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Article de revue

Pratique(s) jésuite(s) de l'écrit : le P. Tournemine, les Mémoires de Trévoux et Fénelon

Pages 513 à 526

Notes

  • [1]
    Après Gustave Dumas, Histoire du Journal de Trévoux (1701-1762), Paris, Boivin, 1936, voir notamment Jean Erhard et Jacques Roger, « Deux périodiques français du XVIIIe siècle : le Journal des Savants et les Mémoires de Trévoux. Essai d’une étude quantitative », dans Geneviève Bollème (dir.), Livre et société dans la France du XVIIIe siècle, La Haye / Paris, Mouton / École pratique des Hautes Études, 1965, p. 33-59, et les deux premiers cahiers des Études sur la presse au XVIIIe siècle (Presses Universitaires de Lyon, I, 1973 ; II, 1975), entièrement consacrés aux Mémoires de Trévoux. Voir également Pierre Rétat, « Rhétorique de l’article de journal. Les Mémoires de Trévoux 1734 », Études sur la presse au XVIIIe siècle, III, 1978, p. 81-100 ; Pierre Rétat (dir.), Le Journalisme d’Ancien Régime. Questions et propositions, Table ronde CNRS 12-13 juin 1981, Presses Universitaires de Lyon, 1982 ; Pascale Ferrand, « Mémoires de Trévoux I (1701-1767) » dans Jean Sgard (dir.), Dictionnaire des journaux 1600-1789, Paris, Universitas, 1991, t. I, p. 805-816.
  • [2]
    Cf. Alfred Desautels, Les Mémoires de Trévoux et le mouvement des idées au XVIIIe siècle 1701-1734, Rome, Institutum Historicum S. I., 1956 ; John N. Pappas, Berthier’s « Journal de Trévoux » and the Philosophes, Studies on Voltaire 3, Genève, Droz, 1957 ; Catherine M. Northeast, The Parisian Jesuits and the Enlightenment 1700-1762, Studies on Voltaire 288, Oxford, Voltaire Foundation, 1991 ; Sébastien Brodeur-Girard, Influences et représentations des jésuites dans l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert, Thèse EHESS / Université de Montréal, 2004, notamment p. 106-152. Voir aussi Jacques Le Brun, « Entre la mystique et la morale », Dix-huitième siècle, 8 (numéro spécial sur les jésuites), 1976, p. 43-66, et Christian Albertan, « Entre foi et sciences : les Mémoires de Trévoux et le mouvement des sciences dans les années 1950 », Dix-huitième siècle, 34, 2002, p. 91-97.
  • [3]
    Robert Favre, Claude Labrosse, Pierre Rétat, « Bilan et perspectives de recherche sur les Mémoires de Trévoux », Dix-huitième siècle, 8, 1976, p. 237-255, p. 244. Voir aussi, dans le même numéro, Pierre Rétat, « Mémoires pour l’histoire des sciences et des beaux-arts. Signification d’un titre et d’une entreprise journalistique », p. 167-187, et l’article plus ancien de Jean-Marie Faux, « La fondation et les premiers rédacteurs des Mémoires de Trévoux (1701-1739) », Archivum Historicum Societatis Iesu, 23, janvier-juin 1954, p. 131-151.
  • [4]
    Sur les articles rédigés par le P. Tournemine aussi bien pendant cette période que par la suite, voir Carlos Sommervogel, Bibliothèque de la Compagnie de Jésus, Bruxelles/Paris, Schepens/Picard, 1890, article « Tournemine ».
  • [5]
    Né dans une famille aristocratique bretonne, entré au noviciat en 1680, Tournemine commença sa carrière de jésuite, de manière tout à fait normale, par l’enseignement des humanités (7 ans), puis de la philosophie (2 ans), et enfin de la théologie (6 ans) au collège de Rouen, avant d’être appelé à Paris. Sur son statut dans cette ville, voir Pierre Delattre (dir.), Les Établissements jésuites en France depuis quatre siècles. Répertoire topo-bibliographique publié à l’occasion du quatrième centenaire de la fondation de la Compagnie de Jésus 1540-1940, Enghien/Wetteren, Institut supérieur de théologie / Imprimerie De Meester, t. III, 1955, article « Paris », § XIII et XIV.
  • [6]
    Mémoires pour l’histoire des sciences et des beaux-arts, receuillies par l’ordre de SAS Monseigneur Prince Souverain de Dombes, Trévoux, Imprimerie du SAS (désormais Mémoires de Trévoux), octobre 1735, article XCIX, p. 1913-1935.
  • [7]
    On pourrait aller plus loin dans l’hypothèse de la mise en scène d’une continuité en suggérant que Voltaire utilise l’idée que Tournemine pourrait avoir à son égard un rôle de confident ou de quasi-confesseur. Sur ces relations entre Voltaire et Tournemine, voir John N. Pappas, « Influence de René-Joseph de Tournemine sur Voltaire », Annales de Bretagne, 84, 1976, p. 727-735.
  • [8]
    Réponse au P. Tournemine, sur son extrait d’un livre intitulé, Le Jansénisme démasqué, s.l., 1716 ; Seconde lettre de Monsieur l’abbé de *** au P. Tournemine, par laquelle il désavoue une fausse édition qui a paru de sa première lettre, et donne une idée de la politique et des intrigues des jésuites, s.l., 1716 ; Troisième lettre de Monsieur l’abbé de Margon aux RR. PP. Jésuites (adressée au R.P. Lallemant), s.l., 1716. Sur Margon, voir Lucien Ceyssens, « Autour de la bulle Unigenitus : l’abbé Guillaume Margon (  1760), “agent secret du P. Le Tellier” », Lias, 10, 1983, p. 139-163.
  • [9]
    Sur cette politique de Tournemine contre Le Tellier et ses partisans, voir Catherine M. Northeast, The Parisian Jesuits and the Enlightenment, op. cit., p. 3-16, qui mentionne à ce sujet une autre de ses activités d’écriture, à savoir la rédaction de mémoires adressés au cardinal de Noailles, et même à Louis XIV, pour se désolidariser des producteurs de « tant de libelles propres à troubler l’État » (p. 10) ; il faut noter que les mémoires à Noailles ont été imprimés en 1731, mais dans les jansénistes Anecdotes ou Mémoires sur la Constitution Unigenitus. Voir aussi Henk Hillenaar, Fénelon et les jésuites, La Haye, Martinus Nijhoff, 1967, notamment p. 275-277 et, p. 368-370, les « Extraits d’un mémoire adressé en mai 1720 à un jésuite français à Rome, par un membre de l’association de “la bonne intention” », laquelle rassemblait les acteurs de la politique anti-janséniste radicale de Le Tellier.
  • [10]
    Mémoires de Trévoux, novembre 1712, p. 2037.
  • [11]
    L’attribution est faite par Le Clerc dans sa Bibliothèque choisie, 1713, t. XXVI, 1re partie, p. 226-233. Fénelon avait probablement commencé à rédiger les deux parties qui composent la Démonstration vers 1700-1701.
  • [12]
    Voir la Notice sur la Démonstration de l’existence de Dieu dans Fénelon, Œuvres, éd. J. Le Brun, Paris, Gallimard, t. II, 1997, p. 1529-1537.
  • [13]
    Voir Henk Hillenaar, Fénelon et les jésuites, op. cit., sur les fluctuations de cette alliance. L’affaire de la Démonstration de l’existence de Dieu est analysée dans ce cadre p. 285-287. On en trouve également un récit dans Alfred Desautels, Les Mémoires de Trévoux et le mouvement des idées au XVIIIe siècle, op. cit., p. 26-30.
  • [14]
    Voir une lettre (19 juin 1698) de Pontchartrain à l’intendant de Rouen La Bourdonnaye, publiée dans les Archives de la Bastille (éd. F. Ravaisson, Paris, A. Durand et Pédone-Lauriel, t. IX, 1877, p. 67-68) : « Le Roi étant informé qu’on imprime à Rouen les ouvrages de M. l’évêque de Cambrai et qu’il y a lieu de croire que c’est le P. de Tournemine qui prend soin de cette impression, S. M. m’a ordonné de vous en avertir, afin que vous puissiez vous en informer, et, supposé que cela soit vrai, en fassiez cesser l’impression et supprimer les exemplaires qui s’en pourront trouver. »
  • [15]
    Il en existe en tout cas des copies corrigées, préparées pour l’impression. Sur les récits de publication, et notamment la fiction du manuscrit dérobé, voir Grihl, De la publication entre Renaissance et Lumières, études réunies par C. Jouhaud et A. Viala, Paris, Fayard, 2002, p. 19-21. La seule trace de relations entre Fénelon et le P. Tournemine est d’ordre scolaire : l’archevêque, en 1712, suggère dans une lettre de solliciter son aide pour un de ses jeunes parents écolier et, en 1714, demande à un autre membre de sa parenté de lui adresser ses compliments. L’ensemble montre que Tournemine avait du crédit à Louis-le-Grand.
  • [16]
    Mémoires de Trévoux, mars 1713, art. XXXIX, p. 459-462.
  • [17]
