.
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[43]
Voir Bell Hooks, Ain’t I a Woman: Black Women and Feminism, op. cit., p. 94-99 (qui traite de la montée de l’imagerie sexiste dans le mouvement de libération des Noirs pendant les années 1960).
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[44]
Voir Jacqueline Jones, Labor of Love, Labor of Sorrow; Black Women, Work, and the Family from Slavery to the Present, Basic Books, 1985 ; Angela Davis, Women, Race and Class, Random House, 1981.
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[45]
Comme l’a fait remarquer Elizabeth Higginbotham, « les femmes qui, souvent, ne se conforment pas aux rôles sexuels “appropriés” ont été dépeintes comme inadaptées et se sentent inadaptées – même si, en tant que femmes, elles possèdent des traits reconnus comme positifs dans la société lorsqu’ils appartiennent à des hommes. Ces femmes sont stigmatisées parce que leur manque d’adhésion aux rôles de genre attendus est considéré comme une menace pour le système de valeurs » (Elizabeth Higginbotham, « Two Representative Issues in Contemporary Sociological Work on Black Women », in Gloria T. Hullet al. (eds.), But Some of Us Are Brave, op. cit., p. 95).
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[46]
Voir, pour une approche générale, Susan Brownmiller, Against Our Will: Men, Women, and Rape, Simon and Schuster, 1975 ; Susan Estrich, Real Rape, Harvard University Press, 1987.
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[47]
Voir Susan Brownmiller, Against Our Will: Men, Women, and Rape, op. cit., p. 17 ; et pour une approche générale, Susan Estrich, Real Rape, op. cit.
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[48]
Un des dilemmes théoriques majeurs du féminisme, qui est largement occulté par l’universalisation de l’expérience de la femme blanche, est que les expériences qui sont décrites comme une manifestation du contrôle masculin sur les femmes peuvent être au lieu de cela une manifestation du contrôle du groupe dominant sur tous les groupes dominés. Il en ressort que des hommes non dominants peuvent ne pas s’identifier au comportement, aux croyances ou aux actions en question, ne pas y participer, n’avoir aucun rapport avec ces pratiques, et être eux-mêmes victimes du pouvoir « masculin ». Dans d’autres contextes, cependant, « l’autorité masculine » peut inclure des hommes non blancs, en particulier dans la sphère privée. Les tentatives pour réfléchir plus clairement à la question de savoir quand les femmes noires sont dominées en tant que femmes et quand elles sont dominées en tant que femmes noires sont directement liées à la question de savoir quand le pouvoir est masculin et quand il est masculin et blanc.
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[49]
Voir la note de Jennifer Wriggins, « Rape, Racism, and the Law », Harvard Women’s Law Journal, 6, 1983, p. 103-141, ici : p. 117-123 (qui examine les données, dans l’histoire et aujourd’hui, qui indiquent que les femmes noires ne sont généralement pas considérées comme chastes). Voir également Bell Hooks, Ain’t I a Woman: Black Women and Feminism, op. cit., p. 54 (indiquant que les images stéréotypées de la féminité noire pendant l’esclavage provenaient du le mythe selon lequel « toutes les femmes noires étaient immorales et sexuellement libres ») ; Beverly Smith, « Black Women’s Health: Notes for a Course », in Gloria T. Hullet al. (eds.), But Some of Us Are Brave, op. cit., p. 110 (notant que « … les hommes blancs ont justifié pendant des siècles leurs abus sexuels sur les femmes noires en affirmant que nous sommes libertines, toujours “partantes” pour une relation sexuelle »).
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[50]
La déclaration suivante n’a d’inhabituel que sa franchise : « Ce qui a été dit par certains de nos tribunaux, à savoir qu’une femme non chaste est une exception relativement rare, est sans doute vrai lorsque la population est composée en grande partie de personnes de race caucasienne, mais ce serait refuser de voir la réalité que d’adopter cette règle alors qu’une autre race largement immorale constitue une partie significative de la population. » Dallas contre State, 76 Fla. 358, 79 So. 690 (1918), cité par J. Wriggins, « Rape, Racism, and the Law », article cité, p. 121. C’est précisément ce point de vue qu’un commentateur épousait en 1902 : « J’entends parfois parler de femmes noires vertueuses, mais l’idée est si inconcevable pour moi […] que je ne peux imaginer une créature telle qu’une femme noire vertueuse. » (Ibid., p. 82.) De telles images persistent dans la culture populaire. Voir Paul Grein, « Taking Stock of the Latest Pop Record Surprises », Los Angeles Times, p. 1 § 6 (7 juillet 1988) (rappelant la polémique de la fin des années 1970 autour d’une chanson des Rolling Stones qui comprenait cette phrase : « les filles noires veulent juste se faire baiser toute la nuit »). L’opposition à ces stéréotypes si négatifs a parfois pris la forme d’un conservatisme sexuel. « Une réaction désespérée à ce mythe calomnieux est la tentative […] de se conformer aux versions les plus strictes de la morale patriarcale. » Beverly Smith, « Black Women’s Health », op. cit., p. 111. Une partie de cette réaction se reflète dans les attitudes et les politiques des écoles noires notoirement strictes dans la réglementation du comportement des étudiantes. Voir Gail Elizabeth Wyatt, « The Sexual Experience of Afro-American Women », in Martha Kirkpatrick (ed.), Women’s Sexual Experience: Exploration of the Dark Continent, New York : Springer US, 1982, p. 24 (notant « les différences entre les universités à prédominance afro-américaine, où il y avait beaucoup plus de surveillance des comportements sexuels, et la majorité des collèges blancs, où il y avait moins de couvre-feux et de restrictions imposées aux résidents »). Toute tentative qui chercherait à comprendre et à critiquer l’accent mis sur la vertu noire sans se concentrer sur l’idéologie raciste qui place la vertu hors de portée des femmes noires serait incomplète et probablement incorrecte.
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[51]
En raison de la façon dont le système juridique considérait la chasteté, les femmes noires ne pouvaient pas être victimes de viol. Un commentateur a noté que « selon les stéréotypes en vigueur, les femmes noires ne peuvent pas être considérées comme chastes. Ainsi, les accusations de viol de femmes noires étaient automatiquement écartées et la question de la chasteté n’était discutée que dans les cas où la plaignante était une femme blanche », Jennifer Wriggins, « Rape, Racism, and the Law », article cité, p. 126. Les plaintes pour viol émanant de femmes noires n’étaient jamais prises au sérieux, quelle que soit la race de l’auteur du viol. Un juge a déclaré en 1912 : « Dans ce tribunal, la parole d’un nègre ne vaudra jamais contre la parole d’un homme blanc [concernant un viol]. » (Ibid., p. 120.) D’autre part, le lynchage était considéré comme une réponse efficace au viol d’une femme blanche par un Noir. Le viol d’une femme blanche par un homme noir étant « un crime plus horrible que la mort », la seule façon d’apaiser la rage de la société et de rendre à la femme son intégrité était de tuer brutalement l’homme noir. (Ibid., p. 125.)
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[52]
Voir « The Rape of Black Women as a Weapon of Terror », in Gerda Lerner (ed.), Black Women in White America, Pantheon Books, 1972, p. 172-193 [NdT : l’ouvrage a été traduit en français dans : De l’esclavage à la ségrégation. Les femmes noires dans l’Amérique des Blancs, trad. H. Étienne et H. Francès, Paris : Denoël, Gonthier, 1975]. Voir également Susan Brownmiller, Against Our Will: Men, Women, and Rape, op. cit. Même lorsque S. Brownmiller reconnaît l’utilisation du viol comme arme de terreur raciale, elle résiste à l’idée de faire des femmes noires un « cas particulier » en apportant la preuve que les femmes blanches ont également été violées par le Ku Klux Klan. (Ibid., p. 139.) Que l’on considère ou non le viol raciste des femmes noires comme un « cas particulier », ces expériences sont probablement différentes. En tous les cas, la façon dont S. Brownmiller traite le sujet soulève de sérieuses questions sur la possibilité de défendre une analyse du patriarcat sans prendre en compte ses multiples intersections avec le racisme.
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[53]
Gerda Lerner (ed.), Black Women in White America, op. cit., p. 173.
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[54]
Pour un panorama général, voir Jennifer Wriggins, « Rape, Racism, and the Law », article cité, p. 103.
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[55]
Paula Giddings note l’effet combiné des stéréotypes sexuels et raciaux : « On voyait les femmes noires avoir toutes les qualités inférieures des femmes blanches sans aucune de leurs vertus. » (Paula Giddings, When and Where I Enter, op. cit., p. 82.)
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[56]
Le traitement de l’affaire Emmett Till par Susan Brownmiller montre pourquoi la politisation de la lutte contre le viol dérange certains Afro-Américains. Malgré les efforts tout à fait louables de S. Brownmiller pour discuter ailleurs la question du viol des femmes noires et la place du racisme dans la représentation délirante de l’homme noir comme menace, son analyse de l’affaire Till place la sexualité des femmes blanches, plutôt que le terrorisme racial, au centre des préoccupations. S. Brownmiller déclare : « Rarement une affaire n’avait aussi clairement exposé les antagonismes profonds entre les groupes d’hommes quant à l’accès aux femmes, car ce qui a commencé dans le magasin de Bryant ne doit pas être interprété comme un flirt innocent. […] Concrètement, c’est l’accessibilité de toutes les femmes blanches qui était en question. » (Susan Brownmiller, Against Our Will: Men, Women, and Rape, op. cit., p. 272.) Plus loin, S. Brownmiller ajoute : « Et qu’en est-il du sifflement de Till, un geste d’adolescent fanfaronnant ? Nous sommes à juste titre horrifiés à l’idée que ce sifflement ait pu causer un meurtre mais nous devons accepter le fait qu’Emmett Till et J. W. Millam avaient un point commun. Ils avaient tous deux compris que le sifflement n’était pas juste un geste de séduction ou l’expression d’une admiration pour une jolie cheville. Étant donné l’état dégradé de la situation […] il s’agissait d’une insulte délibérée juste avant l’agression physique, un dernier rappel à Carolyn Bryant que ce garçon noir, Till, avait l’intention de la posséder. » (Ibid., p. 273.)
Alors que S. Brownmiller semble inscrire ce cas dans la catégorie de ceux prouvant le conflit sur la possession, il est perçu dans l’histoire afro-américaine comme une dramatisation tragique de la haine pathologique du Sud et de la peur à l’égard des Afro-Américains. Le corps de Till, mutilé au point d’être méconnaissable, a été vu par des milliers de personnes de sorte que, selon les mots de sa mère, « le monde entier a pu voir ce qu’ils ont fait à mon garçon » (Juan Williams, « Standing for Justice », inEyes on the Prize, Viking, 1987, p. 44.) La tragédie de Till est aussi perçue comme l’un des événements historiques ayant directement influencé l’émergence du mouvement des droits civiques. « [S]ans aucun doute, cela a fait bouger l’Amérique noire d’une manière que la décision de la Cour suprême sur la déségrégation scolaire ne pouvait pas égaler. » (Ibid.) Comme J. Williams l’a fait observer plus tard, « le meurtre d’Emmett Till a eu un impact puissant sur toute une génération de Noirs. C’est cette génération, celle qui était adolescente lorsque Till a été tué, qui allait bientôt réclamer justice et liberté d’une manière jusque-là inconnue en Amérique ».
