Notes
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[1]
Pour alléger les références, ces ouvrages sont notés S et J, avec l’indication de la page.
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[2]
Hannah Arendt, Le système totalitaire, Paris : Seuil, 1972, p. 124.
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[3]
Olivier Jouanjan, « Prendre le discours juridique nazi au sérieux ? », Revue interdisciplinaire d’études juridiques, 70, 2013, p. 1-23.
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[4]
Johann Chapoutot, La Loi du sang. Penser et agir en nazi, Paris : Gallimard, 2014, p. 16, 25. Cf. aussi les contributions d’Olivier Jouanjan et Johann Chapoutot dans Le Débat, 178, 2014, p. 149-177.
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[5]
Michael Stolleis, Geschichte des öffentlichen Rechts in Deutschland. Band 3 : Staats- und Verwaltungsrechtswissenschaft in Republik und Diktatur. 1914 bis 1945, Munich : Verlag C. H. Beck, 1999.
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[6]
La traduction conserve le terme Holocaust, demeuré usuel en Allemagne.
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[7]
Olivier Jouanjan, Une histoire de la pensée juridique en Allemagne (1800-1918), Paris : PUF, 2005.
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[8]
Des démarches semblables, qui s’attachent à l’effet propre des « valeurs » proclamées, se multiplient dans l’étude de la Seconde Guerre mondiale, cf. par exemple Claire Zalc, Dénaturalisés. Les retraits de nationalité sous Vichy, Paris : Seuil, 2016, qui reconstitue dans une démarche de socio-histoire l’effet normatif des principes mis en avant par le régime de Vichy sur les pratiques administratives.
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[9]
Olivier Jouanjan, « Prendre le discours juridique… », art. cité, p. 2.
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[10]
J, p. 16 : « L’art du juriste est un art de la justification. »
-
[11]
Dans le même sens, S, p. 170 et suiv. Le questionnement mené en juriste, plus qu’en historien, est assumé clairement (J, p. 14).
-
[12]
Cf. dans le contexte français le débat entre Danièle Lochak et Michel Troper.
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[13]
Olivier Jouanjan souligne à plusieurs reprises l’impossibilité de tracer un fil de Hegel à Hitler ; l’adhésion des néo-hégéliens au nazisme se fait en oubliant Hegel et la notion de droit abstrait (J, p. 248). On peut y voir une différence d’approche avec Michael Stolleis, qui considère l’influence d’un auteur (Nietzsche en l’occurrence) davantage du point de vue de sa « réception vulgarisée » et de ses usages historiques que de ses intentions (S, p. 353, n. 31).
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[14]
Dans le même sens, Christian Ingrao, Croire et détruire. Les intellectuels dans la machine de guerre SS, Paris : Fayard, 2010, sur l’engagement des intellectuels dans le nazisme.
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[15]
Sur ce double aspect du nazisme, cf. aussi S, p. 102.
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[16]
À propos du fascisme, cf. Emilio Gentile, Qu’est-ce que le fascisme ? Histoire et interprétation [2002], Paris : Gallimard, 2004.
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[17]
Johann Chapoutot, Le nazisme et l’Antiquité, Paris : PUF, 2012.
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[18]
J, p. 141 et suiv. Cf. Id., « La réception du droit romain sous le IIIe Reich », Annuaire de l’Institut Michel Villey, 2010, vol. 2. La nouvelle d’Aragon, « Le droit romain n’est plus », reprise dans le Mentir-vrai, s’inspire de ce thème de façon romanesque.
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[19]
Certains (comme W. Merk, O. Köllreuter ou E. R. Huber) restent attachés à des notions plus classiques, comme celle d’État, accusée par ailleurs de reproduire l’abstraction des concepts romains.
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[20]
J, p. 213 et suiv. Le concret est ce qui a « crû ensemble », selon l’étymologie remise en scène par les nazis.
-
[21]
Karl Larenz admet par exemple de réserver aux collatéraux la succession des « biens de famille » en dehors de toute disposition testamentaire ou de réserve successorale et à rebours du « droit abstrait » (J, p. 272).
-
[22]
« L’idée de droit concrète non-écrite de son peuple » selon le juriste K. Larenz (cité J, p. 262).
-
[23]
Paolo Napoli, « Ratio scripta et lex animata : Jean Gerson et la visite pastorale », in Laurence Giavarini (dir.), L’Écriture des juristes. xvie-xviiie siècle, Paris : Classiques Garnier, 2010, p. 131-151.
-
[24]
Giorgio Agamben, De la très haute pauvreté. Règles et forme de vie, Paris : Payot, 2011.
-
[25]
Olivier Jouanjan donne un autre exemple de l’interprétation « communautaire » du droit à propos des contrats civils, J, 203-204.
-
[26]
La mise en place du tribunal administratif du Reich n’a guère de conséquences (S, p. 215-217).
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[27]
Le terme de Volk ou völkisch est discuté en particulier (J, p. 247 ; S, p. 21, n.d.t.).
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[28]
J, p. 289-290 ; sur ce débat, cf. Ian Kerschaw, Qu’est-ce que le nazisme ? Problèmes et perspectives d’interprétation [1985], Paris : Gallimard, 1997, p. 127-162.
-
[29]
Cette approche travaillant sur les modes de manifestation du droit à l’époque contemporaine n’est en cela pas contradictoire avec les travaux de Pierre Legendre, Paolo Napoli ou Pierre Musso (P. Musso, La Religion industrielle, Paris : Fayard, 2017), qui replacent dans le très long terme le développement de la rationalité managériale.