    Voir à ce sujet Mémoires de Trévoux, juillet 1713, art. XCVIII qui, à propos du t. IV des Réponses aux questions d’un provincial, où il est question des avantages de l’athéisme par rapport à l’idolâtrie, déclare que Bayle, malgré ses efforts, ne parvient pas à réfuter les réponses que « nous lui avons faites » dans les deux extraits de La Continuation des pensées diverses sur la comète parus en juin et juillet 1705 : « Nous remarquerons seulement qu’une société composée d’hommes qui s’imagineraient chacun être leur dernière fin ne serait pas une société trop sûre. L’idolâtrie conserve encore quelques principes de Morale, l’athéisme les détruit tous ; c’est encore dans ce tome que M. Bayle a prétendu prouver qu’il y a de véritables athées ; on avait par avance ruiné tous les fondements de ses preuves dans les extraits que nous venons de citer ; mais on l’a réfuté encore plus exactement dans la Préface de la seconde édition de la démonstration de l’existence de Dieu tirée de la connaissance de la nature, qu’Étienne a imprimée cette année » (p. 1149-1150). C’est la continuité d’une écriture anonyme qui se trouve ainsi produite.
  • [18]
    Mémoires de Trévoux, mars 1713, p. 464-466.
  • [19]
    La Vie du R.P. Malebranche prêtre de l’Oratoire avec l’histoire de ses ouvrages, par le P. André de la Compagnie de Jésus, publiée par le P. Ingold, Paris, Librairie Poussielgue frères, 1886, p. 355-361. Après « de fort beaux traits », le biographe insère, comme il en a l’habitude, un précis de l’opuscule de Fénelon. « Leur écrit de Rouen » désigne un texte contre André, alors professeur de philosophie au collège de Rouen.
  • [20]
    Démonstration de l’Existence de Dieu, tirée de la connaissance de la Nature et proportionnée à la faible intelligence des plus simples, seconde édition, Paris, Jacques Estienne, 1713, Préface, n. p.
  • [21]
    Sur cette question, cf. Martin Gierl, « “The Triumph of Truth and Innocence” : The rules and Practice of Theological Polemics », dans Peter Becker and William Clark (ed.), Little Tools of Knowledge. Historical Essays on Academic and Bureaucratic Practices, Ann Arbor, The University of Michigan Press, 2001, p. 35-66.
  • [22]
    Le texte de la lettre est donné par le P. André, Vie du R.P. Malebranche, op. cit., p. 364-371, p. 370 ; cf. Correspondance de Fénelon, texte établi par J. Orcibal, J. Le Brun, I. Noye, Genève, Droz, t. XVI, 1999, p. 179-180. Les éditeurs ne reprennent que les passages qu’André affirme avoir recopiés textuellement. Cf. également Malebranche, Œuvres complètes, t. XIX, Correspondance, actes et documents 1690-1715, éd. A. Robinet, Paris, Vrin, 1961, p. 835-851.
  • [23]
    Le P. Tournemine se trouve par là associé à d’autres de ces agents, comme les professeurs de Rouen qui persécutaient le P. André, et d’autres plus célèbres et plus répandus, par exemple le P. Hardouin, qui calomniait Malebranche depuis le collège de Clermont. Ce qui signifie, autrement dit, que le P. André, dans la manière dont il rend compte de la lettre de Malebranche et dans l’encadrement narratif qu’il lui donne, s’emploie à produire cet effet.
  • [24]
    Le P. André et l’une de ses sources manuscrites, Chauvin (cf. Malebranche, Œuvres complètes, op. cit., p. 835-836), avancent pour leur part comme explication principale la terreur alors suscitée par les jésuites et notamment par le P. Le Tellier, qui aurait empêché les intermédiaires possibles d’agir.
  • [25]
    Le P. André raconte que Tournemine écrivit d’abord une lettre d’excuse à Malebranche, qui ne parut pas suffisante.
  • [26]
    Mémoires de Trévoux, novembre 1713, p. 2029-2030.
  • [27]
    Œuvres philosophiques. Première partie : Démonstration de l’existence de Dieu, tirée de l’art de la nature. Seconde partie : Démonstration de l’existence de Dieu, tirées des preuves purement intellectuelles et de l’idée de l’Infini même, par feu Messire François de Salignac de la Motte Fénelon [...], Paris, Florentin Delaulne, 1718. Le livre rassemble ce que Ramsay présente comme les deux parties de la même démonstration, bien qu’il s’agisse de deux écrits différents ; cf. Henri Gouhier, Fénelon philosophe, Paris, Vrin, 1977, p. 127-173. Les « Réflexions » du P. Tournemine occupent les p. 523-559. Sur l’opération de Ramsay, je me permets de renvoyer à Dinah Ribard, Raconter vivre penser. Histoires de philosophes 1650-1766, Paris, Vrin/EHESS, 2003, p. 212-232.
  • [28]
    De même, le titre du chapitre III de la Seconde partie, qui nomme Spinoza, n’existe pas dans les manuscrits ; il est le produit du travail éditorial. Cf. Jacques Le Brun, éd. de la Démonstration, éd. des Œuvres de Fénélon citée, p. 1535.
  • [29]
    Après un résumé des arguments de Fénelon, l’article déclare : « La préface que le Père Tournemine avait mise à la première édition augmentée dès la seconde, & plus encore dans la troisième, est devenue un petit ouvrage ; on l’a imprimé à la fin du volume sous le titre de Réflexions du Père Tournemine Jésuite sur l’athéisme, sur la démonstration de Feu Monseigneur de Cambrai, sur le système de Spinoza, & sur celui des Immatérialistes. Le Père Tournemine montre dans ces réflexion : 1°, qu’il n’y a point de véritable Athée pleinement persuadé ; 2°, qu’il est cependant nécessaire d’écrire sur l’Existence de Dieu pour affermir ceux qui doutent, & confondre ceux qui cherchent à douter ; 3°, que les preuves de l’Existence de Dieu, tirées de la connaissance de l’univers sont les plus sensibles ; 4°, que l’illustre Auteur les a mises dans tout leur jour ; 5°, qu’il a posé des principes pour réfuter le système de Spinoza, la réfutation de Spinoza & des Immatérialistes sont le 6° et 7° articles : on a cru devoir les mettre ici » (Mémoires de Trévoux, janvier 1719, art. I, p. 31-32). La reprise des « Réflexions » de Tournemine se poursuit sur une vingtaine de pages.
  • [30]
    Outre le passage signalé dans la n. 17, voir par exemple les Nouvelles littéraires de mai 1713, où il est question de Berkeley, « Malebranchiste de bonne foi » qui « a poussé sans ménagement les principes de sa secte fort au-delà du sens commun, & il en a conclu, qu’il n’y a, ni corps, ni matière, & que les esprits seuls existent » (Mémoires de Trévoux, mai 1713, Nouvelles littéraires de Dublin, p. 921). Cet avertissement se poursuit p. 922 : « Un de nous connaît dans Paris un Malebranchiste qui va plus loin que M. Berkeley, il lui a soutenu fort sérieusement dans une longue dispute, qu’il est très possible qu’il soit le seul être créé qui existe, & que non seulement il n’y ait point de corps, mais qu’il n’y ait point d’autre esprit créé que lui ; c’est à ceux qui croient que nous ne voyons qu’un monde intelligible, à prouver qu’on porte trop loin leurs principes. »
  • [31]
    Sur cet effet des journaux sur l’auctorialité, voir la première partie du livre d’Anne Saada, Inventer Diderot. Les constructions d’un auteur dans l’Allemagne des Lumières, Paris, CNRS Éditions, 2003, p. 17-125.
  • [32]
    La Vie du R.P. Malebranche, op. cit., p. 362.
  • [33]
    La nomination du P. Gaillard comme recteur de Louis-le-Grand était en fait un coup de force contre le P. Lallemant, d’abord nommé à ce poste en 1718. Tournemine a apparemment joué un rôle là-dedans : sa mise à l’écart officielle des Mémoires de Trévoux et son installation au poste de bibliothécaire de la Maison professe, en 1719, font partie du règlement de cette affaire.
  • [34]
    Sur tout cela, voir Henk Hillenaar, Fénelon et les jésuites, op. cit., p. 113-115, 275-277, 368-370.
  • [35]
    C’est pour l’avoir rencontré dans l’assemblée de gens de lettres réunie autour du bibliothécaire du cardinal de Rohan que Tournemine est intervenu pour faire libérer Fréret de la Bastille en 1715 (cf. Catherine Volpilhac-Auger, « Nicolas Fréret : histoire d’une image », Nicolas Fréret. Légende et vérité. Colloque des 18 et 19 octobre 1991, Clermont-Ferrand, textes réunis par Ch. Grell et C. Volpilhac-Auger, Oxford, Voltaire Foundation, 1994, p. 3-16). Au terme de cet article, je tiens à remercier Pierre-Antoine Fabre pour ses conseils et ses critiques.
English version

