Notes
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[1]
Édouard Guitton, Jacques Delille (1738-1813) et le poème de la nature en France de 1750 à 1820, Paris, Librairie C. Klinsksieck, 1974, p. 263.
-
[2]
[Jossan de Daudé], « Lettre IV du correspondant français à M. le B. O**** », Nouveau Journal helvétique, décembre 1770, p. 341-401.
-
[3]
Claire Jaquier, « Bienfaits et richesses de la nature : un point de rencontre entre économie rurale et littérature nationale », in André Holenstein, Béla Kapossy, Danièle Tosato-Rigo et Simone Zurbuchen (dir.), Richesse et pauvreté dans les républiques suisses au 18e siècle, Genève, Éditions Slatkine, « Travaux sur la Suisse des Lumières », 2010, p. 163-173.
-
[4]
[Sigmund Ludwig Lerber], « La Vue d’Anet. Poème », Journal helvétique, décembre 1755, p. 700-713.
-
[5]
Jacques Delille, Les Jardins, ou l’art d’embellir les paysages, Paris, 1782, p. VIII.
-
[6]
C’est ce que nous apprend une lettre d’Henri-David de Chaillet à Philippe-Sirice Bridel (Colombier, 17 octobre 1782, fonds Philippe-Sirice Bridel, Lausanne, Bibliothèque cantonale et universitaire, MS 12/12).
-
[7]
Henri-David de Chaillet, « Les Jardins, ou l’art d’embellir les paysages : poème en quatre chants, par M. Delille », Journal helvétique, octobre 1782, p. 8. Cet article est publié sur deux livraisons du journal : il continue au mois de novembre 1782.
-
[8]
Ibid., p. 4.
-
[9]
Ibid., p. 8.
-
[10]
Art. cit., novembre 1782, p. 4.
-
[11]
Art. cit., octobre 1782, p. 21.
-
[12]
Cité par Éric Francalanza, « Les Jardins de Delille et la poésie descriptive au miroir de la critique contemporaine », Cahiers Roucher-André Chénier. Études sur la poésie du 18e siècle, no 22, 2003, p. 45.
-
[13]
Art. cit., novembre 1782, p. 16.
-
[14]
Ibid., p. 17.
-
[15]
Ibid., p. 27.
-
[16]
Ibid., p. 20.
-
[17]
Jacques Delille, op. cit., p. 15.
-
[18]
Art. cit., novembre 1782, p. 20.
-
[19]
Encyclopédie, ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers, Paris, 1751-1772, t. IX, p. 765.
-
[20]
Ibid.
-
[21]
« Progrès de l’Art des Jardins, traduit de l’Anglais par M. Walpole », Journal de Lausanne, n° 12, 22 mars 1788.
-
[22]
Art. cit., novembre 1782, p. 23.
-
[23]
Ibid., p. 25.
-
[24]
François Rosset, « “Spectacle sublime” et “petite mécanique” : un contentieux poétique au 18e siècle », dans Marie-Jeanne Heger-Etienvre et Guillaume Poisson (dir.), Entre attraction et rejet : deux siècles de contacts franco-suisses (18e-19e s.), Paris, Michel Houdiard Éditeur, 2011, p. 132-151.
-
[25]
Ibid., p. 138.
-
[26]
Philippe-Sirice Bridel, Les Tombeaux, poème en quatorze chants, imité d’Hervey, Lausanne, 1779, p. 5-6.
-
[27]
Philippe-Sirice Bridel, Poésies helvétiennes, Lausanne, 1782, p. IX.
-
[28]
Ibid., p. 112.
-
[29]
Ibid., p. VII.
-
[30]
Delille, Les Géorgiques de Virgile, traduction nouvelle en vers français, 3e éd., Paris, 1770, p. 16.
-
[31]
Philippe-Sirice Bridel, Poésies helvétiennes, éd. cit., p. IX.
-
[32]
Delille, Les Géorgiques, éd. cit., p. 15.
-
[33]
Roucher, Les Mois, Paris, 1779, t. I, p. 2.
-
[34]
Cité par Édouard Guitton, op. cit., p. 224.
