Notes
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[1]
Nous employons le terme de « boîte noire » dans les deux sens que pointe Bertrand Renard : premièrement, l’activité technique est perçue par les acteurs judiciaires comme étant stabilisée et ne faisant plus l’objet de controverses. Par conséquent, l’expertise en médecine légale fait l’objet d’une coopération routinisée entre les acteurs judiciaires et les experts, sans que les premiers ne se posent la question de la production concrète des résultats d’expertise. L’activité d’expertise est ensuite une boîte noire dans le sens où elle est opaque pour la société dans son ensemble, et pour les sociologues en particulier. Bertrand Renard, Ce que l’ADN fait faire à la justice : sociologie des traductions dans l’identification par analyse génétique en justice pénale, thèse de doctorat en criminologie, Louvain-la-Neuve : Université Catholique de Louvain, 2008, p. 481.
-
[2]
Laurence Dumoulin, L’expert dans la justice. De la genèse d’une figure à ses usages, Paris : Economica, 2007.
-
[3]
Jérôme Pélisse (dir.), Caroline Protais, Keltoume Larchet et Emanuel Charrier, Des chiffres, des maux et des lettres : une sociologie de l’expertise judiciaire en économie, psychiatrie et traduction, Paris : Armand Colin, 2012.
-
[4]
Ibid., p. 64.
-
[5]
Philippe Fritsch, « Situations d’expertise et “expert-système” », in CRESAL (dir.), Situations d’expertise et socialisation des savoirs, actes de la table ronde, Saint-Étienne : CRESAL, 1985.
-
[6]
Jérôme Pélisse (dir.), Des chiffres, des maux et des lettres : une sociologie de l’expertise judiciaire en économie, psychiatrie et traduction, op. cit., p. 13.
-
[7]
Sheila Jasanoff et Olivier Leclerc, Le droit et la science en action, Paris : Dalloz, 2013. Sur la médecine légale et la génétique, voir respectivement Stefan Timmermans, Postmortem. How Medical Examiners Explain Suspicious Deaths, Chicago : University of Chicago Press, 2007 et Sheila Jasanoff, « The Eye of Everyman: Witnessing DNA in the Simpson Trial », Social Studies of Science, 28, 1998, p. 713-740.
-
[8]
On retrouve cette idée dans l’argumentaire scientifique d’une journée d’étude organisée le 15 mai 2012 à l’ENS Cachan : « Travailler pour le droit, travailler avec le droit. Le droit au cœur du quotidien professionnel ».
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[9]
Notre démarche pourrait être rapprochée de l’étude de ce que Théodore Ivainer appelle la « fonction médiatrice » des « préqualificateurs », en même temps qu’elle s’en distingue car nous étudions l’activité d’investigation des experts, et non pas celle d’interprétation des juges. Voir Théodore Ivainder, L’Interprétation des faits en droit, Paris : LGDJ, 1988, chapitre 3 : « Les préqualifications », notamment p. 165-166.
-
[10]
Nancy Pennington et Reid Hastie, « A Cognitive Model of Juror Decision Making: The Story Model », Cardozo Law Review, 13, 1991, p. 519 et Id., « Explaining the Evidence: Tests of the Story Model for Juror Decision Making », Journal of Personality and Social Psychology, 62 (2), 1992, p. 189-206.
-
[11]
Nicolas Dodier, L’expertise médicale. Essai de sociologie sur l’exercice du jugement, Paris : Métaillé, 1993, notamment p. 38, où est exposée une approche matérialiste de la raison invitant à parler de « déplacement » plutôt que de raisonnement.
-
[12]
Pour une analyse du moment de l’écriture, en lien avec la question de la production de l’autorité, voir Christelle Rabier, « Écrire l’expertise, traduire l’expérience », Rives méditerranéennes, 44, 2013, p. 39-51.
-
[13]
Jérôme Pélisse (dir.), Des chiffres, des maux et des lettres : une sociologie de l’expertise judiciaire en économie, psychiatrie et traduction, op.cit., p. 12.
-
[14]
Portant sur des « restes humains », les expertises effectuées dans cet IML visent à déterminer les causes de la mort d’un individu à partir d’examens macroscopiques de cadavres (autopsie) et microscopiques de viscères (anatomo-pathologie). Pour une présentation de la notion de « restes humains », voir Arnaud Esquerre, Les os, les cendres et l’État, Paris : Fayard, 2011.
-
[15]
« L’expression “témoins muets” est utilisée par les promoteurs de la preuve expertale et désigne à la fois les traces, les marques, les indices, les empreintes. Toutefois, elle est aussi utilisée pour désigner les pièces à conviction », in Frédéric Chauvaud, « Les pièces anatomiques exhibées. De la scène de crime à la table des pièces à conviction (1811-1940) », p. 91-106, in Id. (dir.), Corps saccagés. Une histoire des violences corporelles du siècle des Lumières à nos jours, Rennes : PUR, 2009.
-
[16]
Circulaire du 25 avril 2012 relative à la mise en œuvre de la réforme de la médecine légale, publiée dans le Bulletin officiel du ministère de la Justice du 23 août 2012.
-
[17]
Bertrand Renard, « Les analyses génétiques en matière pénale : l’innovation technique porteuse d’innovation pénale ? », Champ pénal / Penal field [En ligne], Séminaire Innovations Pénales, mis en ligne le 29 septembre 2007, consulté le 30 novembre 2011, <http://champpenal.revues.org/1241>.
-
[18]
Par dispositif, nous entendons « une séquence préparée d’opérations qui visent, pour les unes à qualifier des états de chose et pour les autres à les transformer. » Janine Barbot et Nicolas Dodier, « Repenser la place des victimes au procès pénal », Revue française de science politique, 64 (3), 2014, p. 407-433, p. 408. Cette définition présente, selon nous, l’intérêt de systématiser le jeu de langage de la cuisine qui présente la transformation d’ingrédients hétérogènes selon des recettes standardisées.
-
[19]
Cyril Lemieux, Le devoir et la grâce, Paris : Economica, 2009. Nous utilisons le concept de « discontinuités physiques » pour tracer une chaîne de traduction partant aussi bien de cadavres, de prélèvements sanguins, ou de scellés divers destinés à fournir des preuves.
-
[20]
Cette opposition est également refusée par Baudouin Dupret, « Le corps mis au langage du droit : comment conférer à la nature une pertinence juridique », Droit et Société, 61, 2005, p. 627-653, p. 629.
-
[21]
Jérôme Pélisse (dir.), Des chiffres, des maux et des lettres : une sociologie de l’expertise judiciaire en économie, psychiatrie et traduction, op.cit., p. 228.
-
[22]
François Rangeon, « Sociologie des experts judiciaires : nouveaux éclairages sur un milieu mal connu », in Edwidge Rude-Antoine (dir.) Le procès : enjeu de droit, enjeu de vérité, Paris : PUF, 2007, p. 324 : « En principe, l’expert n’intervient qu’au niveau des faits, mais en réalité la frontière entre le droit et le fait est souvent délicate à tracer » […] « Toute expertise comporte 60 à 70 % de technicité et 30 à 40 % de droit », selon M. Olivier, conseiller honoraire à la Cour de cassation (MAIF infos, 1997, p. 7) ».
-
[23]
Nous reprenons cette notion de « monde d’action » à Nicolas Dodier, L’expertise médicale. Essai de sociologie sur l’exercice du jugement, op.cit. Elle permet de substituer aux « verdicts dualistes » (à partir desquels on dévoilerait par exemple que l’expert ne pratique en fait pas une science pure) la description de la pluralité des voies du jugement selon les « ensembles d’outils et d’opérations » auxquels l’expert se réfère (ibid., p. 21) et qui lui offrent chacun des angles d’attaques différents pour accéder à la réalité empirique (ibid., p. 29). Ce pluralisme permet ainsi « l’ouverture de possibilité d’exploration de la réalité empirique » (ibid., p. 21), voie qui nous semble heuristique pour notre entreprise de description de l’hétérogénéité de la provenance des ingrédients mobilisés par les experts selon des séquences d’action que l’on souhaite ici déterminer.
-
[24]
Jean-Marc Weller, « Comment décrire ce qu’on ne voit pas ? Le devoir d’hésitation des juges de proximité au travail », Sociologie du travail, 53 (3), 2011, p. 349-368.
-
[25]
« La décision judiciaire suppose la production d’une histoire qu’il faut corriger, reformuler, affiner sans cesse, et dont procède précisément l’opération de qualification. C’est donc ici la production située d’une histoire qui permet d’envisager une solution de continuité à ce qui, entre les mots et les choses, entre les textes et les actes, demeure discontinu. Il faut que le magistrat dématérialise paradoxalement les faits, les lisse, les polisse un à un pour les fondre dans une trame narrative qui réponde aux exigences discursives de n’importe quel récit » (ibid., p. 360).
-
[26]
Nicolas Dodier, L’expertise médicale. Essai de sociologie sur l’exercice du jugement, op.cit., p. 47.
-
[27]
Frédéric Chauvaud, Les experts du crime. La médecine légale en France au xixe siècle, Paris : Aubier, 2000, p. 10.
-
[28]
Selon Christophe Bonneuil et Pierre-Benoît Joly, Sciences, techniques et société, Paris : La Découverte, 2013, p. 65 : « Un cadrage est un choix, pas toujours explicité, de ce qui est pris en considération et ce qui reste “hors champ” dans le travail d’expertise ».
-
[29]
Anselm L. Strauss, Shizuko Fagerhaugh, Barbara Suczek et Carolyn Wiener, « Le travail d’articulation », in Anselm Strauss, La trame de la négociation. Sociologie qualitative et interactionnisme, Paris : L’Harmattan, 1992, p. 231.
-
[30]
Un autre cas d’un homme « mort deux fois » nécessitant la reconstitution des événements se retrouve dans Frédéric Chauvaud, Les experts du crime. La médecine légale en France au xixe siècle, op.cit., p. 107.
-
[31]
Cette approche grammaticale de l’action théorisée par Cyril Lemieux, Le devoir et la grâce, op.cit., nous paraît particulièrement heuristique pour notre travail de recherche qui questionne l’expertise judiciaire comme un lieu carrefour entre différentes « grammaires » scientifique et juridique. Elle consiste à compléter les descriptions d’une explication (tâche techniquement seconde) consistant à rattacher les actes descriptibles dans le cours de l’action à la règle effectivement suivie par l’individu qui agit ou qui juge.