1Les Mémoires pour l’histoire des sciences et des beaux-arts, dits Mémoires de Trévoux, appartiennent à deux histoires : l’histoire de la presse et du journalisme, d’une part [1] ; l’histoire de l’engagement des jésuites dans les combats d’idées (quiétisme, jansénisme, mouvement des idées philosophiques, etc.) qui se sont déroulés entre la fin du règne de Louis XIV et celle de l’Ancien Régime, d’autre part [2]. Deux histoires, mais qui n’en font qu’une dès lors qu’il s’agit d’étudier ce que Robert Favre, Claude Labrosse et Pierre Rétat appelaient dans un article de synthèse une « pratique concertée du journalisme » visant

2à constituer et à conserver un ordre culturel et religieux. Cela tient, non seulement à la fonction la plus générale du journal, mais aussi aux ambitions de la Société de Jésus qui, en fondant un organe de presse, complète un dispositif d’intervention dans le monde : à leurs activités missionnaires et pédagogiques, à leur politique traditionnelle de surveillance et de direction spirituelles, ils ajoutent un nouveau monitorat. Cette initiative traduit le besoin renouvelé d’occuper et d’orienter l’espace culturel et social. [3]

3Les Mémoires de Trévoux sont, et sont donc à aborder comme, un instrument de la politique jésuite.

4Le choix fait ici consiste à regarder cette pratique collective et institutionnelle du journalisme à partir d’un cas, celui du P. René-Joseph de Tournemine (1661-1739), directeur des Mémoires entre 1701 et 1719 [4], et du point de vue d’une histoire de l’action par l’écrit qui n’isole pas la rédaction d’articles de presse de l’ensemble des opérations d’écriture – et des opérations sur les écrits – menées par un spécialiste dans ce domaine, de surcroît acteur central dans sa Compagnie comme dans la haute société et le monde intellectuel parisiens. De la politique jésuite observée sur le terrain de la presse à la politique d’un jésuite vue depuis ses moyens d’agir et les contraintes et conflits que ceux-ci impliquent ou révèlent : le déplacement répond à la volonté d’analyser non un dispositif, mais sa mise en œuvre ou, mieux, la production d’un dispositif dans et par une série d’actions.

5Dès le XVIIIe siècle, et même de son vivant, Tournemine avait acquis un statut un peu étrange qui servira d’ouverture à cette analyse. Quoique n’ayant jamais été le professeur de Voltaire à Louis-le-Grand, où il n’avait été appelé en 1701 que pour prendre en main les Mémoires de Trévoux en tant que scriptor [5], il apparaît pourtant comme le représentant des maîtres jésuites du sage de Ferney dans tout un ensemble d’écrits de ce dernier, et jusque dans la correspondance avec Frédéric II, bien après la mort de Tournemine. Cette figure n’est pas que l’effet d’une relation personnelle maintenue entre les deux hommes : elle entre dans la stratégie déployée par Voltaire vis-à-vis des jésuites, en particulier à l’occasion de la publication des Lettres philosophiques. Mais il faut préciser que s’il reçoit alors des lettres conciliantes prévues pour être montrées, et peut-être pour être imprimées dans les Mémoires, Tournemine a lui-même participé à sa constitution en interlocuteur privilégié parmi les anciens professeurs de Voltaire en acceptant de lui répondre, et plus encore en publiant dans le journal de Trévoux, en octobre 1735, une « Lettre du P. Tournemine de la Compagnie de Jésus, à M. de *** sur l’immatérialité de l’âme et les sources de l’incrédulité » adressée de manière transparente à l’auteur des Lettres philosophiques [6]. L’intérêt de cette petite construction est de montrer l’implication active de Voltaire comme de Tournemine – il n’y a aucune raison de considérer celui-ci comme la victime crédule des manœuvres de Voltaire ; il faut bien plutôt voir en lui un acteur qui a aussi manœuvré, de son côté, pour utiliser la publicité donnée à leur relation – dans une opération qui a entre autres pour effet d’établir la continuité entre l’activité de journaliste aux Mémoires de Trévoux et l’enseignement au collège [7]. Cette continuité, loin d’être un cadre de compréhension de la politique jésuite dans sa dimension de paisible contribution à la circulation sociale des savoirs, doit donc plutôt être analysée comme produite par des actions, c’est-à-dire en l’occurrence par des écrits, qui renforcent en même temps le rôle et la position du P. Tournemine au sein des acteurs de cette politique jésuite – c’est-à-dire l’ensemble de ceux qui la définissent, l’infléchissent, la transforment et finalement la font être.

6C’est aussi ce que révèle a contrario le fait que le directeur des Mémoires de Trévoux soit le destinataire de deux des trois pamphlets en forme de lettres publiés en 1716 par l’abbé Margon pour dénoncer l’entreprise de production de violents libelles anti-jansénistes à laquelle il avait participé, recruté à cette fin comme d’autres littérateurs débutants, affirme-t-il, par le P. Le Tellier, confesseur de Louis XIV depuis 1709 [8]. Dans cette affaire, le traitement hostile que Tournemine avait réservé dans son journal au Jansénisme démasqué rédigé par Margon, s’il manifestait sa distance par rapport à l’activité d’écriture polémique qui faisait aussi partie des modes d’action de sa Compagnie (c’est-à-dire contribuait à l’effectuation de cette prise de distance), a finalement abouti à l’impliquer dans une opération de dévoilement « de la politique et des intrigues des jésuites ». Son engagement dans une politique de l’écriture jésuite (savante, moins directement consacrée à la polémique religieuse, peut-être conciliante, ou peut-être définie en fonction d’autres combats) contre une autre apparaît ainsi, et est alors apparue au grand jour comme sa politique – et par là également comme susceptible de se retourner contre les siens [9]. Inversement, l’épisode qui va maintenant être analysé permettra d’observer le lien qui unit l’efficacité de ses manières d’agir à sa capacité à rester dans une ombre discrète ; façon, par là, de réfléchir sur ce que signifie être journaliste et jésuite vers la fin du règne de Louis XIV.

AGIR SUR UNE PUBLICATION

7En novembre 1712, les Mémoires de Trévoux annoncent, dans leur partie « Nouvelles littéraires de Paris », la parution d’ouvrages imprimés par le libraire Jacques Estienne. Parmi eux, on trouve une Démonstration de l’existence de Dieu, à la portée des personnes les plus simples. C’est l’ouvrage d’un Auteur célèbre, encore plus distingué par son esprit, que par son rang [10]. L’opuscule, comme l’indique cette dernière phrase, est anonyme, mais il sera très vite attribué à Fénelon, qui réside depuis sa disgrâce de 1699 dans son archevêché de Cambrai (de là le « rang »), mais dont de nombreux écrits circulent alors à Paris [11]. Or en réalité, on ne connaît pas d’édition de cet ouvrage datant de 1712 : si les Mémoires de Trévoux parlent si tôt de la Démonstration de Fénelon, dont la première édition paraît début 1713, c’est parce que Tournemine a eu entre les mains le manuscrit pour lequel une approbation avait été obtenue dès mai 1712 et un privilège dès août de la même année, très probablement parce qu’il s’était chargé de le publier [12]. Ce n’était pas la première fois que des jésuites s’employaient à faire imprimer les écrits de Fénelon dans ces années-là : l’archevêque de Cambrai et la Compagnie de Jésus étaient alliés dans la lutte contre le jansénisme [13]. Et ce n’était pas non plus la première fois que le jésuite assigné à cette tâche était le P. Tournemine : il l’avait déjà fait au temps où il résidait à Rouen, haut lieu de l’impression clandestine où il pouvait avoir conservé des relations [14].