-
[35]
Philippe-Sirice Bridel, Poésies helvétiennes, éd. cit., p. XII.
-
[36]
Ibid., p. XIII.
-
[37]
Rousseau, Œuvres complètes, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1959-1995, vol. II, p. 519.
-
[38]
Philippe-Sirice Bridel, Poésies helvétiennes, éd. cit., p. 114.
-
[39]
Ibid., p. 61.
-
[40]
Roucher, op. cit., t. II, p. 75-78.
-
[41]
La Harpe, Lycée ou cours de littérature ancienne et moderne, Paris, 1837 [1798-1804], t. I, p. 930.
-
[42]
Sur les représentations de la Suisse et des Alpes dans la littérature européenne, on se référera aux travaux de Claude Reichler et notamment à l’anthologie qu’il a préparée avec Roland Ruffieux : Le voyage en Suisse. Anthologie des voyageurs français et européens de la Renaissance au 20e siècle, Paris, Éditions Robert Laffont, 1998.
-
[43]
Philippe-Sirice Bridel, Course de Bâle à Bienne par les vallées du Jura, Bâle, 1789, p. 248.
-
[44]
Philippe-Sirice Bridel, Poésies helvétiennes, éd. cit., p. IX.
-
[45]
Chaillet, « Poésies Helvétiennes : par M. B***** », Journal helvétique, octobre 1782, p. 56.
-
[46]
Ibid., p. 57.
-
[47]
Ibid., p. 60.
-
[48]
Ibid.
-
[49]
Ibid., p. 69.
-
[50]
Claude Reichler et Roland Ruffieux (éd.), op. cit., p. 17.
-
[51]
Rousseau, op. cit., p. 83.
-
[52]
Chaillet, Discours qui a obtenu l’accessit au jugement de l’Académie de Besançon, sur la question proposée pour le prix d’éloquence en 1788 : Le génie est-il au-dessus de toutes règles ?, Neuchâtel, 1789, p. 6.
-
[53]
Samuel-Élisée Bridel, Les Délassements poétiques, Paris, 1788, p. XI.
-
[54]
Mercier de Compiègne, Rosalie et Gerblois, ou l’époux généreux. Nouvelle champenoise, Paris, 1792, p. 209-210.
-
[55]
Bérenger, Les Soirées provençales, ou lettres de M. Bérenger, écrites à ses amis pendant ses voyages dans sa patrie, Paris, 1786.
-
[56]
Florian, Estelle, Roman pastoral, Lausanne, 1788, p. 27.
-
[57]
Voir Édouard Guitton, op. cit., p. 365 sq.
-
[58]
Ibid., p. 389 sq.
-
[59]
Ibid., p. 392-393.
-
[60]
C. F. Ramuz, La Guerre dans le Haut-Pays, Romans, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2005, vol. I, p. 842.
1En 1782, avec la publication des Jardins de Jacques Delille, la période qu’Édouard Guitton désigne comme « l’âge d’or du poème de la nature [1] » atteint son acmé. Les Jardins, ou l’art d’embellir les paysages suscitent l’admiration ; c’est au sommet du Parnasse français qu’on s’accorde à placer leur auteur. Celui-ci a les faveurs de la cour, un fauteuil à l’Académie française et une chaire au Collège de France : en dehors de quelques attaques parfois mordantes, il profite d’une reconnaissance sans équivalent depuis Voltaire. Or, à la parution des Jardins, ce héraut de la poésie française fait l’objet, dans la partie francophone de la Suisse, d’une critique originale qui se propose de redéfinir le regard même que les poètes descriptifs portent sur la nature. Menée en termes esthétiques et littéraires, cette réflexion sur la poésie contient des éléments culturels, politiques et sociaux. Sur bien des points, c’est en réaction à l’hégémonie culturelle française que le poète vaudois Philippe-Sirice Bridel donne en 1782 un recueil de Poésies helvétiennes, s’appropriant le poème français de la nature pour mieux le dépasser. Comme nous le verrons, cette tentative paradoxale d’institution d’une poésie nationale suisse à partir du modèle français dominant participe aussi d’une mutation qui s’opère dans la littérature descriptive des années 1780.
