Couverture de DRS1_099

Article de revue

Quand la critique féministe renouvelle le droit. Présentation du dossier

Pages 277 à 285

Notes

  • [1]
    Catharine MacKinnon, Le Féminisme irréductible. Conférences sur la vie et le droit, Paris : Antoinette Fouque, 2005, p. 17-26.
  • [2]
    Laure Bereni, « Quand la mise à l’agenda ravive les mobilisations féministe. L’espace de la cause des femmes et la parité politique (1997-2000) », Revue française de science politique, 59 (2), 2009, p. 301-323.
  • [3]
    Elisa Herman, Lutter contre les violences conjugales : féminisme, travail social, politique publique, Rennes : PUR, 2016 ; Pauline Delage, Violences conjugales : du combat féministe à la cause publique, Paris : Les Presses de Sciences Po, 2017.
  • [4]
    Catharine MacKinnon, Le Féminisme irréductible. Conférences sur la vie et le droit, op. cit. ; Carol Pateman, The Sexual Contract, Cambridge : Polity Press, 1989.
  • [5]
    Alice Debauche et Christelle Hamel, « Violence des hommes contre les femmes : quelles avancées dans la production des savoirs ? », Nouvelles Questions Féministes, 32 (1), 2013, p. 4-14.
  • [6]
    Liora Israël, L’arme du droit, Paris : Presses de Sciences Po, 2009.
  • [7]
    Laure Bereni et al., « Entre contrainte et ressource : les mouvements féministes face au droit », Nouvelles Questions Féministes, 29 (1), 2010, p. 6-15.
  • [8]
    Voir aussi Claire Saas, « Vingt ans de jurisprudence pénale sur le harcèlement sexuel. Réflexions sur le corps et la liberté sexuelle des femmes saisis par le droit pénal », in Stéphanie Hennette-Vauchez, Marc Pichard et Diane Roman (dir.), La loi et le genre, Paris : CNRS éditions, 2016.
  • [9]
    Jean Bérard, « Dénoncer et (ne pas) punir les violences sexuelles ? Luttes féministes et critiques de la répression en France de mai 68 au début des années 1980 », Politix, 107, 2014, p. 61-84 ; Janine Mossuz-Lavau, Les lois de l’amour. Les politiques de la sexualité en France (1950-2002), Paris : Payot, 2002 et Georges Vigarello, Histoire du viol : xvi e – xx e siècles, Paris : Seuil, 1998.
  • [10]
    Véronique Le Goaziou et Maryse Jaspard, Le viol. Sociologie d’un crime, Paris : La Documentation française, 2011.
  • [11]
    Tove Stang Dahl, Women’s Law. An Introduction to Feminist Jurisprudence, Oslo : Norwegian University Press, 1987 ; Marta A. Fineman, The Neutered Mother, the Sexual Family and Other Twentieth Century Tragedies, Londres : Routledge, 1995.
  • [12]
    Anne Revillard, « Entre arène judiciaire et arène législative : les stratégies juridiques des mouvements féministes au Canada », in Jacques Commaille et Martine Kaluszynski (dir.), La fonction politique de la justice, Paris : La Découverte, 2007, p. 145-163.
  • [13]
    Elisabeth M. Schneider, Battered Women and Feminist Lawmaking, New Haven : Yale University Press, 2008 ; « Le droit à l’épreuve du genre : les lois du genre (I) », Nouvelles Questions Féministes, 28 (2), 2009.
  • [14]
    Iris Marion Young , Justice and the Politics of Difference, New Jersey : Princeton University Press, 1990.
  • [15]
    Voir, notamment, Juana Maria Gonzalez Moreno, « Les lois intégrales contre la violence à l’égard des femmes en Espagne. Une analyse à partir de la théorie juridique féministe », NQF, 28 (2), op. cit., p. 12-23.
  • [16]
    Jacques Commaille, À quoi nous sert le droit ?, Paris : Gallimard, coll. « Folio essais », 2015.
  • [17]
    Geraldine Brown, Thierry Delessert et Marta Roca i Escoda, « Du devoir marital au viol conjugal. Étude sur l’évolution du droit pénal suisse », Droit et Société, 97, 2017, p. 595-614.
  • [18]
    Voir notamment le dossier cordonné par Marylène Lieber et Marta Roca i Escoda, « Violences en famille : quelles réponses institutionnelles ? », Enfances Familles Générations, 22, 2015, p. i-xiii. Sur la question de la symétrie des violences, voir, notamment, Emmanuelle Mélan, « Violences conjugales et regard sur les femmes. », Champ pénal / Penal field [En ligne], XIV, 2017, mis en ligne le 18 juillet 2017, consulté le 9 février 2018.
  • [19]
    « Quand les mouvements féministes font (avec) la loi : les lois du genre (II) », Nouvelles Questions Féministes, 29 (1), 2010. Noélia Igareda Gonzalez, « Debates sobre la autonomía y el consentimiento en los matrimonios forzados », Anales de la Cátedra Francisco Suárez, 47, 2013, p. 203-219.
  • [20]
    Ainsi, pour la France, A. Darsonville note que depuis l’entrée en vigueur du Code pénal en 1994, on comptabilise plus de dix lois modifiant le régime juridique des infractions sexuelles. Audrey Darsonville, « Le surinvestissement législatif en matière d’infractions sexuelles », Archives de politique criminelle, 34, 2012, p. 31-43.
  • [21]
    Fabienne Glowacz et Charlotte Vanneste, « Violences conjugales et justice pénale : un couple à problèmes ?  », Champ pénal / Penal field [En ligne], XIV, 2017, mis en ligne le 18 juillet 2017, consulté le 9 février 2018.
  • [22]
    Véronique Le Goaziou, « Les viols aux assises : regard sur un mouvement de judiciarisation », Archives de politique criminelle, 34, 2012, p. 93-101.
  • [23]
    Voir, notamment, Kristin Bumiller, « The Nexus of Domestic Violence Reform and Social Science: From Instrument of Social Change to Institutionalized Surveillance », Annual Review of Law and Social Science, 6, 2010, p. 173-193. Jeannie Suk, At Home in the Law: How the Domestic Violence Revolution is Transforming Privacy, New Haven : Yale University Press, 2009.
  • [24]
    Pour la question de la preuve, voir notamment : François Desprez, « Preuve et conviction du juge en matière d’agressions sexuelles », Archives de politique criminelle, 34, 2012, p. 45-69.
  • [25]
    Jill Radford et Diana H. Russell (eds.), Femicide, The Politics of Woman Killing. Buckingham : Open University Press, 1992.
  • [26]
    Elisa Leray et Elda Monsalve, « Un crime de féminicide en France ? À propos de l’article 171 de la loi relative à l’égalité et à la citoyenneté », La Revue des droits de l’homme [En ligne], Actualités Droits- Libertés, mis en ligne le 10 février 2017, consulté le 9 février 2018.
  • [27]
    Pauline Delage, Violences conjugales. Du combat féministe à la cause publique, op. cit.
  • [28]
    Coline Cardi et Anne-Marie Devreux, « Le genre et le droit : une co-production », Cahiers du genre, 57, 2014, p. 5-18.
English version

