Notes
-
[1]
Philippe Descola, L’écologie des autres, l’anthropologie et la question de la nature, Versailles : Éditions Quae, 2011, not. p. 81.
-
[2]
Armel Campagne, Le capitalocène. Aux racines historiques du dérèglement climatique, Paris : Divergences, 2017.
-
[3]
Sommet mondial de l’alimentation, 1996.
-
[4]
Pierre Charbonnier, « La nature est-elle un fait social comme les autres ? Les rapports collectifs à l’environnement à la lumière de l’anthropologie », Cahiers philosophiques, 132, 2013, p. 75-95.
-
[5]
Alberto Acosta, Le Buen Vivir, Paris : Utopia, 2014.
-
[6]
FAO, L’état de la sécurité alimentaire et de la nutrition dans le monde, 2017, <http://www.fao.org/state-of-food-security-nutrition/fr/>.
-
[7]
Intergovernmental Panel on Climate Change (IPCC) : <https://www.ipcc.ch/report/sr15/>.
-
[8]
Michel Serres, Le contrat naturel, Paris : Flammarion, 1992 (rééd. Champs essais, 2009 et Le Pommier, 2018).
-
[9]
Olivier De Schutter, « The Political Economy of Food Systems Reform », European Review of Agricultural Economics, 44, 2017, p. 540-566 ; Marcel Mazoyer et al., « Rapport sur le développement dans le monde, Banque mondiale, L’agriculture au service du développement. Résumé et commentaires », Mondes en développement, 143, 2008, p. 117-136.
-
[10]
IPES Food, « Too Big to Feed », 2017, <http://www.ipes-food.org/images/Reports/Concentration_FullReport.pdf> ; D. Streifeld, « Tech Giants as Threats, not Saviors », New York Times International Weekly, 24 octobre 2017.
-
[11]
Ole Petter Ottersen et al., « The Lancet-University of Oslo Commission on Global Governance of Health. The Political Origins of Health Inequity: Prospects for Change », The Lancet, 383, 2014, p. 630-667.
-
[12]
François Collart Dutilleul, La Charte de La Havane : pour une autre mondialisation, Paris : Dalloz, coll. « Tiré à part », 2018.
-
[13]
Marcel Mazoyer et Laurence Roudart, Histoire des agricultures du monde, Paris : Points, 2002, not. p. 17 et suiv.
-
[14]
Alan D. Dangour et al., « Food Systems, Nutrition and the Environment », The Lancet Planetary Health, 1, 2017, p. e8-e9 ; Bleuenn Le Sauze, « AFTERRES 2050, un plan pour sauver la ferme France », Alternatives économiques, 356, 2016, p. 62-64.
-
[15]
Sarah Whitmee et al., « Safeguarding Human Health in the Anthropocene Epoch: Report of The Rockefeller Foundation-Lancet Commission on Planetary Health », The Lancet, 386, 2015, p. 1973-2028.
-
[16]
Conseil économique et social des Nations unies (CES), Draft Principles on Human Rights and the Environment, 1994, <https://www1.umn.edu/humanrts/instree/1994-dec.htm>.
-
[17]
V. supra, note 11.
-
[18]
Alessandro R Demaio et Johan Rockström, « Human and Planetary Health: Towards a Common Language », The Lancet, 386, 2015, p. e36-e37.
-
[19]
OMS, 1946, Préambule de la Constitution de l’OMS, <http://www.who.int/about/definition/en/print.html>.
-
[20]
V. aussi MH. Forouzanfar et al., « Global, Regional, and National Comparative Risk Assessment of 79 Behavioral, Environmental and Occupational, and Metabolic Risks or Clusters of Risks in 188 Countries, 1990-2013 A Systematic Analysis for the Global Burden of Disease Study 2013 », The Lancet, 386, 2015, <http://dx.doi.org/10.1016/S0140-6736(15)00128-2> ; International Food Policy Research Institute (IFPRI), Global Nutrition Report 2016: From Promise to Impact: Ending Malnutrition by 2030, 2016, <http://www.ifpri.org/publication/global-nutrition-report-2016-promise-impact-ending-malnutrition-2030>.
-
[21]
FAO, Rapport : L’avenir de l’alimentation et de l’agriculture. Tendances et défis. aperçu général, 2016 : <http://www.fao.org/3/a-i6644f.pdf ; rapport complet (en anglais) : http://www.fao.org/3/a-i6583e.pdf>.
-
[22]
Olivier De Schutter, Final Report: The Transformative Potential of the Right to Food. Report of the Special Rapporteur on the Right to Food. 25th Session of the UN Human Rights Council, 2014 ; Xavier Molénat, « Les phyto-victimes entre deux mondes », Alternatives économiques, 355, 2016 ; IPES Food, Unravelling the Food Health Nexus, 2017, <http://www.ipes-food.org/images/Reports/Health_FullReport.pdf>.
-
[23]
Estefania Toleda et Miguel A. Martinez-Gonzalez, « Fruits, Vegetables, and Legumes: Sound Prevention Tools », The Lancet, 390, 2017-2018 ; Jose Luis Vivero Pol, Food as a Commons: Reframing the Narrative of the Food System, 2013, <http://ssnr.com/abstract=2255447> ; Ioan Negrutiu et Michel Serres, Cause commune : tous paysans, tous marins, aimer le monde enfin, Liber amicorum : Mélanges en l’honneur de François Collart Dutilleul, Paris : Dalloz, 2017, p. 569.
-
[24]
AR. Demaio et J. Rockström, « Human and Planetary Health: Towards a Common Language », art. cité, p. e36-e37 ; Pavan Sukhdevet al., « Fix Food Metrix », Nature, 540, 2016, p. 33-34.
-
[25]
Hiroko Tabuchi et al., « Amazon Deforestation, Once Tamed, Comes Roaring Back », New York Times International Weekly, suppl. Libération 14 mars 2017, <https://www.nytimes.com/2017/02/24/business/energy-environment/deforestation-brazil-bolivia-south-america.html?r=0> ; M. Valo, « Le soja et les fast-foods contribuent massivement à la déforestation », Le Monde, 8 mars 2017.
-
[26]
Michel Serres, Biogée, Paris : Le Pommier, 2013 ; Partha Dasgupta, « Nature’s Role in Sustaining Economic Development », Philosophical Transactions of the Royal Society B : Biological Sciences, 365, 2010, p. 5-11.