2Le poème de la nature en France – qui naît dans les années 1750, arrive à son apogée dans les années 1770 et 1780, puis décline jusqu’au début du 20e siècle – domine le paysage poétique français de la seconde moitié du 18e siècle. Sur le plan philosophique et scientifique, cette mode littéraire est indissociable de l’histoire naturelle en vogue. Sur le plan économique, elle accompagne l’essor de la physiocratie et d’un discours valorisant la culture du sol. Plus généralement, elle constitue la manifestation, dans le domaine des belles-lettres, d’une revalorisation grandissante de la nature et d’une redécouverte de la campagne. Convenant parfaitement au contexte français, la poésie descriptive a cependant des assises étrangères. Outre l’Écossais James Thomson (1700-1748) et l’Allemand Ewald Christian von Kleist (1715-1759), deux Suisses alémaniques font office de modèles : Albert de Haller (1708-1777) et Salomon Gessner (1730-1788). Les Alpes du premier, traduites en français dès 1750, sont un phénomène littéraire d’envergure européenne. Ce poème inaugure la littérature de montagne tout en offrant l’exemple d’un mariage réussi entre des éléments descriptifs et des éléments didactiques. Quant aux Idylles du second, introduites en France dès 1762, elles ravivent le genre champêtre de l’églogue en le dotant d’une simplicité et d’une naïveté nouvelles.
3En retour, la production poétique française trouve un lectorat en Suisse, comme cela apparaît dans les pages du Journal helvétique, un périodique imprimé sous divers titres à Neuchâtel de 1732 à 1782. Cette gazette a la double vocation de valoriser les lettres suisses et de dialoguer avec l’étranger, notamment en signalant au public local les ouvrages importants parus en France et en Europe. Les Quatre saisons du cardinal de Bernis, Les Saisons de Saint-Lambert, Les Géorgiques traduites par Delille et Les Jardins sont l’objet d’articles dans le Journal helvétique. À la fin de l’année 1770, un correspondant parisien y fait paraître une lettre de soixante pages rendant compte des débats qui agitent la scène littéraire française autour des Saisons et des Géorgiques [2]. En outre, des poèmes de Lemierre, Marnésia et Delille sont proposés aux lecteurs parmi les « pièces fugitives » du périodique.
4Avant les années 1780, la poésie descriptive est donc bien connue en Suisse francophone. Pourtant, elle ne provoque pas encore la moindre critique à une époque où, comme en France, on cherche à promouvoir la campagne. La Société économique de Berne, fondée en 1759, et ses sections dans le Pays de Vaud contribuent activement à la valorisation de la nature et de la terre. De nombreuses régions suisses, où les sols demeurent sous-exploités, importent alors une partie de leurs céréales. Comme Claire Jaquier le montre [3], une littérature émerge au 18e siècle, non seulement en Suisse alémanique mais aussi en Suisse francophone, qui célèbre la nature et les travaux rustiques, et qui accompagne toute une réflexion d’ordre économique et agronomique. À la fois descriptif et didactique, le poème de la nature se prête efficacement à la convergence de l’utile et de l’agréable vers une valorisation littéraire de la campagne suisse. C’est ce qu’on constate, dès le milieu du siècle, chez Sigmund Ludwig Lerber (1723-1783), un poète suisse d’expression française qui, dans La Vue d’Anet (1755), transforme le village bernois d’Anet et sa région en petite Arcadie. Sans toutefois sortir d’un cadre idyllique conventionnel, Lerber a l’originalité de célébrer la nature généreuse d’une localité définie. Identifiant celle-ci à sa muse, il s’adresse à elle en ces termes : « En chantant tes Appas, je chante leurs Bienfaits [4]. »
5Cependant, tandis que fleurit la poésie descriptive en France, le fait de recourir en Suisse à des modèles poétiques et descriptifs élaborés dans un contexte sociopolitique et socioculturel différent suscite un malaise croissant. C’est ce qu’on vérifie en 1782, quand paraissent coup sur coup Les Jardins de Delille et les Poésies helvétiennes de Bridel, qui ont en commun d’exprimer, par la poésie, le spectacle de la nature. Publiés au mois de mai, Les Jardins vantent les agréments et les bénéfices du jardinage qui est « le luxe de l’agriculture [5] », l’art d’embellir un coin de terre conformément aux lois de la nature. Les Poésies helvétiennes, quant à elles, paraissent à Lausanne au milieu de l’année. Ce recueil comporte diverses pièces versifiées – des épîtres, des romances, des élégies, des stances, des impromptus, des épigrammes, des madrigaux – et une « Course dans les Alpes » où prose et vers s’entremêlent. Nombre de ces textes ont été prépubliés, durant les années précédentes, dans le Journal helvétique. Le poème de Delille n’a donc pu inspirer directement les poésies de Bridel. Celles-ci se caractérisent par leur variété formelle et thématique : tantôt, leur auteur évoque les amours ou la mélancolie de sa jeunesse ; tantôt, il raconte une petite scène pastorale et alpestre. Dans les parties proprement descriptives, il ne s’intéresse ni à des jardins ni à une quelconque nature ordonnée, mais aux paysages plus vastes et plus sauvages des Alpes.