À propos de…
1Stolleis Michael, Le droit à l’ombre de la croix gammée. Études sur l’histoire du droit du national-socialisme [1994], trad. de l’allemand, Lyon : ENS Éditions, 2016, 385 p.
2 Jouanjan Olivier, Justifier l’injustifiable. L’ordre du discours juridique nazi, Paris : PUF, coll. « Léviathan », 2017, 328 p [1].
3 L’historiographie récente sur le nazisme a réinvesti de manière marquante le terrain juridique. L’idée selon laquelle le nazisme, mécanisme totalitaire mettant en œuvre une volonté, celle du Führer, par essence rétive à toute règle juridique et entretenant un « état permanent d’anarchie » [2], était consubstantiellement anti-juridique, a pu longtemps rendre vaine toute étude du droit de la période. La recherche part désormais d’un mouvement inverse, consistant à « prendre le droit nazi au sérieux » [3] pour reconstituer un système de rationalité et d’éthique spécifique, aussi opposé aux valeurs contemporaines des États libéraux soit-il. Reconstituer l’« univers mental nazi » consiste à s’intéresser au « discours de sens » [4] fondant les conditions de possibilités (sinon la cause) des politiques nationales-socialistes, et notamment des pratiques génocidaires.
4 Les volumes de Michael Stolleis et d’Olivier Jouanjan marquent deux étapes de ce mouvement d’intérêt pour l’étude du droit nazi. Recueil d’articles d’abord paru en Allemagne en 1994, le premier ouvrage fournit au lecteur français une introduction commode aux travaux de M. Stolleis sur la période nazie, dans l’attente de la traduction française du troisième tome de son Histoire du droit public consacré à la période 1914-1945 [5]. Le décalage entre la traduction française et l’écriture des articles (pour la plupart des années 1970 et 1980, à l’exception du dernier chapitre et de la postface ajoutés à l’édition française) permet au lecteur d’éprouver les difficultés épistémologiques qui se sont posées à la première génération d’historiens n’ayant pas vécu directement la période nazie.
5 Le droit de la période nazie avait, au regard de celui en vigueur dans l’Allemagne de l’Ouest des années 1980, toutes les apparences d’un anti-droit. La version française ne peut qu’ajouter un niveau de complexité à une matière où la terminologie joue un rôle central. Si le titre allemand de l’ouvrage (Recht im Unrecht) a été contourné, la traduction du terme Unrecht montre sa polysémie : « iniquité » (S, p. 11), « anti-droit » (S, p. 11, 25, 252), « injustices » (S, p. 14) ou encore « droit monstrueux » (S, p. 23), selon un vocabulaire qui fait écho à l’étude de « tératologie » d’O. Jouanjan, sans compter le terme Nichtrecht (« non-droit », S, p. 8). On sait gré aux traducteurs d’avoir laissé apparaître ces hésitations, qui témoignent de la difficulté à saisir adéquatement le concept d’un droit (Recht) considéré en même temps comme sommet de l’anti-droit (Unrecht).
6 Se plaçant sous l’invocation tacitéenne du sine ira et studio (S, p. 48, 242, 362), M. Stolleis défend énergiquement l’analyse scientifique et empiriquement contrôlée de la période nazie ; il ne s’agit pas de développer une description totalement dépassionnée, ni de refuser l’empathie nécessaire pour les victimes, mais de sonder au plus profond le fonctionnement du système nazi, sans que la condamnation morale paralyse a priori l’analyse historique (S, p. 337 et suiv.). L’étude du nazisme, restée longtemps l’apanage de juristes non historiens (souvent d’anciens juges) dans l’après-guerre, a connu le double risque du dilettantisme et de l’autojustification plus ou moins consciente (S, p. 50 et le chap. 9 sur l’historiographie de la justice militaire). Le « rapport émotionnel » (S, p. 45) à l’objet déterminait souvent l’angle d’analyse, alors que la division de l’Allemagne empêchait la formation d’une mémoire commune de la période (S, p. 45-46). M. Stolleis livre au contraire un plaidoyer qui refuse l’emphase de l’utilité sociale de l’historien ou la lecture à travers le seul prisme des enjeux mémoriels ; la position de l’historien n’en fait ni un témoin, ni un acteur du système et ne se justifie pas autrement, en dernier lieu, que par la curiosité à l’égard de son objet (S, p. 60). La conscience de la spécificité du nazisme sur le plan du jugement politique rétrospectif ne doit donc pas empêcher de traiter la période comme le médiéviste aborde l’Empire carolingien.
7 Après une introduction fournissant un panorama des différents champs du droit nazi (S, p. 19-36), les articles proposent des synthèses provisoires de l’état de la recherche sur plusieurs aspects du droit sous le national-socialisme (malheureusement sans actualisation pour l’édition française), en particulier l’histoire des disciplines juridiques (histoire du droit, droit public) et de certains concepts centraux utilisés par les nazis (ainsi la notion de Gemeinschaft), ainsi que l’histoire des juridictions pendant et après le nazisme. Le dernier chapitre, plus récent, sur l’extermination des Juifs [6], même s’il comporte peu de développements sur le droit, rejoint le souci d’évaluer dans quelle mesure le mépris du droit classique ou l’attrait pour la violence ont pu créer un terreau favorable à l’extermination.