- [27]
-
[28]
Anthony D. Barnosky et al., « Approaching a State Shift in Earth’s Biosphere », Nature, 486, 2012, p. 52-58 ; Peter H. Verburg et al., « A Global Land Project Perspective », Anthropocene, 12, 2015, p. 29-41, <http://dx.doi.org/10.1016/j.ancene.2015.09.004>.
-
[29]
Karl W. Butzer, « Collapse, Environment, and Society », Proceedings of the National Academy of Sciences, 109, 2012, p. 3632-3639 ; Safa Motesharrei, Jorge Rivas et Eugenia Kalnay, « Human and Nature Dynamics (HANDY): Modeling Inequality and Use of Resources in the Collapse or Sustainability of Societies », Ecological Economics, 101, 2014, p. 90-102 ; Peter H. Verburg et al., « A Global Land Project Perspective », art. cité.
-
[30]
Will Steffen et al., « Planetary Boundaries: Guiding Human Development on a Changing Planet », Science, 347, 2015, p. 6223, DOI : <10.1126/science.1259855>.
-
[31]
Vaclav Smil, Harvesting the Biosphere: What We Have Taken from Nature, Cambridge : MIT Press, 2013 ;
FAO, The State of the World’s Land and Water Resources for Food and Agriculture (SOLAW) – Managing Systems at Risk, Rome : FAO, Londres : Earthscan, 2011. -
[32]
Ibid., supra, note 28.
-
[33]
Jessica Fanzo, « From Big to Small: The Significance of Smallholder Farms in the Global Food System », The Lancet Planetary Health, 1, 2017, p. e15-16.
-
[34]
Guy Trébuil, « Édito : Enjeux alimentaires : quels défis pour l’agronomie ? », Agronomie, Environnement et Société, 1 (2), 2011, <http://agronomie.asso.fr/carrefour-inter-professionnel/evenements-de-lafa/revue-en-ligne/revue-aes-vol1-n2-decembre-2011-defi-alimentaire-et-agronomie/> ; Fondation EAT, 2016, <http://www.eatforum.org/eat-initiative/what-is-eat/> ; Olivier De Schutter, « The Political Economy of Food Systems Reform », European Review of Agricultural Economics, 44, 2017, p. 540-566.
-
[35]
Antoine De Ravignan, « Pesticides : tout reste à faire », Alternatives économiques, 343, 2015, p. 65-67 ; Mathilde Dupré, « Perturbateurs endocriniens : la santé attendra », Alternatives économiques, 365, 2017, p. 54 ; E.A.D Mitchell et al., « A Worldwide Survey of Neonicotinoids in Honey », Science, 358, 2017, (6359), p. 109-111.
-
[36]
Martine Valo, « L’océan, poubelle du globe », Le Monde, 2017 ; European Food Safety Authority (EFSA), Scientific Opinion on the Risks to Public Health Related to the Presence of Nickel in Food and Drinking Water, février 2015, <http://onlinelibrary.wiley.com/doi/10.2903/j.efsa.2015.4002/epdf> ; European Food Safety Authority (EFSA), Statement on the Benefits of Fish/Seafood Consumption Compared to the Risks of Methylmercury in Fish/Seafood, janvier 2015 : <http://onlinelibrary.wiley.com/doi/10.2903/j.efsa.2015.3982/epdf>.
-
[37]
IRGC, Slow-developing Catastrophic Risks, 2013, <https://www.irgc.org/risk-governance/preparing-for-future-catastrophes/> ; « Editorial », The Lancet, 389, 2017, p. 1076.
-
[38]
V. supra, note 30.
-
[39]
Règlement (CE) n° 1907/2006 du Parlement européen et du Conseil du 18 décembre 2006 concernant l’enregistrement, l’évaluation et l’autorisation des substances chimiques, ainsi que les restrictions applicables à ces substances (REACH).
-
[40]
« Editorial », The Lancet, 389, 2017, p. 764.
-
[41]
Dossier « Chère santé : les futurs du Monde », Alternatives économiques, 362, 2016, p. 78-79.
-
[42]
V. supra, note 11.
-
[43]
V. supra, note 21.
-
[44]
Romain Felli, « La grande adaptation : climat, capitalisme et catastrophe », Paris : Seuil, 2014.
-
[45]
V. not. Helen Clark, « Governance for Planetary Health and Sustainable Development », The Lancet, 386, 2015, p. e39-e41.
-
[46]
V. la résolution du Conseil des droits de l’homme du 28 septembre 2018 : A/HRC/33/L.16.
- [47]
Introduction
1Pour faire dialoguer les sciences naturelles et le droit, il faut impérativement sortir de l’épistémologie propre à chacune de ces disciplines et trouver un terrain commun pour asseoir le dialogue. Il faut, tout aussi impérativement, circonscrire strictement le dialogue à son objet. Ce dialogue ne peut pas être mené au regard des changements climatiques comme il peut l’être au regard de la conception de la famille. Car les sciences naturelles intègrent à la fois les lois de la nature et l’évolution technique, et de son côté le droit se développe dans sa double dimension sociétale et politique.
2La nécessité de ce dialogue vient d’au-delà des sciences naturelles et d’au-delà du droit. Il s’agit en effet, en suivant en cela la voie tracée par Philippe Descola [1], de laisser provisoirement là où il en est le débat sur la distinction entre nature et culture pour « se mettre à l’écoute des sciences » et repartir du réel. Or au regard du climat, il s’agit d’un réel qui menace de détruire l’humanité. Le rapport entre nature et culture n’en demeure pas moins éclairant, mais plutôt comme l’assise d’une dialectique qui fait avancer aux torts et aux raisons partagées, c’est-à-dire comme un dialogue qui relie plutôt que comme un débat qui distingue.
3Si un tel dialogue est nécessaire, c’est parce que la nature est sur le point de se venger. Une nouvelle ère commence où il va falloir apprendre à repenser le monde en sachant qu’il est au bord d’un gouffre pour des raisons multiples au premier rang desquelles on trouve le réchauffement climatique. Cela suscite de nouveaux débats, en particulier au rang des causes, entre l’anthropocène et le « capitalocène » [2], mais aussi au rang des effets entre ceux qui voient l’humanité au bord d’un gouffre et ceux qui n’y croient pas. Cela nous amène insensiblement sur le terrain du droit dont l’Accord de Paris du 12 décembre 2015 (COP 21) manifeste à la fois l’importance absolue de l’enjeu et la relative inefficacité des moyens.