8Fénelon pourra affirmer par la suite, on le verra, qu’il n’avait pas voulu faire imprimer sa Démonstration et que le manuscrit en avait été dérobé ou copié sans son autorisation, mais il est assez probable qu’il avait organisé ou en tout cas souhaité cette publication, même s’il n’en avait pas directement chargé Tournemine, qu’il ne connaissait pas bien personnellement [15]. Tournemine, de son côté, ne s’est pas contenté de faire imprimer la Démonstration ; il a rédigé pour elle une courte préface, elle aussi anonyme. En mars 1713, il fait en outre paraître (ou rédige) un compte rendu très élogieux du livre dans les Mémoires de Trévoux, en citant largement sa propre préface :

9Quoique ce livre ait paru sans porter le nom de son Auteur, le Public ne s’est point mépris, il l’a reconnu d’abord, & il ne pouvait pas se méprendre. Le soin d’approfondir les matières, l’art de les embellir & de les rendre sensibles, l’élévation des pensées, la délicatesse des tours, la noblesse des expressions, sont réunis dans peu de personnes aussi parfaitement que dans l’Auteur. C’est encore un larcin qu’on lui a fait, larcin innocent, & que l’utilité publique justifie.

L’Auteur de la préface fait remarquer, qu’en écrivant sur l’existence de Dieu, ce n’est pas pour les véritables Athées qu’on écrit, il n’en fut jamais : ce n’est donc pas une erreur établie qu’on combat, ce sont des doutes qu’on veut prévenir & dissiper : il n’est pas question de désabuser des esprits convaincus, il s’agit seulement d’affermir des esprits ébranlés, d’écarter les ténèbres que les passions répandent sur une vérité qui les gêne, & de forcer les hommes qui voudraient être incrédules malgré leur raison, de voir Dieu dont ils détournent les yeux.

10On ne manque pas de démonstrations pour confondre ces Athées prétendus, & toutes les vérités, comme le remarque judicieusement l’Auteur de la préface, sont tellement liées avec cette première vérité, que chacune d’elles en peut devenir la preuve. L’esprit ne s’applique à rien qui ne lui présente Dieu. [...] Mais de toutes les preuves la plus évidente, est celle qui se tire de la connaissance de l’Univers, & de la connaissance de l’homme en particulier. [16]

11Dans ces quelques lignes, l’opération est triple : Tournemine, d’abord, accrédite la fiction du manuscrit volé, tout en s’efforçant d’éveiller à la fois la curiosité et un sentiment de connivence sur l’identité de l’auteur de la Démonstration. Ensuite, il donne une place importante à sa préface, qui apparaît ici comme un élément essentiel du livre. Enfin, il en profite pour poursuivre la polémique qu’il mène dans les Mémoires contre la thèse de la possibilité d’un athéisme véritable – pour lui, on ment quand on se dit athée : tout le monde, intérieurement, reconnaît l’existence de Dieu, le refus de cette certitude ne procédant que d’une volonté mauvaise –, c’est-à-dire contre Bayle qui a été plusieurs fois provoqué sur ce thème dans les Mémoires au cours des années précédentes. Ce sont donc ses propres opérations intellectuelles que Tournemine mène ici, en les greffant sur l’ouvrage de Fénelon [17].

12Ce phénomène apparaît encore mieux dans un passage de la suite du compte rendu, consacré aux preuves les plus philosophiques de l’apologétique de Fénelon :

Il est vrai que l’Auteur, jusqu’ici fidèle au titre de son livre, s’élève ici au-dessus de la portée des plus simples, & qu’il ne se borne plus à ce que tout le monde sait. Ce qu’il a dit jusqu’ici lui a paru suffire pour les simples, il parle désormais aux Philosophes, & emprunte une partie de ses preuves de quelques opinions qui ne sont pas les plus communes.
Telle est l’opinion qui distinguant notre raison d’une raison supérieure & universelle qui l’éclaire & qui la corrige, suppose que notre raison n’est que ténèbres, & qu’il faut, pour qu’elle connaisse, que Dieu par une opération immédiate l’éclaire continuellement à proportion de son attention, qu’il soit comme le soleil des esprits, auxquels la présence de cette lumière intellectuelle est aussi nécessaire pour connaître, que la présence de la lumière corporelle est nécessaire aux yeux pour voir ; en sorte que notre entendement ne soit pas à proprement parler une faculté intelligente, mais une faculté propre à être éclairée.
Qu’on ne soupçonne pas néanmoins l’Auteur d’embrasser tous les sentiments des défenseurs modernes de cette opinion, & de croire avec eux qu’on voit tout en Dieu, & que dès cette vie on voit la substance de Dieu ; il ne va pas jusque-là. [18]

13Ce passage est une allusion tout à fait explicite à la thèse développée par Malbranche de la vision en Dieu. Effectivement, le livre de Fénelon fait appel, sans mentionner le nom des deux philosophes, à certains thèmes et arguments cartésiens et malebranchistes, et cela a été très tôt perçu par ses lecteurs. Anti-malebranchiste acharné – les Mémoires de Trévoux, dans ces années-là, s’emploient avec constance à démontrer que la philosophie de Malebranche conduit fatalement soit au matérialisme spinoziste, soit à l’immatéralisme à la manière de Berkeley, c’est-à-dire à l’impiété – et de ce fait anti-cartésien, Tournemine veut voir, c’est-à-dire faire voir aux lecteurs de son journal, une réticence de Fénelon envers la pensée qu’il utilise, celle des « philosophes modernes », Descartes et Malebranche.

14Celui que les autres jésuites appelaient souvent le « Père du Trévoux » apparaît ici engagé dans une véritable politique de publication, très différente de ce qu’on pourrait appeler une politique d’auteur, dans la mesure où il s’agit pour lui de travailler à partir des écrits des autres, et sur ces écrits, et non de se produire comme auteur d’écrits qui seraient les siens. Son identité ou son activité de journaliste (et l’efficacité de cette activité) ne s’épuise pas dans la rédaction d’articles de journaux, ne s’arrête pas aux pages des Mémoires, mais s’étend à toute une série d’interventions indirectes dans le monde des lettres, qu’il faut prendre en compte si on veut comprendre ce que signifie être journaliste pour le P. Tournemine. Jésuite de Paris particulièrement bien informé sur les livres, par fonction, il se trouve en position d’intervenir sur le sens d’un ouvrage que les jésuites mettent en circulation. Journaliste, il peut organiser un événement autour de cette mise en circulation, et procurer une caisse de résonance à son intervention. Mais il faut voir également que l’appartenance à la compagnie de Jésus oblige aussi Tournemine à agir de la manière dont il le fait, le contraint en même temps qu’elle lui procure des moyens d’agir. Du fait de l’alliance entre Fénelon et les jésuites, alors très serrée, il ne peut en effet ni critiquer directement une Démonstration de l’existence de Dieu qui est à l’évidence au moins en partie malebranchiste, ni ignorer le livre. C’est pourquoi il en vient à accompagner sa publication en infléchissant son sens.

TOURNEMINE ENTRE FÉNELON ET MALEBRANCHE

15On possède sur cette affaire un récit détaillé, dû au P. Yves André, le disciple jésuite de Malebranche qui a écrit la Vie (restée inédite de son vivant) de ce dernier. Ce récit interprète l’épisode du double point de vue d’un biographe très proche du philosophe mis en scène et d’un religieux qui se souvient d’avoir été persécuté par sa Compagnie pour son malebranchisme – tout particulièrement à l’époque de la Démonstration de l’existence de Dieu. Le décryptage en termes de politique jésuite – une politique qui serait donc globalement celle de la Compagnie – que le P. André propose, à condition d’être lui-même analysé comme une action, est aussi révélateur que les écrits de l’abbé Margon sur l’ensemble de contraintes et de latitudes à l’intérieur de ces contraintes qui informe l’intervention de Tournemine.