1Longtemps considérées comme des tabous, les violences envers les femmes ont été politisées par les mouvements féministes qui ont mis en évidence leur fonction sociale en ce qu’elles reflètent et alimentent des inégalités et des discriminations, entre hommes et femmes. Ces violences ont fini par être reconnues par les instances internationales et nationales comme des actes perpétrés contre les femmes, en public et en privé, du seul fait qu’elles sont femmes. En 1993, la communauté internationale, lors de l’Assemblée générale des Nations unies, adopte ainsi la Déclaration sur l’élimination de la violence à l’égard des femmes. En associant les violences envers les femmes à des violations des droits de la personne humaine et des libertés fondamentales, cette déclaration affirme qu’elles « traduisent des rapports de force historiquement inégaux entre les hommes et les femmes qui comptent parmi les principaux mécanismes sociaux auxquels est due la subordination des femmes aux hommes ». Elle les définit comme « tous actes de violence dirigés contre le sexe féminin, et causant ou pouvant causer aux femmes un préjudice ou des souffrances physiques, sexuelles ou psychologiques, y compris la menace de tels actes, la contrainte ou la privation arbitraire de liberté, que ce soit dans la vie publique ou dans la vie privée » (art. 1er). Dans les politiques publiques internationales et supranationales, la catégorie « violences faites aux femmes » a progressivement été élargie à celle de « violences de genre » pour inclure les violences commises en raison de l’identité de genre d’une personne.