4Au fond, jusqu’à présent, le dialogue avec les sciences naturelles était assis sur la construction sociale d’un réel qu’on pensait appréhender sinon contrôler par un ensemble de pratiques sociales et de lois économiques et juridiques. Il faut désormais l’asseoir sur une conception de la nature qui s’impose par des lois qui peuvent s’avérer destructrices. Cela nécessite un changement de perspective sinon de paradigme en droit sinon en sciences sociales, à partir de ce que disent les sciences naturelles.
5C’est un dialogue sans catégories scientifiques communes et préétablies, sans rien d’autre en commun que le réel. Dire que le mode actuel de production conduit au réchauffement dangereux du climat, que l’économie et le droit actuels laissent sur le bas côté plus de 800 millions de personnes qui se meurent de famine, que la santé humaine et la santé de l’environnement sont liées, sont autant de constats à partir desquels les lois de la nature et le droit peuvent entrer en dialogue.
6Précisément, l’alimentation est sans doute un des sujets les plus propices à un tel dialogue tant interdisciplinaire entre les sciences de la nature et le droit, qu’intradisciplinaire entre les différents champs du droit. En effet, bien que le dialogue se noue ainsi à partir de ces constats, le sujet impose d’aller au bout de ce que permettent les ressources naturelles et au bout de ce qu’impose la garantie de l’un des premiers besoins fondamentaux de chaque être humain.
7Du côté des ressources naturelles saisies par les sciences naturelles, l’alimentation est l’un des ressorts de la vie au sein de la nature, toutes espèces végétales et animales confondues. Elle est d’ailleurs essentiellement cela, manifestant l’interdépendance organique qui sous-tend chaines alimentaires et efficacité énergétique dans la biosphère. À cet égard, elle peut apparaître comme l’objet d’une sorte de contrat naturel d’égalité et de santé commune.
8Du côté des besoins humains fondamentaux et de la société, le droit actuel n’est pas configuré pour permettre d’appréhender et encore moins d’atteindre l’objectif de sécurité alimentaire au sens que l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO) donne à ce concept :
La sécurité alimentaire existe lorsque tous les êtres humains ont, à tout moment, un accès physique et économique à une nourriture suffisante, saine et nutritive leur permettant de satisfaire leurs besoins énergétiques et leurs préférences alimentaires pour mener une vie saine et active [3].
10Le concept international comporte ainsi cinq dimensions : la disponibilité physique des aliments, l’accessibilité économique et physique des aliments, la qualité sanitaire et nutritionnelle des aliments, la stabilité des trois dimensions précédentes, ainsi que la conformité de l’alimentation aux préférences culturelles de chacun. Or la mise en œuvre de la sécurité alimentaire ainsi entendue suppose la convergence de nombreuses politiques publiques et donc de nombreux champs du droit alors qu’aucun de ceux-ci n’a cette sécurité comme objectif : droit foncier, droit de l’agriculture, droit de l’alimentation, droits de l’homme, droit économique, droit de l’environnement, droit de la santé, droit de la culture, etc.
11En réalité, il s’agit donc de reconsidérer, au regard de la sécurité alimentaire, à la fois ce que nos sociétés doivent « faire de la nature » et la manière de « faire face à l’enjeu théorique de l’inscription écologique des communautés humaines » [4]. Cela peut conduire à un changement de modèle pour une politique alimentaire et pour le droit qui, de directeur de l’exploitation de la nature, se retrouverait dirigé par les lois de celle-ci.
12Il s’agit donc, dans une approche aussi modeste que nécessaire, d’initier le dialogue destiné à identifier des paysages sociétaux communs aux sciences de la nature et au droit, à partir desquels sélectionner des concepts à la fois scientifiquement significatifs et juridiquement pertinents.
I. L’alimentation s’inscrit dans des paysages sociétaux et politiques multiples
13À l’échelle de la Terre, le paysage sociétal de la nourriture des êtres vivants au sens large réunit la composition en nutriments de tout ce que la nature compte de vivant, la composition et les interactions microbiologiques, mais aussi plus spécifiquement les besoins vitaux des populations tant végétales qu’animales et humaines. À l’échelle de la société, les activités agro-alimentaires au sens large réunissent le champ de l’agriculture, celui de l’industrie tant amont (intrants) qu’aval (transformation) et celui du commerce. À l’échelle de chaque territoire, le paysage sociétal de la culture, également au sens large, réunit l’enracinement territorial, le rattachement à une histoire, l’accumulation de savoir-faire populaire et paysan, les pratiques religieuses, le plaisir et le goût des cuisines locales. À l’échelle politique, celui de la santé, toujours au sens large, réunit les dimensions sanitaires, psychologiques, physiques ou sportives et sociales de l’alimentation, en les replaçant dans un contexte de « santé commune » (santé humaine, santé des écosystèmes ou des biomes, santé des sociétés) pour reprendre une expression sur laquelle nous reviendrons, ou dans un contexte socio-historique comme le Buen vivir de populations indigènes d’Amérique latine [5].
14Or il est clair que les dangers liés au réchauffement climatique, la famine qui perdure, le développement des maladies de toutes sortes liées à l’alimentation (obésité, diabète, allergies et intolérances, etc.), l’uniformisation culturelle de l’alimentation, les crises agricoles ou sanitaires, ont tous des causes multiples, mais témoignent en même temps de l’échec du système alimentaire mondial dont la FAO se fait l’écho [6]. Ce système est actuellement le produit d’un droit non centré sur la sécurité alimentaire et il n’est pas gouverné à l’échelle internationale où les causes se manifestent. Les conséquences d’un tel échec ont été mises en lumière, tout spécialement à l’occasion de deux conférences internationales organisées à l’automne 2015 au sein des Nations unies (ONU) : l’une qui a conduit aux objectifs du Millénaire pour le développement adoptés à New York, et l’autre qui a débouché sur l’Accord sur le climat adopté à Paris.