-
[32]
Keltoume Larchet, « Des “non experts” ? Les experts interprètes-traducteurs auprès de la justice », in Jérôme Pélisse (dir.), Des chiffres, des maux et des lettres, op. cit., p. 143. Il y a « débordement par le haut » lorsque le positionnement de l’expert « est orienté par les intérêts supposés de la justice », ici la qualification des faits constatés.
-
[33]
Yann Barthe, Michel Callon et Pierre Lascoumes, Agir dans un monde incertain : essai sur la démocratie technique, Paris : Le Seuil, 2001.
-
[34]
Henri Lévy-Bruhl, La preuve judiciaire : étude de sociologie juridique, Paris : Marcel Rivière, 1964.
-
[35]
Ibid., p. 110
-
[36]
Francis Chateauraynaud, Argumenter dans un champ de force : essai de balistique sociologique, Paris : Pétra, 2011 et l’« Essai sur le tangible » de 1996 du même auteur, en ligne sur le site de GSPR : <http://www.gspr-ehess.com/documents/FC-Tangible.pdf> (consulté le 8 janvier 2014).
-
[37]
Sur ce point, voir l’exception que constitue l’enquête d’Harold Garfinkel, Recherches en ethnométhodologie, Paris : PUF, 2007, chapitre 4 : « Quelques règles respectées par les jurés dans leur prise de décision », p. 187-201.
-
[38]
Joseph Sanders, « From Science to Evidence: The Testimony on Causation in the Bendectin Cases », Stanford Law Review, 46, 1993, p. 1.
-
[39]
Laurence Dumoulin, L’expert dans la justice. De la genèse d’une figure à ses usages, op. cit., chapitre IV : « De l’“art de la prise” à l’art de la pioche : le rôle de l’expertise dans la construction du jugement », p. 102-147.
-
[40]
Renaud Dulong, « Les opérateurs de factualité. Les ingrédients matériels et affectuels de l’évidence historique », Politix, 39, 1997, p. 65-85.
-
[41]
Laurence Dumoulin, L’expert dans la justice. De la genèse d’une figure à ses usages, op. cit., p. 136-147.
-
[42]
Ibid., p. 75.
-
[43]
Comme celles qui, sur la table des pièces à conviction, « attestent de la matérialité du crime » (p. 96) in Frédéric Chauvaud, « Les pièces anatomiques exhibées. De la scène de crime à la table des pièces à conviction (1811-1940) », p. 91-106, in Id. (dir.), Corps saccagés. Une histoire des violences corporelles du siècle des Lumières à nos jours, op. cit.
-
[44]
Ibid., p. 68 : « Dans la mesure où ces supports convainquent d’emblée de la vérité de leur message, où le récepteur les prend pour ce qu’ils se donnent, ils ne sont plus à proprement parler des preuves, mais des opérateurs de factualité. »
-
[45]
Renaud Dulong, « Les opérateurs de factualité. Les ingrédients matériels et affectuels de l’évidence historique », art. cité, p. 67.
-
[46]
Morgan Jouvenet, compte-rendu publié dans Sociologie du travail, 51, 2009, p. 419-445 de : Harry M. Colins et Robert Evans, Rethinking Expertise, Chicago : The University of Chicago Press, 2007.
-
[47]
Extrait d’entretien avec un médecin légiste qui fait référence à la série télévisée française Navarro mettant en scène les enquêtes policières du commissaire de police Antoine Navarro.
-
[48]
Francis Chateauraynaud, « Essai sur le tangible. Entre expérience et jugement : la dynamique du sens commun et de la preuve », Prospero [en ligne, consulté le 5 mars 2014], <http://www.gspr-ehess.com/documents/FC-Tangible.pdf>, 1996.
-
[49]
Renaud Dulong, « Les opérateurs de factualité. Les ingrédients matériels et affectuels de l’évidence historique », art. cité, p. 78.
-
[50]
Cf. l’analyse historique de Frédéric Chauvaud, « Les pièces anatomiques exhibées. De la scène de crime à la table des pièces à conviction (1811-1940) », op.cit., qui évoque la substitution des originaux des pièces à conviction par des photographies ou des dessins (p. 103) pour attester de la « matérialité du crime » (p. 96).
-
[51]
Nicolas Dodier, L’expertise médicale. Essai de sociologie sur l’exercice du jugement, op.cit., p. 44.
-
[52]
L’auteur tient à remercier Vincent-Arnaud Chappe et Jérôme Pélisse pour leur relecture attentive de cet article.
1 Le chercheur intéressé par la médecine légale et la criminalistique se voit confronté à l’inflation des séries et des émissions télévisées qui mettent en scène le travail des experts. Un balisticien rencontré présente la publicisation de son activité de manière ambivalente : « Ça fait connaître le métier, ça crée même des vocations, mais au prix d’un mythe autour de nos activités. » Les téléspectateurs auraient en effet tendance à voir dans l’acte d’expertise une activité technique opérant « comme par magie » de manière instantanée, et de façon purement mécanique. En somme, pour obtenir de l’ADN humain à partir d’un drap, par exemple, il suffirait de l’introduire dans une machine qui en sortirait un profil génétique.
2 Si la télévision décrit mal l’activité d’expertise, la sociologie, elle, en parle peu. Des travaux sur l’expertise judiciaire existent mais le moment technique de l’activité demeure une boîte noire [1]. L’ouvrage de référence de Laurence Dumoulin [2] sur l’expertise judiciaire centre l’analyse sur la fabrique de la « figure » de l’expert et sur ce que les acteurs du procès font des rapports, mais en laissant relativement dans l’ombre l’activité concrète effectuée par les experts en amont du procès. Nous proposons alors de déplacer le regard vers l’activité d’expertise de manière plus marquée encore que ne le fait le récent ouvrage dirigé par Jérôme Pélisse [3]. En effet, si celui-ci se donne pour objectif de rendre compte de « ce que font vraiment les experts » [4], l’ouvrage en reste à une sociographie reposant sur une étude comparative des situations d’expertise [5] en psychiatrie, en interprétariat-traduction et en économie. Il montre ainsi l’intérêt d’une approche en termes de sociologie des professions pour étudier l’expertise en tant qu’elle se situe aux marges de la science, du droit et des professions [6]. Le cadre juridique de cette activité implique en effet que ces experts ne sont pas des professionnels du droit, mais des auxiliaires de justice mettant leurs techniques au service de la justice, sans pouvoir faire profession de cette activité.
3 Pour rendre compte de l’activité des experts du laboratoire au tribunal, notre cadre d’analyse se décale de celui de la sociologie des professions et emprunte également à la sociologie des sciences et à la sociologie du droit. En termes de perspective théorique, il présente ainsi des points communs avec les travaux américains des Sciences and Technology Studies qui se sont intéressés aux situations de rencontres entre la science et le droit [7]. Mais du point de vue de la démarche empirique, notre travail se distingue fortement de la plupart de ces travaux, en s’intéressant moins à une étude de cas a posteriori qu’au suivi concret des opérations d’expertises menées au quotidien dans les services de médecine légale et de criminalistique. Nous proposons ici de clarifier l’influence du cadre judiciaire sur l’activité d’expertise en mettant au jour des séquences d’actions de la chaîne scientifico-judiciaire de l’expertise (voir tableau ci-dessous) où le droit est tantôt mobilisé par les experts, et tantôt mis à distance. La visée de cet article, originale par rapport aux Sciences and Technology Studies, est ainsi de rendre compte des modalités par lesquelles le droit « constitue » l’activité professionnelle des experts [8].
4Pour ce faire, nous proposons d’envisager les médiations d’un travail avec le droit à partir des opérations de mise en récit des dossiers expertisés [9]. Cette façon de regarder le droit et la justice a fait l’objet de travaux qui se sont attachés avec profit à comprendre la façon dont les jurés s’engagent dans un processus de prise de décision. En ce qui concerne plus précisément l’usage des preuves scientifiques au procès pénal, ce « story model » [10] a été mis en œuvre pour envisager le processus de traduction de la science à la preuve, en montrant que les jurés assimilent les preuves en les intégrant dans des histoires qui « fonctionnent ». Or, ce travail avec le droit, appréhendé ici comme le récit d’une histoire a été préparé dès le moment du laboratoire. Nous nous intéressons dans cet article aux diverses médiations par lesquelles le récit est constitué comme ingrédient des expertises : la collecte et la mobilisation d’éléments de l’enquête, la coproduction d’un récit sur les faits ; mais aussi aux agencements de ces ingrédients pour préparer l’entrée de la science au tribunal, laquelle doit servir d’appui solide au processus de décision judiciaire.
Ouvrir la boîte noire de l’activité d’expertise
ESPACES REGISTRES | Laboratoire | Tribunal |
Science | La production technique des expertises (1) | L’entrée de la science au tribunal par la restitution des expertises à la barre (3) |
Droit | L’entrée du droit au laboratoire : une activité cadrée par le droit et orientée par le procès (2) | Les usages judiciaires des expertises (4) |
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5 La démarche ethnographique mise en œuvre dans ce travail sur l’activité des experts médico-légaux permet, par rapport à ces analyses du story model, de nous déplacer dans les trois premières cases du tableau afin de mettre au jour la part du judiciaire dans l’activité des experts. Cette activité, en effet, est orientée par l’horizon du procès, et demande pour cela un double travail de traduction que nous caractérisons plus loin comme étant tout autant lexical – visant ainsi la compréhension des données techniques par des profanes – que grammatical – visant l’insertion de ces donnés dans des raisonnements judiciaires.
6 Nous avons suivi les experts à partir du moment du laboratoire ou de l’Institut médico-légal (IML) où les expertises sont produites, jusqu’au moment du tribunal où les experts exposent leur rapport à la barre et répondent aux questions des différents acteurs du procès. En quittant le tribunal en même temps que les experts, nous avons délibérément exclu la question de l’usage qui est fait de leur rapport pendant le procès, pour concentrer l’analyse sur ce que font les experts. Cette activité orientée vers la production de preuves est d’abord saisie à partir de la matérialité des opérations menées sur des corps ou des traces remis par l’autorité requérante aux experts. C’est l’intérêt pour cette matérialité qui nous fait recourir au jeu de langage de la cuisine – ses ingrédients et ses recettes – pour rendre visibles des opérations du travail d’expertise invisibilisées par le rapport.