Présentation du texte de Kimberlé Crenshaw
1Publié pour la première fois dans University of Chicago Legal Forum en 1989, cet article de Kimberlé Crenshaw (professeure de droit à l’Université de Chicago) est considéré comme l’un des textes fondateurs de la Critical Race Theory, laquelle émerge à la même époque sous l’impulsion de plusieurs juristes dénonçant la persistance de biais discriminatoires et racistes dans le droit états-unien. La particularité de « Demarginalizing the Intersection from Race and Sex » est de défendre la cause des femmes noires en tant que groupe à part entière, souffrant de discriminations ne pouvant être imputées ni à leur condition de femmes exclusivement ni à leur condition de personnes noires uniquement : K. Crenshaw dévoile l’effet spécifique des discriminations subies par les femmes noires parce qu’elles se trouvent à un positionnement particulier, à l’intersection de ces deux dimensions d’oppression que sont la race et le sexe. C’est d’abord par une critique des failles du droit antidiscriminatoire que la notion d’intersectionnalité apparaît, dénonçant la logique juridique qui consiste à inventorier des motifs de discrimination prohibés. En construisant une protection de cette manière, non seulement le droit de la non-discrimination risque d’essentialiser les appartenances, mais surtout il empêche la protection des individus ou groupes sociaux placés en marge de cette définition unidimensionnelle.
2Trente ans après son apparition, et non sans avoir enflammé des débats politiques, le concept d’intersectionnalité est présent dans certaines conventions de droit international, il est appuyé par des travaux de la Cour européenne des droits de l’homme et il s’est largement développé en droit antidiscriminatoire. La perspective intersectionnelle est au cœur des programmes de défense des groupes sociaux subissant des oppressions multiples et combinées. Sur le plan théorique, les questions juridiques et les questions épistémologiques suscitées par le sens et l’usage du concept d’intersectionnalité ont donné lieu, aux États-Unis comme en Europe, à de multiples travaux en théorie du droit, science politique et sciences sociales. L’intersectionnalité a renouvelé les méthodes et les catégories du droit antidiscriminatoire comme celles des sciences sociales en incitant à questionner rigoureusement la spécificité des multiples configurations de pouvoir.
3Isabelle Aubert et Magali Bessone
4« Toutes les femmes sont blanches, tous les Noirs sont des hommes, mais nous sommes quelques-unes à être courageuses [1] » : ainsi s’intitule l’un des rares ouvrages qui aient pour objet la condition des femmes noires. Ce titre va servir de point de départ à mes propres efforts pour développer une critique féministe noire [2], car il présente parfaitement le problème qui découle de la tendance à traiter la race et le genre comme deux catégories d’expérience et d’analyse mutuellement exclusives [3]. Dans le présent article, je me propose d’examiner de quelle manière cette tendance est perpétuée par le cadre unidimensionnel qui domine dans le droit antidiscriminatoire, et comment ce cadre se répercute sur la théorie féministe et les politiques antiracistes. Je mettrai les femmes noires au cœur de mon analyse afin de souligner le contraste qui existe entre l’aspect multidimensionnel de leurs expériences vécues et le cadre unidimensionnel qui déforme ces expériences. Cette juxtaposition permettra non seulement de montrer que les femmes noires sont inexistantes sur le plan théorique, mais aussi d’illustrer de quelle manière ce cadre, qui exporte ses propres limites théoriques, entrave toute tentative d’élargir les analyses féministes et antiracistes. En prenant les femmes noires comme point de départ, on voit clairement comment les conceptions dominantes de la discrimination nous conditionnent à penser la subordination comme un désavantage se produisant le long d’un seul axe catégoriel. Je voudrais suggérer que ce système unidimensionnel élimine les femmes noires de la conceptualisation, de l’identification et de la correction des discriminations liées à la race et au sexe, parce qu’il revient à limiter l’enquête aux expériences des membres des groupes minoritaires qui demeurent privilégiés au moins sous un aspect. En d’autres termes, dans les affaires de discrimination raciale, la discrimination a tendance à être considérée du point de vue des Noirs privilégiés par leur sexe ou par leur classe ; dans les affaires de discrimination sexuelle, l’accent est mis sur les femmes privilégiées par leur race ou par leur classe.
5Concentrer l’attention sur les membres privilégiés marginalise celles qui cumulent les facteurs de discrimination : cela empêche de prendre en compte des plaintes qui ne peuvent pas être comprises comme résultant de facteurs de discrimination distincts. Je suggère en outre que la focalisation sur les membres privilégiés produit une analyse déformée du racisme et du sexisme, car les conceptions de la race et du sexe qui sont alors mobilisées sont fondées sur des expériences qui ne sont qu’un sous-ensemble d’un phénomène beaucoup plus complexe.
6Après avoir examiné de quelle manière ce cadre unidimensionnel se manifeste dans la doctrine juridique, je montrerai comment il contribue à marginaliser les femmes noires dans la théorie féministe et les politiques antiracistes. Je démontrerai que les femmes noires sont parfois exclues de la théorie féministe et du discours politique antiraciste parce que l’un et l’autre s’appuient sur un ensemble d’expériences particulières qui, souvent, ne reflètent qu’imparfaitement l’interaction du genre et de la race. Or, on ne peut résoudre ces problèmes d’exclusion en se contentant d’inclure les femmes noires dans une structure analytique préétablie. L’expérience intersectionnelle dépasse la somme du racisme et du sexisme : les analyses qui ne prennent pas en compte l’intersectionnalité ne sont pas à même d’identifier correctement ce qui caractérise spécifiquement la subordination des femmes noires. Ainsi, pour que la théorie féministe et le discours politique antiraciste intègrent les expériences et les préoccupations des femmes noires, le dispositif utilisé jusqu’ici pour traduire « l’expérience des femmes » ou « l’expérience des Noirs » en mesures politiques concrètes doit être intégralement repensé et transformé.
7J’évoquerai brièvement deux exemples de développements théoriques et politiques qui sont passés à côté de la situation des femmes noires parce qu’ils ont été incapables de prendre en compte l’intersectionnalité : la critique féministe du viol et de l’idéologie des sphères séparées, ainsi que les débats relatifs aux politiques publiques concernant des ménages qui, au sein de la communauté noire, sont dirigés par des femmes [4].
I. Le cadre antidiscriminatoire
I.1. L’expérience de l’intersectionnalité et la réponse du droit
8Pour aborder le problème de l’intersectionnalité, on peut commencer par examiner la manière dont les tribunaux formulent et interprètent les histoires des plaignantes noires. Je ne prétends pas connaître tous les détails des affaires dont je vais parler. Mais comme je pense que la manière dont les tribunaux interprètent les plaintes déposées par des femmes noires fait elle-même partie de l’expérience de ces dernières, un examen – même superficiel – des affaires impliquant des plaignantes noires s’avèrera très révélateur. Afin d’illustrer les difficultés inhérentes au traitement judiciaire de l’intersectionnalité, j’examinerai trois affaires relevant du Titre VII [5] : DeGraffenreid c. General Motors [6], Moore c. Hughes Helicopter [7] et Payne c. Travenol [8].
DeGraffenreid contre General Motors
9Dans l’affaire DeGraffenreid, cinq femmes noires ont porté plainte contre General Motors au motif que le système d’ancienneté de leur employeur perpétuait les effets de la discrimination passée à l’encontre des femmes noires. Les preuves présentées au procès ont révélé que General Motors n’avait tout simplement pas embauché de femmes noires avant 1964 et que toutes les femmes noires embauchées après 1970 avaient perdu leur emploi au nom de leur manque d’ancienneté lors de périodes de récession. Le tribunal de district a rendu un jugement en référé en faveur de l’accusé, invalidant la tentative des plaignantes de se pourvoir en justice non pas en tant que Noirs ou en tant que femmes, mais spécifiquement en tant que femmes noires. Le tribunal a déclaré :
Les plaignantes n’ont pas réussi à citer de décisions indiquant que les femmes noires constituent une catégorie particulière à protéger contre la discrimination. Les recherches de la Cour elle-même n’ont pas non plus permis d’identifier de telles décisions. Les plaignantes ont bien le droit de déposer un recours si elles ont été discriminées. Cependant, elles ne peuvent pas cumuler les recours légaux pour créer un « super recours » et obtenir des réparations au-delà de ce qui a été prévu par le législateur. Ainsi, la requête doit être examinée pour voir si le motif de poursuite repose sur la race, ou sur le sexe, ou encore sur chacune de ces catégories en alternance mais il ne peut reposer sur un mélange des deux [9].
11Même si General Motors n’avait pas embauché de femmes noires avant 1964, le tribunal a relevé que « General Motors avait employé […] des femmes pendant un certain nombre d’années avant la promulgation du Civil Rights Act de 1964 » [10]. Dans la mesure où General Motors avait embauché des femmes, bien que blanches, pendant la période où aucune femme noire n’était embauchée, le système d’ancienneté, selon le tribunal, ne pouvait pas avoir entraîné de discrimination sexuelle. Après avoir refusé d’examiner la plainte pour discrimination sexuelle, la Cour a rejeté la plainte pour discrimination raciale, et a recommandé qu’elle soit regroupée avec une autre affaire de présomption de discrimination raciale contre le même employeur [11]. Les plaignantes ont répondu qu’un tel regroupement irait à l’encontre de leur objectif, puisqu’il ne s’agissait pas seulement d’une revendication raciale, mais d’une action intentée spécifiquement au nom de femmes noires pour des faits de discrimination raciale et sexuelle. L’argument du tribunal a cependant été le suivant :
Rien, dans l’histoire législative associée au Titre VII, n’indique que l’objectif de la loi était de créer une nouvelle catégorie de « femmes noires », dont le statut aurait prévalu sur celui d’homme noir, par exemple. S’il était possible de créer de nouvelles catégories de minorités protégées selon les seuls principes mathématiques de permutation et de combinaison, cela reviendrait clairement à ouvrir la fameuse boîte de Pandore [12].
13Ainsi la Cour a visiblement conclu, soit que le Congrès n’envisageait pas que les femmes noires puissent être discriminées en tant que « femmes noires », soit qu’il n’avait pas l’intention de les protéger lorsqu’une telle discrimination aurait lieu [13]. Dans l’affaire DeGraffenreid, la Cour a refusé de reconnaître que les femmes noires sont confrontées à la combinaison d’une discrimination raciale et d’une discrimination sexuelle. Cela implique que les contours du droit portant sur les discriminations sexuelles et raciales sont respectivement définis par les expériences des femmes blanches et des hommes noirs. Suivant cette perspective, les femmes noires sont protégées tant que leurs expériences coïncident avec celles de l’un ou l’autre de ces deux groupes [14]. Dans les cas où leurs expériences diffèrent, les femmes noires ne peuvent s’attendre qu’à une faible protection tant que prévalent les approches qui ignorent complètement les problèmes d’intersectionnalité, comme dans l’affaire DeGraffenreid.
Moore contre Hughes Helicopter, Inc.