15D’un côté, l’accentuation constante de la mondialisation de l’agriculture et de l’approvisionnement alimentaire s’accompagne de la production toujours plus grande de gaz à effet de serre au détriment de la santé de la Terre et de la vie des générations futures. Tel est le constat fait par le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) [7]. D’un autre côté, selon la FAO, le système alimentaire actuel ne parvient pas à garantir la sécurité alimentaire dans tous les pays. D’une manière ou d’une autre, il s’agit donc de repartir de ces constats et d’intégrer en droit les acquis politiques de ces deux conférences internationales, à savoir le respect des lois de la nature et la garantie de l’accès de tous à un état de sécurité alimentaire. Dans le cadre d’un « contrat naturel » qui intègre le respect individuel et collectif des lois de la nature, il importe ainsi de corriger ce que le droit « fait de la nature » [8].
16À cet égard, les domaines d’action ne manquent pas. Par le droit, on pourrait ainsi revenir sur le choix de l’agriculture industrielle dominante dans les pays riches et diversifier dans tous les pays des agricultures qui ne peuvent être que différentes si elles doivent s’adapter à des contextes économiques, naturels, climatiques, socio-historiques eux-mêmes différents [9]. Au fond, il s’agirait là d’intégrer dans le droit les limites fixées par les sciences à l’exploitation de la nature. L’obstacle principal réside dans un paysage politique figé et dans un paysage économique dominé par des oligopoles du secteur agroalimentaire dont la stratégie globale de concentration-consolidation [10] ne permet d’affronter juridiquement ni la dégradation de la nature et du climat, ni l’insolvabilité des populations pauvres du monde. Le pouvoir du marché l’emporte sur – et souvent vide de son sens – le pouvoir des normes de droits humains [11].
17Pour changer de modèle, il faudrait donc, selon les indications fournies par les organisations internationales dédiées, entrer pour le moins dans une démarche d’« exception » qui permettrait de traiter les produits agricoles et alimentaires comme des biens collectivement fondamentaux plutôt que comme des marchandises ordinaires. Un exemple est donné par « l’exception culturelle » qui est issue du General Agreement on Tariffs and Trade (GATT) de 1948 tel que repris dans le droit de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) et le GATT de 1994 (art. IV et XX), et de la Convention de l’Unesco de 2005 sur « la protection et la promotion de la diversité des expressions culturelles ». C’était d’ailleurs la voie que suivait la Charte de La Havane, unanimement signée le 24 mars 1948 mais jamais ratifiée [12]. Cette Charte, en lieu et place du GATT et de l’OMC, aurait dû gouverner la concurrence et le commerce internationaux. Parmi beaucoup d’autres dispositions originales, elle assignait au commerce des produits de l’agriculture, de la forêt, de la pêche et des minéraux des objectifs parmi lesquels trouvaient conjointement leur place la sécurité alimentaire et la préservation des ressources naturelles (art. 57).
18De ce débat, quatre points majeurs se dégagent au croisement des lois de la nature et du droit.
19En premier lieu, il s’agira de redéfinir le travail de l’agriculteur afin de rendre indissociables l’alimentation, l’agriculture, la nature et la culture. L’alimentation s’exprime dans l’imbrication des diversités biologiques et culturelles, l’agriculture épouse, par sa multifonctionnalité, les particularités territoriales, l’une et l’autre s’inscrivant au mieux dans les cycles et les fonctions de la nature. Cela conduit à une approche politique de l’alimentation et de l’agriculture reliant leurs dimensions environnementales, sanitaires, sociales, culturelles et économiques, afin d’équilibrer le jeu des acteurs concernés et de promouvoir la transition d’une agriculture conventionnelle à un système plus diversifié et sans doute d’inspiration agro-écologique. Telle est en tout cas l’orientation donnée au droit français par la loi n° 2014-1170 d’avenir pour l’agriculture, du 13 octobre 2014 (art. 1). Mais l’impact d’une telle loi reste limité en l’absence de prolongement aux niveaux européen et international.
20En deuxième lieu, il s’agira de penser un système alimentaire intégré non pas de la fourche à la fourchette, comme on le fait depuis la « révolution verte » initiée dans les années 1960 [13], mais de la fourchette à la fourche [14], c’est-à-dire à partir de politiques publiques allant des besoins (alimentation) vers les moyens (agriculture). Dans cette optique, la sécurité alimentaire est l’objectif, la nature est l’enjeu, l’agriculture est un moyen et le modèle économique est un résultat. Au regard des droits de l’homme, chaque être humain devrait ainsi pouvoir choisir ce qui le nourrit en fonction de sa culture, de ses besoins, de ses goûts, de ses traditions, de son territoire. Au regard du droit de l’environnement, cette nourriture devrait être produite en respectant la nature de façon à la préserver pour nourrir aussi les générations futures. Et le droit rural devrait pouvoir s’adapter à la promotion de nouveaux types d’agriculture, en fonction des besoins alimentaires exprimés en relation avec les territoires de production. Cela supposerait de surmonter la double difficulté de définir le territoire le plus approprié (le monde, le continent, le pays, la région, la localité) et le type de gouvernance le mieux adapté à l’alimentation (planification, participation active des consommateurs, etc.).
21Quelle que soit l’échelle de référence, il faudra bien, en troisième lieu, mettre la sécurité alimentaire et la santé au centre de tous les dispositifs politiques impliqués. C’est une question indissociablement de démocratie et d’arithmétique. La question relève de la démocratie dans la mesure où chaque personne a individuellement le droit de choisir la nourriture qu’elle souhaite, et collectivement celui de participer à la définition des politiques alimentaires. Dans la situation du droit aujourd’hui, quelle que soit l’échelle de référence, il est clair que ni le droit du commerce international, ni le droit des investissements internationaux, ni le droit mondial de la propriété intellectuelle ne sont en situation de céder le pas devant les droits fondamentaux ou le droit international de l’environnement.
22La faiblesse de ces derniers justifie d’ailleurs, en quatrième lieu, de faire de la « santé commune » une priorité pour nos sociétés et pour les agendas politiques, suivant en cela tant les objectifs du Millénaire adoptés à New York que l’Accord de Paris sur le climat. La santé commune est un concept pluridisciplinaire récent [15] qui vise « la santé des civilisations humaines et l’état des systèmes naturels sur lesquels elles reposent ». En d’autres mots, le concept recouvre la santé partagée des personnes, des sociétés et des écosystèmes au regard des déterminants sociaux, économiques, politiques et environnementaux. Comment le droit pourrait-il l’intégrer dans son vocabulaire ?