7 Ce choix relatif à la construction de l’objet implique également d’exclure de l’analyse le moment de l’écriture du rapport pour des raisons liées au terrain et au dispositif d’enquête ethnographique. En effet, si la présence continue du chercheur dans ces services a permis d’observer les divers échanges constitutifs de l’expertise dans ses moments collectifs, elle n’a pas favorisé l’observation du travail individuel des experts quand ceux-ci se retirent dans leurs bureaux pour taper ou dicter leurs rapports. La façon dont l’objet a été construit nous a incité à ne pas négocier un accès à ces bureaux. Les premiers dépouillements des archives de ces services ont en effet montré la prégnance des trames des rapports assurant leur uniformisation formelle dans le service et favorisant leur transmission à la personne requérante. Ce sont plutôt les « déplacements » des médecins [11] sur les corps ou sur les traces, et au sein de ces trames, que nous avons alors décrits pour rendre compte du déroulé concret d’une expertise. Enfin, les spécialités d’expertises retenues ont en commun de produire des rapports pour la cour d’assises, où préside le principe d’oralité des débats. L’écrit des rapports a ainsi été étudié à partir de sa traduction orale à la barre où la trame formelle joue moins que les ingrédients mobilisés dans la fabrication du rapport [12].
L’enquête : suivre des expertises du laboratoire au tribunal
En criminalistique, nous nous appuyons ici sur une enquête menée dans un laboratoire de biologie moléculaire effectuant des expertises génétiques tournées exclusivement vers la justice (les deux experts du service ont été interrogés ainsi que les quatre ingénieurs et une des deux secrétaires). Sur ces deux terrains, l’enquête s’est déployée à partir de l’observation de l’activité technique et des échanges avec les acteurs judiciaires, magistrats ou officiers de police judiciaire (OPJ), qui encadrent cette activité. L’immersion dans ces services a permis en outre de suivre les experts lorsque ceux-ci étaient appelés à la barre pour exposer un rapport d’expertise. À l’issue de chacun de ces moments (n = 10), qui ont duré entre 10 et 50 minutes, les trajets de retour vers le laboratoire ont permis de revenir sur ce qu’il s’est dit à la cour d’assises et sur la façon dont cette épreuve judiciaire des énoncés scientifiques a été vécue et gérée par l’expert.
Le choix de ces services hospitaliers, fort différents l’un de l’autre, s’explique par l’objet du travail de recherche dont cet article est tiré : il s’agit d’étudier des expertises de médecins sur des « témoins muets » [15] dans leurs variétés, relatives tant aux contenus qu’aux modes d’organisations : ainsi, bien que le laboratoire de biologie moléculaire faisant des expertises ADN soit un service hospitalier, seul le chef de service est docteur en médecine, tandis que les autres experts et ingénieurs sont des biologistes. Saisies du point de vue de l’organisation de ces activités, les expertises ADN ont été tenues hors de portée d’une récente réforme de la médecine légale [16] visant à assurer le financement de ces activités par une dotation, là où les expertises génétiques demeurent financées par frais de justice.
8 Cet article propose alors de saisir, dans le même mouvement, l’expertise sur les corps et l’expertise sur les traces au sein de deux services différents, pour mettre au jour des similitudes dans les activités qui s’y déploient. On prêtera alors une attention toute particulière aux éléments du dispositif médico-légal visant à articuler les expertises techniques à des données d’enquêtes considérées comme appartenant à l’univers du droit et de la justice et dont l’expert est censé être tenu à l’écart pour maximiser la pertinence de son expertise technique.
9 Envisageant l’activité des experts dans sa matérialité, notre démarche présente ainsi des airs de famille avec les approches inspirées des travaux de Bruno Latour qui se sont intéressées à l’expertise judiciaire sous l’angle d’une sociologie de la traduction. On pense notamment ici à la recherche de Bertrand Renard sur l’expertise génétique, qui vise à décrire l’activité de ces experts sous le double angle de la perte et du gain, dialectique « commune à la technique et au judiciaire » [17]. Nous avons cependant envisagé la traduction non pas comme portant exclusivement sur le contenu textuel des rapports, mais sur l’activité des professionnels, que nous avons pu atteindre par l’entremise d’une démarche ethnographique.
10 La question que nous posons est donc relative au dispositif [18] par lequel des « discontinuités physiques » [19] sont saisies par des experts avant d’être traduites dans des formes recevables et compréhensibles par les acteurs judiciaires. Contrairement aux analyses reposant sur des rapports d’expertise, la prise en compte de ces opérations concrètes permet d’argumenter précisément les interactions entre la science et le droit, en dévoilant ce que l’élaboration et la transmission de rapports d’expertise doivent au registre de l’affaire. En nous intéressant à la production des preuves scientifiques autour de spécialités de médecine légale et de criminalistique, nous visons ainsi à ouvrir la boîte noire de l’expertise pour réfuter la distinction entre la science qui produit des informations et le droit qui qualifie des situations [20]. Le schéma linéaire distinguant le laboratoire et le tribunal devient ainsi caduc, puisque les experts n’attendent pas le procès pour « descendre dans l’arène judiciaire » [21]. Le découpage est plutôt rendu pertinent par des séquences d’actions plus fines que celles qui dessinent le moment du laboratoire et celui du tribunal, et qui nous invite à suivre pas à pas l’élaboration des rapports d’expertise.
11 En partant de la description de séquences d’action déterminées à partir du rôle joué par les éléments de narration transmis par les acteurs judiciaires, cet article vise à préciser les modalités de traduction au double niveau des ingrédients mobilisés par les experts et des recettes stabilisées qu’ils mettent en œuvre pour fabriquer les comptes-rendus de leur travail. En effet, nous verrons que le droit est présent dans l’expertise dès son moment « technique », ce qui revient à dire que les ingrédients d’une expertise sont en partie constitués d’informations judiciaires [22] et qu’experts et enquêteurs coproduisent une vérité indissociablement scientifique et narrative (I). Une fois ces éléments réunis, il manque à la preuve une recette, c’est-à-dire un protocole stabilisé permettant de lier ces ingrédients afin de les rendre digestes, compréhensibles et mobilisables par les profanes que sont les magistrats, les avocats et les jurés. Nous verrons alors que le moment de traduction – tant lexicale que grammaticale – qui s’achève dans la rédaction d’un rapport et dans son exposé à la barre doit son efficacité à des objets stabilisés permettant de convertir ces rapports en preuves (II).
I. L’entrée du droit au laboratoire comme condition de l’entrée de la science au tribunal : les ingrédients matériels des expertises médico-légales
12 Certains des éléments – que l’on peut qualifier ici d’ingrédients pour insister sur leur matérialité et leur nécessaire transformation au cours d’un processus de fabrication – participant à la réalisation d’une expertise relèvent du monde du droit et se retrouvent pourtant de façon systématique dans le dispositif de l’expertise médico-légale. Nous présenterons les séquences d’action qui rendent descriptible la nécessité de ces ingrédients judiciaires pour orienter le travail technique (I.1), lequel participe alors pleinement à la coproduction d’un récit par les enquêteurs et les experts dès le moment du laboratoire (I.2). Enfin, nous examinerons la séquence d’action de la sortie des résultats techniques du laboratoire qui se rapproche le plus du moment du tribunal (I.3).
13 En s’attachant à décrire les ingrédients des expertises relevant du « monde d’action » [23] de l’enquête judiciaire, nous cherchons les traces du droit au laboratoire ailleurs que dans les normes juridiques qui encadrent l’activité expertale. Le droit entre en effet au laboratoire par l’intermédiaire d’ingrédients produits dans d’autres lieux que le laboratoire, par des acteurs judiciaires, et selon des logiques d’action relevant de l’enquête. Ainsi, les analyses qui vont suivre s’attachent à décrire les experts comme travaillant avec le monde du droit, là où l’examen des rapports d’expertises invisibilise le rôle joué par les enquêteurs et celui des comptes-rendus transmis aux experts. La présentation de scènes d’expertise nous permettra de préciser ce que travailler avec le droit veut dire, en indiquant à chaque fois ce qui est systématique dans ces séquences d’actions. Ont ainsi retenu notre attention les moments permettant de clarifier le lien entre le contexte des affaires et le contenu des expertises.
I.1. Une mise en récit nécessaire pour orienter la technique
14 Pour réaliser une autopsie, ou, comme le disent les techniciens de laboratoire, « techniquer » un objet afin d’en extraire un ADN permettant d’identifier avec certitude une trace provenant d’un individu, le médecin ou le scientifique n’agit pas à distance de l’affaire. Au contraire, il a besoin d’informations produites par l’enquête pour orienter son expertise. Si l’on emprunte la perspective narrativiste développée par Jean-Marc Weller [24], le droit est alors présent au laboratoire comme une production narrative à travers la mise en récit des affaires [25]. Mieux, l’entrée du droit au laboratoire, par le biais de ces éléments de narration apportés par les enquêteurs ou communiqués par les magistrats, est une condition nécessaire de l’entrée de la science au tribunal, par l’intermédiaire de rapports répondant aux attentes d’intelligibilité des acteurs du procès.
15 Dans le cas des autopsies, l’histoire entre via des informations fournies par les enquêteurs au téléphone ou de visu dans un bureau jouxtant la salle d’autopsie. On voit donc se manifester, dans l’IML, l’horizon de l’affaire de manière institutionnalisée, non pas dans le sens d’une norme juridique mais dans celui d’une répétition des pratiques stabilisées dans le dispositif. Le travail des légistes s’inscrit ainsi dans des « ensembles de repères objectivés stabilisés, qui préparent et guident les jugements » [26] – favorisant la mobilisation d’ingrédients judiciaires, alors même qu’il est généralement attendu d’eux une forme de détachement par rapport aux problématiques de l’affaire censée réduire le dossier à ses dimensions techniques. Nous voyons dans ces formes institutionnalisées du recours au travail des enquêteurs un ensemble cohérent de mots, de règles et d’objets juridiques qui constitue autant de « repères objectivés stabilisés » signalant la présence du droit dans le laboratoire.