8 L’ouvrage d’O. Jouanjan, qui prend la suite chronologique de l’étude de la science juridique allemande au xixe siècle publiée dans la même collection [7], s’inscrit dans une démarche similaire de compréhension du droit nazi. Il s’attache à retracer la généalogie d’un droit monstrueux afin de comprendre la « grammaire » du discours juridique nazi et la façon dont celui-ci a pu créer les conditions de possibilité des crimes nazis. Méthodologiquement, le discours est considéré comme une réalité agissante, et non comme un voile instrumental dissimulant la réalité des rapports sociaux ou la brutalité du phénomène de domination. La pensée du droit nazie a son histoire, sa cohérence et a participé à la construction de l’idéologie nazie ; elle révèle un système de croyances et d’émotions qui ont eu un effet [8].
9 Cet « exercice de tératologie juridique » semble inspiré de la démarche érudite des anciens cabinets de curiosité, consacrés à faire la collection des étrangetés et des barbaries du monde. Mais le détour d’« ethnologue » [9], loin de cultiver un quelconque exotisme pour des formes éloignées et surprenantes de juridicité, est animé d’une interrogation doublement inquiète : comment la culture juridique occidentale a-t-elle pu produire des juristes qui adhèrent à cette négation du droit classique qu’est le nazisme ? En est-on vraiment sorti ? C’est dire que l’analyse du nazisme est aussi un moyen de tester les limites de notre propre droit. Penser le nazisme, c’est-à-dire s’intéresser à ses aspects intellectuels et doctrinaux à partir des énoncés et des justifications des acteurs [10], apparaît même comme une urgence contemporaine (J, p. 10). Le droit nazi montre l’envers du droit public contemporain : à la fois son contraire, mais aussi sa doublure, qu’un retournement du contexte politique, on le comprend, a pu produire parce que les conditions de son apparition étaient en germe. Comprendre en quoi le droit nazi procède à une Umwertung, un renversement des valeurs (au sens nietzschéen, J, p. 139) de « la pensée moderne du droit », permet de percevoir par contraste le droit libéral [11].
10 Les antécédents intellectuels (hégélianisme, nietzschéisme, révolution conservatrice pendant Weimar) permettent d’évaluer dans quelle mesure le nazisme constitue un phénomène radicalement nouveau. La première partie de l’ouvrage qui analyse la « conversion » massive des juristes allemands au nazisme est ainsi décisive. Réfutant les idées trop simples de l’opportunisme ou de la contrainte, souvent alibis d’après-guerre pour juristes plus ou moins repentis désireux de continuer leur carrière dans l’Allemagne de Bonn, O. Jouanjan retrace le phénomène d’adhésion intellectuelle, l’inclination d’une majorité de juristes en faveur du nouveau régime.
11L’adhésion à un courant doctrinal particulier a-t-elle été un élément décisif dans ce processus ? O. Jouanjan conteste en particulier la « formule de Radbruch », énoncée en 1946 pour incriminer le positivisme dans la conversion au nazisme (J, p. 28 et suiv., p. 59-60 [12]), en montrant que le positivisme ou le normativisme des années weimariennes est une des cibles juridiques principales des nazis. Synonyme d’obéissance aveugle à la loi, il est dénoncé comme « enjuivé » (J, p. 32). La pensée nazie défend au contraire un « décisionnisme substantiel » proche d’une forme de droit naturel (J, p. 36) ; le droit, toujours déjà là dans la communauté, ressort grâce à la volonté du Führer, volonté objective (en ce qu’elle s’identifie consubstantiellement à la volonté du peuple) et non subjective ou arbitraire (J, p. 258-259). Cela ne conduit pas pour autant à incriminer sans distinctions le droit naturel ou les formes de dépassement du positivisme imaginées dans la science juridique allemande depuis le début du siècle ; les rapports complexes du nazisme avec l’École libre du droit (freie Rechtsschule), pourtant anti-positiviste, mais défendant la figure d’un juge-roi (J, p. 205), suffisent à montrer les limites d’une telle approche.
12 Il apparaît impossible, en effet, de ramener l’action individuelle à l’attitude doctrinale : le comportement pratique ne se réduit pas chez l’individu aux choix théoriques. Les causalités directes restent complexes à identifier dans les parcours individuels. Mais on peut mettre en évidence, dès l’époque de Weimar, un terreau intellectuel propice à la conversion, dès lors que le contexte politique change brusquement en 1933 : prégnance de l’antisémitisme (J, p. 38-46), réaction au formalisme kantien (J, p. 52-54) et diffusion d’un néo-hegelianisme articulant la forme (l’idée de « formes vivantes » chez E. Kaufmann) et la matière du droit [13], etc.
13 De plus, la « conversion » des juristes universitaires n’est pas qu’un processus individuel spontané. Elle résulte aussi d’une « mise au pas » collective de l’université, manifeste dans le Discours de rectorat de Heidegger en 1933 (J, p. 69 et suiv.), et de l’organisation de nouvelles structures académiques, afin de produire un « juriste engagé » et militant (J, p. 106). Reinhardt Höhn, intégré à la SA en 1933, puis professeur sans chaire à partir de 1935, en est la meilleure illustration, quelles que soient les rivalités internes au régime auxquelles il a été mêlé (J, p. 112-124). Les règles universitaires rejettent désormais la liberté et la hiérarchie universitaires au profit des principes nouveaux (J, p. 74) et d’une structure floue, « guerre de tous contre tous » (J, p. 81). Enjeux professionnels et luttes d’influence jouent aussi leur rôle. Une nouvelle génération de professeurs fidèles au régime profite de l’épuration lancée par la loi du 7 avril 1933 (J, p. 82-83 : 132 enseignants exclus des facultés de droit, à 78 % pour motifs raciaux) et de la remise en cause des hiérarchies classiques ; elle peut s’appuyer sur la Fédération des juristes nationaux-socialistes allemands (le Bund Nationalsozialistischer Deutscher Juristen, puis Nationalsozialistischer Rechtswahrerbund) et sur la création d’une Académie pour le droit allemand, chargée d’élaborer un projet de remplacement du Bürgeliches Gesetzbuch, inabouti mais qui devait traduire en acte la conversion du droit lui-même aux principes nazis (J, p. 88). La réforme des associations étudiantes manifeste également la volonté d’expansion du régime (J, p. 76) : en amenant les étudiants au Service du travail, la Deutsche Studentenschaft doit faire sortir l’université de son enfermement dans le monde des théories abstraites et former à la camaraderie. La mise au pas s’accompagne enfin d’un contrôle de l’édition juridique (J, p. 88 et suiv.) et des grandes revues (ainsi pour l’Archiv für öffentliches Recht, fondé en 1885 par Paul Laband).