23Un premier point d’appui pourrait être trouvé dans les injonctions des Nations unies sur les droits fondamentaux [16] : « les droits civiques, culturels, économiques, politiques et sociaux sont universels, interdépendants et indivisibles ». Un rapport sur la santé publique mondiale [17] précise que « la santé est une condition préalable, un aboutissement et un indicateur des sociétés soutenables, et devrait à ce titre être adoptée comme valeur universelle inscrite dans des objectifs socio-politiques pour tous ». Si on admet ce principe comme une base souhaitable de droit positif en droit international, alors ce devrait l’être aussi pour la nature, matrice et support de la vie sur terre et condition préalable de la réalisation effective de ces droits fondamentaux. Pour le dire autrement, si une société soutenable et équitable suppose que soit assurée la santé des personnes et celle des écosystèmes [18], cela conduit à faire de la valeur que représente la santé commune la porte d’entrée pour toute construction juridique visant à assurer la sécurité alimentaire.
II. Comment définir ce nouvel horizon qu’est la santé commune ?
24Au regard de l’alimentation et de la santé humaine, la santé commune prend appui sur l’une des dimensions du concept juridique de sécurité alimentaire. Il s’agit de la dimension qualitative qui additionne principalement les considérations sanitaires et nutritionnelles dont dépend la santé humaine. Pour l’Organisation mondiale de la santé (OMS) [19], « la santé est un état de bien-être entier du point de vue physique, mental et social et pas seulement l’absence de maladie ou d’infirmité ». La santé personnelle a des conséquences directes sur la condition familiale, sociale, économique des individus. Or plusieurs études identifient les maladies liées à l’alimentation comme première cause mondiale de handicap et de mortalité [20]. La simple addition des chiffres disponibles est déjà largement éclairante sur la faim, la malnutrition, l’obésité, l’anémie. C’est plus de la moitié de la population mondiale qui est malade de ce qu’elle mange ou ne mange pas. Ainsi, par exemple, pour la FAO [21], l’obésité est devenue un problème global qui touche, même si les causes sont différentes dans les pays riches et pauvres, 600 millions de personnes parmi plus de deux milliards de personnes en surpoids.
25Puisque dans l’ensemble l’alimentation soulève des questions majeures de santé publique [22], il faut donc commencer par reconnaître que manger pour être en bonne santé, se nourrir et donc se soigner, devient un acte social, politique jusqu’à être parfois sacré [23]. Par ailleurs, étant donné que manger à sa faim est un acte quotidien de chaque vivant pour assurer des besoins énergétiques primaires, toute transition – qu’elle soit écologique, énergétique ou agricole, dès lors qu’elle impacte l’alimentation de sept milliards de personnes – met inéluctablement en question la santé globale des sociétés. C’est pourquoi, en dépit des approximations statistiques et au-delà de la dimension sanitaire et nutritionnelle de la santé, il n’est plus guère contestable que la situation agroalimentaire comporte un registre moral (défiance vis-à-vis de l’industrie et perte de diversité alimentaire) ; social (prolétarisation de l’activité d’agriculteur) ; environnemental (érosion de la biodiversité, altération des habitats et des écosystèmes) ; politique (désengagement de la puissance publique) ; économique (omnipotence des oligopoles). C’est en tout cas ce qu’expriment les objectifs du Millénaire pour le développement, adoptés en 2015, notamment en ce qu’ils associent différents objectifs de santé humaine avec l’assurance d’un environnement durable.
26C’est de cette manière que se noue le concept de santé commune qui nécessite de raccorder juridiquement le besoin vital alimentaire à la fois au socle des droits sociaux et au socle du droit de l’environnement.
27Au regard de la santé de la nature et des écosystèmes, la dimension alimentaire se concentre sur le « signal agricole », sur l’ensemble des processus qui lient la fourchette à la fourche et l’assiette au champ. Or les sciences de la nature montrent que ces systèmes qui impactent la santé humaine partout dans le monde sont aussi responsables de 32 % des émissions globales de gaz à effet de serre, 33 % des dégradations des sols, 61 % de la dégradation des stocks halieutiques et 60 % des pertes de la biodiversité terrestre [24]. La déforestation en zone tropicale pour la production de soja et d’huile de palme fournit un exemple à cet égard préoccupant [25].
28On sait aujourd’hui que des écosystèmes résilients conditionnent l’existence de sociétés soutenables. En 1968, l’Assemblée générale de l’ONU reconnaissait la qualité de l’environnement comme condition permettant de bénéficier pleinement des droits humains fondamentaux. En 1994, le Conseil économique et social de l’ONU exprimait avec autant de force que de clarté : « toute personne a droit à un environnement écologiquement sain et sécurisé ». C’est d’ailleurs sur ces bases juridiques que prennent appui les objectifs du Millénaire.
29Que l’environnement soit aujourd’hui en mauvaise santé n’est pas un hasard : le modèle actuel de société a fait de sa croissance économique et de son système d’enrichissement le moteur de la décroissance écologique [26]. Cette affirmation n’est pas idéologique. Elle relève du constat rappelé avec constance par le GIEC. Cette décroissance est une dégradation, un non-amortissement du capital naturel (on parle d’externalités négatives que le marché ne prend pas en compte). Il s’agit donc d’une dette écologique. Cette dette est illustrée par l’empreinte écologique, elle-même manifestée par le « jour du dépassement » (indiquant chaque année la date à laquelle la société humaine devient débitrice envers la nature – le 2 août en 2017 par rapport à Noël en 1960) [27]. La dette est surtout matérialisée par la forte transformation de 40 % des écosystèmes terrestres en raison des changements d’utilisation des sols [28]. En effet, ces changements liés à l’ensemble des activités humaines représentent la plus grande opération de géo-ingénierie jamais entreprise par l’homme. Dès lors, le droit peut-il servir à ouvrir un chemin de « croissance environnementale » en évitant d’avoir à l’accompagner d’une décroissance économique inéluctablement décourageante ? Si les ressorts du droit n’ont pas permis d’empêcher la survenance de la situation dangereuse à laquelle l’humanité est affrontée, peut-il en aller autrement ?