Dans le temps même que les jésuites pressaient le P. André de rétracter publiquement ce qu’ils appelaient malebranchisme, il parut un ouvrage d’un illustre auteur de leurs amis, qui en admettait clairement les deux grands principes : c’était le livre du célèbre M. de Fénelon, archevêque de Cambrai, sur l’Existence de Dieu. On lui en avait, disait-on, dérobé le manuscrit ; on l’avait imprimé à son insu ; et, en effet, ce n’est qu’une ébauche, mais où il ne laisse pas d’y avoir de forts beaux traits. [...]
À la première lecture du livre de M. de Cambrai, tout le public vit bien que l’auteur était dans les sentiments du P. Malebranche. Les jésuites même le sentirent ; ils en furent très embarrassés. Car, depuis l’affaire du quiétisme, tout le monde sait ou peut savoir qu’il y avait entre eux et le prélat une liaison fort étroite [...]. Le prélat avait besoin d’eux pour se relever ; les jésuites n’en avaient pas moins du prélat pour se soutenir. [...] M. de Cambrai, qui leur était nécessaire, ne pouvait donc être que fort orthodoxe, et quoiqu’il soutînt des opinions que leur écrit de Rouen censurait comme des erreurs, la censure n’était pas pour lui. Mais d’ailleurs, parce qu’il était à craindre qu’on ne se prévalût de son autorité pour défendre le P. Malebranche contre leurs calomnies, il fallait de loin se préparer une défaite. Les savants de collège n’en manquèrent jamais : les jésuites en trouvèrent une.
Ce fut de composer pour le livre de M. de Cambrai une préface, où l’on irait au-devant de la difficulté. Le P. de Tournemine, homme d’un savoir assez médiocre, mais d’une hardiesse qui supplée à tout, fut choisi, ou se choisit lui-même pour ce dessein. [19]

16En dehors du jugement négatif sur les capacités intellectuelles de Tournemine – le P. André, victime de ses confrères, n’est favorable à aucun d’entre eux dans son livre –, ce récit est intéressant par la part qu’il fait aux stratégies de la Compagnie, dont le P. Tournemine apparaît comme dépendant, mais aussi à la possible autonomie relative de ce dernier dans ce contexte de dépendance. L’incertitude d’André entre « choisi[r] » et « se choisi[r] » est ici symptomatique. En même temps, le biographe montre aussi que l’action qu’il décrit n’est possible que si Tournemine s’efface, que s’il n’intervient qu’en tant que préfacier et rédacteur de comptes rendus anonymes.

17Le récit, parce qu’il se veut décryptage de la politique jésuite, condense du reste les différents éléments de cette action, ce qui en atténue la complexité et la portée : le P. André ne parle pas des comptes rendus dans les Mémoires, mais uniquement de la préface à la Démonstration, et plus précisément de ce qui est en fait la préface à la deuxième édition de l’écrit de Fénelon. La première édition ayant été rapidement épuisée (signe, peut-être, du succès de l’opération de publication), le P. Tournemine en fit en effet paraître une deuxième la même année, en reprenant sa préface (toujours anonyme) et en la rendant encore plus explicitement anti-malebranchiste, notamment dans un passage où il feint de répondre à des critiques faites au livre :

On a fait cependant deux remarques qui méritent qu’on les examine. L’auteur, dit-on, s’appuie quelquefois sur des opinions nouvelles, fort contestées et fort éloignées de la certitude des principes. La réponse à cette objection n’est pas difficile [...], et l’on peut dire que l’auteur, ayant proposé dans les articles précédents des preuves universelles et propres à tout le monde, en propose dans cet article [celui qui sonne particulièrement malebranchiste] de particulières, de respectives, de ces arguments qu’on nomme ad hominem, fondés sur les principes reçus par les adversaires contre qui on dispute. Ce sont des démonstrations pour les cartésiens et pour les malebranchistes. L’auteur n’a pas dû les oublier. [20]

18Ce texte insinue, et dit même très clairement, que les cartésiens et les malebranchistes ont besoin qu’on leur prouve que Dieu existe, qu’ils font donc partie des impies ou athées que le livre de Fénelon entend convaincre et confondre. Tournemine allait donc beaucoup plus loin que dans la première version de sa préface. Plus exactement, en les évoquant, c’est-à-dire en utilisant une modalité du fonctionnement de la controverse – retourner les arguments de l’adversaire contre lui-même –, il créait une controverse, en posant que l’état de la question à trancher était une opposition entre la thèse de Fénelon et celle de Malebranche [21]. La réaction de Malebranche ne se fit pas attendre. Le récit anti-jésuite du P. André, qui constitue la seule source existante sur les détails de cette réaction, sera ici utilisé, à nouveau, pour ce qu’il fait voir des conditions de la politique du P. Tournemine.

19Ce récit porte que Malebranche ne se plaignit pas aux autorités jésuites, ni aux Mémoires de Trévoux. Il écrivit plutôt une longue lettre à Fénelon, pour lui demander de désavouer la préface mise à son livre, en lui disant, entre autres, que

20son propre honneur, auquel sa qualité d’archevêque ne permettait pas de donner atteinte [...], l’obligeait de parler dans la conjoncture, et de soutenir fortement que le sentiment de saint Augustin sur les idées éternelles [...] est non seulement très certain, mais le principe de la certitude des sciences ; ou du moins de se plaindre, dans les journaux de Paris [= le Journal des savants] ou de Trévoux, de la témérité qu’on a eue de mettre sans sa participation, à la tête de son ouvrage, une remarque où il n’y a pas de sens : maligne et injurieuse contre le P. Malebranche, et dont la malignité retombait sur lui-même. [22]

21Malebranche demandait donc à Fénelon de se servir de la fiction du livre volé pour marquer fortement la distance entre lui et le P. Tournemine, en suggérant une publication de cette déclaration dans les Mémoires de Trévoux, de manière à traiter le journal comme un simple canal de l’actualité philosophique – c’est-à-dire à le constituer comme tel – et à l’empêcher de devenir l’un des lieux de production de cette actualité. On peut remarquer que le P. André – c’est là sa propre action de biographe – recopie le passage de la lettre de Malebranche où pour engager Fénelon à agir dans ce sens, il insiste sur son double statut de prélat et d’auteur, bien différent des plumitifs qui se sont servis de son livre.

22Malebranche, en effet, parle ici d’auteur prestigieux à auteur prestigieux, et comme de puissance à puissance. Le P. Tournemine, qui n’est pas nommé (peut-être, comme le pense le P. André, parce que Malebranche ignore à ce moment-là l’identité du rédacteur de la préface), est ainsi relégué hors du monde des auteurs, dans celui, dont le philosophe se plaint beaucoup dans l’ensemble de sa lettre, des agents des polémiques menées par les ordres religieux, incapables d’autonomie dans la pensée comme dans l’écriture [23]. Mais il est également intéressant de remarquer que Malebranche n’a pas été en mesure de faire parvenir directement sa lettre à Fénelon : quoique philosophe illustre, il n’était qu’un simple prêtre, très loin du prestigieux (mais isolé, ou du moins à l’écart) archevêque, et coupé de ses réseaux de communication [24]. Il a donc dû utiliser une voie indirecte pour faire parvenir ses plaintes à Fénelon : le P. André raconte qu’il a lu sa lettre à quelqu’un (un magistrat) qui pouvait en transmettre le contenu à quelqu’un d’autre, capable, lui, de s’adresser à Fénelon et d’appuyer Malebranche de sa propre autorité, à savoir le cardinal de Polignac. Remontées ainsi de prélat en prélat, les protestations de l’oratorien ont eu un effet : Fénelon a effectivement désavoué la préface de son livre. Mais il l’a fait, lui aussi, sans s’adresser directement au P. Tournemine, et sans non plus se mêler d’écrire directement dans les Mémoires de Trévoux, probablement pour la raison même qui empêchait la lettre de Malebranche de lui parvenir, le prestige de son rang et sa maîtrise de réseaux de communication qui lui étaient propres. Il est passé par la voie hiérarchique, c’est-à-dire par l’intermédiaire de son allié le plus proche parmi les jésuites, le P. Le Tellier. Celui-ci, qui n’était pas le supérieur au sens propre de Tournemine, mais qui était très puissant au sein de la Compagnie, a alors fait pression sur le directeur des Mémoires pour qu’il revienne sur ses accusations contre Malebranche. De là, dans les « Nouvelles littéraires de Paris » de novembre 1713, un paragraphe réticent et équivoque [25] :

La seconde édition de la démonstration de l’existence de Dieu, tirée de la connaissance de la nature, est presque épuisée. Les Connaisseurs jugent que l’Auteur de la préface, qui s’est appliqué à démêler les équivoques de Spinoza, & à le mettre en contradiction avec lui-même, a pris cet impie par son faible. Un endroit de cette préface a déplu au Révérend Père Malebranche, on y lit que l’illustre Auteur de la démonstration n’a raisonné sur les principes de Descartes, & du Père Malebranche dans les articles LVIII et LXV que pour donner aux Cartésiens & aux Malebranchistes des démonstrations qui leur fussent propres, & qu’il n’a pas dû les oublier. Des personnes très équitables, & très éclairées, auxquelles le Révérend Père Malebranche a confié ses plaintes, n’ont pas vu dans l’endroit de la préface, le sujet de plainte qu’il croit y voir. En effet, on n’a jamais pensé à jeter sur ce vertueux Prêtre aucun soupçon d’Athéisme. On dit qu’il y a de prétendus Athées Cartésiens & Malebranchistes ; c’est un fait, & le dire, ce n’est pas attaquer le Révérend Père Malebranche. On ajoute, & il ne peut pas s’en offenser, qu’il devait renoncer à des expressions qui les favorisent, ne plus dire que Dieu est tout l’être, est l’être en général ; ce langage, trop conforme à celui de Spinoza, doit être évité pour cette seule raison. D’ailleurs, il ne peut recevoir aucun bon sens dans le système véritable, Dieu n’est pas tout l’être, Dieu n’est pas l’être en général, puisqu’il y a des êtres différents de lui, il n’est tout être ; il n’est l’être en général, que dans le système de Spinoza ; on ne justifie point cette expression par l’admirable idée que Dieu donne de soi-même à Moïse, Je suis celui qui suis. Dieu ne dit pas, Je suis tout ce qui est (Je suis l’être en général). Le R.P. de Malebranche, qui aime la Religion, n’aura pas de peine à lui sacrifier des expressions dont des esprits pervers ne manqueraient pas d’abuser, il lui ferait de plus grands sacrifices. [26]

23Tournemine continue ainsi la polémique au moment même où il se plie à ce qui lui est demandé.