14 Les conclusions sur la rapidité du processus (J, p. 95-97) sont nuancées subtilement par les études de cas concernant les trajectoires de Ernst Rudolf Huber et Reinhardt Höhn, qui conservent au récit sa nécessaire incomplétude. Le postulat initial, maintenu tout au long de l’enquête, reste celui d’une adhésion de « conviction » (J, p. 133) des juristes : l’analyse historique ne peut en rester à l’idée simple de l’opportunisme (J, p. 100) ou de l’adhésion de crainte [14]. La série d’hypothèses sur les logiques d’engagement en 1933 (J, p. 124) livre une reconstitution méthodique d’aspects non seulement intellectuels, mais matériels et institutionnels qui concourent à la promotion d’un groupe de juristes convaincus aux avant-postes du système académique et intellectuel allemand. La génération promue par le nazisme a vécu sa socialisation et sa formation dans les universités de Weimar, éprouvant le sentiment de rupture lié à la Première Guerre mondiale. La pénétration de l’extrême-droite antisémite et les affinités de la droite réactionnaire avec la « révolution conservatrice » portée par le nazisme [15] ont pu également jouer. O. Jouanjan s’inscrit ainsi dans les multiples travaux qui mettent en avant la logique révolutionnaire et moderne du nazisme ou du fascisme [16]. Sur un plan plus intellectuel, cette génération manifeste une volonté de substance et un rejet du formalisme de type kelsénien. Le rôle de penseurs comme Julius Binder ou Carl Schmitt est évidemment central, pour faire de la génération 1900 une « génération de la Sachlichkeit » (J, p. 128), d’une recherche d’« objectivité » et de contact direct avec les choses et la « rugosité du monde » (J, p. 130) qui s’accommode fort bien, par ailleurs, de la réactivation des mythes germaniques [17].
15Quels résultats peut-on alors tirer de l’investigation de la période nazie ? Le lecteur ne doit évidemment pas s’attendre à trouver un « manuel de droit nazi » à l’usage des historiens. Les articles de M. Stolleis ainsi que la deuxième partie de l’ouvrage d’O. Jouanjan se situent à un autre niveau, celui des principes intellectuels d’ensemble qui animent les juristes nazis. Le point décisif tient à l’opposition revendiquée par la plupart de ces juristes à l’égard de la culture juridique occidentale et du droit de type libéral qui s’est répandu en Europe à l’époque contemporaine, et plus particulièrement à l’égard du droit romain [18]. Ce retournement est préparé par les germanistes dès le xixe siècle ; les nazis reprennent à leur compte la conception de la communauté germanique, en la racialisant (J, p. 144). Le droit romain, vu à travers le prisme de la romanistique allemande, est considéré comme le modèle par excellence du droit individualiste et désincarné, divisant le monde en catégories abstraites (S, p. 119 ; J, p. 270). Or, ces grandes catégories du droit occidental sont remises en question. Le sujet de droit ou le droit subjectif comme protection d’un intérêt subjectif n’a pas de sens dans une communauté homogène et constitue même une « anomalie » (J, p. 191) ; le Selbst n’est plus un « pour-soi », mais un « pour-la-communauté » (J, p. 77). De même sont évacuées la distinction entre droit public et droit privé (J, p. 257) ou la conception individualiste de la propriété (J, p. 266-267).
16La notion de communauté permet de dépasser ces catégories au profit d’une lecture concrète du droit. Le terme (Gemeinschaft et non Gesellschaft), repris à la sociologie de Ferdinand Tönnies, est chargé d’un sens social, mais surtout racial par les nazis. La réflexion sur la communauté est présente chez certains auteurs dès les années 1920 (ainsi, chez R. Höhn, J, p. 115). Même si la notion n’est pas acceptée par tous [19], elle apparaît comme la « superstructure métaphysique du droit » (S, p. 126), censée se substituer à l’État, qui ne fait que reproduire l’abstraction des concepts romains (S, p. 107 et suiv.). Le discours sur la communauté permet la « rénovation allemande du droit » (Karl Larenz cité par J, p. 23) et la réactivation de figures mythifiées de l’histoire germanique, en particulier la truste (Gefolgschaft), formée de son Führer et des antrustions, mise en exergue dès le xixe siècle par le courant germaniste à partir de quelques citations de Tacite (Germanie, xiii-xiv ; J, p. 160). Le droit, à rebours de la définition normativiste et formaliste du droit, apparaît comme l’ordre de vie de la communauté (J, p. 248), conçue de façon homogène (J, p. 157 et suiv.). La communauté agit comme principe ordonnateur du droit nazi : elle signifie la force, la masculinité et l’immédiateté entre le chef et sa truste, à l’inverse de la séparation des pouvoirs du droit public classique (J, p. 164 et suiv.). Elle devient un principe de lecture générique du droit, M. Stolleis citant par exemple (S, p. 122 et suiv.) l’extension de la notion à la « communauté authentique de tous les participants au trafic » (à propos du Code de la route).