Plan d’une partie du sous-sol de l’Institut médico-légal
Plan d’une partie du sous-sol de l’Institut médico-légal
16 L’IML a aménagé un bureau de « Police » précédant temporellement et géographiquement la salle d’autopsie. Les policiers s’y rendent avant l’autopsie qui se déroulera dans la pièce d’en face. Cet arrangement des pièces (cf. plan supra) et l’institutionnalisation de la procédure par ces relations systématiques de face à face signalent la place que les éléments narratifs jouent dans la conduite d’une autopsie : ils sont nécessaires à la conduite de l’enquête sur les causes de décès qui participe alors pleinement à l’enquête sur l’élucidation des faits. Dans le bureau, le médecin légiste écoute les enquêteurs lui raconter le contexte de l’affaire avant l’autopsie. Il reçoit de nombreuses informations qu’il contribue à produire par un travail de relances, de demandes et de précisions. Par exemple, lors de l’autopsie d’un homme a priori mort sous les coups d’un autre, les policiers insistent beaucoup sur une chute dans l’escalier. Le médecin demande des précisions et, une fois celles-ci obtenues, il ne parlera pas de « chute dans l’escalier » mais de « chute de sa hauteur » car il s’agit d’un « petit escalier ». Ce faisant, on passe d’une description policière à une catégorie fréquemment utilisée par les médecins légistes pour différencier une chute du sol d’une chute d’un élément situé en hauteur. Cette dénomination a des conséquences puisqu’il est alors moins probable que l’individu soit mort de cette chute, et donc plus probable qu’il soit décédé sous les coups de son agresseur. Autrement dit, les informations sur le contexte, que l’on peut qualifier d’informations judiciaires dans la mesure où elles s’intègrent dans le récit des faits et non pas dans une expertise qui serait purement technique sur les mécanismes de la mort, sont sélectionnées et traduites dans les termes de la médecine légale afin de pouvoir être constituées comme des supports pertinents à l’énonciation de résultats techniques.
17 Les exemples de ce type sont récurrents et révèlent que les relations avec les enquêteurs ou les magistrats permettent aux experts d’orienter leur expertise, dont le déroulement procède par tâtonnements successifs. De plus, elles conduisent à formuler des hypothèses sur les causes de la mort avant que l’expertise n’ait été effectuée, comme lorsque dans la salle de convivialité où les membres de l’IML partagent un café, un légiste exprime spontanément à la lecture du dossier la formule suivante : « SDF… Alors hypothermie ! » Les informations policières sur le contexte de l’affaire participent de la production du contenu de l’expertise. Les exemples qui suivent font apparaître la nécessité des ingrédients judiciaires en situation d’expertise, et permettent alors de poser plus clairement le mécanisme à travers lequel s’articulent le monde de la science et le monde du droit dans le dispositif de l’expertise médico-légale.
18 Une autre façon de faire apparaître la nécessité de l’entrée du droit au laboratoire pour conduire les opérations d’expertise est de se pencher sur les moments de troubles, où, faute de ces informations, les objets livrés aux experts sous formes de scellés résistent à l’analyse. Ce cas est courant dans les laboratoires de génétique. Par exemple, un jour où l’un des experts de ce service était en « découpe », c’est-à-dire lors du premier moment de l’expertise où l’objectif est de passer d’un objet saisi à une « trace » sur laquelle on pourra lire l’ADN, cette nécessité d’obtenir des informations est visible en creux. Il s’agissait d’expertiser un sac à partir de la question suivante : « examiner les scellés ». Cette demande semblait trop générale à l’expert qui a, par conséquent, préalablement appelé le juge mandataire pour obtenir des précisions. Celui-ci lui a alors décrit le sac en disant qu’« il était plein de sang » et que ce qui était attendu de l’expertise était de déterminer qui avait saigné, et ainsi qu’il n’était pas nécessaire d’examiner les poignées du sac (l’information génétique qu’elles portent étant sans intérêt judiciaire ici). Ce type de précisions est systématiquement demandé par les experts, et justifié par le fait qu’il leur serait impossible de conduire une expertise sans pouvoir s’appuyer sur les attentes des magistrats, lesquelles sont souvent exprimées à partir d’éléments de l’enquête. Mais on aurait tort de croire que l’information entre les magistrats et les experts circule de façon parfaite, non pas que les premiers rechignent à informer les seconds pour garantir leur neutralité (à l’inverse, ils seraient de plus en plus conscients de l’intérêt pour l’enquête d’impliquer davantage les experts), mais parce que les informations qu’ils donnent ne sont pas toujours correctes. Ainsi, il arrive que le sang soi-disant présent sur un scellé ne soit, par exemple, que du mercurochrome. Dans le cas du sac à expertiser, la surprise de l’expert fut grande à l’ouverture du scellé lorsque le sac décrit par le magistrat comme étant « plein de sang » s’est trouvé être presque complètement propre. Ainsi, alors que ces informations obtenues via le juge sont censées accélérer le processus d’expertise, ce sera tout l’inverse qui se produira ici. L’expert passera cinquante minutes à effectuer plusieurs tests pour déterminer si les quelques traces visibles à l’œil nu sont ou non du sang. Ici, l’objet résistera aux discours que le magistrat tenait sur lui : il n’est pas couvert de sang, et aucune trace ne semble correspondre à ce matériau biologique.
19 On pourrait interpréter ce support judiciaire de l’activité scientifique par la nature de l’expertise judiciaire, qui diffère justement de la recherche scientifique en tant qu’activité mobilisée par la justice pour répondre à une question [27]. Ainsi, le travail des experts est d’abord orienté par la question spécifique posée par le magistrat, dont les enquêteurs présents en salle d’autopsie peuvent se faire les porte-paroles. Les effets de cadrage [28] propres à l’expertise médico-légale singularisent ainsi cette activité scientifique. De plus, ce que l’ethnographie de ces laboratoires montre, c’est qu’il serait illusoire de maintenir séparés le monde de la science, qui produit des informations, et celui de la justice, qui qualifie des situations, et qu’une condition de réussite des expertises est de mobiliser du droit, via des éléments de narration. Autrement dit, la traduction de la science vers le droit n’est pas qu’une sélection des informations pertinentes pour la justice par l’expert, mais une manière spécifique de travailler avec le droit, en mobilisant à des moments précis (avant l’autopsie et lors de la « découpe » dans les laboratoires de génétique) des informations judiciaires pertinentes pour l’expert. L’intérêt heuristique d’ouvrir la porte des laboratoires est alors de dire que la rencontre avec le droit n’est pas une seconde vie des rapports d’expertise, qui commencerait une fois passée l’enceinte du tribunal, mais que l’effort de traduction est tout autant visible que nécessaire lors de la réalisation concrète des expertises.
20 Débordant le cadre technique que suppose la notion juridique de « technicien des faits », le travail des légistes consiste également en des échanges de paroles, de photographies, de schémas, bref de données d’investigation techniques et narratives. La section suivante montre qu’il se joue dans ce lieu et dans les séquences d’action consécutives un enjeu proprement judiciaire de coproduction d’un récit sur les faits.
I.2. L’expert : simple technicien ou narrateur des faits ? La coproduction du récit en salle d’autopsie
21 Dans le cadre des affaires qui apparaissent a priori comme criminelles, les enquêteurs sont présents en salle d’autopsie. Les échanges qu’ils ont avec les légistes justifient alors la présence du sociologue lors de ce moment extrêmement sensible. En effet, ces interactions permettent de rendre compte en situation de ce que le contexte judiciaire fait au travail technique et, en retour, comment la technique produit un récit sur les faits. On peut partir ici du cas précédemment cité où, dans le bureau de police, l’enquêteur avait insisté sur la chute de la victime dans un escalier dont la petite taille avait conduit le légiste à prendre avec distance l’assertion de l’enquêteur en parlant de « chute de sa hauteur ». Or, lorsque cet escalier, dissous par le travail de traduction du droit vers la science, s’actualise au moment où le policier en fait mention, le légiste conteste l’irruption de cet élément dans la salle d’autopsie, ce que souligne cet extrait de notre carnet de terrain :
Le légiste : « Je pense qu’il y a autre chose que “coups et blessures” ». L’OPJ le remet sur la piste de la chute dans l’escalier, ce à quoi le légiste répond : « Mais vous m’avez dit “petit escalier” ? »
23 Il sera alors remarquable, qu’à la suite de cette remarque, l’escalier ne sera plus mobilisé, ce qui achève sa traduction par dissolution dans le terme médical de chute de sa hauteur. Dans d’autres cas, les informations policières sont plus directement saisies par les experts, comme le montre l’exemple suivant que l’on peut qualifier, avec Anselm Strauss, de « cas de l’année » [29], du fait de son caractère extraordinaire. Ce cas présente ainsi l’intérêt de rendre particulièrement saillant le lien entre la nécessité d’ingrédients judiciaires et le fait que le récit des faits est coproduit par les enquêteurs et les experts, selon des modalités invisibilisées par le rapport. On peut résumer ce qui va se dire avant l’autopsie dans le bureau « Police » de la façon suivante : un individu est retrouvé pendu dans son jardin. À plusieurs mètres, un pistolet est posé sur une branche. Dans la maison, sa femme est retrouvée morte sous dix-sept coups de hache. Il s’agit potentiellement du « cas de l’année » à cause d’une raison arithmétique, il y a deux cadavres pour trois causes de morts possibles : une corde, une hache et un pistolet. Avant l’autopsie, des éléments narratifs décisifs sont donnés par les enquêteurs qui mentionnent notamment une lettre où l’homme explique qu’il a tué sa femme puis qu’il s’est donné la mort. Seul le pistolet trouvé dans le jardin ne rentre pas bien dans cette histoire, ce qui explique que les légistes ont, ce jour-ci, invité des experts en balistique venus d’un prestigieux laboratoire pour assister à l’autopsie tout en donnant leur avis sur l’arme à feu.