2Les instances internationales ainsi que les États ont donc élaboré des dispositifs, notamment juridiques, pour parer aux problèmes que recouvrent les catégories « violences faites aux femmes » ou « violences de genre », en particulier des violences sexuelles et conjugales, mais aussi des mutilations génitales, des mariages forcés, du harcèlement sexuel, et des violences homophobes et transphobes. L’appel au droit est ainsi devenu central et les pratiques des acteurs juridiques tout comme les dispositifs juridico-législatifs se sont vus modifiés voire transformés pour traiter spécifiquement de ces nouveaux problèmes publics. Soulignons, à titre d’exemple, le travail de politisation du droit, en amont de la Déclaration de l’ONU de 1993, qui aboutit à la Convention pour l’élimination de toutes les formes de discriminations à l’égard des femmes et permet notamment de reconnaître les droits des femmes comme des droits humains.

3En croisant diverses approches des sciences sociales et la perspective de genre, ce dossier propose d’étudier la question des violences envers les femmes comme un objet de réflexion et comme un terrain de lutte féministe  [1]. Il s’attache, d’une part, à analyser comment le droit a été investi pour politiser les violences envers les femmes et, plus généralement, les violences fondées sur le genre. D’autre part, cette perspective sur les transformations du droit doit permettre d’appréhender le traitement juridique, concret, de ces violences dans plusieurs de leurs aspects (délits sexuels, notamment le viol, violences conjugales et intrafamiliales). Les cinq contributions rassemblées embrassent différents contextes judiciaires et échelles d’analyse – nationale (Nicaragua, France, Suisse, Belgique), supranationale (Amérique latine et Europe) et internationale (reconstruction locale du langage international des droit humains) – afin d’appréhender des domaines variés du droit (législation, doctrine et jurisprudence) et les séquences multiples de la confection des lois, du travail des professionnel-le-s du droit, les usages et applications de la loi.

4Au-delà des différences de contexte et de méthodes surgissent deux éléments centraux de cette rencontre entre le droit et les questions de genre : d’une part, les apports et les limites de la critique féministe du droit, d’autre part, les configurations du travail juridique et leurs reconfigurations à la suite de la judiciarisation des questions privées et de genre.

I. Apports et limites de la critique féministe du droit

5Les différents articles de ce dossier rappellent le rôle pionnier des mobilisations féministes dans la promotion de réformes pour que juges, procureurs, avocats et forces de l’ordre – et, par-là, la société tout entière – envisagent les violences faites aux femmes comme un problème juridique. Comme dans d’autres domaines d’intervention publique, le droit a ainsi été investi par les mouvements féministes et les mouvements de la cause des femmes  [2], dès la fin des années 1970, pour lutter contre les violences envers les femmes  [3]. Bien que certaines féministes radicales aient vu dans le droit, comme dans tout autre instrument étatique, un rouage de la domination masculine et patriarcale  [4], d’autres se sont saisis des outils juridiques, civils et pénaux, pour lutter contre les violences envers les femmes  [5]. La posture de Catharine MacKinnon face au droit est révélatrice de cette relation complexe. Juriste, elle a apporté une critique radicale du droit tout en faisant, dans le même mouvement, recours au droit  [6] pour construire de nouvelles catégories juridiques et développer une stratégie de militantisme judiciaire  [7]. C. MacKinnon promeut la mise en œuvre d’une « jurisprudence féministe » et prend précisément comme terrains de lutte juridique la pornographie et le harcèlement sexuel  [8].