6Quoique de nature et d’envergure différentes, ces deux œuvres appellent un rapprochement. Bridel tente de s’approprier et de redéfinir un genre de poésie que Delille a poussé à une perfection réputée indépassable. Un parallèle entre l’auteur parisien et l’auteur vaudois est tiré dans le Journal helvétique par son dernier éditeur : le pasteur et critique littéraire Henri-David de Chaillet (1751-1823). Les comptes rendus de ces deux publications, donnés aux mois d’octobre et de novembre 1782 et conçus en relation [6], témoignent de la réception ambiguë que les hommes de lettres de Suisse francophone réservent à la poésie française.
7La recension des Jardins que propose Chaillet est d’abord élogieuse. Delille est le meilleur des versificateurs : « Quand il s’agit de tourner et de cadencer un vers, de ménager un repos, une suspension, un enjambement heureux, il n’a pas son égal, nous ne lui connaissons pas même de rivaux [7]. » Il s’exprime avec noblesse ; il rend les détails intéressants ; il dote ses vers d’une sonorité harmonieuse. Selon le critique suisse, Delille sait « resserrer, renforcer, embellir, tailler, pour ainsi dire, et enchâsser heureusement sa pensée [8] ». Ses poèmes sont à la pensée ce que les beaux jardins sont à la nature sauvage. Au milieu de ce dithyrambe, une réserve discrète apparaît : « Qu’il est beau ce poème… ou du moins qu’il est riche en beautés […] [9]. » Malgré toute l’admiration qu’il a pour Boileau et pour les poètes classiques, Chaillet rappelle que les « beautés de versification » ne sont pas équivalentes aux « beautés de poésie [10] ». Cependant, ces beautés-là, l’œuvre de Delille les possède aussi : il s’agit des images qui – gracieuses, majestueuses, touchantes, mélancoliques, ingénieuses, naïves ou riantes – animent et colorent le poème. Delille n’est pas un simple versificateur, mais un poète qui a su découvrir des images vives et nouvelles, et repousser ainsi les bornes du genre : « son nom est inscrit pour cette conquête dans les fastes du Parnasse [11] ». Dès lors, qu’est-ce qui manque aux beautés plurielles des Jardins pour accéder à une beauté d’un ordre supérieur ?