24 L’autopsie est alors pratiquée dans une salle davantage remplie qu’à l’ordinaire où légistes et enquêteurs s’adressent réciproquement des questions. Les informations données par les enquêteurs orientent les investigations des légistes qui s’arrêtent longuement sur la description de sillon de pendaison pour mettre à l’épreuve l’idée qu’il s’agit bien de la cause de la mort. Pourtant, si ces constatations médicales cadrent bien avec la narration policière, d’autres découvertes médico-légales résistent à cette mise en récit. En effet, on découvre chez le pendu un impact de balle dans la tempe. Le rapprochement avec le pistolet retrouvé est tout de suite établi, mais le fait qu’il soit posé sur une branche à distance de l’homme soulève un problème. L’autopsie prend alors une tournure énigmatique. À la question de savoir si l’individu s’est suicidé par pendaison, l’OPJ répond : « J’espère, c’est comme ça que j’ai construit tout mon dossier. » Les légistes sont donc face au cas d’un homme sur lequel on a deux causes de morts possibles, toutes les deux aussi probables (suicide par arme à feu et suicide par pendaison) quoique incompatibles [30], ce qui laisse ouvertes toutes les pistes interprétatives, notamment celle de l’intervention d’un tiers. Les échanges se poursuivent et mêlent donc différents registres empruntés à l’investigation médicale, qui produit des descriptions de lésions, et à l’enquête judiciaire qui apporte une narration. Les médecins et les policiers doivent composer avec ces registres pour raconter une histoire qui tienne. Ce cas permet alors de remettre en cause cette opposition description / narration, puisque la description des légistes s’appuie sur des éléments narratifs et vient dans un second temps les modifier : en effet, à la fin de l’autopsie, et suite à une intervention des balisticiens, le diagnostic tombe sous une forme différente, d’une part, du premier récit des enquêteurs et, d’autre part, du discours purement médical écrit dans le rapport. Il est coproduit par les légistes, les balisticiens, et les enquêteurs : l’homme, après avoir assassiné sa femme, aurait tenté de se suicider avec une arme très ancienne, « dont il est déjà miraculeux que le coup soit parti » note le balisticien, avec comme conséquence la présence de la balle dans le crâne mais sans fracture de la boîte crânienne. L’homme aurait perdu connaissance puis se serait réveillé pour, dans un second temps, se pendre à un arbre après avoir posé l’arme. Ces éléments relatifs à la temporalité des événements sont présents dans la partie « Discussion » du rapport, mais rabattus principalement sur le plan des constats lésionnels : « La cause principale du décès est une asphyxie mécanique par pendaison. » Quant à la contusion cérébrale : « Il s’agit d’une blessure correspondant à un tir effectué à courte distance, compatible avec un tir effectué à bout portant […]. Au total, il n’existe pas d’argument allant à l’encontre de la thèse du suicide. »
25 Si le rapport ne donne à voir que des descriptions de lésions et des interprétations de celles-ci, le moment de l’autopsie vise à établir une narration. Pour cela, le légiste s’appuie sur les premiers éléments de récit donnés par l’enquête et les modifie éventuellement via la mise en œuvre de savoirs techniques. Ce cas signale la place que les éléments narratifs, qualifiés ici d’ingrédients judiciaires des expertises, jouent dans la conduite d’une autopsie : ils sont nécessaires à la conduite de l’enquête sur les causes de décès qui participe alors pleinement à celle sur l’élucidation des faits, comme le signale le second moment qui se déroule dans le bureau « Police » après l’autopsie.
I.3. Des ingrédients à la recette : la sortie du laboratoire des résultats
26 Une fois le moment technique de l’expertise effectué, et avant la remise du rapport écrit, les experts peuvent livrer au mandataire leurs premières constatations. On observe alors dans cette séquence, qui peut consister à un coup de téléphone à un magistrat ou à des échanges avec les enquêteurs au laboratoire, que l’univers technique s’efface au profit de l’énonciation de résultats prenant sens dans le registre judiciaire de la narration. Sur les cas les plus compliqués, souvent des homicides, on a pu observer comment tous les acteurs en présence réfléchissent à la façon de qualifier le crime. Dans le cas de la médecine légale thanatologique, ce moment se déroule à nouveau dans le bureau « Police », où le légiste fait un premier compte-rendu oral de ses constatations aux enquêteurs et/ou au magistrat qu’il peut joindre par téléphone.
27 Un cas particulièrement instructif a été observé, lorsque le légiste a demandé à l’interne l’ayant accompagné pendant l’autopsie d’exposer les résultats aux enquêteurs, avant qu’il joigne lui-même le magistrat au téléphone. Si nous privilégions ce cas, c’est en raison de sa teneur pédagogique, qui rend particulièrement descriptible la règle effectivement suivie par l’expert dans l’exposé des résultats provisoires de l’autopsie [31]. En effet, à mesure que l’interne présente les résultats de l’autopsie, le légiste complète, nuance ou contredit, mais ne confirme jamais intégralement les propos de l’interne. Il traduit ainsi le mécanisme de décès techniquement décrit par elle en indiquant que « la victime a vomi dans ses bronches ». Il complète pour noter que le mécanisme de décès n’est donc pas lié à une strangulation. Surtout, il conclut par la proposition évoquée en salle d’autopsie selon laquelle « il n’est pas mort de coups et blessures, il est mort d’avoir vomi dans ses bronches ». Puis, il appelle la juge en charge du dossier, appel dont on peut noter qu’il met à l’épreuve le résultat du légiste, le conduisant à le modifier dans un sens qui produit un débordement du cadre technique. Très rapidement, il livre son résultat : « Coups et blessures, c’est pas ce qui l’a tué. » Cette phrase va générer des difficultés de communication car le sens que le médecin lui prête est dans un premier temps différent de ce que comprend le magistrat. En effet, pour le médecin, il s’agit de mettre en avant une certaine rigueur dans la présentation des mécanismes de décès, en insistant sur le fait que la victime a vomi dans ses poumons. En refusant de dire que les coups et les blessures sont la cause directe du décès, l’expert laisse involontairement penser au magistrat qu’ils n’en sont pas une cause du tout. Pour s’assurer de bien se faire comprendre, il reformulera donc son résultat de la façon suivante : « Donc oui, coups et blessures et mort sans intention de la donner, oui c’est ça. » Cette forme de débordement par le haut [32] est fréquemment observée et participe de l’image de l’expert impliqué dans l’enquête, plutôt que du scientifique confiné [33].
28 Nous n’avons pas observé directement la rédaction des comptes-rendus d’expertise, mais nous avons interrogé nos enquêtés sur cette opération et exploré les archives des rapports conservés à l’IML. Le résultat est ici cohérent avec les travaux traitant du travail de rédaction puisque celui-ci consiste en une activité de réduction, gommant les tâtonnements et les appuis mobilisés dans la réalisation de l’expertise, notamment ceux relevant de la mise en récit de l’affaire. Le rapport à la matière judiciaire, via le travail avec des éléments narratifs disparaît presque complètement dans l’écriture des résultats, ce qui renforce ainsi l’opacité de la boîte noire de l’expertise que l’on en a tenté d’ouvrir. On retrouvera cette ambivalence de façon symétrique au tribunal.
29 On a vu que le droit fait parler la science, en lui fournissant les ingrédients nécessaires à la réalisation des expertises, lesquelles participent directement à la production d’un récit sur des faits. Le suivi au « ras des pratiques » des experts que nous avons proposé nous permet de poser la question de la preuve médico-légale qui apparaît bien plus hybride que ce que suggère la vision de Henri Lévy-Bruhl. Dans son ouvrage consacré à la preuve judiciaire [34], celui-ci défend l’idée que « les modes de preuve en usage devant les tribunaux des états civilisés sont de type rationnel et tendent à devenir scientifiques » [35]. Nous préférons à cet évolutionnisme une vision pluraliste de la preuve médico-légale devant nous inciter à décortiquer les types de registres auxquels s’attachent les différentes séquences d’action du processus de fabrication et de transmission des rapports. C’est donc la preuve saisie dans sa dynamique [36] qui nous intéresse, et qui justifie le passage des ingrédients à la recette, c’est-à-dire à la transmission des rapports et leur mobilisation comme preuves, ce que nous allons examiner à travers le moment de l’exposé aux assises.
II. Traduire la science à la barre : la dynamique de la preuve médico-légale
30 Les rapports ne peuvent devenir des preuves qu’une fois mobilisés par les acteurs du procès. L’impossibilité pour le sociologue d’avoir accès au délibéré pendant les procès [37] d’assises l’invite à fabriquer des dispositifs d’enquête lui permettant de contourner cette difficulté. De ce point de vue, la réalisation d’entretiens avec les acteurs du procès, professionnels ou jurés d’assises permet de rendre compte des traductions de la science vers le droit, c’est-à-dire de la problématique des usages des rapports. Mais cette question trouve un début de réponse à l’aune de l’horizon problématique des effets du cadrage judiciaire sur la pratique scientifique [38], notamment lorsque l’expert se présente à la barre pour exposer son rapport et répondre à des questions. Dans les termes d’une sociologie de la perception tels que Laurence Dumoulin les applique à l’expertise judiciaire [39], cela revient à dire qu’en en restant au moment de l’exposé, on prête ici encore davantage attention à l’« art de la prise » tel qu’il est manifesté par l’expert, qu’à l’« art de la pioche » dont on suppose qu’il intervient plutôt lors d’autres séquences d’action comme le moment du délibéré où s’élabore le jugement.
31 Ce moment de l’exposé doit obéir à des protocoles spécifiques. Pourtant, tout ne se joue pas dans cette performance hic et nunc et la confiance dans les exposés s’appuie sur quelque chose d’autre qui leur est antérieur et qui ne se réduit pas à la qualité des ingrédients rassemblés au laboratoire. Il reste alors à examiner les caractéristiques que les acteurs du procès attribuent à l’expert et à son travail, lesquelles ne sont pas étrangères à la réussite de sa performance à la barre. Nous verrons ainsi que l’exposé est autre chose qu’un simple témoignage et que l’on peut le saisir comme un « opérateur de factualité » [40] (II.1). Puis nous distinguerons deux types de modalités – lexicale et grammaticale – par lesquelles l’expert traduit des énoncés scientifiques en preuves médico-légales potentielles (II.2).