6Ce rapport au droit a été débattu aux États-Unis, où ce courant s’est largement développé, mais pas uniquement. En France également, la question est abordée à la fin des années 1970 à l’occasion des premiers procès au pénal pour viol  [9]. Si les assises sont alors envisagées comme des tribunes de dénonciation militante et si la qualification juridique des violences faites aux femmes apparaît indispensable aux juristes et aux militantes, la pénalisation reste critiquée parce qu’elle risque de reproduire d’autres formes de domination  [10].

7Au-delà d’une critique de la pénalisation ou, au contraire, d’une croyance légaliste acritique, le pouvoir du droit est bel et bien invoqué et investi dans les demandes politiques féministes, notamment autour des violences  [11]. Cet investissement du droit  [12] sur la question des violences envers les femmes a été en effet un des terrains juridiques privilégiés. Une tension structure donc l’analyse féministe du droit qui se trouve prise entre une dénonciation du caractère patriarcal du droit et la volonté de mobiliser un instrument légitime et légitimant  [13].

8Ce rapport complexe est en partie dû à la conceptualisation des violences fondées sur le genre. Dans la perspective féministe, les violences envers les femmes sont à penser dans l’ensemble des rapports de domination et d’inégalité entre hommes et femmes et constituent alors des violences structurelles. Pour les féministes, les structures étatiques et juridiques, en étant aveugles aux violences, renforcent et reproduisent les logiques de domination masculine. Or, les dimensions structurelles d’un phénomène social tel que la violence de genre et la volonté de défendre des victimes qui sous-tend l’approche féministe contrastent avec la logique d’un droit libéral  [14] dont la caractéristique majeure est l’individualisme et suppose une neutralité (et impartialité) de la part de l’État  [15].

9Dans le domaine des violences envers les femmes, la logique interne et conceptuelle des codes civil et pénal est ainsi mise en cause par la critique féministe. Cette approche critique s’accorde avec celle de la sociologie juridique qui cherche à étudier les normativités sociales et, en retour, le sens moral et politique donné à cette normativité par les acteurs sociaux, comprenant aussi les professionnel-le-s du droit  [16].

10Ces opérations critiques interrogent la normativité et l’architecture du droit, du point de vue des rapports sociaux de sexe et des normes de genre, au-delà des situations de violence, en questionnant les institutions juridiques et sociales comme le mariage et plus globalement la séparation de la sphère publique et privée. Prenons par exemple l’histoire de la notion de viol conjugal ; dans les débats législatifs en la matière, en France ou dans d’autres pays francophones comme la Suisse  [17], des chercheurs ont montré comment le référentiel du droit civil, définissant le mariage, influence, de manière différenciée, un article pénal sur le viol  [18].

11Plus concrètement, la critique féministe du droit dans le domaine des violences fondées sur le genre a mis en évidence le caractère discriminatoire des infractions contre l’intégrité sexuelle réprimées pénalement  [19]. Des études ont également montré les failles et les insuffisances de la qualification pénale des faits, tant légale que judiciaire, et l’expérience des dispositifs pénaux peut être particulièrement difficile pour les femmes victimes, vécue en termes de culpabilisation ou de re-victimisation.

12La critique féministe du Code pénal comme étant une institution paternaliste est par exemple adoptée dans l’analyse de Delphine Lacombe qui montre comment, dans le contexte de la transition post révolutionnaire, puis dans celui d’un retour à l’autoritarisme au Nicaragua, la modification du droit pénal va dans un sens plus protecteur de l’intégrité physique et conjointement vers un familialisme témoignant d’une tentative de moralisation de la sexualité dans un sens traditionnel et patriarcal. Son analyse témoigne de la manière dont le travail associatif féministe depuis les années 1980 instaure une fabrique du droit contradictoire entre avancées législatives et maintien d’un droit patriarcal. Elle examine ainsi un cadre politique et social où se côtoient en droit un ordre reproductif forcé par la pénalisation intégrale de l’avortement et les lois dites «“intégrales contre les violences de genre” instrumentalisées pour renforcer un pouvoir politique personnel et autoritaire ».