8Les reproches de Chaillet ne portent jamais sur la conformité aux règles. Ils ne concernent pas non plus le défaut de sensibilité que la critique française a souvent relevé. Jean-François de La Harpe, par exemple, s’en est pris aux descriptions « sans âme » de Delille : « quand […] le poète crayonne, c’est qu’il a peu de sentiments dans le cœur et peu de richesse dans l’imagination [12] ». Chaillet estime au contraire que Les Jardins ne manquent pas de chaleur et que, d’ailleurs, un poème didactique peut très bien s’en passer : « Quelle manie de sentiment nous possède [13] ! » À la critique de la faiblesse du sentiment, le rédacteur du Journal helvétique substitue une critique du manque de verve. Les Jardins recèlent peu de vers heureux qui semblent avoir échappé au poète et peu de tirades produites d’un seul jet : « partout des beautés, il est vrai, mais des beautés qui ne tiennent pas les unes aux autres, ou qui ne sont enchaînées ensemble que par l’artifice d’une versification travaillée […] [14] ». Ainsi, Delille sature ses vers de chiasmes et autres formes de parallélismes qui, par leur abondance, finissent par fatiguer : « Pourquoi donc met-il dans son style la monotone symétrie qui l’impatiente et lui déplaît dans le jardin régulier [15] ? » Se souvenant des froides Saisons de Saint-Lambert, le critique se demande si tout poème descriptif n’est pas condamné à une certaine monotonie.
9Chaillet fait lui-même preuve d’une véritable verve critique quand il touche au problème essentiel des Jardins, qui concerne le contenu :
Or, le sujet des Jardins est-il aussi heureux qu’il le semble ? Il embrasse, je le veux, toute la nature ; il en a toute la richesse et toute la variété. Mais qu’ai-je à faire, après tout, de votre Art d’embellir les paysages ? Que cet art m’intéresse peu ! Que je m’en passe aisément ! Eh ! pourquoi vouloir les embellir ? Laissez-les-moi tels qu’ils sont [16] !
11La notion d’embellissement était déjà présente chez Saint-Lambert qui voulait, par la poésie, rendre la nature physique plus belle, plus grande et plus intéressante. Grand lecteur de Rousseau, Chaillet condamne le projet de faire « mieux que la nature [17] ». Recréation ordonnée et esthétisée du paysage naturel, le jardin est, sous la plume de Delille, une métaphore de la poésie descriptive elle-même. Or, en poésie comme en jardinage, l’ornementation est non seulement superfétatoire, mais elle habille d’artifices la beauté primitive de la nature. « Pour qui écrivez-vous ? » demande le critique : « Pour les riches. Que chantez-vous ? que dirigez-vous ? Les efforts de leur luxe [18]. » En effet, Delille évoque les jardins de Versailles, du Trianon, de Chantilly, de Marly, qui sont autant de hauts lieux de la sociabilité aristocratique. Il s’adresse à ses pairs de l’Académie et à la haute noblesse qu’il fréquente. De nouveau, le rapprochement est possible avec Saint-Lambert, qui valorise la figure du gentilhomme champêtre pour mieux inspirer aux premières classes de la société le désir d’investir leurs terres campagnardes. Par ailleurs, le poète des Saisons est l’auteur de l’article Luxe de L’Encyclopédie, où il plaide en faveur du goût que les nations opulentes ont pour le superflu. Il estime que la jouissance des richesses et l’envie de s’enrichir « doivent exciter les arts et toute espèce d’industrie [19] ».