30L’urgence et l’ampleur des mesures à prendre pour éviter des dégradations environnementales irréversibles ou un effondrement écologique invitent avant tout à repenser l’aménagement et l’économie des territoires [29]. L’agriculture est un contributeur majeur aux dépassements et aux forçages illustrés par ce que l’on appelle les seuils planétaires [30]. Parmi ces seuils, le système eau-sol-biomasse-biodiversité, exposé aux dérèglements chimiques et climatiques, constitue un ensemble dont la vulnérabilité ne cesse de s’amplifier. En effet, les trois ressources majeures de l’agriculture – l’eau, les sols, la biomasse (la production) – font l’objet d’une appropriation humaine en forte augmentation, pour atteindre aujourd’hui 38 % pour les sols, 50 % pour l’eau et 25-33 % pour la production primaire de biomasse [31]. Ces taux représentent des seuils planétaires à ne pas dépasser [32]. Il faut également noter que la plupart de ces ressources sont régénérables (mais épuisables), non délocalisables et non substituables. C’est pourquoi les alternatives agroécologiques portées par les savoir-faire des acteurs locaux et des traditions agri-culturelles sur une diversité de territoires prennent tout leur sens. Et c’est donc pourquoi dans le dialogue qui s’instaure entre sciences naturelles et droit, ce dernier devrait permettre d’interroger le modèle de production agricole dominant et ses conséquences sociales, en tenant compte de la part que les petites exploitations agricoles représentent dans la production alimentaire [33] et en mettant en perspective la santé humaine et la santé de l’environnement.
31Il est clair, du point de vue des sciences naturelles, que la santé commune est socio-écosystémique. Utiliser l’alimentation et les systèmes alimentaires comme vecteurs de changement est donc sans doute la démarche politique et juridique la plus directe pour mettre en lumière les liens entre santé de l’environnement et santé humaine [34] et pour œuvrer ainsi à la double résilience, sociale et écologique. La tâche est ardue car d’autres composantes du système des seuils planétaires, moins bien identifiées, rentrent aussi en ligne de compte, telles les pollutions dans leur ensemble (eau, sols, air) qui exposent tous les êtres vivants à des produits chimiques dont la composition change avec l’espace-temps. Ainsi chaque individu vit-il en intimité (à table, au travail, à l’école, en vacances) avec des antibiotiques, des pesticides et des herbicides, des perturbateurs endocriniens [35], sans oublier des matières plastiques et des métaux lourds [36]. La caractéristique principale de cet ensemble est la nature insidieuse des risques qu’il comporte. Il s’agit de risques lents [37] pour la santé des personnes et des milieux naturels dans une période d’accélération technologique et démographique, appelée la Grande Accélération, en cours depuis 50 ans [38]. C’est ainsi que, pour le moment, le défi chimique dépasse largement le défi climatique, tout en l’accentuant. À cet égard, il faut avoir à l’esprit que l’Europe, qui est sans doute aucun le continent le plus engagé dans la détection des effets négatifs de la chimie, en particulier avec le principe d’analyse systématique des substances chimiques utilisées [39], laisse de côté les risques liés à la conjonction de ces substances (« effet cocktail »).
32Cette exposition permanente au « dérèglement chimique », dont les effets ne seront jamais mesurés et compris pour eux-mêmes, reste donc très largement ignorée et inexploitée bien qu’elle soumette en temps réel le vivant, populations humaines comprises, à la sélection naturelle (désordres du développement, stérilité, cancers et mortalité, mais aussi adaptations et mutations génétiques). Se trouvent aujourd’hui en première ligne : l’Inde, la Chine, le Pakistan, le Bangladesh et le Moyen-Orient pour les pollutions de l’air et de l’eau, et les pays agricoles à forte exposition aux traitements herbicides en Amérique centrale et du Sud ainsi qu’en Inde [40].
33Cette opération de grande envergure, portée par les sociétés extractivistes (sur-extraction, surconsommation), soutenue par des pratiques de lobbying qu’il est difficile d’encadrer autrement que par des obligations de transparence, est largement supportée par les dépenses de santé publique [41]. Le rapport de la Commission The Lancet-Université d’Oslo [42] identifie les déterminants politiques à l’origine des problèmes de santé publique mondiale qui en résultent : des intérêts économiques et politiques puissants, les asymétries de pouvoir du point de vue institutionnel, structurel et économique couplées à des systèmes de normes qui produisent inertie et résistance au changement, un manque de transparence et de responsabilité. Le rapport de la FAO en 2016 va dans le même sens [43]. Il reste que, globalement, les institutions ainsi que leurs fondements et relations juridiques sont mal adaptés aux défis de la déperdition socio-écosystémique [44]. Aucun champ du droit n’affronte spécifiquement les problèmes complexes liés à l’impératif de santé commune, pas plus qu’à celui de la sécurité alimentaire. Aucun domaine juridique, d’ailleurs, n’offre un système construit de lutte contre la pauvreté, pour la santé humaine, pour la sécurité alimentaire... La segmentation des différents champs politiques et juridiques est sans doute l’une des causes de l’ineffectivité relative de l’Accord de Paris du 12 décembre 2015 (COP 21). Il y a en effet peu de place pour un concept de santé commune alors que les négociations internationales sont dissociées entre ce qui relève de l’environnement (GIEC), ce qui relève de l’économie du commerce (OMC) et ce qui relève de la santé humaine par la sécurité alimentaire (FAO).
34Dès lors, comment « dé-router » cette trajectoire ?
35Pour traduire la santé commune dans la réalité, et en dépit de l’échec de l’approche politique et juridique internationale actuelle, il ne faut pas négliger l’échelle locale. Il y a en effet de plus en plus d’initiatives territorialisées dans lesquelles alimentation et agriculture servent de point d’entrée à la mise en œuvre de politiques publiques globalisantes autour du concept de santé commune. Il s’agit de territoires sur lesquels se construisent des socio-écosystèmes à dimensions plurielles et s’inventent des innovations sociales adaptées aux conditions locales.
36Émergent ainsi des espaces de co-construction de politiques en mesure d’embrasser des questions transversales comme celles de la gestion de l’eau, de la préservation de la qualité des sols, des rapports villes – campagne pour le foncier ou la restauration collective, de la maîtrise du dérèglement chimique, etc. Ces initiatives permettent d’imaginer des façons communes et nouvelles de « faire territoire » par un processus de subjectivation du « corps territorial » (habiter le territoire en étant habité par le territoire), et sans doute au moyen d’une personnalisation (juridique et) politique du territoire. Il s’agit là d’une manière de donner corps aux « communs » à une échelle territoriale, par des mécanismes originaux de gouvernance qui incluent des formes nouvelles de solidarité dans la gestion et dans la répartition des usages des ressources. Faute de mieux, le droit accompagne ce mouvement par des moyens contractuels de planification.