13Malgré ces critiques, les revendications politiques des différents mouvements féministes concernant les violences de genre se sont souvent finalement traduites par des demandes légales dans plusieurs ordonnances juridiques occidentales. Des auteurs parlent d’un surinvestissement législatif en matière d’agressions sexuelles  [20]. De même qu’une augmentation de la judiciarisation et pénalisation des situations de violence conjugale  [21] et du viol  [22]. Dans ce dossier, Solenne Jouanneau et Anna Matteoli, traitent de la judiciarisation des violences au sein du couple en contexte français. À partir d’une enquête articulant sociologie et droit, les auteures montrent le chemin d’une étatisation de la lutte contre les violences conjugales qui sera couplée d’une inflexion des injonctions pesant sur les juges.

14Le croisement de plusieurs sphères pénales et leurs répercussions sur les normes juridiques est traité également dans ce dossier. Dans son texte sur l’encadrement juridique des violences domestiques auprès des femmes migrantes en Belgique, Isabelle Carles souligne l’influence de différentes sphères de régulation, telles que les politiques migratoires et d’asile. Si la démarche féministe a pu consister à construire de nouvelles catégories et de nouveaux dispositifs spécifiques aux violences, en pratique il est difficile de fragmenter ainsi l’expérience subjective et les enjeux juridiques qui la constituent. Dans les champs juridique et militant, les stratégies féministes ont d’ailleurs toujours été débattues et contestées, certaines soulignant en particulier les effets sociaux de la pénalisation des violences conjugales et sexuelles.

15En outre, plusieurs articles de ce dossier rendent problématiques les critiques féministes du droit concernant les violences de genre, comme le fait Océane Pérona qui propose d’éprouver les conclusions de la théorie féministe du droit sur les violences sexuelles, à partir d’une analyse de la qualification policière du consentement sexuel féminin dans les affaires de viol en France.

II. Les (re)configurations du droit à l’aune des violences faites aux femmes

16Alors que les usages du droit ont constamment été contestés et ont, du même coup, modifié les féminismes, le traitement des violences faites aux femmes, en particulier sexuelles et conjugales, a transformé le droit ; il a contribué à reconfigurer les frontières du privé, de l’intime, et du public  [23]. Aussi cette transformation participe-t-elle à réformer, voire à remettre en cause, l’organisation et les fondements du travail quotidien des acteurs des mondes juridiques et judiciaires, dorénavant encouragés à prendre en compte la souffrance des victimes tout en s’appuyant sur un régime de preuves conforme aux principes sur lequel repose l’État de droit.

17La question de la preuve ainsi que de la qualification pénale des agressions sexuelles a été au centre des réflexions critiques des féministes sur le droit  [24]. Depuis une perspective microsociologique, Océane Pérona s’intéresse à la qualification de la notion de consentement par la police dans les affaires de viol à partir des déclarations enregistrées sous la forme d’une main courante. Elle montre comment « les mains courantes témoignent du refus policier d’adopter une définition subjectiviste du viol, basée sur la seule absence de consentement de la victime comme le promeut la critique féministe du droit ». O. Pérona souligne que l’examen des policiers pour déqualifier les dénonciations des victimes est davantage lié à la rationalité du droit et à la co-construction de leur jugement, qu’à celui du statut social des protagonistes. Il en ressort une représentation morale de la notion de victime qui est associée à une construction de la preuve combinée à une posture de résistance (psychologique et physique) de l’agresseur opposée à une passivité de l’agressée. Le travail d’enquête d’O. Pérona met ainsi en avant l’établissement d’un scénario de viol audible tant pour les déclarantes que pour les policiers qui est celui de l’oppo­sition immédiate dans le récit des violences sexuelles.