12Sous la plume d’un pasteur suisse comme Chaillet, la critique du luxe prend un sens particulier. Discuté et généralement valorisé en France, parce qu’il stimule le marché intérieur et l’exportation, le luxe fait aussi l’objet de riches débats en Suisse, où il est souvent mal perçu. Peu compatible avec la spiritualité protestante, il pose en outre un problème économique à une époque où, dans le pays, on souhaite favoriser le secteur de l’agriculture pour atténuer les carences en produits du sol. Dans l’article de l’Encyclopédie, Saint-Lambert lui-même exclut les Suisses des peuples susceptibles de s’adonner au luxe : « […] un grand luxe ne peut leur être permis que quand leur industrie aura réparé chez eux la disette des productions du pays [20] ». Transplantés en Suisse, les grands jardins de l’aristocratie française seraient perçus comme un gaspillage de terrains cultivables. Comparant L’essai sur l’art des jardins modernes de Horace Walpole aux Jardins de Delille, un rédacteur anonyme du Journal de Lausanne juge que l’art des jardins ne peut être introduit en Suisse : « Il est sans usage pour ce pays, où le terrain est trop précieux, où la médiocrité des fortunes exige trop impérieusement qu’on en fasse un usage économique […] [21]. »
13Une œuvre poétique et bien réglée qui traite de l’art – réservé aux riches – de dompter la nature sauvage pour l’enserrer dans l’espace artificiel d’un jardin : voilà, en substance, comment Chaillet définit Les Jardins. Un dernier blâme vise, derrière Delille, une caractéristique de l’ethos français : l’excès d’esprit dont le poète fait montre. L’esprit « corrompt le sentiment, il gâte les images » ; il donne aux vers « un air gêné, compassé, contraint [22] ». Manquant de naturel, le style de Delille est tantôt « précieux », tantôt « emphatique [23] ». Celui qui a traduit les Géorgiques en 1770 tient moins de Virgile que de Fontenelle, le poète bel esprit par excellence. Depuis que Béat Louis de Muralt, un patricien bernois s’exprimant en français, a fait paraître à Paris des Lettres sur les Anglais et les Français (1725), les Suisses s’en prennent volontiers au « bel esprit » de l’aristocratie française. La réception critique des Jardins dans le Journal helvétique participe d’un véritable « contentieux poétique » que François Rosset identifie entre la Suisse et la France, et qui déborde le cadre de la poésie descriptive [24]. Tout au long du 18e siècle, des auteurs français s’étonnent que la Suisse compte si peu de poètes. Pour sa part, le public suisse éprouve « le malaise d’une attirance-répulsion [25] » à l’égard d’une poésie française très codifiée et faite pour briller. Dépourvus de grandes concentrations urbaines, les cantons suisses et leurs alliés n’ont pas vu se développer une vie de cour ; ils restent étrangers aux modèles de comportement de la haute noblesse française. Un tel écart culturel, social et politique empêche les lecteurs suisses d’apprécier sans retenue une poésie descriptive conçue pour cette lointaine aristocratie. À travers les critiques qu’il adresse aux Jardins, Chaillet ne conteste pas la position dominante de Delille sur le Parnasse français : c’est ce Parnasse même, avec ses codes et ses valeurs, qui le laisse insatisfait.
14Cependant, une alternative se présente avec les Poésies helvétiennes de Bridel, qui remplissent Chaillet d’enthousiasme. Le pasteur vaudois Philippe-Sirice Bridel (1757-1845), qu’on appellera plus tard le doyen Bridel, a déjà fait paraître en 1779 une imitation des Tombeaux d’Hervey ou, plus exactement, une adaptation de la traduction française de Pierre Le Tourneur (1771) à un contexte helvétique. Dans la préface de ce texte, Bridel présente Delille comme le premier de ses modèles :
J’ai lu presque tous nos poètes : les seuls que je conserve autour de moi sont à présent, les deux Racines pour le sentiment, Colardeau pour la facilité du vers, Léonard pour sa douceur, Mr. le Franc, malgré Mr. de Voltaire, pour la majesté des images, les tragédies de ce dernier pour la beauté de l’idée jointe à la force des mots, et surtout M. l’Abbé de Lille pour la précision du vers et l’harmonie imitative [26].