14L’affaire Moore c. Hughes Helicopter, Inc. [15] présente d’une autre manière l’incapacité des tribunaux à comprendre ou à reconnaître les revendications des femmes noires. L’affaire Moore est typique d’un certain nombre de cas dans lesquels les tribunaux ont refusé de considérer les femmes noires comme représentant un groupe particulier dans les affaires de discrimination raciale et sexuelle [16]. Dans l’affaire Moore, la plaignante a déclaré que son employeur, Hughes Helicopter, pratiquait une discrimination raciale et sexuelle dans l’octroi de promotions à des postes hautement qualifiés et à des postes d’encadrement. Moore a présenté des preuves statistiques faisant état, pour les postes d’encadrement, d’une disparité significative entre les hommes et les femmes et d’une disparité un peu moins importante entre les hommes noirs et les hommes blancs [17]. La cour d’appel a confirmé le refus du tribunal de district de reconnaître Moore comme la représentante d’un groupe particulier dans la plainte pour discrimination sexuelle qu’elle a déposée au nom de toutes les femmes de l’entreprise Hughes :
Moore n’a jamais revendiqué devant l’EEOC [Equal Employment Opportunity Commission] qu’elle avait été victime de discrimination en tant que femme, mais seulement en tant que femme noire… Cela soulève de sérieux doutes quant à sa capacité à représenter de façon adéquate les employées blanches [18].
16L’étrange logique qui est à l’œuvre dans l’affaire Moore ne révèle pas seulement la limite du droit antidiscriminatoire et son incapacité à intégrer l’intersectionnalité. Elle révèle également que les expériences des femmes blanches sont centrales dans la manière dont est conçue la discrimination fondée sur le genre. Le tribunal déclare que la plainte déposée par Moore n’implique pas d’allégation de discrimination « à l’égard des femmes ». On pourrait en conclure que la discrimination à l’égard des femmes noires est une chose de moindre importance que la discrimination à l’égard des femmes. Cependant, il est fort probable que la Cour voulait simplement laisser entendre que Moore ne revendiquait pas que toutes les femmes avaient fait l’objet de discrimination mais seulement les femmes noires. Mais même reformulée ainsi, la justification de la Cour demeure problématique pour les femmes noires. La Cour a considéré que Moore ne pouvait entreprendre de représenter toutes les femmes, parce que le fait que celle-ci veuille mentionner sa race a été perçu comme étant en porte-à-faux avec l’accusation selon laquelle l’employeur discriminait « les femmes ».
17La Cour n’a pas su voir que l’absence de référent racial ne veut pas nécessairement dire que la plainte est plus inclusive. Une femme blanche qui dépose plainte pour discrimination sexuelle n’est peut-être pas mieux placée pour représenter toutes les femmes qu’une femme noire qui dépose plainte pour discrimination en tant que femme noire et qui veut représenter toutes les femmes. La formulation « à l’égard des femmes » que la Cour a privilégiée n’est pas nécessairement plus inclusive – elle apparaît comme telle parce que les contours raciaux de la plainte ne sont pas spécifiés.
18Cette préférence du tribunal pour l’expression « à l’égard des femmes » plutôt que « à l’égard des femmes noires » révèle de quelle manière les expériences des femmes blanches représentent la référence implicite de la conceptualisation de la doctrine juridique en matière de discrimination sexuelle. Pour les femmes blanches, déclarer avoir été victimes d’une discrimination fondée sur le sexe est simplement une manière de dire que, si ce n’était en raison de leur genre [but forgender], elles n’auraient pas été défavorisées. Pour elles, il n’est pas besoin de préciser que la discrimination a été exercée envers des femmes blanches parce que leur race ne contribue pas au désavantage pour lequel elles demandent réparation. La conception de la discrimination qui est issue de cette manière de voir considère le privilège racial comme un donné.
19La discrimination à l’égard des femmes blanches est donc la référence en matière de discrimination sexuelle ; les plaintes qui s’écartent de cette référence semblent présenter une sorte de revendication hybride. De façon encore plus significative, comme les revendications des femmes noires sont considérées comme hybrides, elles ne peuvent pas toujours représenter celles qui porteraient plainte pour des faits de discrimination sexuelle « pure ». Ainsi, même si une politique ou une pratique contestée est clairement discriminatoire envers toutes les femmes, le fait qu’elle ait des conséquences particulièrement sévères pour les femmes noires place les plaignantes noires en décalage par rapport aux femmes blanches.
20L’affaire Moore illustre la façon dont le droit antidiscriminatoire est limité en matière de réparation autant que dans sa vision normative. Le fait de refuser à un groupe multi-défavorisé l’autorisation de représenter d’autres personnes mono-défavorisées ruine tout effort visant à restructurer en profondeur le système de répartition des opportunités et réduit les mesures de réparation à n’opérer que des ajustements mineurs au sein d’une hiérarchie stable. Par conséquent, des approches « partant de la base » [bottom-up], qui rassembleraient par exemple toutes les personnes discriminées dans le but de remettre entièrement en cause un système d’emploi, sont exclues par la vision limitée du désavantage et la portée restreinte de la réparation. Si l’habitude était prise de permettre une représentation intersectionnelle « partant de la base », les salariés pourraient accepter l’idée qu’il y a plus à gagner à contester collectivement la hiérarchie qu’à chercher individuellement à protéger ses propres privilèges au sein de la hiérarchie. Mais tant que le droit antidiscriminatoire part du principe que les systèmes d’emploi ne nécessitent que des réajustements mineurs, les possibilités d’avancement des employés défavorisés resteront limitées. Les employés relativement privilégiés auront tout intérêt à conserver leurs avantages et à manipuler les autres pour en obtenir toujours plus. En conséquence, les femmes noires – la catégorie d’employés qui, en raison de son intersectionnalité, est la plus à même de contester toutes les formes de discrimination – se retrouvent essentiellement isolées et doivent souvent se débrouiller seules.
21Dans l’affaire Moore, le tribunal a rejeté la demande de Moore de représenter l’ensemble des Noirs et des femmes. La plaignante a donc été obligée, pour soutenir sa plainte de discrimination sexuelle et raciale, de fournir des preuves statistiques de ce que la discrimination était exercée uniquement à l’encontre des femmes noires [19]. Comme Moore ne pouvait représenter ni les femmes blanches ni les hommes noirs, elle n’a pas pu utiliser l’ensemble des statistiques signalant les cas de disparités sexuelles au sein de l’entreprise Hugues, pas plus qu’elle n’a pu utiliser les statistiques liées à la race. Apporter des preuves statistiques concernant uniquement les femmes noires n’était pas une mince affaire, mais c’était indispensable, puisque la plaignante engageait des poursuites en vertu d’une théorie de la discrimination fondée sur l’effet (ou impact) préjudiciable [disparate impact theory] [20].
22La Cour a encore restreint l’échantillon statistique sur lequel la plaignante pouvait s’appuyer, en n’acceptant de considérer que le nombre de femmes noires dont elle estimait le niveau de qualification suffisant pour occuper des postes de haut niveau et d’encadrement [21]. Selon le tribunal, Moore n’a pas réussi à démontrer qu’il y avait des femmes noires suffisamment qualifiées pour les postes en question au sein de son unité de négociation ou parmi les employées [22]. Enfin, le tribunal a déclaré que même s’il acceptait l’affirmation de Moore selon laquelle le pourcentage de femmes noires occupant des postes d’encadrement aurait dû être équivalent au pourcentage global de femmes noires parmi les employés, il ne trouvait toujours pas d’effet discriminatoire [23]. Étant donné qu’il suffisait de promouvoir deux femmes noires à des postes d’encadrement pour correspondre au pourcentage requis de femmes noires dans cette catégorie d’emploi, le tribunal n’était « pas disposé à convenir qu’un cas d’effet préjudiciable prima facie a[vait] été démontré » [24].
23Les décisions du tribunal concernant la plainte de Moore pour discrimination sexuelle et raciale ne l’ont autorisée à exploiter qu’un échantillon statistique tellement réduit que, même si elle avait prouvé la présence de femmes noires qualifiées, elle n’aurait pas pu démontrer qu’il y avait discrimination selon la théorie de l’effet préjudiciable [disparate impact theory]. L’affaire Moore illustre encore d’une autre manière la façon dont le droit antidiscriminatoire nie pour l’essentiel le caractère particulier des expériences des femmes noires, ce qui conduit à réfuter tout fondement à leurs plaintes pour discrimination.
Payne contre Travenol
24Des difficultés ont également été rencontrées par des plaignantes noires s’efforçant d’être reconnues comme les représentantes d’un groupe dans des actions en justice intentées pour discrimination raciale. Le problème dont il s’agit se pose généralement dans les cas où les statistiques indiquent des disparités significatives entre les travailleurs noirs et blancs, auxquelles s’ajoutent des disparités supplémentaires entre les hommes noirs et les femmes noires. Dans certains cas [25], le refus des tribunaux a reposé sur une logique qui reflète celle de l’affaire Moore : les disparités entre les hommes et les femmes noirs étaient censées créer des conflits d’intérêt tels que les femmes noires ne pouvaient représenter les hommes noirs de manière adéquate. Dans l’une de ces affaires, Payne contre Travenol [26], deux plaignantes noires ont intenté une action collective pour discrimination raciale au nom de tous les employés noirs d’une usine pharmaceutique [27]. Mais le tribunal a refusé d’autoriser les plaignantes à représenter les hommes noirs et a accepté la demande de l’accusé de limiter l’action de groupe aux seules femmes noires. Le tribunal de district a fini par conclure à une discrimination importante au sein de l’usine et a demandé le remboursement d’arriérés de salaire ainsi qu’une meilleure prise en compte de l’ancienneté pour les employées noires. Mais bien qu’une discrimination raciale générale ait été reconnue, la Cour a refusé d’étendre la réparation aux hommes noirs, de peur que leurs intérêts contraires ne soient pas examinés correctement [28] – telles furent les déclarations de la cour d’appel pour la cinquième circonscription [29].
25Il est remarquable qu’en dépit de la similarité des circonstances, les plaignantes de l’affaire Travenol s’en sont mieux sorties que la plaignante de l’affaire Moore : on ne leur a pas refusé l’utilisation de statistiques pertinentes démontrant une tendance générale à la discrimination raciale dans l’entreprise, au motif qu’il n’y avait pas d’homme dans leur catégorie. Cependant, la tentative des plaignantes de représenter tous les employés noirs, comme celle de Moore de représenter toutes les femmes employées, a échoué, à cause de la vision étroite que le tribunal avait des intérêts de groupe.
26Même si Travenol fut en partie une victoire pour les femmes noires, l’affaire montre comment le droit antidiscriminatoire crée un dilemme pour elles. Il les oblige à choisir entre, d’un côté, formuler spécifiquement les aspects intersectionnels de leur subordination, risquant ainsi de compromettre leur capacité à représenter les hommes noirs, et, de l’autre, ignorer l’intersectionnalité afin de formuler et déposer une plainte qui ne conduise pas à exclure les hommes noirs. Si l’on considère les conséquences politiques de ce dilemme, il n’est guère étonnant que nombreux soient ceux, dans la communauté noire, qui considèrent l’expression spécifique des intérêts des femmes noires comme étant dangereusement clivante.
27En résumé, plusieurs tribunaux, pour des raisons différentes, se sont révélés incapables de prendre en compte l’intersectionnalité. Dans l’affaire DeGraffenreid, le tribunal a refusé de reconnaître la possibilité d’une discrimination complexe [compound] à l’encontre des femmes noires et a étudié leur plainte en prenant comme historique de référence l’emploi de femmes blanches. En conséquence, les expériences des femmes blanches en matière d’emploi ont occulté les expériences de discrimination spécifiques des femmes noires.