24Malebranche n’ayant pas réagi, l’affaire s’arrête là en 1713. On peut en tirer que s’il est manifeste que l’appartenance à la Compagnie de Jésus s’est en l’occurence retournée contre Tournemine, l’obligeant à reculer dans les colonnes de son journal, il n’en conservait pas moins une certaine autonomie dans ses actions, puisque ce recul était encore un moyen de continuer la lutte – et cela, alors même que dans les éditions suivantes de la Démonstration, le passage incriminé par l’oratorien a disparu de la préface. Si les Mémoires dépendaient de la Compagnie, ses rédacteurs (et son directeur) avaient donc une certaine marge de manœuvre. En témoigne plus nettement encore, presque contemporain de cet épisode, le délai mis à mentionner dans le journal la Bulle Unigenitus, qui date de 1713 et dont il n’est pas question dans les Mémoires, du fait de leur directeur, avant 1715.

CONCLUSION : AUCTORIALITÉ ET DÉSAPPROPRIATION

25Le P. Tournemine n’a pas complètement abandonné l’affaire Fénelon / Malebranche qu’il avait réussi à créer. Lorsqu’en 1718, la publication des Œuvres philosophiques de l’archevêque de Cambrai fut entreprise par le chevalier de Ramsay, le P. Tournemine reprit sa préface pour en faire un petit traité presque autonome, qu’il signa et auquel il donna un titre, les « Réflexions du père Tournemine jésuite sur l’athéisme, sur la Démonstration de Monseigneur de Cambrai et sur le système de Spinoza, qui ont servi de préface aux deux éditions précédentes de la Démonstration, augmentée de nouveau » [27]. Ce traité, dont l’inclusion dans les Œuvres philosophiques de Fénelon assura la lecture tout au long du XVIIIe siècle, fonctionne comme une sorte de mode d’emploi qui insère la démonstration de l’archevêque dans une actualité où le nom de Spinoza est important et où la lutte contre l’athéisme est présentée comme une urgence plutôt que comme un devoir pastoral [28]. Le dernier article de Tournemine en tant que directeur des Mémoires de Trévoux, en janvier 1719, est d’ailleurs un compte rendu de cette publication qui s’achève sur la reproduction de sa double réfutation de Spinoza et de Berkeley, et qui lui donne finalement un quasi statut auctorial [29]. Mais Tournemine est aussi intervenu d’une autre manière sur ces Œuvres philosophiques de Fénelon : il en a tout simplement fait supprimer les passages de tonalité malebranchiste. C’est ce texte amputé qui sera lu tout au long du XVIIIe siècle, jusqu’à l’édition de Versailles des œuvres de Fénelon, au XIXe siècle.

26L’emploi de journaliste aux Mémoires de Trévoux, plutôt que comme un statut, doit ainsi être compris comme la clef d’un ensemble de possibilités d’action : l’anonymat des articles, par exemple, permet au P. Tournemine de faire le compte rendu de ses propres « Réflexions », après avoir tissé (ou avoir fait tisser) autour de la Démonstration qu’il avait anonymement publiée un discours continu sur la philosophie de son temps [30]. Ce sont ces possibilités d’action, efficaces parce que cachées et fondées sur une désappropriation de l’écriture, qui font de lui une puissance avec laquelle les autres jésuites, notamment, doivent compter, « le Père du Trévoux ». Par là même, elles lui barrent l’accès à un véritable statut auctorial – sauf, ici, tardivement et comme par raccroc. Les conditions de l’efficacité de Tournemine creusent ainsi la différence avec Fénelon ou avec Malebranche, que les Mémoires de Trévoux contribuent à constituer en ce qu’il deviendra au XVIIIe siècle : un auteur de référence, qu’on combat ou auquel on renvoie, l’auteur philosophe du passé (récent) par excellence [31].

27Mais on peut regarder autrement cette opposition entre le journaliste et l’auteur en partant d’un passage du récit du P. André, présenté comme une réflexion de Malebranche à la suite de la parution de la Démonstration. Le biographe y réinsère l’ensemble des actions de Tournemine au cours de la campagne contre Malebranche dans tout un ensemble de pratiques intellectuelles qui ont en commun de ne pas impliquer des auteurs, mais d’autres types d’acteurs, bien moins prestigieux :

Il compara ce qu’il voyait dans un livre public avec ce qu’il entendait dire, que les jésuites avaient résolu sa perte. En effet, depuis quelque temps ils y procédaient d’une manière qui marquait un dessein formé. D’abord ils se contentaient de le décrier dans leurs maisons, pour prévenir leurs jeunes pères. Bientôt la médisance passa au dehors parmi les personnes qui leur étaient attachées, pour les armer contre lui des mêmes préventions. La vive voix fut ensuite accompagnée d’écrits ; on en fit courir quelques-uns de collège en collège, pour y établir une tradition secrète contre sa doctrine. On en fit dicter d’autres par des professeurs, comme pour pressentir le monde. Enfin, ce qu’on ne disait autrefois qu’à l’oreille, ou dans des manuscrits obscurs, on le jette maintenant dans la préface d’un livre imprimé, comme pour voir s’il est temps de le faire éclore dans quelque ouvrage plus étendu. [32]

28Revoilà le P. Tournemine parmi les pédants, les professeurs que son emploi de journaliste dans une publication de prestige semblait lui avoir fait quitter. Mais cette image finale peut être colorée autrement si on regarde à partir d’un autre point de vue le récit d’André et si on indique que pour Tournemine, le refus du statut d’auteur et l’association du journalisme aux pratiques d’enseignement et d’apostolat étaient peut-être volontaires.

29Sa politique au sein de sa Compagnie, en effet, le rapprochait comme on l’a dit du groupe que parmi les jésuites on appelait les « prédicateurs », autour des PP. de La Rue et Gaillard (recteur de Louis-le-Grand à partir de 1718, et allié de Tournemine), par opposition aux « théologiens », partisans des PP. Le Tellier et Lallemant, très violemment engagés dans la polémique anti-janséniste [33]. Les « prédicateurs », un peu plus souples doctrinalement, moins ultramontains aussi, souhaitaient voir disparaître les pamphlétaires quasi professionnalisés rassemblés par Le Tellier, et cette politique se manifestait, chez le P. Gaillard en tout cas, par une attitude ouvertement hostile à l’égard des « écrivains » (scriptores) logés à Louis-le-Grand. Pour ce groupe de jésuites, les emplois légitimes au sein de la Compagnie se ramenaient à ceux d’enseignants, de prédicateurs et de confesseurs [34]. On peut voir là le revers positif, ou du moins volontariste, de la satire du P. André et peut-être une des clefs de l’identité donnée par ses actions au P. Tournemine. Vu dans cette perspective, l’épisode de la polémique autour de la Démonstration de l’existence de Dieu révèle en effet ce qu’il faisait de et avec son statut de scriptor. On comprend ici que c’était bien en tant qu’acteur intellectuel et politique très actif – entre sa Compagnie et les cardinaux affrontés de Rohan et de Noailles [35] – que Tournemine s’efforçait de faire de son écriture journalistique désappropriée l’équivalent de l’enseignement et de la prédication, c’est-à-dire d’une parole conçue comme pure transmission, sans rien qui appartienne à celui qui l’émet.