16Trois ans plus tard, dans le « Discours préliminaire sur la poésie nationale » qui ouvre les Poésies helvétiennes, Bridel ne mentionne plus aucun auteur français. Les « peintres de la nature [27] » auxquels il se réfère sont désormais Homère, Virgile, Ossian, Thomson et trois auteurs suisses : Gessner, Haller, Lavater. Ce silence sur la poésie descriptive française qui, comme nous l’avons rappelé, atteint son point culminant en 1782, est très significatif. Après tout, ce n’est pas en grec, en latin, en anglais ou en allemand que Bridel rédige ses poèmes, mais dans la langue de Delille, de Saint-Lambert et de Roucher. L’enjeu est, pour le poète helvétique, d’affirmer l’existence d’une poésie nationale suisse en langue française. Délimiter un territoire littéraire au sein du champ poétique français ne va pas, chez Bridel, sans une certaine agressivité vindicative, comme l’expriment ces vers souvent cités du poème « Le Lac Léman » : « […] On nous crut trop longtemps ennemis des beaux arts ;/Achevons de détruire une erreur qui s’efface,/Faisons voir que nos monts valent bien le Parnasse,/Forçons le Français même à répéter nos vers,/Et vengeons l’Helvétie aux yeux de l’univers [28]. »
17Pourtant, Bridel est clairement l’héritier d’une poésie descriptive à la française. L’ut pictura poesis d’Horace, qu’il invoque au tout début de son « Discours préliminaire », est un principe poétique qui s’est généralisé en France depuis les Réflexions critiques sur la poésie et sur la peinture de Jean-Baptiste Dubos, parues en 1719 et souvent réimprimées. « Les images sont l’essence de la Poésie [29] », affirme Bridel : voilà qui est loin de subvertir le modèle français. Delille, dans le « Discours préliminaire » des Géorgiques, parlait également de « ces belles descriptions, ces images vives qui sont l’essence de la Poésie [30] ». Où trouver le « caractère à soi [31] » qui doit définir et distinguer la poésie nationale ? Si l’imitation de la nature reste un principe central, elle va désormais se porter sur une nature particulière et locale, sur les paysages et les mœurs directement observables par l’auteur. Saint-Lambert et Delille avaient, comme Bridel, la prétention de « peindre la Nature [32] », mais la nature comme entité philosophique. Certes, cette nature-là inclut des paysages définis et des motifs particuliers mais, derrière ceux-ci, les poètes descriptifs veulent faire le tableau d’une nature plus essentielle et plus globale. Avec son poème monumental Les Mois, Roucher prétend décrire la nature entière. Conduisant du printemps au printemps, le texte embrasse tous les mois de l’année dans un mouvement cyclique. Son projet poétique, qui se fonde sur l’histoire naturelle, a des ambitions encyclopédiques : « Et parcourant les mers, et la terre, et les cieux,/Mes chants reproduiront tout l’ouvrage des Dieux [33]. » De même, dans Les Saisons, Saint-Lambert suit la nature dans ses métamorphoses tout au long de l’année. Il s’intéresse à « l’ordre de l’univers [34] » et estime que les poèmes trop détaillés, qui s’efforcent de représenter minutieusement le spectacle d’une nature environnante, ne peuvent convenir qu’à des nations primitives comme la Sicile de Théocrite.
18Aux grands poèmes descriptifs français, qui tendent vers la peinture d’une totalité unique et hiérarchisée, Bridel oppose un recueil de pièces courtes, diverses et indépendantes les unes des autres, dont les seuls principes de cohérence sont l’auteur lui-même, qui s’exprime à la première personne, et le référent helvétique des descriptions de mœurs et de lieux. À cette fragmentation structurelle du recueil correspond, au niveau des textes eux-mêmes, une esthétique du détail. Dans le « Discours préliminaire », Bridel estime en effet que les détails font l’intérêt des grands tableaux :
Je sais que quelques Critiques voudraient retrancher les détails dans les peintures poétiques ; ils les regardent comme un des grands écueils de la poésie descriptive. Ils disent que le Poète doit être Peintre, et non Dessinateur. Mais nous pensons, au contraire, que le Peintre doit être aussi Dessinateur, et que les détails font un des plus grands charmes de la poésie [35].
20Le peintre de la nature doit sortir de son cabinet et dessiner les paysages sur le motif. L’imitation de la nature n’est plus une reconstruction a posteriori, mais une transcription prétendument immédiate. S’intéressant désormais à la réalité observable, l’artiste est invité à décrire prioritairement la nature physique et morale de sa nation, c’est-à-dire les paysages qui l’entourent et les mœurs particulières de son peuple. Le poète suisse peindra donc « d’après nature [36] » les eaux, les forêts, les montagnes et les montagnards du pays. Chaque fois qu’il évoque l’acte d’écrire, l’auteur des Poésies helvétiennes se met en scène sur les lieux décrits. Comme Saint-Preux à Meillerie [37], il grave quelques vers « sur un rocher des Alpes [38] » au moment où une tempête le surprend. De même, dans l’élégie « La Tempête », il précise en note :
J’ai esquissé dans les Alpes cette tempête pendant sa durée, assis sous un sapin. C’est ainsi, qu’il faut peindre la nature et non de son cabinet. Je ne suivrai jamais le système d’un poète Français qui a décrit nos glaciers sans les avoir vus : comme si l’imagination suppléait à la vérité ! comme s’il était possible de se représenter le sublime spectacle de nos neiges éternelles, au milieu du tumulte des villes [39] !