18Si l’ordonnance de protection est une mesure civile, elle peut notamment avoir des implications pénales et reconfigure le travail de ces professionnel-le-s du droit. L’article de Solenne Jouanneau et Anna Matteoli montre ainsi les effets que l’intro­duction de l’ordonnance de protection a provoqués sur le travail des juges aux affaires familiales (JAF) en France. La nécessité de qualifier le danger censé caractériser la violence conjugale repose sur un travail de hiérarchisation des faits de violence. Par l’analyse des récits des JAF, S. Jouanneau et A. Matteoli mettent ainsi en évidence que les situations de violences prises en considération, et par voie de conséquence jugées comme vraisemblables, par les juges, et leur permettant de statuer d’une décision favorable pour les victimes, sont celles qui font preuve d’un caractère répétitif, et/ou de sévères violences physiques subies. Cette hiérarchisation des situations de violences en vient à déterminer « un seuil de violence dans le couple sinon moralement acceptable du moins socialement et juridiquement tolérable ».

19Avec les violences de genre et l’analyse féministe du droit, de nouvelles catégories et concepts juridiques ont pu être ainsi produits, tandis que la pertinence d’autres a été contestée dans les champs militants, de l’action publique ainsi que du droit. Citons, par exemple, le terme de féminicide  [25], concept juridique intégré par plusieurs pays de l’Amérique latine, alors que le droit pénal français refuse de le consacrer  [26].

20Plusieurs articles de ce dossier s’intéressent à l’émergence et l’implantation de concepts juridiques ainsi qu’aux enjeux définitionnels du phénomène de la violence en s’inspirant des approches de la sociologie des problèmes publics. Plus précisément, ces contributions montrent que le travail de visibilisation et de politisation des violences envers les femmes et leur encadrement juridique traverse plusieurs scènes institutionnelles et cadres nationaux, dont les résultats ne sont pas forcément homogènes. La constitution de la politisation internationale et la traduction nationale de la question des violences envers les femmes est traitée notamment dans les articles de D. Lacombe pour le Nicaragua et I. Carles pour la Belgique. D. Lacombe examine les cheminements définitionnels de crimes et délits longtemps laissés dans l’indifférence de l’action publique, tels que le viol ou les violences conjugales. Pour ce faire, l’auteure analyse les changements juridiques provoqués par la politisation des violences faites aux femmes, au niveau des instances internationales et en se focalisant le cas nicaraguayen.

21La composante définitionnelle est également analysée par I. Carles qui s’intéresse au traitement politique des femmes migrantes victimes de violences de genre en Belgique. Elle souligne que cette prise en charge est comprise en amont par trois problématisations différentes : monde académique, féministe et politique. I. Carles retrace l’arsenal du droit belge concernant la lutte contre les violences de genre pour analyser les conséquences en termes de discrimination depuis une approche intersectionnelle. Elle montre que si la Belgique est à la pointe des politiques publiques relatives au droit d’asile en Europe, en matière de prise en compte des violences faites aux femmes, il reste une difficulté majeure : celle concernant l’application du principe de protection concernant les femmes sans-papiers. En effet, ces dernières demeurent exclues des dispositifs et en conséquence connaissent des difficultés pour trouver un hébergement en cas d’expositions aux violences masculines.

22En suivant une approche similaire aux auteures précédentes, Geraldine Brown s’intéresse également aux définitions et constructions du problème des « violences domestiques » en examinant le rôle et poids des actrices-acteurs qui opèrent quant à la manière de comprendre ce phénomène dans le canton suisse de Zurich. En s’appuyant sur une démarche ethnographique, G. Brown rend compte de la décentralisation du système suisse où divers institutions, acteurs et échelles juridiques et législatives opèrent dans la définition et le traitement du problème des violences domestiques. Elle analyse ainsi les jeux de concurrence entre acteurs et actrices qui façonnent la définition du problème et le travail de catégorisation de la violence domestique. L’article montre notamment comment ces transformations se sont opérées en allant d’une prise en charge féministe des violences domestiques à un transfert vers la police et à la justice, contribuant ainsi à un changement de perspective qui appréhendera les violences domestiques comme phénomène avant tout délinquant.