37Cette nouvelle voie, qu’on pourrait qualifier de démocratie alimentaire à l’échelle d’un territoire de vie, est de plus en plus répandue tant en France que sur les autres continents. En France, la voie est en particulier ouverte par le moyen de la restauration collective qui donne lieu, avec l’incitation de plus en plus forte de la loi en faveur d’un principe de santé commune, à des initiatives très innovantes dans un grand nombre de collectivités territoriales. Ainsi émerge un « droit du terrain » attentif aux communs et au bien-être humain pour mieux articuler la santé humaine et la santé des écosystèmes [45] dans un système de gouvernance qui transcende le découpage des espaces administratifs.
Conclusion
38Cette géopolitique juridique de la santé commune a commencé à voir le jour à travers différents chantiers internationaux, comme celui de l’Accord de Paris du 12 décembre 2015, celui des objectifs du Millénaire pour le développement, celui de la « Déclaration sur les droits des paysans et des autres personnes travaillant dans les zones rurales » [46] ou encore celui d’une convention contraignante qui pourrait permettre d’engager la responsabilité internationale des entreprises et de leurs dirigeants [47]. Mais il s’agit là d’un « droit lent » et dont l’efficacité est limitée. Ils n’en sont pas moins importants dans la mesure où ils renvoient à la sécurité alimentaire des populations en lien avec la préservation de l’environnement, constituant ainsi une première assise pour la mise en œuvre d’un concept juridique de santé commune.
Notes
-
[1]
Philippe Descola, L’écologie des autres, l’anthropologie et la question de la nature, Versailles : Éditions Quae, 2011, not. p. 81.
-
[2]
Armel Campagne, Le capitalocène. Aux racines historiques du dérèglement climatique, Paris : Divergences, 2017.
-
[3]
Sommet mondial de l’alimentation, 1996.
-
[4]
Pierre Charbonnier, « La nature est-elle un fait social comme les autres ? Les rapports collectifs à l’environnement à la lumière de l’anthropologie », Cahiers philosophiques, 132, 2013, p. 75-95.
-
[5]
Alberto Acosta, Le Buen Vivir, Paris : Utopia, 2014.
-
[6]
FAO, L’état de la sécurité alimentaire et de la nutrition dans le monde, 2017, <http://www.fao.org/state-of-food-security-nutrition/fr/>.
-
[7]
Intergovernmental Panel on Climate Change (IPCC) : <https://www.ipcc.ch/report/sr15/>.
-
[8]
Michel Serres, Le contrat naturel, Paris : Flammarion, 1992 (rééd. Champs essais, 2009 et Le Pommier, 2018).
-
[9]
Olivier De Schutter, « The Political Economy of Food Systems Reform », European Review of Agricultural Economics, 44, 2017, p. 540-566 ; Marcel Mazoyer et al., « Rapport sur le développement dans le monde, Banque mondiale, L’agriculture au service du développement. Résumé et commentaires », Mondes en développement, 143, 2008, p. 117-136.
-
[10]
IPES Food, « Too Big to Feed », 2017, <http://www.ipes-food.org/images/Reports/Concentration_FullReport.pdf> ; D. Streifeld, « Tech Giants as Threats, not Saviors », New York Times International Weekly, 24 octobre 2017.
-
[11]
Ole Petter Ottersen et al., « The Lancet-University of Oslo Commission on Global Governance of Health. The Political Origins of Health Inequity: Prospects for Change », The Lancet, 383, 2014, p. 630-667.
-
[12]
François Collart Dutilleul, La Charte de La Havane : pour une autre mondialisation, Paris : Dalloz, coll. « Tiré à part », 2018.
-
[13]
Marcel Mazoyer et Laurence Roudart, Histoire des agricultures du monde, Paris : Points, 2002, not. p. 17 et suiv.
-
[14]
Alan D. Dangour et al., « Food Systems, Nutrition and the Environment », The Lancet Planetary Health, 1, 2017, p. e8-e9 ; Bleuenn Le Sauze, « AFTERRES 2050, un plan pour sauver la ferme France », Alternatives économiques, 356, 2016, p. 62-64.
-
[15]
Sarah Whitmee et al., « Safeguarding Human Health in the Anthropocene Epoch: Report of The Rockefeller Foundation-Lancet Commission on Planetary Health », The Lancet, 386, 2015, p. 1973-2028.
-
[16]
Conseil économique et social des Nations unies (CES), Draft Principles on Human Rights and the Environment, 1994, <https://www1.umn.edu/humanrts/instree/1994-dec.htm>.
-
[17]
V. supra, note 11.
-
[18]
Alessandro R Demaio et Johan Rockström, « Human and Planetary Health: Towards a Common Language », The Lancet, 386, 2015, p. e36-e37.
-
[19]
OMS, 1946, Préambule de la Constitution de l’OMS, <http://www.who.int/about/definition/en/print.html>.
-
[20]
V. aussi MH. Forouzanfar et al., « Global, Regional, and National Comparative Risk Assessment of 79 Behavioral, Environmental and Occupational, and Metabolic Risks or Clusters of Risks in 188 Countries, 1990-2013 A Systematic Analysis for the Global Burden of Disease Study 2013 », The Lancet, 386, 2015, <http://dx.doi.org/10.1016/S0140-6736(15)00128-2> ; International Food Policy Research Institute (IFPRI), Global Nutrition Report 2016: From Promise to Impact: Ending Malnutrition by 2030, 2016, <http://www.ifpri.org/publication/global-nutrition-report-2016-promise-impact-ending-malnutrition-2030>.
-
[21]
FAO, Rapport : L’avenir de l’alimentation et de l’agriculture. Tendances et défis. aperçu général, 2016 : <http://www.fao.org/3/a-i6644f.pdf ; rapport complet (en anglais) : http://www.fao.org/3/a-i6583e.pdf>.