28Inversement, dans l’affaire Moore, le tribunal a estimé qu’une femme noire ne pouvait pas utiliser de statistiques reflétant la disparité globale entre les sexes dans les emplois qualifiés et d’encadrement, car elle n’avait pas porté plainte pour discrimination en tant que femme, mais « seulement » en tant que femme noire. Le tribunal n’a pas accepté l’idée selon laquelle la discrimination subie par les femmes noires est bien une discrimination fondée sur le sexe – susceptible d’être prouvée par des études statistiques d’un effet préjudiciable portant sur les femmes.
29Enfin, certains tribunaux, tel que celui de l’affaire Travenol, ont estimé que les femmes noires ne peuvent pas représenter l’intégralité du groupe des Noirs en raison de conflits présumés entre hommes et femmes dans les cas où le sexe ajoute un désavantage aux femmes noires. Par conséquent, dans les rares cas où les femmes noires sont autorisées à utiliser l’ensemble des statistiques indiquant un traitement préjudiciable au motif de la race, les hommes noirs ne peuvent pas participer au recours.
30Mes critiques sur la façon dont les femmes noires sont traitées par le droit antidiscriminatoire apparaîtront peut-être incohérentes à certains. Je semble dire, dans un cas, que les plaintes déposées par des femmes noires ont été rejetées et leur expérience niée parce que le tribunal a refusé de reconnaître que l’expérience des femmes noires au travail peut être distincte de celle des femmes blanches. Et en même temps, dans d’autre cas, je dis que les intérêts des femmes noires ont été lésés parce que les plaintes déposées par des femmes noires ont été considérées comme tellement distinctes de celles déposées par des femmes blanches ou des hommes noirs que le tribunal a refusé de reconnaître que les femmes noires puissent représenter un groupe de personnes plus large. Il semble que je devrais dire soit que les femmes noires sont identiques aux femmes blanches et subissent un tort en étant traitées différemment, soit qu’elles sont différentes et subissent un tort en étant traitées de la même façon – mais je ne peux pas dire les deux à la fois.
31Or cette contradiction apparente n’est qu’une autre manifestation des limites conceptuelles des analyses unidimensionnelles que l’intersectionnalité remet en question. Le fait est que les femmes noires peuvent être victimes de discrimination de plusieurs façons ; et la contradiction ressort de ce que nous supposons qu’elles ne peuvent contester qu’un motif d’exclusion à la fois. L’analogie avec une intersection routière est éclairante : lorsque deux routes à double sens se croisent, la circulation se fait dans quatre directions différentes. La discrimination, comme la circulation, peut se faire dans un sens ou dans un autre. Si un accident se produit à une intersection, il peut être causé par des voitures venant de plusieurs directions et, parfois, de toutes les directions. De même, si une femme noire subit un tort parce qu’elle se trouve à l’intersection, le préjudice qu’elle aura subi peut résulter d’une discrimination sexuelle ou d’une discrimination raciale.
32Les décisions judiciaires qui indexent le recours à l’intersectionnalité sur le fait de pouvoir montrer que les femmes noires sont reconnues comme un groupe à part entière sont analogues à la décision que prendrait un médecin, sur le lieu d’un accident, de ne soigner un blessé que si la blessure est reconnue par l’assurance maladie. De la même manière, le fait de n’accorder une aide juridique aux femmes noires que lorsqu’elles montrent que leurs revendications sont fondées sur une injustice ayant pour motif la race ou le sexe équivaut à appeler une ambulance pour la victime seulement après que le conducteur responsable des blessures a été identifié. Or, il n’est pas toujours facile de reconstituer un accident. Parfois, les traces de dérapage et les blessures donnent simplement l’indice d’une simultanéité, ce qui empêche de déterminer quel conducteur a causé les dommages. Dans ces cas-là, il y a une tendance générale à conclure qu’aucun conducteur n’est tenu pour responsable, qu’on ne peut rien faire et que les parties impliquées doivent simplement retourner dans leur voiture et quitter les lieux.
33Au-delà de la métaphore, je cherche à dire que les femmes noires peuvent faire l’expérience de discriminations selon des modalités à la fois similaires et différentes de celles que subissent les femmes blanches et les hommes noirs. Il arrive que l’expérience que font les femmes noires des discriminations soit proche de celle des femmes blanches. Mais il arrive aussi que leurs expériences soient très similaires à celles des hommes noirs. Pourtant, elles subissent souvent une discrimination redoublée – les effets combinés de pratiques discriminatoires fondées sur la race et d’autres fondées sur le sexe. Et parfois encore, elles font l’expérience de la discrimination en tant que femmes noires – laquelle n’est pas l’addition des discriminations raciale et sexuelle, mais celle qu’elles subissent spécifiquement en tant que femmes noires.
34Les expériences des femmes noires n’entrent pas dans les catégories générales du discours sur la discrimination. Comme par ailleurs on insiste constamment sur le fait que les besoins et les demandes des femmes noires doivent être filtrés par des analyses catégorielles qui obscurcissent complètement leurs expériences propres, il est inévitable que leurs besoins soient rarement pris en compte.
I.2. L’importance de traiter l’intersectionnalité en droit
35Les affaires DeGraffenreid, Moore et Travenol sont les manifestations juridiques d’une approche politique et théorique ordinaire de la discrimination qui a pour effet de marginaliser les femmes noires. Incapables de saisir l’importance des expériences intersectionnelles des femmes noires, les tribunaux tout autant que les féministes et théoriciens des droits civils ont traité les femmes noires d’une manière qui niait à la fois la complexité propre à leur situation et le rôle central de leurs expériences pour des groupes plus larges de femmes et de Noirs. Les femmes noires sont perçues soit comme trop semblables aux femmes ou aux Noirs, auquel cas la nature composée de leur expérience disparaît dans les expériences collectives de l’un ou l’autre groupe, soit comme trop différentes de ces groupes, auquel cas leur race noire place leurs besoins et leurs perspectives à la marge des programmes de libération féministes et leur genre féminin les place à la marge des programmes afro-américains.
36On pourrait soutenir que cet échec traduit l’absence de toute volonté politique d’intégrer les femmes noires. Je pense bien plutôt qu’il reflète une inquiétante absence de distance critique vis-à-vis des modes de pensée dominants en matière de discrimination. Considérons d’abord la définition de la discrimination qui semble être en vigueur dans le droit antidiscriminatoire : la discrimination injuste commence par l’identification d’un groupe ou d’une catégorie particulière. Soit la personne qui discrimine identifie intentionnellement cette catégorie, soit est adopté un processus qui a pour effet de désavantager d’une manière ou d’une autre tous les membres de cette catégorie [30]. Selon l’opinion dominante, la personne qui discrimine traite tous les membres d’une même catégorie de race ou de sexe de la même manière. Toute variation expérientielle ou statistique significative au sein de ce groupe suggère soit que le groupe ne fait pas l’objet de discrimination, soit qu’il existe des intérêts contradictoires qui feront échouer toute tentative de dépôt d’une plainte commune [31]. Par conséquent, on ne peut généralement pas combiner ces catégories. En outre, la race et le sexe ne deviennent significatifs que lorsqu’ils ont pour effet de désavantager explicitement les victimes. Comme le fait de privilégier la blanchité ou le genre masculin est implicite, il n’est généralement pas perçu du tout. Cette conception de la discrimination repose sur l’idée selon laquelle le droit antidiscriminatoire condamne l’utilisation de facteurs comme la race ou le genre lorsqu’ils interfèrent dans des décisions qui, sans cela, seraient justes ou neutres. Cette définition procédurale ne s’ancre pas dans un engagement partant de la base [bottom-up] visant à améliorer les conditions concrètes de celles et ceux qui subissent l’interaction de nombreux facteurs. Au contraire, le principal message du droit antidiscriminatoire consiste à dire qu’il n’intervient que pour réguler la manière limitée dont la race ou le sexe interfèrent dans la détermination de certains effets. Cet objectif étroit est facilité par la stratégie « descendante » [top down] qui consiste à mobiliser une analyse causale contrefactuelle [but for analysis] [32] pour déterminer les effets de la race ou du sexe. En raison de l’enjeu limité du droit antidiscriminatoire, les discriminations sexuelles et raciales en viennent à être définies à partir des expériences des personnes qui sont privilégiées à tous égards sauf pour [but for] leurs caractéristiques raciales ou sexuelles. En d’autres termes, le paradigme de la discrimination sexuelle tend à être fondé sur les expériences des femmes blanches ; le modèle de la discrimination raciale tend à être fondé sur les expériences des Noirs les plus privilégiés. On ne conçoit donc les notions de discrimination raciale ou sexuelle que dans leur étroite relation à un ensemble limité de circonstances, dont aucune n’inclut la discrimination à l’égard des femmes noires.
37Si tant est que cette description générale soit exacte, une analogie peut être utile pour décrire de quelle manière les femmes noires sont marginalisées par cette interaction entre le droit antidiscriminatoire et les hiérarchies de race et de genre. Imaginez un sous-sol où seraient réunies toutes les personnes désavantagées du fait de leur race, sexe, classe, préférence sexuelle, âge et/ou capacités physiques. Ces personnes sont empilées les unes sur les autres – les pieds des unes sur les épaules des autres – de sorte que celles qui se trouvent tout en bas subissent l’intégralité des facteurs de désavantage tandis qu’au sommet, la tête de celles qui ne sont désavantagées qu’en raison d’un seul facteur touche le plafond. Ce plafond est en fait le plancher au-dessus duquel résident uniquement les personnes qui ne sont en aucune façon désavantagées. Pour tenter d’améliorer certains aspects de la domination, celles qui se trouvent au-dessus du plafond n’admettent du sous-sol que les personnes qui peuvent dire que « s’il n’y avait » [but for] le plafond, elles se trouveraient aussi dans la pièce supérieure. Il y a une trappe par laquelle peuvent se glisser les personnes qui se trouvent juste sous le plafond. Toutefois, cette trappe n’est en général accessible qu’à celles et ceux qui – en raison de leur désavantage unique et de leur position par ailleurs privilégiée par rapport aux personnes d’en dessous – sont en mesure de s’y faufiler. Les personnes accablées par des désavantages multiples sont dans l’ensemble abandonnées tout en bas, à moins qu’elles ne parviennent d’une quelconque manière à se hisser et rejoindre les groupes autorisés à passer par la trappe.
38Comment cette analogie nous aide-t-elle à saisir la situation des femmes noires ? Le problème est qu’elles ne peuvent recevoir de protection que dans la mesure où leurs expériences sont reconnues comme étant semblables à celles qui peuvent être prises en compte par le droit antidiscriminatoire. Si les femmes noires ne peuvent pas démontrer qu’elles seraient traitées différemment « s’il n’y avait » [but for] leur race ou leur sexe, on ne les invite pas à passer par la trappe ; on leur dit d’attendre dans les marges non protégées jusqu’à ce qu’elles puissent être incluses dans les catégories plus larges et protégées de la race et du sexe.
39Malgré la portée restreinte de cette conception dominante de la discrimination et sa tendance à marginaliser celles et ceux dont l’expérience ne peut être décrite avec ces paramètres limités, cette approche a été considérée comme le cadre de pensée approprié pour traiter toute une série de problèmes. Dans de nombreuses théories féministes et, dans une certaine mesure, dans la politique antiraciste, elle trouve un écho dans la conviction que le sexisme ou le racisme peuvent être discutés de façon pertinente sans prêter attention à la vie des personnes qui ne sont privilégiées en raison ni de leur race, ni de leur sexe, ni de leur classe sociale. En conséquence, la théorie féministe et la politique antiraciste se sont développées au moins partiellement en concevant le racisme comme ce qui arrive à la classe moyenne noire ou aux hommes noirs, et le sexisme comme ce qui arrive aux femmes blanches.