17 Carl Schmitt a joué à cet égard un rôle central pour diffuser la conception du droit comme « ordre concret » [20], porteur d’un renversement des règles juridiques [21]. Chez C. Schmitt, la critique du normativisme et de sa clôture autorise une conception dynamique et concrète ou substantielle du droit. La théorie schmittienne du droit insiste sur la Gestaltung, la configuration active de la forme concrète (Gestalt), dont le peuple comme totalité concrète est le meilleur exemple (J, p. 223-234). Cette Gestaltung suppose un travail de conformation qui est la tâche propre du Führer, « principe immanent actif d’un ordre concret véritable » donnant au peuple sa Gestalt (J, p. 231).
18 La vision du politique s’en trouve esthétisée (les références à Ernst Jünger sont omniprésentes) ; elle permet surtout de justifier le rôle spécifique du Führer, autant chef qu’artiste sculptant la matière du peuple. La Gemeinschaft ne fonctionne pas sans le Führerprinzip, qui signifie l’absorption de l’État par le Führer et prolonge le renversement du droit public, en écartant toute idée de mandat ou de représentation au profit de l’incarnation (J, p. 178-180 ; p. 229-232). Formes et catégories juridiques sont subsumées par la figure du Führer, qui est volonté concrète-substantielle [22], selon un modèle qui peut rappeler le modèle de la « loi animée » [23], mais qui ne s’exprime pas en tant que pouvoir régulateur et supérieur, mais comme manifestation de la substance communautaire. Le refus du formalisme permet en tout temps la décision et le rôle du Führer (J, p. 287).
19 O. Jouanjan réfute dans une discussion très fine (J, p. 290-291) l’objection qu’on pourrait lui faire : celle de la méticulosité des nazis à organiser leurs procédures et à en garder une trace écrite, bref à s’inscrire dans la bureaucratie formaliste la plus classique. Pourtant, il identifie bien un refus de la textualité du droit et le fantasme d’une « domination sans formes » (J, p. 290-291), dans laquelle la forme n’est plus une protection ou une garantie juridique (toujours modifiable en fonction des intérêts de la communauté), mais se réduit à la froide formalité, forme sans aucun sens. Ce retournement du droit formel classique est illustré par la « rétention de protection » (Schutzhaft, J, p. 148 et suiv.), dont l’exemple montre comment l’emprise policière discrétionnaire sur le droit est justifiée au nom de la défense de la communauté. La fin de la hiérarchie formelle des textes, « déformalisation » du droit au sens weberien, facilite l’inversion brutale de la situation d’un individu. Le droit se compose avant tout d’une série de mesures (Massnahmen) ou d’ordres du Führer (Führerbefehle) qui affectent le caractère général de la loi en permettant une intervention toujours ponctuelle ou adaptable (Massnahmegesetz, S, p. 24). Les deux auteurs reprennent ainsi à leur compte le concept d’« État double » dégagé par Ernst Frankel en 1941 pour caractériser l’État nazi, hybridation entre État de normes (ou légal) et État de mesures (J, p. 203 ; S, p. 355).
20 Mais cette pensée anti-séparatrice, unifiant tous les membres de la communauté, recrée paradoxalement de multiples catégories et sous-catégories, en excluant de l’appartenance commune tout ce qui est atypique (J, p. 253 ; S, p. 344-345). Le droit apparaît comme une forme de vie (Lebensform/-ordnung/-gestalt, ces termes étant pratiquement synonymes dans la « métaphysique brumeuse » du vocabulaire nazi, J, p. 230), ce qui traduit le refus du formalisme abstrait au profit de la fusion entre la vie et le droit. La forme de vie (forma uitae) est un modèle de normativité dans lequel la règle ne se distingue jamais totalement de la vie concrète, ne s’identifie jamais à un acte particulier, mais à l’ensemble d’une existence exemplaire. Le modèle, qu’Olivier Jouanjan retrace en s’inspirant de Giorgio Agamben [24], en est la règle monastique, souvent confondue avec le récit de vie d’un saint fondateur. Selon O. Jouanjan, l’idéal nazi de normativité est calqué sur le modèle du moine-soldat (J, p. 248 ; p. 275 et suiv.). La conséquence est d’exclure ce qui ne se conforme pas à la forme de vie voulue par le Führer, en particulier le Juif (J, p. 194-195), individu sans Gestalt, sans forme de vie, parasite ou néant se nourrissant de l’autre sans rien lui apporter (J, p. 282-284, sur le rapprochement de ce statut avec la mort civile dans un jugement du Reichsgericht de 1936).