Notes

  • [1]
    Après Gustave Dumas, Histoire du Journal de Trévoux (1701-1762), Paris, Boivin, 1936, voir notamment Jean Erhard et Jacques Roger, « Deux périodiques français du XVIIIe siècle : le Journal des Savants et les Mémoires de Trévoux. Essai d’une étude quantitative », dans Geneviève Bollème (dir.), Livre et société dans la France du XVIIIe siècle, La Haye / Paris, Mouton / École pratique des Hautes Études, 1965, p. 33-59, et les deux premiers cahiers des Études sur la presse au XVIIIe siècle (Presses Universitaires de Lyon, I, 1973 ; II, 1975), entièrement consacrés aux Mémoires de Trévoux. Voir également Pierre Rétat, « Rhétorique de l’article de journal. Les Mémoires de Trévoux 1734 », Études sur la presse au XVIIIe siècle, III, 1978, p. 81-100 ; Pierre Rétat (dir.), Le Journalisme d’Ancien Régime. Questions et propositions, Table ronde CNRS 12-13 juin 1981, Presses Universitaires de Lyon, 1982 ; Pascale Ferrand, « Mémoires de Trévoux I (1701-1767) » dans Jean Sgard (dir.), Dictionnaire des journaux 1600-1789, Paris, Universitas, 1991, t. I, p. 805-816.
  • [2]
    Cf. Alfred Desautels, Les Mémoires de Trévoux et le mouvement des idées au XVIIIe siècle 1701-1734, Rome, Institutum Historicum S. I., 1956 ; John N. Pappas, Berthier’s « Journal de Trévoux » and the Philosophes, Studies on Voltaire 3, Genève, Droz, 1957 ; Catherine M. Northeast, The Parisian Jesuits and the Enlightenment 1700-1762, Studies on Voltaire 288, Oxford, Voltaire Foundation, 1991 ; Sébastien Brodeur-Girard, Influences et représentations des jésuites dans l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert, Thèse EHESS / Université de Montréal, 2004, notamment p. 106-152. Voir aussi Jacques Le Brun, « Entre la mystique et la morale », Dix-huitième siècle, 8 (numéro spécial sur les jésuites), 1976, p. 43-66, et Christian Albertan, « Entre foi et sciences : les Mémoires de Trévoux et le mouvement des sciences dans les années 1950 », Dix-huitième siècle, 34, 2002, p. 91-97.
  • [3]
    Robert Favre, Claude Labrosse, Pierre Rétat, « Bilan et perspectives de recherche sur les Mémoires de Trévoux », Dix-huitième siècle, 8, 1976, p. 237-255, p. 244. Voir aussi, dans le même numéro, Pierre Rétat, « Mémoires pour l’histoire des sciences et des beaux-arts. Signification d’un titre et d’une entreprise journalistique », p. 167-187, et l’article plus ancien de Jean-Marie Faux, « La fondation et les premiers rédacteurs des Mémoires de Trévoux (1701-1739) », Archivum Historicum Societatis Iesu, 23, janvier-juin 1954, p. 131-151.
  • [4]
    Sur les articles rédigés par le P. Tournemine aussi bien pendant cette période que par la suite, voir Carlos Sommervogel, Bibliothèque de la Compagnie de Jésus, Bruxelles/Paris, Schepens/Picard, 1890, article « Tournemine ».
  • [5]
    Né dans une famille aristocratique bretonne, entré au noviciat en 1680, Tournemine commença sa carrière de jésuite, de manière tout à fait normale, par l’enseignement des humanités (7 ans), puis de la philosophie (2 ans), et enfin de la théologie (6 ans) au collège de Rouen, avant d’être appelé à Paris. Sur son statut dans cette ville, voir Pierre Delattre (dir.), Les Établissements jésuites en France depuis quatre siècles. Répertoire topo-bibliographique publié à l’occasion du quatrième centenaire de la fondation de la Compagnie de Jésus 1540-1940, Enghien/Wetteren, Institut supérieur de théologie / Imprimerie De Meester, t. III, 1955, article « Paris », § XIII et XIV.
  • [6]
    Mémoires pour l’histoire des sciences et des beaux-arts, receuillies par l’ordre de SAS Monseigneur Prince Souverain de Dombes, Trévoux, Imprimerie du SAS (désormais Mémoires de Trévoux), octobre 1735, article XCIX, p. 1913-1935.
  • [7]
    On pourrait aller plus loin dans l’hypothèse de la mise en scène d’une continuité en suggérant que Voltaire utilise l’idée que Tournemine pourrait avoir à son égard un rôle de confident ou de quasi-confesseur. Sur ces relations entre Voltaire et Tournemine, voir John N. Pappas, « Influence de René-Joseph de Tournemine sur Voltaire », Annales de Bretagne, 84, 1976, p. 727-735.
  • [8]
    Réponse au P. Tournemine, sur son extrait d’un livre intitulé, Le Jansénisme démasqué, s.l., 1716 ; Seconde lettre de Monsieur l’abbé de *** au P. Tournemine, par laquelle il désavoue une fausse édition qui a paru de sa première lettre, et donne une idée de la politique et des intrigues des jésuites, s.l., 1716 ; Troisième lettre de Monsieur l’abbé de Margon aux RR. PP. Jésuites (adressée au R.P. Lallemant), s.l., 1716. Sur Margon, voir Lucien Ceyssens, « Autour de la bulle Unigenitus : l’abbé Guillaume Margon (  1760), “agent secret du P. Le Tellier” », Lias, 10, 1983, p. 139-163.
  • [9]
    Sur cette politique de Tournemine contre Le Tellier et ses partisans, voir Catherine M. Northeast, The Parisian Jesuits and the Enlightenment, op. cit., p. 3-16, qui mentionne à ce sujet une autre de ses activités d’écriture, à savoir la rédaction de mémoires adressés au cardinal de Noailles, et même à Louis XIV, pour se désolidariser des producteurs de « tant de libelles propres à troubler l’État » (p. 10) ; il faut noter que les mémoires à Noailles ont été imprimés en 1731, mais dans les jansénistes Anecdotes ou Mémoires sur la Constitution Unigenitus. Voir aussi Henk Hillenaar, Fénelon et les jésuites, La Haye, Martinus Nijhoff, 1967, notamment p. 275-277 et, p. 368-370, les « Extraits d’un mémoire adressé en mai 1720 à un jésuite français à Rome, par un membre de l’association de “la bonne intention” », laquelle rassemblait les acteurs de la politique anti-janséniste radicale de Le Tellier.
  • [10]
    Mémoires de Trévoux, novembre 1712, p. 2037.
  • [11]
    L’attribution est faite par Le Clerc dans sa Bibliothèque choisie, 1713, t. XXVI, 1re partie, p. 226-233. Fénelon avait probablement commencé à rédiger les deux parties qui composent la Démonstration vers 1700-1701.
  • [12]
    Voir la Notice sur la Démonstration de l’existence de Dieu dans Fénelon, Œuvres, éd. J. Le Brun, Paris, Gallimard, t. II, 1997, p. 1529-1537.
  • [13]
    Voir Henk Hillenaar, Fénelon et les jésuites, op. cit., sur les fluctuations de cette alliance. L’affaire de la Démonstration de l’existence de Dieu est analysée dans ce cadre p. 285-287. On en trouve également un récit dans Alfred Desautels, Les Mémoires de Trévoux et le mouvement des idées au XVIIIe siècle, op. cit., p. 26-30.
  • [14]
    Voir une lettre (19 juin 1698) de Pontchartrain à l’intendant de Rouen La Bourdonnaye, publiée dans les Archives de la Bastille (éd. F. Ravaisson, Paris, A. Durand et Pédone-Lauriel, t. IX, 1877, p. 67-68) : « Le Roi étant informé qu’on imprime à Rouen les ouvrages de M. l’évêque de Cambrai et qu’il y a lieu de croire que c’est le P. de Tournemine qui prend soin de cette impression, S. M. m’a ordonné de vous en avertir, afin que vous puissiez vous en informer, et, supposé que cela soit vrai, en fassiez cesser l’impression et supprimer les exemplaires qui s’en pourront trouver. »
  • [15]
    Il en existe en tout cas des copies corrigées, préparées pour l’impression. Sur les récits de publication, et notamment la fiction du manuscrit dérobé, voir Grihl, De la publication entre Renaissance et Lumières, études réunies par C. Jouhaud et A. Viala, Paris, Fayard, 2002, p. 19-21. La seule trace de relations entre Fénelon et le P. Tournemine est d’ordre scolaire : l’archevêque, en 1712, suggère dans une lettre de solliciter son aide pour un de ses jeunes parents écolier et, en 1714, demande à un autre membre de sa parenté de lui adresser ses compliments. L’ensemble montre que Tournemine avait du crédit à Louis-le-Grand.
  • [16]
    Mémoires de Trévoux, mars 1713, art. XXXIX, p. 459-462.
  • [17]