40Lorsqu’on examine la manière dont la communauté féministe et les mouvements de lutte pour les droits civiques ont traité, et traitent encore, les questions qui les préoccupent, on découvre de nombreuses preuves du fait qu’en acceptant le cadre dominant de la discrimination, ils se sont rendus incapables de développer une théorie et une pratique adéquates pour aborder les problèmes d’intersectionnalité. Adopter un cadre unidimensionnel pour penser la discrimination revient non seulement à marginaliser les femmes noires au sein même de mouvements dont elles sont censées être membres, mais cela rend surtout l’obscur objectif de mettre fin au racisme et au patriarcat encore plus difficile à atteindre.
II. Féminisme et femmes noires : « ne sommes-nous pas des femmes ? »
41Curieusement, malgré l’incapacité relative dont font preuve la politique et la théorie féministes à s’adresser concrètement aux femmes noires, la théorie et la tradition féministes empruntent considérablement à leur histoire. Par exemple, l’expression « Ne suis-je pas une femme ? » est devenue un leitmotiv du discours féministe [33]. La leçon de cette puissante formule ne peut pourtant pas être entièrement appréciée si l’on ignore le contexte de son énonciation. J’aimerais le rappeler brièvement, d’une part parce qu’elle a inauguré certains thèmes caractéristiques du traitement féministe de la race, d’autre part parce qu’elle illustre à quel point les expériences des femmes noires offrent une ressource précieuse pour la critique du patriarcat. En 1851, Sojourner Truth déclarait « Ne suis-je pas une femme ? » et contestait l’imagerie sexiste utilisée par des hommes qui cherchaient à justifier que les femmes soient privées du droit de vote [34]. La scène eut lieu lors d’une conférence sur les droits des femmes à Akron, dans l’Ohio ; des perturbateurs blancs, invoquant des images stéréotypées de la « féminité », soutenaient que les femmes étaient trop fragiles et délicates pour assumer les responsabilités d’une activité politique. Lorsque Sojourner Truth se leva pour parler, beaucoup de femmes blanches essayèrent de la faire taire, craignant qu’elle ne détourne l’attention de la question du suffrage des femmes pour la porter vers celle de l’émancipation. Une fois autorisée à parler, Truth raconta les horreurs de l’esclavage et son impact sur les femmes noires en particulier :
Regardez mon bras ! J’ai labouré, planté et récolté des granges entières, et aucun homme ne pouvait faire mieux que moi – et ne suis-je pas une femme ? J’ai travaillé et mangé autant qu’un homme – quand je le pouvais – et enduré aussi bien le fouet ! Et ne suis-je pas une femme ? J’ai mis au monde treize enfants, j’ai vu la plupart d’entre eux vendus comme esclaves, et quand j’ai pleuré avec ma douleur de mère, personne à part Jésus ne m’a entendue – et ne suis-je pas une femme [35] ?
43En utilisant sa propre vie pour révéler la contradiction qui existe entre les mythes idéologiques de la féminité et la réalité de l’expérience des femmes noires, le discours de Truth a fourni une réfutation puissante à l’affirmation selon laquelle les femmes étaient par définition plus faibles que les hommes. Néanmoins, le défi personnel que Truth a lancé à la cohérence du culte de la vraie féminité n’a été utile que dans la mesure où les femmes blanches ont accepté de rejeter les tentatives racistes qui cherchaient à rationaliser la contradiction – au motif que les femmes noires n’étant pas tout à fait de vraies femmes, leur expérience particulière ne nous apprenait rien sur la vraie féminité. Ainsi, en tant que féministe noire du xixe siècle, Truth ne défiait pas seulement le patriarcat ; elle mettait également au défi les féministes blanches, désireuses de prendre en compte l’histoire des femmes noires, de renoncer aux acquis liés au fait d’être blanches.
44Les féministes contemporaines blanches n’ont donc pas hérité du défi que Truth a lancé au patriarcat, mais bien du défi qu’elle a adressé à celles qui les ont précédées. Encore aujourd’hui, la difficulté qu’éprouvent habituellement les femmes blanches à sacrifier leur privilège racial pour renforcer le féminisme les expose à la question fondamentale de Truth. Lorsque les théories et les politiques féministes qui prétendent refléter les expériences des femmes et les aspirations des femmes n’incluent pas les femmes noires ou ne s’adressent pas à elles, les femmes noires doivent demander : « Ne sommes-nous pas des femmes ? » Comment peut-on affirmer savoir ce que « sont les femmes », ou quels sont les « besoins » ou les « croyances » des « femmes », lorsque ces déclarations ne décrivent ni ne servent les besoins, intérêts et expériences des femmes noires ?
45La valeur de la théorie féministe est faible aux yeux des femmes noires parce qu’elle s’énonce depuis un contexte racial blanc rarement explicité. Non seulement les femmes de couleur sont, de fait, négligées, mais leur exclusion est renforcée lorsque les femmes blanches parlent pour et en tant que femmes. La parole universelle qui fait autorité – généralement celle d’une subjectivité masculine blanche se faisant passer pour une objectivité non raciale et non genrée [36] – est simplement transférée à des personnes qui, à l’exception de leur genre, possèdent un grand nombre des mêmes caractéristiques culturelles, économiques et sociales. Lorsque la théorie féministe tente de décrire les expériences des femmes en analysant le patriarcat, la sexualité ou l’idéologie des sphères séparées, elle néglige souvent le rôle de la race. Les féministes ignorent ainsi de quelle manière leur propre race atténue certains aspects du sexisme et même, souvent, les privilégie et contribue à la domination d’autres femmes [37]. Par conséquent, la théorie féministe reste blanche ; le potentiel d’élargissement et d’approfondissement d’une analyse qui s’adresserait aux femmes non privilégiées reste inexploité.
46Les études portant sur les sphères séparées offrent un exemple de la façon dont certaines théories féministes sont étroitement construites à partir des expériences des femmes blanches. La critique de l’idéologie des sphères séparées et de la manière dont elle façonne et limite le rôle des femmes à la fois dans l’espace domestique et dans la vie publique est un thème central de la pensée juridique féministe [38]. Les féministes ont tenté d’exposer et de démanteler l’idéologie des sphères séparées en identifiant et en critiquant les stéréotypes qui ont traditionnellement justifié l’assignation de rôles sociaux distincts aux hommes et aux femmes [39]. Mais la tentative visant à démystifier les justifications idéologiques en faveur de la subordination des femmes offre peu d’indications sur la domination des femmes noires. Étant donné que les expériences servant de base empirique à beaucoup de réflexions féministes sont « blanches », les conclusions théoriques qui en sont tirées sont, au mieux, trop générales et, dans la plupart des cas, erronées [40]. Des affirmations telles que « il est enseigné aux hommes et aux femmes à considérer les hommes comme étant indépendants, capables, puissants ; il est enseigné aux hommes et aux femmes à considérer les femmes comme étant dépendantes, limitées dans leurs capacités et passives » [41] sont fréquentes dans cette littérature. Or ce « constat » néglige les anomalies que créent les courants contraires du racisme et du sexisme. Les femmes et les hommes noirs vivent dans une société qui crée des normes et des attentes de genre que le racisme s’emploie simultanément à nier. Les hommes noirs ne sont pas considérés comme puissants, pas plus que les femmes noires ne sont perçues comme passives. Une démarche qui chercherait à élaborer une explication de la domination de genre dans la communauté noire par l’idéologie des sphères séparées devrait commencer par expliquer la manière dont des forces transversales établissent les normes de genre et comment les conditions de subordination des Noirs les empêchent globalement d’accéder à ces normes. C’est seulement à partir de là que l’on peut commencer à saisir comment le stéréotype du matriarcat pathologique a pesé sur les femmes noires [42] ou pourquoi, au sein du mouvement de libération des Noirs, certains aspiraient à créer des institutions ou à établir des traditions intentionnellement patriarcales [43].
47Les définitions idéologiques et descriptives du patriarcat étant généralement fondées sur les expériences des femmes blanches, les féministes et tous ceux qui sont formés par la littérature féministe sont enclins à commettre une erreur : comme le rôle des femmes noires dans la famille ou dans d’autres institutions noires ne correspond pas toujours aux manifestations bien connues du patriarcat dans la communauté blanche, ils peuvent commettre l’erreur de supposer que les femmes noires sont en quelque sorte épargnées par les normes patriarcales. Par exemple, les femmes noires ont traditionnellement travaillé hors de la sphère domestique dans des proportions largement supérieures à celles des femmes blanches [44]. Une analyse du patriarcat qui mettrait en lumière l’histoire de l’exclusion des femmes blanches du monde du travail pourrait amener à conclure que les femmes noires n’ont pas subi les conséquences de cette configuration de genre spécifique. Pourtant, le fait même que les femmes noires doivent travailler est en contradiction avec les normes soutenant que les femmes n’ont pas à travailler, ce qui crée souvent des problèmes d’ordre personnel, émotionnel et relationnel dans la vie des femmes noires. Ainsi, les femmes noires portent un lourd fardeau non seulement parce qu’elles doivent assumer des responsabilités qui ne sont traditionnellement pas féminines, mais également parce qu’assumer ces responsabilités est parfois interprété au sein de la communauté noire comme une incapacité des femmes noires à obéir aux normes, ou comme une autre manifestation du fléau que le racisme fait peser sur la communauté noire [45]. Il s’agit là d’un des nombreux aspects de l’intersectionnalité qu’il est impossible de comprendre à partir d’une analyse du patriarcat centrée uniquement sur l’expérience blanche.
48Le discours féministe sur le viol offre un autre exemple de la manière dont une théorie issue d’un contexte blanc ignore le caractère multidimensionnel de la vie des femmes noires. Le problème omniprésent du viol est une question politique centrale du programme féministe. Une partie des efforts politiques et intellectuels mobilisés autour de cette question a été consacrée à développer une critique historique du rôle joué par le droit dans la mise en place des limites et des normes de la sexualité et dans la régulation du comportement sexuel féminin [46]. Dans cette interprétation, les premières lois sur les relations sexuelles et sur le viol n’avaient traditionnellement pas pour objectif de protéger les femmes contre les rapports sexuels forcés, mais de protéger et de maintenir un intérêt de propriétaire sur la chasteté féminine [47]. Or, même si c’est à juste titre que les féministes ont critiqué ces objectifs, caractériser les lois sur le viol comme étant le reflet du contrôle masculin sur la sexualité féminine constitue, dans le cas des femmes noires, une explication réductrice et en définitive inadéquate.