21 Certes, M. Stolleis souligne les dissensions entre juristes nazis et le décalage entre la proclamation de cette nouvelle conception du droit et les accommodements permanents de la pratique (par exemple, S, p. 202-203). Partant d’une interrogation provocante sur les « progrès » que l’histoire du droit a pu connaître pendant la période nazie (chap. 2 et 3), il montre ainsi le clivage persistant entre les germanistes, davantage réceptifs à l’idéologie nationale-socialiste et à sa recherche d’une spécificité allemande, et les romanistes, obligés de défendre leur discipline tout en la conformant aux réquisits nazis. L’histoire de la science administrative traduit le semi-échec pour en faire un savoir central du régime (S, chap. 7). Les nazis cherchent à l’opposer au droit administratif issu du xixe siècle et à l’approche formaliste d’Otto Mayer (S, p. 184-186). L’enjeu n’est pas seulement académique, mais concerne l’exercice du pouvoir : qui doit former la future génération de responsables de l’administration, dans le climat d’instabilité permanente entretenue par le régime (S, p. 193) ? Cette revivification produit des effets de long terme au-delà même de la chute du régime : la présentation du droit administratif comme concrétisation du droit constitutionnel trouve ainsi son origine dans la doctrine juridique nationale-socialiste (S, p. 197). Sur le plus court terme, cependant, M. Stolleis montre combien les juristes tiennent une place marginale et déconsidérée aux yeux d’Hitler, leurs efforts pour se conformer au nouveau régime n’entraînant que des succès limités et leur rôle étant purement instrumental (S, p. 152). La période ne doit pas être abordée comme un éteignoir pour les disciplines juridiques, mais comme un moment de transformation contrainte, cette histoire ayant souvent été occultée dans l’après-guerre (S, p. 62-65).
22 Loin de s’opposer, les deux ouvrages procèdent ainsi de convictions semblables quant au statut de la science juridique et à la portée de l’étude du nazisme pour la compréhension du droit contemporain. La place centrale revient aux procédés d’interprétation, puisque le régime nazi s’appuie le plus souvent sur la réinterprétation du droit « à énoncé constant ». Le paradoxe du maintien du droit antérieur (ainsi avec l’abandon de la recodification du droit civil) s’éclaire au regard du rôle que l’interprétation est amenée à jouer chez les universitaires comme chez les juges. Favorisant l’« insécurité terminologique » (S, p. 106), le vocabulaire de la Gemeinschaft réintroduit des mécanismes d’argumentation souvent écartés par le positivisme et les systèmes modernes de droit. Le mécanisme de « réserve communautaire » (J, p. 196) fait entrer la perspective communautaire dans tout raisonnement juridique, sans qu’il y ait besoin de modifier le texte même de l’énoncé ou d’introduire de nouveaux concepts dans le droit (S, p. 102). L’analogie et même « l’hyperanalogie » (J, p. 198), rejetée en droit pénal moderne au nom des principes nullum crimen sine lege et pœnalia sunt restringenda, permet d’étendre le champ de la sanction pénale, la loi d’altération du 28 juin 1935 rendant inutile l’élaboration un temps envisagée d’un nouveau Code pénal [25].
23 Les juridictions administratives (S, chap. 8), nées d’une tendance libérale visant à contrôler le fonctionnement de l’administration, sont l’objet de projets de suppression au début du régime, notamment de la part des SS et de la Gestapo. Ces projets laissent cependant rapidement place aux pressions pour que la jurisprudence administrative adopte les principes nazis, à la possibilité toujours présente de ne pas respecter les décisions juridictionnelles et à l’absence de contrôle sur la police (S, p. 202-203). Certes, la législation cantonne la juridiction administrative, en supprimant les recours contre les décisions politiques ou concernant les Juifs (S, p. 209). Mais l’essentiel se déroule au sein même de la jurisprudence administrative, qui se conforme pour éviter la suppression (S, p. 207-208) [26], en acceptant très largement le retrait du juge dès qu’un domaine est identifié comme politique (S, p. 214). Les tribunaux cessent leur activité en 1941, mais le jeu était déjà conclu plus tôt.
24 L’importance que les deux auteurs donnent à l’interprétation renvoie le droit à sa matière principalement textuelle et à la place significative qu’y tiennent les discours (S, p. 356). Une grande attention est portée au vocabulaire et à sa perversion par les nazis, et, plus spécialement dans l’ouvrage d’O. Jouanjan, aux problèmes de traduction (par exemple, J, p. 237, n. 1). Les juristes du régime activent en effet un vocabulaire spécifique : le Reich ou la Gestalt des politischen Volkes [27] (J, p. 176-177) plutôt que l’État (Staat), le grand espace (Grossraum, assimilé par C. Schmitt à la doctrine Monroe, J, p. 237-238) plutôt que le territoire, etc. Les désignations des autorités sont significatives, ainsi de Hans Frank, désigné d’abord comme Reichsjuristenführer, puis comme Reichsrechtsführer. Le remplacement d’un mot d’origine latine (Juristen) par un mot germanique (Recht) procède d’une transformation conceptuelle plus large, qui oppose à l’individualisme abstrait du droit romain les concepts concrets du droit germain. Le chapitre 4 de M. Stolleis permet de comprendre l’intégration du langage nouveau pour subvertir les concepts traditionnels du droit, mais aussi la résistance du langage juridique classique (celui auquel les juristes de l’époque avaient été formés avant la mise en place du régime) à cette rénovation.
25 L’étude linguistique permet aussi de mesurer plus précisément la continuité avec la période post-1945. L’interdiction par les Américains des interprétations juridiques inspirées par le nazisme (S, p. 267), qui, en voulant restreindre les effets irrationnels de l’interprétation, rappelle la posture des codificateurs faisant de la lettre de la loi la stricte formulation de la règle, ou la reprise du vocabulaire de la Gemeinschaft en droit du travail même après 1945 (l’entreprise étant considérée comme un « ordre concret » pacifié entre employeurs et travailleurs, S, p. 110-112) en sont deux exemples.