-
[22]
Olivier De Schutter, Final Report: The Transformative Potential of the Right to Food. Report of the Special Rapporteur on the Right to Food. 25th Session of the UN Human Rights Council, 2014 ; Xavier Molénat, « Les phyto-victimes entre deux mondes », Alternatives économiques, 355, 2016 ; IPES Food, Unravelling the Food Health Nexus, 2017, <http://www.ipes-food.org/images/Reports/Health_FullReport.pdf>.
-
[23]
Estefania Toleda et Miguel A. Martinez-Gonzalez, « Fruits, Vegetables, and Legumes: Sound Prevention Tools », The Lancet, 390, 2017-2018 ; Jose Luis Vivero Pol, Food as a Commons: Reframing the Narrative of the Food System, 2013, <http://ssnr.com/abstract=2255447> ; Ioan Negrutiu et Michel Serres, Cause commune : tous paysans, tous marins, aimer le monde enfin, Liber amicorum : Mélanges en l’honneur de François Collart Dutilleul, Paris : Dalloz, 2017, p. 569.
-
[24]
AR. Demaio et J. Rockström, « Human and Planetary Health: Towards a Common Language », art. cité, p. e36-e37 ; Pavan Sukhdevet al., « Fix Food Metrix », Nature, 540, 2016, p. 33-34.
-
[25]
Hiroko Tabuchi et al., « Amazon Deforestation, Once Tamed, Comes Roaring Back », New York Times International Weekly, suppl. Libération 14 mars 2017, <https://www.nytimes.com/2017/02/24/business/energy-environment/deforestation-brazil-bolivia-south-america.html?r=0> ; M. Valo, « Le soja et les fast-foods contribuent massivement à la déforestation », Le Monde, 8 mars 2017.
-
[26]
Michel Serres, Biogée, Paris : Le Pommier, 2013 ; Partha Dasgupta, « Nature’s Role in Sustaining Economic Development », Philosophical Transactions of the Royal Society B : Biological Sciences, 365, 2010, p. 5-11.
- [27]
-
[28]
Anthony D. Barnosky et al., « Approaching a State Shift in Earth’s Biosphere », Nature, 486, 2012, p. 52-58 ; Peter H. Verburg et al., « A Global Land Project Perspective », Anthropocene, 12, 2015, p. 29-41, <http://dx.doi.org/10.1016/j.ancene.2015.09.004>.
-
[29]
Karl W. Butzer, « Collapse, Environment, and Society », Proceedings of the National Academy of Sciences, 109, 2012, p. 3632-3639 ; Safa Motesharrei, Jorge Rivas et Eugenia Kalnay, « Human and Nature Dynamics (HANDY): Modeling Inequality and Use of Resources in the Collapse or Sustainability of Societies », Ecological Economics, 101, 2014, p. 90-102 ; Peter H. Verburg et al., « A Global Land Project Perspective », art. cité.
-
[30]
Will Steffen et al., « Planetary Boundaries: Guiding Human Development on a Changing Planet », Science, 347, 2015, p. 6223, DOI : <10.1126/science.1259855>.
-
[31]
Vaclav Smil, Harvesting the Biosphere: What We Have Taken from Nature, Cambridge : MIT Press, 2013 ;
FAO, The State of the World’s Land and Water Resources for Food and Agriculture (SOLAW) – Managing Systems at Risk, Rome : FAO, Londres : Earthscan, 2011. -
[32]
Ibid., supra, note 28.
-
[33]
Jessica Fanzo, « From Big to Small: The Significance of Smallholder Farms in the Global Food System », The Lancet Planetary Health, 1, 2017, p. e15-16.
-
[34]
Guy Trébuil, « Édito : Enjeux alimentaires : quels défis pour l’agronomie ? », Agronomie, Environnement et Société, 1 (2), 2011, <http://agronomie.asso.fr/carrefour-inter-professionnel/evenements-de-lafa/revue-en-ligne/revue-aes-vol1-n2-decembre-2011-defi-alimentaire-et-agronomie/> ; Fondation EAT, 2016, <http://www.eatforum.org/eat-initiative/what-is-eat/> ; Olivier De Schutter, « The Political Economy of Food Systems Reform », European Review of Agricultural Economics, 44, 2017, p. 540-566.
-
[35]
Antoine De Ravignan, « Pesticides : tout reste à faire », Alternatives économiques, 343, 2015, p. 65-67 ; Mathilde Dupré, « Perturbateurs endocriniens : la santé attendra », Alternatives économiques, 365, 2017, p. 54 ; E.A.D Mitchell et al., « A Worldwide Survey of Neonicotinoids in Honey », Science, 358, 2017, (6359), p. 109-111.
-
[36]
Martine Valo, « L’océan, poubelle du globe », Le Monde, 2017 ; European Food Safety Authority (EFSA), Scientific Opinion on the Risks to Public Health Related to the Presence of Nickel in Food and Drinking Water, février 2015, <http://onlinelibrary.wiley.com/doi/10.2903/j.efsa.2015.4002/epdf> ; European Food Safety Authority (EFSA), Statement on the Benefits of Fish/Seafood Consumption Compared to the Risks of Methylmercury in Fish/Seafood, janvier 2015 : <http://onlinelibrary.wiley.com/doi/10.2903/j.efsa.2015.3982/epdf>.
-
[37]
IRGC, Slow-developing Catastrophic Risks, 2013, <https://www.irgc.org/risk-governance/preparing-for-future-catastrophes/> ; « Editorial », The Lancet, 389, 2017, p. 1076.
-
[38]
V. supra, note 30.
-
[39]
Règlement (CE) n° 1907/2006 du Parlement européen et du Conseil du 18 décembre 2006 concernant l’enregistrement, l’évaluation et l’autorisation des substances chimiques, ainsi que les restrictions applicables à ces substances (REACH).
-
[40]
« Editorial », The Lancet, 389, 2017, p. 764.
-
[41]
Dossier « Chère santé : les futurs du Monde », Alternatives économiques, 362, 2016, p. 78-79.
-
[42]
V. supra, note 11.
-
[43]
V. supra, note 21.
-
[44]
Romain Felli, « La grande adaptation : climat, capitalisme et catastrophe », Paris : Seuil, 2014.
-
[45]
V. not. Helen Clark, « Governance for Planetary Health and Sustainable Development », The Lancet, 386, 2015, p. e39-e41.
-
[46]
V. la résolution du Conseil des droits de l’homme du 28 septembre 2018 : A/HRC/33/L.16.
- [47]