    Voir à ce sujet Mémoires de Trévoux, juillet 1713, art. XCVIII qui, à propos du t. IV des Réponses aux questions d’un provincial, où il est question des avantages de l’athéisme par rapport à l’idolâtrie, déclare que Bayle, malgré ses efforts, ne parvient pas à réfuter les réponses que « nous lui avons faites » dans les deux extraits de La Continuation des pensées diverses sur la comète parus en juin et juillet 1705 : « Nous remarquerons seulement qu’une société composée d’hommes qui s’imagineraient chacun être leur dernière fin ne serait pas une société trop sûre. L’idolâtrie conserve encore quelques principes de Morale, l’athéisme les détruit tous ; c’est encore dans ce tome que M. Bayle a prétendu prouver qu’il y a de véritables athées ; on avait par avance ruiné tous les fondements de ses preuves dans les extraits que nous venons de citer ; mais on l’a réfuté encore plus exactement dans la Préface de la seconde édition de la démonstration de l’existence de Dieu tirée de la connaissance de la nature, qu’Étienne a imprimée cette année » (p. 1149-1150). C’est la continuité d’une écriture anonyme qui se trouve ainsi produite.
  • [18]
    Mémoires de Trévoux, mars 1713, p. 464-466.
  • [19]
    La Vie du R.P. Malebranche prêtre de l’Oratoire avec l’histoire de ses ouvrages, par le P. André de la Compagnie de Jésus, publiée par le P. Ingold, Paris, Librairie Poussielgue frères, 1886, p. 355-361. Après « de fort beaux traits », le biographe insère, comme il en a l’habitude, un précis de l’opuscule de Fénelon. « Leur écrit de Rouen » désigne un texte contre André, alors professeur de philosophie au collège de Rouen.
  • [20]
    Démonstration de l’Existence de Dieu, tirée de la connaissance de la Nature et proportionnée à la faible intelligence des plus simples, seconde édition, Paris, Jacques Estienne, 1713, Préface, n. p.
  • [21]
    Sur cette question, cf. Martin Gierl, « “The Triumph of Truth and Innocence” : The rules and Practice of Theological Polemics », dans Peter Becker and William Clark (ed.), Little Tools of Knowledge. Historical Essays on Academic and Bureaucratic Practices, Ann Arbor, The University of Michigan Press, 2001, p. 35-66.
  • [22]
    Le texte de la lettre est donné par le P. André, Vie du R.P. Malebranche, op. cit., p. 364-371, p. 370 ; cf. Correspondance de Fénelon, texte établi par J. Orcibal, J. Le Brun, I. Noye, Genève, Droz, t. XVI, 1999, p. 179-180. Les éditeurs ne reprennent que les passages qu’André affirme avoir recopiés textuellement. Cf. également Malebranche, Œuvres complètes, t. XIX, Correspondance, actes et documents 1690-1715, éd. A. Robinet, Paris, Vrin, 1961, p. 835-851.
  • [23]
    Le P. Tournemine se trouve par là associé à d’autres de ces agents, comme les professeurs de Rouen qui persécutaient le P. André, et d’autres plus célèbres et plus répandus, par exemple le P. Hardouin, qui calomniait Malebranche depuis le collège de Clermont. Ce qui signifie, autrement dit, que le P. André, dans la manière dont il rend compte de la lettre de Malebranche et dans l’encadrement narratif qu’il lui donne, s’emploie à produire cet effet.
  • [24]
    Le P. André et l’une de ses sources manuscrites, Chauvin (cf. Malebranche, Œuvres complètes, op. cit., p. 835-836), avancent pour leur part comme explication principale la terreur alors suscitée par les jésuites et notamment par le P. Le Tellier, qui aurait empêché les intermédiaires possibles d’agir.
  • [25]
    Le P. André raconte que Tournemine écrivit d’abord une lettre d’excuse à Malebranche, qui ne parut pas suffisante.
  • [26]
    Mémoires de Trévoux, novembre 1713, p. 2029-2030.
  • [27]
    Œuvres philosophiques. Première partie : Démonstration de l’existence de Dieu, tirée de l’art de la nature. Seconde partie : Démonstration de l’existence de Dieu, tirées des preuves purement intellectuelles et de l’idée de l’Infini même, par feu Messire François de Salignac de la Motte Fénelon [...], Paris, Florentin Delaulne, 1718. Le livre rassemble ce que Ramsay présente comme les deux parties de la même démonstration, bien qu’il s’agisse de deux écrits différents ; cf. Henri Gouhier, Fénelon philosophe, Paris, Vrin, 1977, p. 127-173. Les « Réflexions » du P. Tournemine occupent les p. 523-559. Sur l’opération de Ramsay, je me permets de renvoyer à Dinah Ribard, Raconter vivre penser. Histoires de philosophes 1650-1766, Paris, Vrin/EHESS, 2003, p. 212-232.
  • [28]
    De même, le titre du chapitre III de la Seconde partie, qui nomme Spinoza, n’existe pas dans les manuscrits ; il est le produit du travail éditorial. Cf. Jacques Le Brun, éd. de la Démonstration, éd. des Œuvres de Fénélon citée, p. 1535.
  • [29]
    Après un résumé des arguments de Fénelon, l’article déclare : « La préface que le Père Tournemine avait mise à la première édition augmentée dès la seconde, & plus encore dans la troisième, est devenue un petit ouvrage ; on l’a imprimé à la fin du volume sous le titre de Réflexions du Père Tournemine Jésuite sur l’athéisme, sur la démonstration de Feu Monseigneur de Cambrai, sur le système de Spinoza, & sur celui des Immatérialistes. Le Père Tournemine montre dans ces réflexion : 1°, qu’il n’y a point de véritable Athée pleinement persuadé ; 2°, qu’il est cependant nécessaire d’écrire sur l’Existence de Dieu pour affermir ceux qui doutent, & confondre ceux qui cherchent à douter ; 3°, que les preuves de l’Existence de Dieu, tirées de la connaissance de l’univers sont les plus sensibles ; 4°, que l’illustre Auteur les a mises dans tout leur jour ; 5°, qu’il a posé des principes pour réfuter le système de Spinoza, la réfutation de Spinoza & des Immatérialistes sont le 6° et 7° articles : on a cru devoir les mettre ici » (Mémoires de Trévoux, janvier 1719, art. I, p. 31-32). La reprise des « Réflexions » de Tournemine se poursuit sur une vingtaine de pages.
  • [30]
    Outre le passage signalé dans la n. 17, voir par exemple les Nouvelles littéraires de mai 1713, où il est question de Berkeley, « Malebranchiste de bonne foi » qui « a poussé sans ménagement les principes de sa secte fort au-delà du sens commun, & il en a conclu, qu’il n’y a, ni corps, ni matière, & que les esprits seuls existent » (Mémoires de Trévoux, mai 1713, Nouvelles littéraires de Dublin, p. 921). Cet avertissement se poursuit p. 922 : « Un de nous connaît dans Paris un Malebranchiste qui va plus loin que M. Berkeley, il lui a soutenu fort sérieusement dans une longue dispute, qu’il est très possible qu’il soit le seul être créé qui existe, & que non seulement il n’y ait point de corps, mais qu’il n’y ait point d’autre esprit créé que lui ; c’est à ceux qui croient que nous ne voyons qu’un monde intelligible, à prouver qu’on porte trop loin leurs principes. »
  • [31]
    Sur cet effet des journaux sur l’auctorialité, voir la première partie du livre d’Anne Saada, Inventer Diderot. Les constructions d’un auteur dans l’Allemagne des Lumières, Paris, CNRS Éditions, 2003, p. 17-125.
  • [32]
    La Vie du R.P. Malebranche, op. cit., p. 362.
  • [33]
    La nomination du P. Gaillard comme recteur de Louis-le-Grand était en fait un coup de force contre le P. Lallemant, d’abord nommé à ce poste en 1718. Tournemine a apparemment joué un rôle là-dedans : sa mise à l’écart officielle des Mémoires de Trévoux et son installation au poste de bibliothécaire de la Maison professe, en 1719, font partie du règlement de cette affaire.
  • [34]
    Sur tout cela, voir Henk Hillenaar, Fénelon et les jésuites, op. cit., p. 113-115, 275-277, 368-370.
  • [35]
    C’est pour l’avoir rencontré dans l’assemblée de gens de lettres réunie autour du bibliothécaire du cardinal de Rohan que Tournemine est intervenu pour faire libérer Fréret de la Bastille en 1715 (cf. Catherine Volpilhac-Auger, « Nicolas Fréret : histoire d’une image », Nicolas Fréret. Légende et vérité. Colloque des 18 et 19 octobre 1991, Clermont-Ferrand, textes réunis par Ch. Grell et C. Volpilhac-Auger, Oxford, Voltaire Foundation, 1994, p. 3-16). Au terme de cet article, je tiens à remercier Pierre-Antoine Fabre pour ses conseils et ses critiques.
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