26 L’intégration de la période de l’après-guerre dans les deux ouvrages témoigne finalement d’une inquiétude latente : celle de la part nationale-socialiste dans le droit contemporain – non pas évidemment dans la reprise explicite des principes, mais dans une infusion imperceptible mais profonde dans les concepts du droit. L’enjeu le plus évident est le retour à un fonctionnement « normal » dans l’après-guerre, processus symétrique au phénomène de « conversion » analysé par O. Jouanjan. Quelles sont les modalités de la transition, menée largement par les puissances occupantes ? L’abrogation de l’ordre juridique nazi est un but de guerre des Alliés, mais prononcer la nullité totale des actes nazis apparaît impossible, d’autant que la situation juridique est fragmentée selon les zones d’occupations (S, p. 264-266). Les mesures d’abrogation, partielles, résultent surtout des décisions des juridictions, ce qui explique l’importance de la refondation du système judiciaire. Le corps de magistrats est lui-même soumis à la dénazification, forte surtout dans la zone soviétique (S, p. 269 et suiv.). Le fonctionnement des juridictions après 1945 montre la diversité des situations et les ambiguïtés quant à l’attitude à tenir face aux magistrats ayant exercé leurs fonctions pendant la période du Reich, alors que les conflits sont croissants entre forces d’occupation (S, p. 280 et suiv.). À l’Ouest, la Cour suprême pour la zone britannique joue un rôle décisif pour assurer la transition entre l’avant-1933 et la Cour fédérale de justice (créée en 1950), non sans ambiguïtés quant à la récupération des juges de la période nazie, à l’exception de quelques personnalités trop compromises (S, p. 276-277, 289 : aucun juge n’est condamné à l’Ouest pour son comportement pendant le nazisme). Le maintien de décisions administratives et judiciaires nazies signifiait inévitablement la reconnaissance partielle de la capacité des organes nazis à créer du droit, quel que soit par ailleurs l’embarras pour en souligner l’iniquité (S, p. 286).
27 Dans une perspective élargie, les deux auteurs abordent de façon plus troublante la liaison conceptuelle souterraine qui relie le droit contemporain à la période nazie. La permanence mémorielle du nazisme (S, chap. 9 et 10), même parmi les générations nées après 1945, pose un problème particulier dans l’étude de la période. La situation des juristes nazis ayant continué de jouer un rôle d’enseignement après la guerre donne lieu à l’étude « cum ira » (S, p. 362) de M. Stolleis sur le juriste Maunz : son passé de professeur à Fribourg pendant la période nazie resurgit brièvement en 1964, alors qu’il est redevenu professeur (son Deutsches Staatsrecht est un classique de la littérature publiciste de la RFA) et entreprend une carrière politique, et surtout après sa mort en 1993, lorsque son activité de proche conseiller d’un parti d’extrême-droite néo-nazi maintenue pendant plusieurs décennies est révélée (S, p. 329). Cette persistance d’un engagement contraire aux valeurs à la fois politiques de la RFA et scientifiques de l’université contrevient de façon problématique à l’éthique indispensable du chercheur à l’âge démocratique, qui postule selon M. Stolleis l’adhésion à un cœur de valeurs (S, p. 335-336).
28 O. Jouanjan identifie cette influence souterraine de la pensée nazie après 1945 dans la trajectoire de Reinhardt Höhn. Exclu de l’enseignement en 1945, il consacre plusieurs écrits à la théorisation du management, dans le cadre de la Société économique allemande, d’initiative privée. Il théorise la délégation de responsabilité, qui distingue entre Führung (direction assurée par le supérieur) et Handlung (mise en œuvre de l’action par le subordonné) pour permettre, selon lui, une forme non autoritaire de guidage des conduites, où l’individu est amené à adhérer volontairement aux principes défendus par le chef. O. Jouanjan rattache cette forme de gestion au « management par objectifs », qui entretient l’illusion de la liberté en ne laissant pourtant aux exécutants que le choix des moyens, et non du but. Or, R. Höhn recycle ainsi le cadre communautaire de la pensée nazie, en la transposant dans le domaine de l’entreprise (J, p. 291-297 et 299 pour la critique du langage managérial). Le nazisme s’est en effet conçu comme un totalitarisme impliquant l’inclusion totale des individus dans la communauté, mais un totalitarisme non autoritaire dans la mesure où l’adhésion au chef était postulée comme engagement intime (à l’inverse, pour R. Höhn, du fascisme, reposant sur le commandement autoritaire du chef, qui impose ses ordres du haut vers le bas, J, p. 116). Il voit dans cette « obéissance présomptive » un moyen de sortir de l’alternative entre intentionnalisme et fonctionnalisme qui a longtemps occupé les débats sur la nature du régime nazi [28].
29 Plus qu’une causalité historique contenue dans le nazisme, il s’agit de voir des procédés normatifs similaires, témoignant d’un modèle concurrent de juridicité au cœur de la modernité juridique [29]. L’épilogue d’O. Jouanjan pose finalement un regard inquiet sur les évolutions contemporaines du droit et la sortie du paradigme du droit romain, c’est-à-dire hors d’un droit formaliste, abstrait, géré par un groupe de spécialistes autonomes ; un droit moins séduisant que le droit concret, mais plus respectueux de la vie des gens (J, p. 298-299), car il ne propose pas d’adhérer au fantasme d’une forme de vie authentique. Le paradigme romain établit une distance entre l’abstraction des règles et la vie concrète, distance qui est aussi une protection ou une garantie, même fragile. Plus que la colère et la passion, c’est ainsi la pointe aiguë d’une certaine mélancolie qui s’impose dans ces pages.