49La législation sur le viol ne reflète pas en général le contrôle des hommes sur la sexualité féminine, mais la régulation par les hommes blancs de la sexualité des femmes blanches [48]. Historiquement, il n’y a eu absolument aucun effort institutionnel pour contrôler la chasteté des femmes noires [49]. Dans certains États, les tribunaux sont allés jusqu’à dire aux jurys que, contrairement aux femmes blanches, les femmes noires ne devaient pas être présumées chastes [50]. De plus, s’il est vrai que la tentative de contrôler la sexualité des femmes blanches plaçait les femmes non chastes hors de la protection de la loi, le racisme permettait à une femme blanche de retrouver sa chasteté perdue lorsque l’agresseur présumé était un homme noir [51]. Aucune possibilité de cet ordre n’était offerte aux femmes noires. Le fait de mettre l’accent sur le viol uniquement en tant que manifestation du pouvoir masculin sur la sexualité féminine tend à occulter la manière dont le viol a été utilisé comme une arme de terreur raciale [52]. Lorsque des femmes noires étaient violées par des hommes blancs, elles étaient violées non pas en tant que femmes en général, mais en tant que femmes noires en particulier : leur féminité les rendait sexuellement vulnérables à la domination raciste, tandis que le fait d’être noires les privait de toute protection [53]. Ce pouvoir des hommes blancs était renforcé par un système judiciaire qui rendait quasiment impensable la condamnation d’un homme blanc pour le viol d’une femme noire [54].
50En résumé, les attentes sexistes en matière de chasteté mêlées aux hypothèses racistes sur la promiscuité sexuelle ont créé un ensemble de problèmes tout à fait particuliers pour les femmes noires [55]. Ces questions ont rarement été traitées dans la littérature féministe et apparaissent très peu dans les politiques antiracistes. Le lynchage des hommes noirs, cette pratique institutionnelle légitimée par le contrôle sur la sexualité des femmes blanches, a constitué historiquement, et demeure encore aujourd’hui, la question centrale du programme politique noir en matière de sexualité et de violence. Par conséquent, les femmes noires sont prises au piège entre une communauté noire qui, de manière sans doute compréhensible, considère avec suspicion les tentatives de poursuites judiciaires pour violence sexuelle, et une communauté féministe qui renforce ces soupçons en se concentrant sur la sexualité féminine blanche [56]. Cette suspicion est aggravée par le fait qu’historiquement la protection de la sexualité des femmes blanches a longtemps servi de prétexte pour terroriser la communauté noire. Encore aujourd’hui, certains craignent que les programmes de lutte contre le viol n’aillent à l’encontre des objectifs antiracistes. Tel est le dilemme, à la fois politique et théorique, que crée l’intersection de la race et du genre : les femmes noires sont prises au milieu de courants idéologiques et politiques qui se rejoignent, d’abord pour créer, ensuite pour enterrer, leurs expériences particulières.
51[…]
IV. Prendre en compte l’intersection pour élargir la théorie féministe et la politique antiraciste
52Si l’on veut vraiment œuvrer à libérer les Noirs des contraintes et des conditions qui caractérisent la subordination raciale, alors les théories et les stratégies qui prétendent refléter les besoins de la communauté noire doivent inclure une analyse du sexisme et du patriarcat. De la même manière, le féminisme doit inclure une analyse du racisme s’il veut exprimer les aspirations des femmes non blanches. Ni la politique de libération noire, ni la théorie féministe ne peuvent ignorer les expériences intersectionnelles de celles qu’elles reconnaissent comme des membres à part entière de leurs mouvements. Or, pour inclure les femmes noires, les deux mouvements doivent prendre leurs distances vis-à-vis des approches antérieures soutenant que les expériences pertinentes sont uniquement celles qui sont liées à certaines causes clairement identifiables (par exemple, l’oppression des Noirs n’a de sens que lorsqu’elle est fondée sur la race, celle des femmes lorsqu’elle est fondée sur le genre). Au plan pratique, ces deux mouvements devraient se concentrer sur les chances et les situations de vie des personnes dont il faut se soucier, quelle que soit l’origine de leurs difficultés.
53Comme je l’ai précédemment indiqué, l’incapacité à prendre en compte les complexités de la nature composée de la discrimination ne résulte pas simplement d’un manque de volonté politique. Cet échec est aussi dû à l’influence d’une manière de concevoir la discrimination qui structure la politique et consiste à catégoriser les luttes comme des problèmes uniques. Cette structure importe une vision descriptive et normative de la société qui renforce le statu quo.
54Il est quelque peu incongru que ceux qui se préoccupent de remédier au racisme et au sexisme adoptent une telle approche « descendante » de la discrimination. S’ils commençaient plutôt par vouer leurs efforts à répondre aux besoins et aux problèmes des plus défavorisés et par restructurer et refaire le monde là où c’est nécessaire, alors d’autres personnes, qui sont désavantagées par des facteurs uniques, en bénéficieraient également. En outre, accorder une place centrale à celles qui sont actuellement marginalisées semble être le moyen le plus efficace pour lutter contre les processus de compartimentation des expériences qui minent la possibilité d’actions collectives.
55On peut mettre la question de l’intersection au centre du discours sur les discriminations sans croire nécessairement que se produira dès demain un consensus politique sur l’importance de prendre en compte la vie des plus défavorisées. Pour l’instant, il suffit qu’un tel effort nous encourage à dépasser les conceptions dominantes de la discrimination et à contester la complaisance qui accompagne la croyance en l’efficacité de ce cadre de pensée. Ce faisant, nous pouvons développer un langage qui critique le point de vue dominant et qui fournisse une base pour une activité unificatrice. L’objectif de cette activité devrait être de faciliter l’inclusion des groupes marginalisés de manière à pouvoir dire : « quand ils entrent, nous entrons tous ».
Mots-clés éditeurs : Intersectionnalité, Droit anti-discriminatoire, Antiracisme, Féminisme
Date de mise en ligne : 14/10/2021
https://doi.org/10.3917/drs1.108.0465Notes
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[*]
L’article original est paru en langue anglaise dans : « Demarginalizing the Intersection of Race and Sex: A Black Feminist Critique of Antidiscrimination Doctrine, Feminist Theory and Antiracist Politics », University of Chicago Legal Forum, 1, 1989, p. 139-167. La traduction ici proposée porte sur l’article, à l’exception de la partie III. Reproduit avec l’autorisation de University of Chicago Legal Forum et University of Chicago Law School.
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[1]
Gloria T. Hull, Patricia Bell Scott et Barbara Smith(eds.), But Some of Us Are Brave: Black Women’s Studies: All the Women Are White, All the Blacks Are Men, New York : The Feminist Press, 1982.
-
[2]
Pour une perspective féministe noire du droit, voir les travaux de Judy Scales-Trent, « Black Women and the Constitution: Finding Our Place, Asserting Our Rights (Voices of Experience: New Responses to Gender Discourse) », Harvard Civil Rights-Civil Liberties Law Review, 24 (9), 1989 ; Regina Austin, « Sapphire-Bound! », Wisconsin Law Review, 539, 1989 ; Angela Harris, « Race and Essentialism in Feminist Legal Theory », Stanford Law Review, 42 (3), 1990, p. 581-616 ; et Paulette M. Caldwell, « A Hair Piece: Perspectives on the Intersection of Race and Gender », Duke Law Journal, 1991, p. 365-396.
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[3]
Ce dilemme analytique trouve sa manifestation linguistique la plus courante dans l’usage conventionnel des termes « Noirs et femmes ». Même s’il est vrai que les femmes noires peuvent être comprises dans le terme « Noirs » ou « femmes », le contexte dans lequel ces termes sont utilisés suggère qu’en fait, souvent, les femmes noires ne sont pas prises en compte. Voir, par exemple, Elizabeth Spelman, The Inessential Woman, Beacon Press, 1988, p. 114-115 (traitant d’un article à propos des Noirs et des femmes dans l’armée, où « l’identité raciale des personnes identifiées comme “femmes” n’est explicite que lorsqu’il est fait référence aux femmes noires. Il devient alors clair que la catégorie des femmes exclut les femmes noires »). Il semble que si les femmes noires étaient explicitement incluses, on parlerait de « Noirs et femmes blanches » ou « hommes noirs et toutes les femmes ».
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[4]
[N.d.T.] Le second exemple est développé dans la section III, qui a été ôtée dans la présente traduction.
-
[5]
Loi du Civil Rights Act de 1964, 42 USC § 2000e et suivants, telle que modifiée (1982).
-
[6]
413 F. Supp. 142 (E. D. Mo. 1976).
-
[7]
708 F.2d 475 (9e Cir. 1983).
-
[8]
673 F.2d 798 (5e Cir. 1982).
-
[9]
DeGraffenreid, 413 F. Supp. p. 143.
-
[10]
Ibid., p. 144.
-
[11]
Dans l’affaire Mosley c. General Motors, 497 F. Supp. 583 (E. D. Mo. 1980), les plaignants, alléguant une discrimination raciale généralisée dans les installations de General Motors à St. Louis, ont en partie obtenu gain de cause en vertu du Titre VII. Le système d’ancienneté contesté dans l’affaire DeGraffenreid n’a cependant pas été pris en compte dans l’affaire Mosley.
-
[12]
Ibid., p. 145.
-
[13]
Il est intéressant de noter qu’aucun tribunal n’a utilisé un argument semblable pour rejeter la plainte déposée par un homme blanc pour discrimination inversée – en arguant que les plaintes liées au sexe et à la race ne peuvent être combinées car le Congrès n’a pas prévu de protéger les groupes composés. Or, dans les cas de discrimination inversée, les hommes blancs sont dans la même situation que les plaignantes frustrées de l’affaire DeGraffenreid : s’ils sont tenus de présenter leurs demandes séparément, les hommes blancs ne peuvent pas prouver qu’il y a discrimination raciale parce que les femmes blanches ne sont pas discriminées et ils ne peuvent pas prouver qu’il y a discrimination sexuelle parce que les hommes noirs ne font pas l’objet de discrimination. Pourtant, il semble que les tribunaux ne reconnaissent pas la nature composée de la plupart des cas de discrimination inversée. Le fait que les plaintes des femmes noires soulèvent automatiquement la question de la discrimination composée mais pas les cas de discrimination inversée des hommes blancs suggère que la notion de composition [compoundedness] dépend d’une manière ou d’une autre d’une norme implicite, non pas neutre, mais masculine et blanche. Ainsi, les femmes noires sont perçues comme un groupe composé parce qu’elles sont décalées de deux niveaux par rapport à la norme des hommes blancs, tandis que les hommes blancs ne sont visiblement pas perçus comme un groupe composé parce qu’ils représentent d’une certaine manière la norme.
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[14]
Tous les tribunaux qui ont traité ce problème n’ont pas nécessairement adopté l’approche de l’affaire DeGraffenreid. En effet, certains tribunaux ont conclu que les femmes noires étaient protégées par le Titre VII. Voir par exemple Jefferies c. Harris Community Action Ass’n., 615 F.2d 1025 (5e Cir.), 1980. Mais le fait même que les plaintes déposées par des femmes noires soient considérées comme aberrantes suggère que la doctrine relative à la discrimination sexuelle est centrée sur les expériences des femmes blanches. Même les tribunaux ayant conclu que les femmes noires sont protégées semblent avoir reconnu que les plaintes qu’elles ont déposées soulèvent des questions qui ne se présentent pas dans les affaires de discrimination sexuelle « standard ». Voir Elaine W. Shoben, « Compound Discrimination: The Interaction of Race and Sex in Employment Discrimination », New York University Law Review, 55 (793), 1980, p. 803-804, (critiquant l’utilisation par Jefferies d’une analyse « sex-plus » pour créer un sous-groupe de femmes noires).
-
[15]
708 F.2d 475.
-
[16]
Voir aussi Moore contre National Association of Securities Dealers, 27 E.P. D. (C.C.H.) 32,238 (D. D.C. 1981) ; et voir Edmondson c. Simon, 86 F.R.D. 375 (N. D. 111980) (où la Cour était réticente à l’idée de considérer comme une question juridique le fait qu’aucune femme noire ne puisse représenter sans conflit les intérêts à la fois des Noirs et des femmes).