II.1. La temporalité de l’entrée de la science au tribunal : de la certitude à la mise en doute
32 Toute recette obéit à des protocoles et à des durées strictes. Il en est de même pour l’exposé aux assises pour lequel les régularités sont saisissantes. La régularité structurante concerne la partition en deux grands moments : l’exposé stricto sensu et la séance de questions. Le premier moment est construit de manière à emporter la conviction de l’auditoire, tandis que le second, par les questions faisant sortir l’expert du sentier battu de ses notes, de son expérience et de son ethos de scientifique, peut réintroduire de l’incertitude dans l’entrée de la science au tribunal. Nous verrons dans la section suivante comment l’expert parvient à affronter cette épreuve, en distinguant deux façons de traduire le rapport à la barre. Pour l’instant, il s’agit de voir comment la force probante des rapports d’expertise se construit différemment selon ces deux grands temps de présence de l’expert au tribunal.
33 Étudiant les « relations à géométrie variable » entre l’expertise et le jugement, Laurence Dumoulin [41] met au jour des propriétés générales permettant à une expertise d’être constituée comme maillon plus ou moins central de la décision du juge. L’expertise médico-légale peut être située par rapport à ce modèle dont un des paramètres concerne la nature de la discipline convoquée. Ce paramètre est construit autour d’une opposition entre les sciences dures et les sciences humaines et sociales. Les spécialités d’expertise étudiées ici ont cette particularité de s’exercer sur les corps (et non pas sur les âmes, comme l’expertise psychiatrique, bien plus controversée), avec des corpus scientifiques clairement établis, partagés dans l’ensemble de la communauté scientifique ainsi qu’éprouvés et assez bien connus des magistrats.
34 Ainsi, les rapports d’expertise médico-légaux sont ordinairement peu contestés à la barre et semblent fonctionner comme ce que Renaud Dulong nomme des « opérateurs de factualité » qu’il définit comme un « dispositif institutionnel susceptible de faire l’objet d’une démonstration de preuve, mais capable avant tout d’emporter la conviction de façon immédiate et irréfléchie » [42]. En un mot, les travaux de R. Dulong nous incitent à poser la question de la réception des preuves, afin de mettre au jour les effets spécifiques des preuves médico-légales dans le contexte du procès. Pour cela, on peut examiner les dispositifs produisant des preuves dans une forme matérielle [43]. R. Dulong examine notamment le cas du témoignage, dont la matérialité de la preuve provient du corps du témoin pouvant par exemple dire « j’y étais ». L’exposé de l’expert nous apparaît alors comme un « opérateur de factualité » analogue à celui du témoignage, à ceci près que la preuve qu’il apporte se donne à voir comme étant de nature scientifique. La justice pénale ne parle d’ailleurs pas de témoignage, mais d’exposé pour définir l’activité de l’expert à la barre. L’idée selon laquelle il n’y sera pas fait état d’un point de vue, mais de faits objectifs s’en trouve alors renforcée et c’est parce que ces faits ont été produits dans le lieu clos du laboratoire que l’on ne peut douter de la certitude des éléments relatés. La façon dont nous avons plusieurs fois entendu les présidents de cours d’assises appeler l’expert – en génétique ici – à la barre contribue à fabriquer la certitude du contenu : « je vous laisse faire votre exposé, je sais que c’est toujours parfait et que vous commencez par un petit propos théorique ». Cela renforce l’idée selon laquelle ces manières d’introduire le propos du scientifique produisent une inclination chez les profanes de la science à ne pas douter de ce qui sera dit [44].
35 L’impression d’évidence est frappante pour le sociologue écoutant l’expert exposer son rapport, sentiment qu’il partage vraisemblablement avec tous les profanes de la science présents lors d’un procès. On peut alors soumettre l’idée d’une certitude présumée ou d’un surplus de certitude attribué à ces pièces examinées au procès, avant même que l’expert ne les expose. Ce type de préjugé (« c’est toujours parfait ») est propre aux « opérateurs de factualité » qui font peser la confiance accordée à l’expert ailleurs que dans sa performance : l’inscription de celui-ci sur une liste, ses diplômes, l’accréditation de son laboratoire, des relations de coopération sur le mode du couple juge-expert, la répétition des performances, les séries télévisés, les dispositions des acteurs du procès écoutant l’expert, la nécessité d’une vue synoptique et synthétique de la preuve qui empêche de rentrer dans les détails techniques.
36 Pourtant, si les rapports exposés à la barre sont bien dotés d’un surplus de certitude, la distinction analytique entre le moment de l’exposé et la séance de questions nous invite à nuancer ce sentiment d’évidence auquel peut succéder un moment d’inquiétude, de doute ou de soupçon, distinction que R. Dulong caractérise comme « deux postures de la réception ». « Cette attitude spontanément confiante fait oublier le dispositif, rend invisible sa médiation, exclut la démarche critique qui s’y substituera dès lors qu’un doute s’insinuera dans la réception ou qu’un motif exigera une posture sceptique » [45], comme une question à visée critique ou une contre-expertise par exemple. Les rapports d’expertise génétique peuvent ainsi être mis en doute, alors qu’ils apparaissent comme les plus indiscutables du fait de leur appareillage statistique. L’extrait ci-dessous provient d’un entretien réalisé avec un jeune expert qui revient sur son premier exposé aux assises. Considérant que ses résultats sont solides et indubitables d’un point de vue technique, il se rend à la barre relativement détendu. Ce sentiment est renforcé par le fait qu’il trouve la même chose, dans sa contre-expertise, que le premier expert.
J’ai fait mon exposé, tout s’est bien passé, j’avais la pression, ce que tout le monde avait compris. Le procureur a dit : « écoutez, votre exposé était limpide ». La défense…, l’avocat de la fille de la victime dit : « non, non, pas de question ». La présidente a posé deux ou trois questions, j’ai répondu et ça s’est très bien passé. Et l’avocat de la défense a provoqué une suspension d’audience en quittant la salle. Parce qu’il voulait me faire commenter en direct à la barre un article, qu’il disait scientifique, « prouvant les erreurs de l’ADN ».
38 On donne alors du temps à l’expert pour qu’il lise ces douze pages qu’il présente comme un « patchwork d’articles à charge contre l’ADN ». Il reste à la barre deux heures, contraint notamment de revenir sur le fait qu’il n’utilise pas les mêmes méthodes de calculs, et finalement l’avocat arrive à semer le doute chez les jurés en faisant acquiescer l’expert sur l’idée qu’un contact tertiaire serait techniquement en mesure d’innocenter le client.
« Est-il possible qu’il l’ait retouché tout de suite après son couteau, et qu’il a mis l’ADN de mon client ? Ça reste possible ? » J’ai fini par dire : « oui, oui, c’est possible c’est très très peu vraisemblable » ; et là il a terminé [il frappe sur la table] : « voilà Monsieur l’expert, vous voyez, c’est très très peu vraisemblable, ça veut dire que c’est possible. Je n’ai plus de question à poser ». La présidente était fatiguée. Elle a dit : « la séance est levée » [il frappe sur la table].
40 Rien de mécanique, donc, dans l’entrée de la science au tribunal, mais rien d’aléatoire non plus puisque ces deux postures de la réception se déroulent de façon prévisible dans les deux temps de l’exposé et des questions. Ces questions posées à l’expert par des profanes (les jurés) ou avec une visée stratégique (par les avocats) sont porteuses d’épreuves dont il reste à regarder comment elles sont gérées par l’expert à la barre. À ces deux postures de la réception correspondent deux modalités de la traduction des rapports par l’expert, que nous allons examiner pour finir.
II.2. Traduction lexicale et traduction grammaticale : des « prises » multiples
41 Une condition de réussite de la formation d’une preuve concerne donc les modalités par lesquelles les experts traduisent leur rapport à la barre. Cette traduction est la recette par laquelle des ingrédients matériels sont transformés en quelque chose d’autre : un rapport d’expertise et un exposé recevables, compréhensibles et convaincants. L’enquête reposant sur une dizaine d’observations d’interventions d’experts à la barre a montré qu’il existait au moins deux façons différentes de « faire passer » un message technique.
42On peut en effet distinguer les équivalences entre catégories de sens, d’une part, et entre les formes de relations entre catégories de sens, d’autre part, et qualifier ces modalités respectives de traduction lexicale et de traduction grammaticale [46]. La première consiste à remplacer un terme savant par un équivalent connu par les profanes (l’usage d’une image, d’un synonyme, d’une explication) afin de rendre compréhensible un phénomène technique. On peut citer, par exemple, les expressions suivantes : « les poumons noyés de vomi » ; « tomber dans les pommes » ; « l’ADN est un code-barre » ; « l’ADN est une grille de loto » ; « une clé de bras » ; « langue anormalement sortie ». Ce procédé de traduction est tendanciellement plus présent pendant l’exposé aux assises, l’impératif premier étant de se faire comprendre. Quant à la traduction grammaticale, elle renvoie plutôt au moment des questions où l’expert est amené à exporter un résultat ou un raisonnement vers le registre judiciaire qui lui donne sens. Les cas sont les suivants : « ce que j’imagine être l’itinéraire suivi » ; « la version alléguée par Monsieur tient la route » ; « les résultats sont compatibles avec la thèse du suicide » ; « coups et blessures, c’est pas ce qui l’a tué » ; ce qu’un expert en génétique énonce comme suit : « les questions sont un peu reformulées au moment des assises, replacées dans le contexte global de l’enquête alors que moi je n’avais répondu qu’à une question technique ». Un autre expert qualifie d’ailleurs ce moment des questions du « quart d’heure Navarro » [47].
43 Autrement dit, pour rendre compte de manière satisfaisante de la venue de l’expert à la barre, il ne suffit pas de rapporter les mots prononcés à une grammaire scientifique faisant l’économie des éléments contextuels liés à l’affaire qui est actuellement jugée. Au contraire, c’est cette affaire qui donne pleinement sens au discours de l’expert, et c’est une règle de mise en récit, ouvrant à la qualification des faits, qui est effectivement suivie par l’expert quand il répond aux questions. Ce résultat fait directement écho à la façon dont nous avons montré que l’expertise était co-produite au laboratoire entre l’expert et ses interlocuteurs judiciaires. À la barre, ce résultat est vrai jusqu’à un certain point, car si le récit s’actualise parfois, il ne dissout jamais complètement le registre technique dont l’expert est le porte-parole. L’impératif qu’il cherche à remplir dans la séquence des questions n’est donc plus uniquement de se faire comprendre, mais d’intéresser ceux qui lui posent une question, dans les limites de sa compétence, en cherchant, sur un mode probabiliste, à tirer des conséquences judiciaires de ses constatations cliniques ou scientifiques. La preuve doit être saisie dans une dynamique avec le sens commun, avec lequel elle ne rompt pas, mais qu’elle sollicite tout au contraire [48].