Notes
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[1]
Pour alléger les références, ces ouvrages sont notés S et J, avec l’indication de la page.
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[2]
Hannah Arendt, Le système totalitaire, Paris : Seuil, 1972, p. 124.
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[3]
Olivier Jouanjan, « Prendre le discours juridique nazi au sérieux ? », Revue interdisciplinaire d’études juridiques, 70, 2013, p. 1-23.
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[4]
Johann Chapoutot, La Loi du sang. Penser et agir en nazi, Paris : Gallimard, 2014, p. 16, 25. Cf. aussi les contributions d’Olivier Jouanjan et Johann Chapoutot dans Le Débat, 178, 2014, p. 149-177.
-
[5]
Michael Stolleis, Geschichte des öffentlichen Rechts in Deutschland. Band 3 : Staats- und Verwaltungsrechtswissenschaft in Republik und Diktatur. 1914 bis 1945, Munich : Verlag C. H. Beck, 1999.
-
[6]
La traduction conserve le terme Holocaust, demeuré usuel en Allemagne.
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[7]
Olivier Jouanjan, Une histoire de la pensée juridique en Allemagne (1800-1918), Paris : PUF, 2005.
-
[8]
Des démarches semblables, qui s’attachent à l’effet propre des « valeurs » proclamées, se multiplient dans l’étude de la Seconde Guerre mondiale, cf. par exemple Claire Zalc, Dénaturalisés. Les retraits de nationalité sous Vichy, Paris : Seuil, 2016, qui reconstitue dans une démarche de socio-histoire l’effet normatif des principes mis en avant par le régime de Vichy sur les pratiques administratives.
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[9]
Olivier Jouanjan, « Prendre le discours juridique… », art. cité, p. 2.
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[10]
J, p. 16 : « L’art du juriste est un art de la justification. »
-
[11]
Dans le même sens, S, p. 170 et suiv. Le questionnement mené en juriste, plus qu’en historien, est assumé clairement (J, p. 14).
-
[12]
Cf. dans le contexte français le débat entre Danièle Lochak et Michel Troper.
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[13]
Olivier Jouanjan souligne à plusieurs reprises l’impossibilité de tracer un fil de Hegel à Hitler ; l’adhésion des néo-hégéliens au nazisme se fait en oubliant Hegel et la notion de droit abstrait (J, p. 248). On peut y voir une différence d’approche avec Michael Stolleis, qui considère l’influence d’un auteur (Nietzsche en l’occurrence) davantage du point de vue de sa « réception vulgarisée » et de ses usages historiques que de ses intentions (S, p. 353, n. 31).
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[14]
Dans le même sens, Christian Ingrao, Croire et détruire. Les intellectuels dans la machine de guerre SS, Paris : Fayard, 2010, sur l’engagement des intellectuels dans le nazisme.
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[15]
Sur ce double aspect du nazisme, cf. aussi S, p. 102.
-
[16]
À propos du fascisme, cf. Emilio Gentile, Qu’est-ce que le fascisme ? Histoire et interprétation [2002], Paris : Gallimard, 2004.
-
[17]
Johann Chapoutot, Le nazisme et l’Antiquité, Paris : PUF, 2012.
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[18]
J, p. 141 et suiv. Cf. Id., « La réception du droit romain sous le IIIe Reich », Annuaire de l’Institut Michel Villey, 2010, vol. 2. La nouvelle d’Aragon, « Le droit romain n’est plus », reprise dans le Mentir-vrai, s’inspire de ce thème de façon romanesque.
-
[19]
Certains (comme W. Merk, O. Köllreuter ou E. R. Huber) restent attachés à des notions plus classiques, comme celle d’État, accusée par ailleurs de reproduire l’abstraction des concepts romains.
-
[20]
J, p. 213 et suiv. Le concret est ce qui a « crû ensemble », selon l’étymologie remise en scène par les nazis.
-
[21]
Karl Larenz admet par exemple de réserver aux collatéraux la succession des « biens de famille » en dehors de toute disposition testamentaire ou de réserve successorale et à rebours du « droit abstrait » (J, p. 272).
-
[22]
« L’idée de droit concrète non-écrite de son peuple » selon le juriste K. Larenz (cité J, p. 262).
-
[23]
Paolo Napoli, « Ratio scripta et lex animata : Jean Gerson et la visite pastorale », in Laurence Giavarini (dir.), L’Écriture des juristes. xvie-xviiie siècle, Paris : Classiques Garnier, 2010, p. 131-151.
-
[24]
Giorgio Agamben, De la très haute pauvreté. Règles et forme de vie, Paris : Payot, 2011.
-
[25]
Olivier Jouanjan donne un autre exemple de l’interprétation « communautaire » du droit à propos des contrats civils, J, 203-204.
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[26]
La mise en place du tribunal administratif du Reich n’a guère de conséquences (S, p. 215-217).
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[27]
Le terme de Volk ou völkisch est discuté en particulier (J, p. 247 ; S, p. 21, n.d.t.).
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[28]
J, p. 289-290 ; sur ce débat, cf. Ian Kerschaw, Qu’est-ce que le nazisme ? Problèmes et perspectives d’interprétation [1985], Paris : Gallimard, 1997, p. 127-162.
-
[29]
Cette approche travaillant sur les modes de manifestation du droit à l’époque contemporaine n’est en cela pas contradictoire avec les travaux de Pierre Legendre, Paolo Napoli ou Pierre Musso (P. Musso, La Religion industrielle, Paris : Fayard, 2017), qui replacent dans le très long terme le développement de la rationalité managériale.