-
[17]
708 F.2d 479. Entre janvier 1976 et juin 1979, les trois années pendant lesquelles Moore a déclaré avoir été écartée des promotions, le pourcentage d’hommes blancs occupant des postes d’encadrement de haut niveau est passé de 70,3 à 76,8 %, celui des hommes noirs de 8,9 à 10,9 %, celui des femmes blanches de 1,8 à 3,3 % et celui des femmes noires de 0 à 2,2 %. La proportion globale hommes/femmes dans les cinq premiers échelons de postes a varié de 100/0 % en 1976 à 98/1,8 % en 1979. La proportion blanc/Noir était de 85/3,3 % en 1976 et de 79,6/8 % en 1979. La proportion globale hommes/femmes dans les postes d’encadrement était de 98,2 % pour 1,8 % en 1976 et de 93,4 % pour 6,6 % en 1979 ; la proportion Noir/blanc pendant la même période a évolué de 78,6 % pour 8,9 % à 73,6 % pour 13,1 %.
En ce qui concerne les promotions aux échelons les plus élevés, les pourcentages étaient pires encore. Entre 1976 et 1979, le pourcentage d’hommes blancs occupant ces postes est passé de 85,3 à 77,9 %, celui des hommes noirs de 3,3 à 8 %, celui des femmes blanches de 0 à 1,4 % et celui des femmes noires de 0 à 0 %. Dans l’ensemble, en 1979, 98,2 % des employés des plus hauts niveaux étaient des hommes ; 1,8 % étaient des femmes. -
[18]
708 F. 2d, 480 (nos italiques).
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[19]
Ibid., p. 484-486.
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[20]
Selon la théorie de l’effet (ou impact) préjudiciable (disparate impact theory) qui prévalait à l’époque, le plaignant devait introduire des statistiques suggérant qu’une politique ou une procédure affectait de manière disproportionnée les membres d’un groupe protégé. L’employeur pouvait réfuter cette preuve en montrant que cette règle répondait à une nécessité de l’entreprise. Le plaignant contrait ensuite la réfutation en démontrant qu’il existait une alternative moins discriminatoire. Voir, par exemple, Griggs c. Duke Power, 401 U.S. 424 (1971) ; Connecticut c. Teal, 457 U.S. 440 (1982). Une question centrale dans un cas d’effet préjudiciable est de savoir si l’impact prouvé est statistiquement significatif. Une question connexe a trait à la manière dont le groupe protégé est défini. Dans de nombreux cas, une plaignante noire préférera utiliser des statistiques qui incluent des femmes blanches et/ou des hommes noirs pour indiquer que la politique en question affecte en fait de manière disproportionnée la catégorie protégée. Si, comme dans l’affaire Moore, la plaignante ne peut utiliser que des statistiques concernant les femmes noires, il se peut qu’il n’y ait pas assez de femmes noires employées pour créer un échantillon statistiquement significatif.
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[21]
Ibid., p. 484.
-
[22]
Le tribunal a étayé sa conclusion concernant les emplois de haut niveau par des statistiques réalisées pour la région métropolitaine de Los Angeles indiquant qu’il n’y avait que 0,2 % de femmes noires dans des catégories d’emploi comparables. Ibid., p. 485 n. 9.
-
[23]
Ibid., p. 486.
-
[24]
Ibid.
-
[25]
Voir Strong c. Arkansas Blue Cross & Blue Shield, Inc, 87 F.R.D. 496 (E. D. Ark. 1980) ; Hammons c. Folger Coffee Co., 87 F.R.D. 600 (W. D. Mo. 1980) ; Edmondson c. Simon, 86 F.R.D. 375 (N. D. Ill 1980) ; Vuyanich c. Republic National Bank of Dallas, 82 F.R.D. 420 (N. D. Tex. 1979) ; Colston c. Maryland Cup Corp. 26 Fed. Rules Serv. 940 (D. Md. 1978).
-
[26]
416 F. Supp. 248 (N. D. Miss. 1976).
-
[27]
Le procès a commencé le 2 mars 1972 avec une plainte déposée par trois employés voulant représenter un groupe de personnes présumées victimes de discrimination raciale. Par la suite, les plaignants ont modifié la plainte pour y ajouter une allégation de discrimination sexuelle. Parmi les premiers plaignants, il y avait un homme noir et deux femmes noires. Au cours de la période de trois ans entre le dépôt de la plainte et le procès, le seul plaignant masculin a reçu l’autorisation du tribunal de se retirer pour des raisons religieuses. (Ibid., p. 250.)
-
[28]
Comme l’a souligné l’opinion dissidente dans l’affaire Travenol, il n’y avait plus aucune raison d’exclure les hommes noirs du champ d’application du recours après que l’avocat avait présenté des preuves suffisantes pour étayer une conclusion de discrimination à l’encontre des hommes noirs. Si la raison pour exclure les hommes noirs résidait dans le conflit potentiel entre les hommes noirs et les femmes noires, alors « dans ce cas, pour paraphraser un vieil adage, la preuve de la capacité des plaignants à représenter les intérêts des hommes noirs était fournie par la représentation même de ceux-ci » (673 F.2d, 837-838).
-
[29]
673 F.2d 798 (5e Cir. 1982).
-
[30]
Dans une grande partie du droit antidiscriminatoire, la présence d’une intention de discrimination distingue la discrimination illégale de la discrimination légale. Voir Washington contre Davis, 426 U.S. 229, 239-245 (1976) (preuve de l’objectif discriminatoire requise pour établir la violation de la clause d’égale protection). Toutefois, en vertu du Titre VII, la Cour a estimé que des données statistiques montrant un effet préjudiciable peuvent suffire à étayer un constat de discrimination. Voir Griggs, 401 U.S., 432. La question de savoir si la distinction entre les deux analyses subsistera est ouverte. Voir Wards Cove Packing Co. c. Atonio, 109 S. Ct. 2115, 2122-2123 (1989) (les plaignants doivent montrer davantage qu’une simple disparité pour étayer un cas prima facie d’effet préjudiciable). Pour une discussion des visions normatives concurrentes qui sous-tendent les analyses en termes d’intentions ou d’effets, voir Alan David Freeman, « Legitimizing Racial Discrimination Through Antidiscrimination Law: A Critical Review of Supreme Court Doctrine », Minnesota Law Review, 804, 1978, p. 1049-1119.
-
[31]
Voir, par exemple, Moore, 708 F.2d, 479.
-
[32]
[N.d.T.] En droit, le « test » « but for » désigne un type de raisonnement utilisé dans l’établissement des causes (de fait) d’un événement. Le test permet d’établir la cause immédiate de l’événement. Kimberlé Crenshaw le mobilise ici dans une logique contrefactuelle. Afin de rendre sensibles les nuances de l’expression « but for », le choix a été fait de ne pas la traduire d’une manière uniforme et donc appauvrissante – les occurrences de « but for » sont signalées dans le corps du texte.
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[33]
Voir Phyliss Palmer, « The Racial Feminization of Poverty: Women of Color as Portents of the Future for All Women », Women’s Studies Quarterly, 11 (3-4), automne 1983 (qui pose la question de savoir pourquoi « les femmes blanches du mouvement féministe n’avaient pas créé d’alliances plus efficaces et continues avec les femmes noires » alors que « simultanément […] Les femmes noires [étaient] devenues des héroïnes pour le mouvement féministe, une position symbolisée par la référence constante à Sojourner Truth et sa célèbre question, “ Ne suis-je pas une femme” ? »).
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[34]
Voir Paula Giddings, When and Where I Enter: The Impact of Black Women on Race and Sex in America, William Morrow and Co, 1e éd., 1984, p. 54.
-
[35]
Eleanor Flexner, Century of Struggle: The Women’s Rights Movement in the United States, Cambridge : Belknap Press of Harvard University Press, 1975, p. 91. Voir aussi Bell Hooks, Ain’t I a Woman: Black Women and Feminism, South End Press, 1981, p. 159-160 [N.d.T. : l’ouvrage a été traduit en français dans : Ne suis-je pas une femme ? Femmes noires et féminisme, trad. O. Potot, Paris : Cambourakis, 2015].
-
[36]
« “L’objectivité” est en soi un exemple de la réification de la pensée masculine blanche. » Gloria T. Hullet al. (eds.), But Some of Us Are Brave, op. cit., p. XXV.
-
[37]
Par exemple, de nombreuses femmes blanches ont pu pénétrer dans des lieux auparavant réservés aux hommes blancs, non pas en réorganisant fondamentalement le travail des hommes en fonction de celui des femmes, mais en transférant en grande partie leurs responsabilités « féminines » aux femmes pauvres et à celles faisant partie de minorités.
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[38]
Les féministes évoquent souvent le fait que les normes et les stéréotypes de genre renforcent la subordination des femmes en justifiant leur exclusion de la vie publique et en glorifiant leur rôle dans la sphère privée. Le droit a historiquement joué un rôle dans le maintien de cette subordination en imposant l’exclusion des femmes de la vie publique et en n’intervenant guère dans la sphère privée. Voir, par exemple, Deborah L. Rhode , « Association and Assimilation », Northwerstern University Law Review, 81, 1986, p. 106-145 ; Frances Olsen, « From False Paternalism to False Equality: Judicial Assaults on Feminist Community, Illinois 1869-1895 », Michigan Law Review, 84 (7), 1986, p. 1518-1541 ; Martha Minow, « Foreword: Justice Engendered », Harvard Law Review, 101, 1987, p. 10-95 ; Nadine Taub et Elizabeth M. SChneider, « Perspectives on Women’s Subordination and the Role of Law », in David Kairys (ed.), The Politics of Law, Pantheon Books, 1982, p. 117-139.
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[39]
Voir supra note 38.
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[40]
Cette critique est une illustration particulière d’une affirmation plus générale selon laquelle le féminisme a été bâti sur l’expérience des femmes blanches de classe moyenne. Par exemple, les premiers textes féministes tels que The Feminine Mystique de Betty Friedan, W. W. Norton, 1963, ont placé les problèmes de la classe moyenne blanche au centre du féminisme et ont ainsi contribué à son rejet dans la communauté noire. Voir Bell Hooks, Ain’t I a Woman: Black Women and Feminism, op. cit., p. 185-196 (notant que le féminisme était évité par les femmes noires parce que le programme de classe moyenne blanche qu’il proposait ignorait les préoccupations des femmes noires).
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[41]
Richard A. Wasserstrom, « Racism, Sexism and Preferential Treatment: An Approach to the Topics », UCLA Law Review, 24, 1977, p. 581, 588. Je n’ai pas choisi cette phrase parce qu’elle serait typique de la plupart des déclarations féministes à propos des sphères distinctes : la plupart des discussions ne sont pas aussi simplistes que la déclaration audacieuse présentée ici. Voir, par exemple, Nadine Taub et Elizabeth M. Schneider, « Perspectives on Women’s Subordination and the Role of Law », op. cit., p. 117-139.
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[42]
Par exemple, les familles noires ont parfois été considérées comme pathologiques, en grande partie à cause de la divergence des femmes noires par rapport à la norme féminine de la classe moyenne blanche. La version la plus tristement célèbre de cette opinion se trouve dans le rapport Moynihan qui attribue de nombreux maux de la communauté noire à une structure familiale supposée pathologique. Pour une analyse du rapport et de sa reprise contemporaine, voir p. 163-165.