44 Pourtant, on peut raisonnablement penser que les « prises » que font fonctionner les juges ne sont pas nécessairement celles que souhaitait façonner l’expert, ce que l’exemple des photographies de cadavres et d’autopsies illustre remarquablement. Lors d’un des procès observés, le légiste s’apprête à faire son exposé après que le président a invité la famille de la victime à sortir. Un groupe de lycéens est présent et la tension est palpable quand le légiste invite l’auditoire à regarder, sur un écran, des photographies qu’il souhaite mobiliser pour appuyer son exposé médical. Les photos montrent la victime telle qu’elle a été retrouvée dans un parking. Elles permettent à l’expert d’illustrer son propos (« On peut voir… ») et de démontrer certaines propositions produites en vue de répondre aux question du président, comme le montre cet extrait de notre journal de terrain :
Le président : « À votre examen, avez-vous pu mettre en évidence une strangulation manuelle ou par écharpe ? »
L’expert : « Le problème, c’est que les lésions sont tellement nombreuses. [Il ne peut pas répondre et propose de montrer une photo. Quelqu’un semble dire que ce n’est pas la peine et le président demande à ce qu’on la montre. On l’attend un long moment, le temps que la greffière la trouve dans un autre dossier placé sur un meuble derrière les jurés. Puis l’expert la décrit.] On voit les lésions traumatiques mais il y a trop de lésions pour qu’on puisse dire quelle en est la cause. »
46 On peut penser que le registre de production et d’utilisation des photographies mobilisées par l’expert diffère du registre de réception des images par les profanes de la médecine, notamment par les jurés pour qui la violence de ces images est possiblement accrue par leur nouveauté. Les registres de production et de réception différant, on peut penser que la traduction n’est pas univoque et peut emprunter autant de chemins qu’il existe de « prises » pour saisir ces images. La photographie fonctionne alors comme ce que Renaud Dulong appelle un « opérateur de factualité » marqué d’incomplétude, visant par là le fait qu’« il ne fonctionne pas sans étiquette ou sans un contexte de mots » [49], ici les descriptions et explications du légiste. Les « prises » de ces photos ne sont pas les mêmes, et la dynamique de la preuve ne suit pas forcément le sentier que l’expert veut lui attribuer. Cette intuition demande à être prolongée par un dispositif méthodologique permettant de la nourrir. Si les jurés ne font pas fonctionner les mêmes « prises » sur l’image que l’expert, il faut, pour comprendre la réception des photographies, quitter le dispositif de production scientifique de celles-ci, et se mettre à la place des jurés qui les reçoivent selon d’autres schèmes que purement techniques : le dégoût, l’horreur, la peur, la fascination [50]. La question « Que pouvez-vous me dire à propos des photographies ? » pourrait alors constituer un point de départ heuristique d’une enquête par entretiens auprès des jurés.
47 Le dispositif médico-légal se déploie aussi au tribunal afin que ce qui a été préparé au laboratoire soit mobilisable par les acteurs judiciaires. Le rapport et son exposé fonctionnent comme « opérateur de factualité », marqué d’incomplétude et réceptionné en deux temps, ce que le dispositif du procès renforce en faisant succéder au moment de l’exposé un temps variable de questions.
Conclusion : une sociologie de la preuve médico-légale
48 Notre contribution s’inscrit dans la continuité des travaux sur l’expertise attentifs à la matérialité des opérations que les experts conduisent au carrefour de plusieurs « mondes d’actions ». Cette démarche contraint le sociologue à rendre compte des tensions traversant le travail de l’expert qui « doit mettre ensemble des repères d’origine hétérogène » [51] pour conduire son expertise. En suivant les experts au travail du laboratoire au tribunal, nous nous sommes intéressé aux séquences d’actions qui rendent visible la façon dont ils travaillent avec des données originaires du monde du droit, remettant ainsi en cause la linéarité d’un schéma qui traduirait des informations scientifiques en qualifications judiciaires. Cette entreprise de déconstruction n’est pas radicale au point de réfuter les distinctions entre laboratoire et tribunal et nous avons ici moins cherché à naturaliser ces espaces qu’à distinguer deux contraintes de la preuve, sa construction et sa transmission, ses ingrédients et ses recettes. On retiendra alors que, pour rentrer au laboratoire, la scène de crime est traduite par des procédures techniques appuyées sur des informations judiciaires. Autrement dit, une condition de l’entrée de la science au tribunal est que le droit entre au laboratoire, selon des procédés et des séquences que nous avons tenté de clarifier. Quant à l’entrée de la science au tribunal, à travers l’exposé et la discussion autour du rapport, la preuve médico-légale dispose d’un surplus de certitude que nous avons tenté d’examiner à partir de la notion d’« opérateur de factualité ». Nous avons, dans ce cadre, sacrifié la description fine des opérations d’écriture sur l’autel de la mise à plat de l’ensemble du dispositif médico-légal permettant de comprendre comment, du laboratoire au tribunal, une tache de sang devient une preuve [52].
Mots-clés éditeurs : Preuve, Laboratoire, Expertise, Procès, Médecine légale, Ethnographie
Date de mise en ligne : 10/08/2016.
https://doi.org/10.3917/drs.093.0395Notes
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[1]
Nous employons le terme de « boîte noire » dans les deux sens que pointe Bertrand Renard : premièrement, l’activité technique est perçue par les acteurs judiciaires comme étant stabilisée et ne faisant plus l’objet de controverses. Par conséquent, l’expertise en médecine légale fait l’objet d’une coopération routinisée entre les acteurs judiciaires et les experts, sans que les premiers ne se posent la question de la production concrète des résultats d’expertise. L’activité d’expertise est ensuite une boîte noire dans le sens où elle est opaque pour la société dans son ensemble, et pour les sociologues en particulier. Bertrand Renard, Ce que l’ADN fait faire à la justice : sociologie des traductions dans l’identification par analyse génétique en justice pénale, thèse de doctorat en criminologie, Louvain-la-Neuve : Université Catholique de Louvain, 2008, p. 481.
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[2]
Laurence Dumoulin, L’expert dans la justice. De la genèse d’une figure à ses usages, Paris : Economica, 2007.
-
[3]
Jérôme Pélisse (dir.), Caroline Protais, Keltoume Larchet et Emanuel Charrier, Des chiffres, des maux et des lettres : une sociologie de l’expertise judiciaire en économie, psychiatrie et traduction, Paris : Armand Colin, 2012.
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[4]
Ibid., p. 64.
-
[5]
Philippe Fritsch, « Situations d’expertise et “expert-système” », in CRESAL (dir.), Situations d’expertise et socialisation des savoirs, actes de la table ronde, Saint-Étienne : CRESAL, 1985.
-
[6]
Jérôme Pélisse (dir.), Des chiffres, des maux et des lettres : une sociologie de l’expertise judiciaire en économie, psychiatrie et traduction, op. cit., p. 13.
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[7]
Sheila Jasanoff et Olivier Leclerc, Le droit et la science en action, Paris : Dalloz, 2013. Sur la médecine légale et la génétique, voir respectivement Stefan Timmermans, Postmortem. How Medical Examiners Explain Suspicious Deaths, Chicago : University of Chicago Press, 2007 et Sheila Jasanoff, « The Eye of Everyman: Witnessing DNA in the Simpson Trial », Social Studies of Science, 28, 1998, p. 713-740.
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[8]
On retrouve cette idée dans l’argumentaire scientifique d’une journée d’étude organisée le 15 mai 2012 à l’ENS Cachan : « Travailler pour le droit, travailler avec le droit. Le droit au cœur du quotidien professionnel ».
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[9]
Notre démarche pourrait être rapprochée de l’étude de ce que Théodore Ivainer appelle la « fonction médiatrice » des « préqualificateurs », en même temps qu’elle s’en distingue car nous étudions l’activité d’investigation des experts, et non pas celle d’interprétation des juges. Voir Théodore Ivainder, L’Interprétation des faits en droit, Paris : LGDJ, 1988, chapitre 3 : « Les préqualifications », notamment p. 165-166.
-
[10]
Nancy Pennington et Reid Hastie, « A Cognitive Model of Juror Decision Making: The Story Model », Cardozo Law Review, 13, 1991, p. 519 et Id., « Explaining the Evidence: Tests of the Story Model for Juror Decision Making », Journal of Personality and Social Psychology, 62 (2), 1992, p. 189-206.
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[11]
Nicolas Dodier, L’expertise médicale. Essai de sociologie sur l’exercice du jugement, Paris : Métaillé, 1993, notamment p. 38, où est exposée une approche matérialiste de la raison invitant à parler de « déplacement » plutôt que de raisonnement.
-
[12]
Pour une analyse du moment de l’écriture, en lien avec la question de la production de l’autorité, voir Christelle Rabier, « Écrire l’expertise, traduire l’expérience », Rives méditerranéennes, 44, 2013, p. 39-51.
-
[13]
Jérôme Pélisse (dir.), Des chiffres, des maux et des lettres : une sociologie de l’expertise judiciaire en économie, psychiatrie et traduction, op.cit., p. 12.
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[14]
Portant sur des « restes humains », les expertises effectuées dans cet IML visent à déterminer les causes de la mort d’un individu à partir d’examens macroscopiques de cadavres (autopsie) et microscopiques de viscères (anatomo-pathologie). Pour une présentation de la notion de « restes humains », voir Arnaud Esquerre, Les os, les cendres et l’État, Paris : Fayard, 2011.