23On l’aura compris, les contributions de ce numéro visent moins à débattre des questions propres au champ des violences envers les femmes telles que celles portant sur la bidirectionnalité et la symétrie de la violence qu’à saisir la genèse et les logiques de sa prise en charge, en se tournant vers le droit et les instances qui l’entourent. D’ailleurs, si des liens sociologiques existent entre les violences lesbophobes et celles faites aux femmes, l’élargissement, dans le droit international et les usages qui en sont faits, du problème des violences faites aux femmes à celui des violences fondées sur le genre, avec la multiplication des catégories de violences qu’il induit, renouvellent les controverses sur cette question  [27].

24L’ensemble des contributions questionnent la place du droit dans la constitution des politiques de lutte contre les violences envers les femmes et fixent le cadre de référence des actions (juridiques, politiques et administratives) dont elles sont responsables. Des contributions récentes ont montré comment le droit produit des identités genrées  [28], et inversement, comment la construction des catégories juridiques rend compte et légitime des inégalités de genre. Les contributions de ce dossier analysent la coproduction du genre et du droit, tout en traitant de la spécification juridique des violences fondées sur le genre.

Notes

  • [1]
    Catharine MacKinnon, Le Féminisme irréductible. Conférences sur la vie et le droit, Paris : Antoinette Fouque, 2005, p. 17-26.
  • [2]
    Laure Bereni, « Quand la mise à l’agenda ravive les mobilisations féministe. L’espace de la cause des femmes et la parité politique (1997-2000) », Revue française de science politique, 59 (2), 2009, p. 301-323.
  • [3]
    Elisa Herman, Lutter contre les violences conjugales : féminisme, travail social, politique publique, Rennes : PUR, 2016 ; Pauline Delage, Violences conjugales : du combat féministe à la cause publique, Paris : Les Presses de Sciences Po, 2017.
  • [4]
    Catharine MacKinnon, Le Féminisme irréductible. Conférences sur la vie et le droit, op. cit. ; Carol Pateman, The Sexual Contract, Cambridge : Polity Press, 1989.
  • [5]
    Alice Debauche et Christelle Hamel, « Violence des hommes contre les femmes : quelles avancées dans la production des savoirs ? », Nouvelles Questions Féministes, 32 (1), 2013, p. 4-14.
  • [6]
    Liora Israël, L’arme du droit, Paris : Presses de Sciences Po, 2009.
  • [7]
    Laure Bereni et al., « Entre contrainte et ressource : les mouvements féministes face au droit », Nouvelles Questions Féministes, 29 (1), 2010, p. 6-15.
  • [8]
    Voir aussi Claire Saas, « Vingt ans de jurisprudence pénale sur le harcèlement sexuel. Réflexions sur le corps et la liberté sexuelle des femmes saisis par le droit pénal », in Stéphanie Hennette-Vauchez, Marc Pichard et Diane Roman (dir.), La loi et le genre, Paris : CNRS éditions, 2016.
  • [9]
    Jean Bérard, « Dénoncer et (ne pas) punir les violences sexuelles ? Luttes féministes et critiques de la répression en France de mai 68 au début des années 1980 », Politix, 107, 2014, p. 61-84 ; Janine Mossuz-Lavau, Les lois de l’amour. Les politiques de la sexualité en France (1950-2002), Paris : Payot, 2002 et Georges Vigarello, Histoire du viol : xvi e – xx e siècles, Paris : Seuil, 1998.
  • [10]
    Véronique Le Goaziou et Maryse Jaspard, Le viol. Sociologie d’un crime, Paris : La Documentation française, 2011.
  • [11]
    Tove Stang Dahl, Women’s Law. An Introduction to Feminist Jurisprudence, Oslo : Norwegian University Press, 1987 ; Marta A. Fineman, The Neutered Mother, the Sexual Family and Other Twentieth Century Tragedies, Londres : Routledge, 1995.
  • [12]