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[43]
Voir Bell Hooks, Ain’t I a Woman: Black Women and Feminism, op. cit., p. 94-99 (qui traite de la montée de l’imagerie sexiste dans le mouvement de libération des Noirs pendant les années 1960).
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[44]
Voir Jacqueline Jones, Labor of Love, Labor of Sorrow; Black Women, Work, and the Family from Slavery to the Present, Basic Books, 1985 ; Angela Davis, Women, Race and Class, Random House, 1981.
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[45]
Comme l’a fait remarquer Elizabeth Higginbotham, « les femmes qui, souvent, ne se conforment pas aux rôles sexuels “appropriés” ont été dépeintes comme inadaptées et se sentent inadaptées – même si, en tant que femmes, elles possèdent des traits reconnus comme positifs dans la société lorsqu’ils appartiennent à des hommes. Ces femmes sont stigmatisées parce que leur manque d’adhésion aux rôles de genre attendus est considéré comme une menace pour le système de valeurs » (Elizabeth Higginbotham, « Two Representative Issues in Contemporary Sociological Work on Black Women », in Gloria T. Hullet al. (eds.), But Some of Us Are Brave, op. cit., p. 95).
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[46]
Voir, pour une approche générale, Susan Brownmiller, Against Our Will: Men, Women, and Rape, Simon and Schuster, 1975 ; Susan Estrich, Real Rape, Harvard University Press, 1987.
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[47]
Voir Susan Brownmiller, Against Our Will: Men, Women, and Rape, op. cit., p. 17 ; et pour une approche générale, Susan Estrich, Real Rape, op. cit.
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[48]
Un des dilemmes théoriques majeurs du féminisme, qui est largement occulté par l’universalisation de l’expérience de la femme blanche, est que les expériences qui sont décrites comme une manifestation du contrôle masculin sur les femmes peuvent être au lieu de cela une manifestation du contrôle du groupe dominant sur tous les groupes dominés. Il en ressort que des hommes non dominants peuvent ne pas s’identifier au comportement, aux croyances ou aux actions en question, ne pas y participer, n’avoir aucun rapport avec ces pratiques, et être eux-mêmes victimes du pouvoir « masculin ». Dans d’autres contextes, cependant, « l’autorité masculine » peut inclure des hommes non blancs, en particulier dans la sphère privée. Les tentatives pour réfléchir plus clairement à la question de savoir quand les femmes noires sont dominées en tant que femmes et quand elles sont dominées en tant que femmes noires sont directement liées à la question de savoir quand le pouvoir est masculin et quand il est masculin et blanc.
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[49]
Voir la note de Jennifer Wriggins, « Rape, Racism, and the Law », Harvard Women’s Law Journal, 6, 1983, p. 103-141, ici : p. 117-123 (qui examine les données, dans l’histoire et aujourd’hui, qui indiquent que les femmes noires ne sont généralement pas considérées comme chastes). Voir également Bell Hooks, Ain’t I a Woman: Black Women and Feminism, op. cit., p. 54 (indiquant que les images stéréotypées de la féminité noire pendant l’esclavage provenaient du le mythe selon lequel « toutes les femmes noires étaient immorales et sexuellement libres ») ; Beverly Smith, « Black Women’s Health: Notes for a Course », in Gloria T. Hullet al. (eds.), But Some of Us Are Brave, op. cit., p. 110 (notant que « … les hommes blancs ont justifié pendant des siècles leurs abus sexuels sur les femmes noires en affirmant que nous sommes libertines, toujours “partantes” pour une relation sexuelle »).
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[50]
La déclaration suivante n’a d’inhabituel que sa franchise : « Ce qui a été dit par certains de nos tribunaux, à savoir qu’une femme non chaste est une exception relativement rare, est sans doute vrai lorsque la population est composée en grande partie de personnes de race caucasienne, mais ce serait refuser de voir la réalité que d’adopter cette règle alors qu’une autre race largement immorale constitue une partie significative de la population. » Dallas contre State, 76 Fla. 358, 79 So. 690 (1918), cité par J. Wriggins, « Rape, Racism, and the Law », article cité, p. 121. C’est précisément ce point de vue qu’un commentateur épousait en 1902 : « J’entends parfois parler de femmes noires vertueuses, mais l’idée est si inconcevable pour moi […] que je ne peux imaginer une créature telle qu’une femme noire vertueuse. » (Ibid., p. 82.) De telles images persistent dans la culture populaire. Voir Paul Grein, « Taking Stock of the Latest Pop Record Surprises », Los Angeles Times, p. 1 § 6 (7 juillet 1988) (rappelant la polémique de la fin des années 1970 autour d’une chanson des Rolling Stones qui comprenait cette phrase : « les filles noires veulent juste se faire baiser toute la nuit »). L’opposition à ces stéréotypes si négatifs a parfois pris la forme d’un conservatisme sexuel. « Une réaction désespérée à ce mythe calomnieux est la tentative […] de se conformer aux versions les plus strictes de la morale patriarcale. » Beverly Smith, « Black Women’s Health », op. cit., p. 111. Une partie de cette réaction se reflète dans les attitudes et les politiques des écoles noires notoirement strictes dans la réglementation du comportement des étudiantes. Voir Gail Elizabeth Wyatt, « The Sexual Experience of Afro-American Women », in Martha Kirkpatrick (ed.), Women’s Sexual Experience: Exploration of the Dark Continent, New York : Springer US, 1982, p. 24 (notant « les différences entre les universités à prédominance afro-américaine, où il y avait beaucoup plus de surveillance des comportements sexuels, et la majorité des collèges blancs, où il y avait moins de couvre-feux et de restrictions imposées aux résidents »). Toute tentative qui chercherait à comprendre et à critiquer l’accent mis sur la vertu noire sans se concentrer sur l’idéologie raciste qui place la vertu hors de portée des femmes noires serait incomplète et probablement incorrecte.
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[51]
En raison de la façon dont le système juridique considérait la chasteté, les femmes noires ne pouvaient pas être victimes de viol. Un commentateur a noté que « selon les stéréotypes en vigueur, les femmes noires ne peuvent pas être considérées comme chastes. Ainsi, les accusations de viol de femmes noires étaient automatiquement écartées et la question de la chasteté n’était discutée que dans les cas où la plaignante était une femme blanche », Jennifer Wriggins, « Rape, Racism, and the Law », article cité, p. 126. Les plaintes pour viol émanant de femmes noires n’étaient jamais prises au sérieux, quelle que soit la race de l’auteur du viol. Un juge a déclaré en 1912 : « Dans ce tribunal, la parole d’un nègre ne vaudra jamais contre la parole d’un homme blanc [concernant un viol]. » (Ibid., p. 120.) D’autre part, le lynchage était considéré comme une réponse efficace au viol d’une femme blanche par un Noir. Le viol d’une femme blanche par un homme noir étant « un crime plus horrible que la mort », la seule façon d’apaiser la rage de la société et de rendre à la femme son intégrité était de tuer brutalement l’homme noir. (Ibid., p. 125.)
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[52]
Voir « The Rape of Black Women as a Weapon of Terror », in Gerda Lerner (ed.), Black Women in White America, Pantheon Books, 1972, p. 172-193 [NdT : l’ouvrage a été traduit en français dans : De l’esclavage à la ségrégation. Les femmes noires dans l’Amérique des Blancs, trad. H. Étienne et H. Francès, Paris : Denoël, Gonthier, 1975]. Voir également Susan Brownmiller, Against Our Will: Men, Women, and Rape, op. cit. Même lorsque S. Brownmiller reconnaît l’utilisation du viol comme arme de terreur raciale, elle résiste à l’idée de faire des femmes noires un « cas particulier » en apportant la preuve que les femmes blanches ont également été violées par le Ku Klux Klan. (Ibid., p. 139.) Que l’on considère ou non le viol raciste des femmes noires comme un « cas particulier », ces expériences sont probablement différentes. En tous les cas, la façon dont S. Brownmiller traite le sujet soulève de sérieuses questions sur la possibilité de défendre une analyse du patriarcat sans prendre en compte ses multiples intersections avec le racisme.
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[53]
Gerda Lerner (ed.), Black Women in White America, op. cit., p. 173.
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[54]
Pour un panorama général, voir Jennifer Wriggins, « Rape, Racism, and the Law », article cité, p. 103.
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[55]
Paula Giddings note l’effet combiné des stéréotypes sexuels et raciaux : « On voyait les femmes noires avoir toutes les qualités inférieures des femmes blanches sans aucune de leurs vertus. » (Paula Giddings, When and Where I Enter, op. cit., p. 82.)
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[56]
Le traitement de l’affaire Emmett Till par Susan Brownmiller montre pourquoi la politisation de la lutte contre le viol dérange certains Afro-Américains. Malgré les efforts tout à fait louables de S. Brownmiller pour discuter ailleurs la question du viol des femmes noires et la place du racisme dans la représentation délirante de l’homme noir comme menace, son analyse de l’affaire Till place la sexualité des femmes blanches, plutôt que le terrorisme racial, au centre des préoccupations. S. Brownmiller déclare : « Rarement une affaire n’avait aussi clairement exposé les antagonismes profonds entre les groupes d’hommes quant à l’accès aux femmes, car ce qui a commencé dans le magasin de Bryant ne doit pas être interprété comme un flirt innocent. […] Concrètement, c’est l’accessibilité de toutes les femmes blanches qui était en question. » (Susan Brownmiller, Against Our Will: Men, Women, and Rape, op. cit., p. 272.) Plus loin, S. Brownmiller ajoute : « Et qu’en est-il du sifflement de Till, un geste d’adolescent fanfaronnant ? Nous sommes à juste titre horrifiés à l’idée que ce sifflement ait pu causer un meurtre mais nous devons accepter le fait qu’Emmett Till et J. W. Millam avaient un point commun. Ils avaient tous deux compris que le sifflement n’était pas juste un geste de séduction ou l’expression d’une admiration pour une jolie cheville. Étant donné l’état dégradé de la situation […] il s’agissait d’une insulte délibérée juste avant l’agression physique, un dernier rappel à Carolyn Bryant que ce garçon noir, Till, avait l’intention de la posséder. » (Ibid., p. 273.)
Alors que S. Brownmiller semble inscrire ce cas dans la catégorie de ceux prouvant le conflit sur la possession, il est perçu dans l’histoire afro-américaine comme une dramatisation tragique de la haine pathologique du Sud et de la peur à l’égard des Afro-Américains. Le corps de Till, mutilé au point d’être méconnaissable, a été vu par des milliers de personnes de sorte que, selon les mots de sa mère, « le monde entier a pu voir ce qu’ils ont fait à mon garçon » (Juan Williams, « Standing for Justice », inEyes on the Prize, Viking, 1987, p. 44.) La tragédie de Till est aussi perçue comme l’un des événements historiques ayant directement influencé l’émergence du mouvement des droits civiques. « [S]ans aucun doute, cela a fait bouger l’Amérique noire d’une manière que la décision de la Cour suprême sur la déségrégation scolaire ne pouvait pas égaler. » (Ibid.) Comme J. Williams l’a fait observer plus tard, « le meurtre d’Emmett Till a eu un impact puissant sur toute une génération de Noirs. C’est cette génération, celle qui était adolescente lorsque Till a été tué, qui allait bientôt réclamer justice et liberté d’une manière jusque-là inconnue en Amérique ».