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[15]
« L’expression “témoins muets” est utilisée par les promoteurs de la preuve expertale et désigne à la fois les traces, les marques, les indices, les empreintes. Toutefois, elle est aussi utilisée pour désigner les pièces à conviction », in Frédéric Chauvaud, « Les pièces anatomiques exhibées. De la scène de crime à la table des pièces à conviction (1811-1940) », p. 91-106, in Id. (dir.), Corps saccagés. Une histoire des violences corporelles du siècle des Lumières à nos jours, Rennes : PUR, 2009.
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[16]
Circulaire du 25 avril 2012 relative à la mise en œuvre de la réforme de la médecine légale, publiée dans le Bulletin officiel du ministère de la Justice du 23 août 2012.
-
[17]
Bertrand Renard, « Les analyses génétiques en matière pénale : l’innovation technique porteuse d’innovation pénale ? », Champ pénal / Penal field [En ligne], Séminaire Innovations Pénales, mis en ligne le 29 septembre 2007, consulté le 30 novembre 2011, <http://champpenal.revues.org/1241>.
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[18]
Par dispositif, nous entendons « une séquence préparée d’opérations qui visent, pour les unes à qualifier des états de chose et pour les autres à les transformer. » Janine Barbot et Nicolas Dodier, « Repenser la place des victimes au procès pénal », Revue française de science politique, 64 (3), 2014, p. 407-433, p. 408. Cette définition présente, selon nous, l’intérêt de systématiser le jeu de langage de la cuisine qui présente la transformation d’ingrédients hétérogènes selon des recettes standardisées.
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[19]
Cyril Lemieux, Le devoir et la grâce, Paris : Economica, 2009. Nous utilisons le concept de « discontinuités physiques » pour tracer une chaîne de traduction partant aussi bien de cadavres, de prélèvements sanguins, ou de scellés divers destinés à fournir des preuves.
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[20]
Cette opposition est également refusée par Baudouin Dupret, « Le corps mis au langage du droit : comment conférer à la nature une pertinence juridique », Droit et Société, 61, 2005, p. 627-653, p. 629.
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[21]
Jérôme Pélisse (dir.), Des chiffres, des maux et des lettres : une sociologie de l’expertise judiciaire en économie, psychiatrie et traduction, op.cit., p. 228.
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[22]
François Rangeon, « Sociologie des experts judiciaires : nouveaux éclairages sur un milieu mal connu », in Edwidge Rude-Antoine (dir.) Le procès : enjeu de droit, enjeu de vérité, Paris : PUF, 2007, p. 324 : « En principe, l’expert n’intervient qu’au niveau des faits, mais en réalité la frontière entre le droit et le fait est souvent délicate à tracer » […] « Toute expertise comporte 60 à 70 % de technicité et 30 à 40 % de droit », selon M. Olivier, conseiller honoraire à la Cour de cassation (MAIF infos, 1997, p. 7) ».
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[23]
Nous reprenons cette notion de « monde d’action » à Nicolas Dodier, L’expertise médicale. Essai de sociologie sur l’exercice du jugement, op.cit. Elle permet de substituer aux « verdicts dualistes » (à partir desquels on dévoilerait par exemple que l’expert ne pratique en fait pas une science pure) la description de la pluralité des voies du jugement selon les « ensembles d’outils et d’opérations » auxquels l’expert se réfère (ibid., p. 21) et qui lui offrent chacun des angles d’attaques différents pour accéder à la réalité empirique (ibid., p. 29). Ce pluralisme permet ainsi « l’ouverture de possibilité d’exploration de la réalité empirique » (ibid., p. 21), voie qui nous semble heuristique pour notre entreprise de description de l’hétérogénéité de la provenance des ingrédients mobilisés par les experts selon des séquences d’action que l’on souhaite ici déterminer.
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[24]
Jean-Marc Weller, « Comment décrire ce qu’on ne voit pas ? Le devoir d’hésitation des juges de proximité au travail », Sociologie du travail, 53 (3), 2011, p. 349-368.
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[25]
« La décision judiciaire suppose la production d’une histoire qu’il faut corriger, reformuler, affiner sans cesse, et dont procède précisément l’opération de qualification. C’est donc ici la production située d’une histoire qui permet d’envisager une solution de continuité à ce qui, entre les mots et les choses, entre les textes et les actes, demeure discontinu. Il faut que le magistrat dématérialise paradoxalement les faits, les lisse, les polisse un à un pour les fondre dans une trame narrative qui réponde aux exigences discursives de n’importe quel récit » (ibid., p. 360).
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[26]
Nicolas Dodier, L’expertise médicale. Essai de sociologie sur l’exercice du jugement, op.cit., p. 47.
-
[27]
Frédéric Chauvaud, Les experts du crime. La médecine légale en France au xixe siècle, Paris : Aubier, 2000, p. 10.
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[28]
Selon Christophe Bonneuil et Pierre-Benoît Joly, Sciences, techniques et société, Paris : La Découverte, 2013, p. 65 : « Un cadrage est un choix, pas toujours explicité, de ce qui est pris en considération et ce qui reste “hors champ” dans le travail d’expertise ».
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[29]
Anselm L. Strauss, Shizuko Fagerhaugh, Barbara Suczek et Carolyn Wiener, « Le travail d’articulation », in Anselm Strauss, La trame de la négociation. Sociologie qualitative et interactionnisme, Paris : L’Harmattan, 1992, p. 231.
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[30]
Un autre cas d’un homme « mort deux fois » nécessitant la reconstitution des événements se retrouve dans Frédéric Chauvaud, Les experts du crime. La médecine légale en France au xixe siècle, op.cit., p. 107.
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[31]
Cette approche grammaticale de l’action théorisée par Cyril Lemieux, Le devoir et la grâce, op.cit., nous paraît particulièrement heuristique pour notre travail de recherche qui questionne l’expertise judiciaire comme un lieu carrefour entre différentes « grammaires » scientifique et juridique. Elle consiste à compléter les descriptions d’une explication (tâche techniquement seconde) consistant à rattacher les actes descriptibles dans le cours de l’action à la règle effectivement suivie par l’individu qui agit ou qui juge.
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[32]
Keltoume Larchet, « Des “non experts” ? Les experts interprètes-traducteurs auprès de la justice », in Jérôme Pélisse (dir.), Des chiffres, des maux et des lettres, op. cit., p. 143. Il y a « débordement par le haut » lorsque le positionnement de l’expert « est orienté par les intérêts supposés de la justice », ici la qualification des faits constatés.
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[33]
Yann Barthe, Michel Callon et Pierre Lascoumes, Agir dans un monde incertain : essai sur la démocratie technique, Paris : Le Seuil, 2001.
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[34]
Henri Lévy-Bruhl, La preuve judiciaire : étude de sociologie juridique, Paris : Marcel Rivière, 1964.
-
[35]
Ibid., p. 110
-
[36]
Francis Chateauraynaud, Argumenter dans un champ de force : essai de balistique sociologique, Paris : Pétra, 2011 et l’« Essai sur le tangible » de 1996 du même auteur, en ligne sur le site de GSPR : <http://www.gspr-ehess.com/documents/FC-Tangible.pdf> (consulté le 8 janvier 2014).
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[37]
Sur ce point, voir l’exception que constitue l’enquête d’Harold Garfinkel, Recherches en ethnométhodologie, Paris : PUF, 2007, chapitre 4 : « Quelques règles respectées par les jurés dans leur prise de décision », p. 187-201.
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[38]
Joseph Sanders, « From Science to Evidence: The Testimony on Causation in the Bendectin Cases », Stanford Law Review, 46, 1993, p. 1.
-
[39]
Laurence Dumoulin, L’expert dans la justice. De la genèse d’une figure à ses usages, op. cit., chapitre IV : « De l’“art de la prise” à l’art de la pioche : le rôle de l’expertise dans la construction du jugement », p. 102-147.
-
[40]
Renaud Dulong, « Les opérateurs de factualité. Les ingrédients matériels et affectuels de l’évidence historique », Politix, 39, 1997, p. 65-85.
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[41]
Laurence Dumoulin, L’expert dans la justice. De la genèse d’une figure à ses usages, op. cit., p. 136-147.
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[42]
Ibid., p. 75.
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[43]
Comme celles qui, sur la table des pièces à conviction, « attestent de la matérialité du crime » (p. 96) in Frédéric Chauvaud, « Les pièces anatomiques exhibées. De la scène de crime à la table des pièces à conviction (1811-1940) », p. 91-106, in Id. (dir.), Corps saccagés. Une histoire des violences corporelles du siècle des Lumières à nos jours, op. cit.
-
[44]
Ibid., p. 68 : « Dans la mesure où ces supports convainquent d’emblée de la vérité de leur message, où le récepteur les prend pour ce qu’ils se donnent, ils ne sont plus à proprement parler des preuves, mais des opérateurs de factualité. »
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[45]
Renaud Dulong, « Les opérateurs de factualité. Les ingrédients matériels et affectuels de l’évidence historique », art. cité, p. 67.
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[46]
Morgan Jouvenet, compte-rendu publié dans Sociologie du travail, 51, 2009, p. 419-445 de : Harry M. Colins et Robert Evans, Rethinking Expertise, Chicago : The University of Chicago Press, 2007.
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[47]
Extrait d’entretien avec un médecin légiste qui fait référence à la série télévisée française Navarro mettant en scène les enquêtes policières du commissaire de police Antoine Navarro.
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[48]
Francis Chateauraynaud, « Essai sur le tangible. Entre expérience et jugement : la dynamique du sens commun et de la preuve », Prospero [en ligne, consulté le 5 mars 2014], <http://www.gspr-ehess.com/documents/FC-Tangible.pdf>, 1996.
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[49]
Renaud Dulong, « Les opérateurs de factualité. Les ingrédients matériels et affectuels de l’évidence historique », art. cité, p. 78.
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[50]
Cf. l’analyse historique de Frédéric Chauvaud, « Les pièces anatomiques exhibées. De la scène de crime à la table des pièces à conviction (1811-1940) », op.cit., qui évoque la substitution des originaux des pièces à conviction par des photographies ou des dessins (p. 103) pour attester de la « matérialité du crime » (p. 96).
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[51]
Nicolas Dodier, L’expertise médicale. Essai de sociologie sur l’exercice du jugement, op.cit., p. 44.
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[52]
L’auteur tient à remercier Vincent-Arnaud Chappe et Jérôme Pélisse pour leur relecture attentive de cet article.