    Anne Revillard, « Entre arène judiciaire et arène législative : les stratégies juridiques des mouvements féministes au Canada », in Jacques Commaille et Martine Kaluszynski (dir.), La fonction politique de la justice, Paris : La Découverte, 2007, p. 145-163.
  • [13]
    Elisabeth M. Schneider, Battered Women and Feminist Lawmaking, New Haven : Yale University Press, 2008 ; « Le droit à l’épreuve du genre : les lois du genre (I) », Nouvelles Questions Féministes, 28 (2), 2009.
  • [14]
    Iris Marion Young , Justice and the Politics of Difference, New Jersey : Princeton University Press, 1990.
  • [15]
    Voir, notamment, Juana Maria Gonzalez Moreno, « Les lois intégrales contre la violence à l’égard des femmes en Espagne. Une analyse à partir de la théorie juridique féministe », NQF, 28 (2), op. cit., p. 12-23.
  • [16]
    Jacques Commaille, À quoi nous sert le droit ?, Paris : Gallimard, coll. « Folio essais », 2015.
  • [17]
    Geraldine Brown, Thierry Delessert et Marta Roca i Escoda, « Du devoir marital au viol conjugal. Étude sur l’évolution du droit pénal suisse », Droit et Société, 97, 2017, p. 595-614.
  • [18]
    Voir notamment le dossier cordonné par Marylène Lieber et Marta Roca i Escoda, « Violences en famille : quelles réponses institutionnelles ? », Enfances Familles Générations, 22, 2015, p. i-xiii. Sur la question de la symétrie des violences, voir, notamment, Emmanuelle Mélan, « Violences conjugales et regard sur les femmes. », Champ pénal / Penal field [En ligne], XIV, 2017, mis en ligne le 18 juillet 2017, consulté le 9 février 2018.
  • [19]
    « Quand les mouvements féministes font (avec) la loi : les lois du genre (II) », Nouvelles Questions Féministes, 29 (1), 2010. Noélia Igareda Gonzalez, « Debates sobre la autonomía y el consentimiento en los matrimonios forzados », Anales de la Cátedra Francisco Suárez, 47, 2013, p. 203-219.
  • [20]
    Ainsi, pour la France, A. Darsonville note que depuis l’entrée en vigueur du Code pénal en 1994, on comptabilise plus de dix lois modifiant le régime juridique des infractions sexuelles. Audrey Darsonville, « Le surinvestissement législatif en matière d’infractions sexuelles », Archives de politique criminelle, 34, 2012, p. 31-43.
  • [21]
    Fabienne Glowacz et Charlotte Vanneste, « Violences conjugales et justice pénale : un couple à problèmes ?  », Champ pénal / Penal field [En ligne], XIV, 2017, mis en ligne le 18 juillet 2017, consulté le 9 février 2018.
  • [22]
    Véronique Le Goaziou, « Les viols aux assises : regard sur un mouvement de judiciarisation », Archives de politique criminelle, 34, 2012, p. 93-101.
  • [23]
    Voir, notamment, Kristin Bumiller, « The Nexus of Domestic Violence Reform and Social Science: From Instrument of Social Change to Institutionalized Surveillance », Annual Review of Law and Social Science, 6, 2010, p. 173-193. Jeannie Suk, At Home in the Law: How the Domestic Violence Revolution is Transforming Privacy, New Haven : Yale University Press, 2009.
  • [24]
    Pour la question de la preuve, voir notamment : François Desprez, « Preuve et conviction du juge en matière d’agressions sexuelles », Archives de politique criminelle, 34, 2012, p. 45-69.
  • [25]
    Jill Radford et Diana H. Russell (eds.), Femicide, The Politics of Woman Killing. Buckingham : Open University Press, 1992.
  • [26]
    Elisa Leray et Elda Monsalve, « Un crime de féminicide en France ? À propos de l’article 171 de la loi relative à l’égalité et à la citoyenneté », La Revue des droits de l’homme [En ligne], Actualités Droits- Libertés, mis en ligne le 10 février 2017, consulté le 9 février 2018.
  • [27]
    Pauline Delage, Violences conjugales. Du combat féministe à la cause publique, op. cit.
  • [28]
    Coline Cardi et Anne-Marie Devreux, « Le genre et le droit : une co-production », Cahiers du genre, 57, 2014, p. 5-18.
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