22Le « poète français » que Bridel désigne, c’est sans nul doute Roucher. En effet, un passage des Mois [40], qui concerne les Alpes et leurs glaciers, suscite l’admiration des critiques contemporains. Pourtant impitoyable à l’égard de Roucher, La Harpe lui-même se laissera charmer par la verve qui habite ces quelques strophes [41]. Or Roucher n’a pas vu les paysages qu’il décrit à l’envi. Dans les notes correspondant au passage sur les Alpes, il admet s’être basé sur des descriptions faites par Haller dans Les Alpes d’une part, et sur des ouvrages d’histoire naturelle d’autre part ; il cite encore La Nouvelle Héloïse pour montrer la variété des climats alpins. Saint-Lambert, lui aussi, traite des Alpes suisses dans Les Saisons. Delille parlera d’elles dans L’Homme des champs (1800). Plus généralement, les montagnes suisses sont l’objet de très nombreuses descriptions dans la littérature de voyage du 18e siècle, surtout dans le dernier quart du siècle [42]. Les récits des voyageurs européens élaborent une image de la montagne suisse et du montagnard à laquelle les Suisses eux-mêmes cherchent souvent à correspondre. Mais l’appropriation du paysage suisse par des auteurs étrangers et les récits farfelus qui résultent de leur méconnaissance du pays provoquent également une réaction d’indignation et de rejet.
23Ces deux comportements ne sont pas incompatibles ; Bridel en est l’exemple. En 1789, il écrira à l’encontre des voyageurs étrangers :
On ne peut trop réclamer contre de telles invasions littéraires qui livrent la Suisse aux étrangers, ou plutôt à l’ignorance et à la prévention : ne serait-ce point peut-être qu’en asservissant sa nature, ses lois et sa constitution aux décisions du premier venu, à qui il prend fantaisie de la décrire en allemand ou en français, on veuille ainsi se venger de son indépendance politique [43] !
25Décrites par un poète suisse qui les connaît et qui les observe tous les jours, les Alpes peuvent échapper à une trop grande dénaturation. Ainsi, la poésie descriptive de proximité que Bridel théorise dans le « Discours préliminaire » des Poésies helvétiennes en termes esthétiques véhicule tacitement des enjeux culturels et politiques importants. Parallèlement à cette tentative de se réapproprier le motif des Alpes et l’image de la Suisse, Bridel cherche à rendre aux Suisses deux grandes autorités littéraires qui ne cessent d’inspirer la littérature européenne de montagne : Gessner et Haller. Telle que Bridel la définit, la poésie nationale englobe les productions francophones et germanophones de la Suisse. Négligeant le critère de la langue, il définit une littérature qui est surtout nationale par la spécificité de la nature décrite. Dans cette perspective, les Alpes ont l’avantage de constituer un trait d’union entre les cantons alémaniques et les territoires francophones du pays. La poésie de Gessner et de Haller étant indissociable de la nature alpine et de la simplicité des mœurs montagnardes, ces deux auteurs germanophones sont suisses avant d’être allemands. Les poètes de la partie francophone doivent se détourner des références françaises pour imiter ces modèles nationaux : « osons les suivre, et partager leurs succès [44] ».
26Dans sa recension des Poésies helvétiennes dans le Journal helvétique, Chaillet adhère vivement à tout ce que Bridel énonce dans son « Discours préliminaire ». « Enfin, notre Suisse française a donc aussi son poète [45] ! », s’exclame le critique. Il situe Bridel dans un groupe de poètes comprenant Théocrite, Virgile, Haller, Thomson et Ossian qui « n’ont voulu peindre que ce qu’ils avaient vu, et exprimer ce qu’ils avaient senti [46] ». Les poètes français ne sont mentionnés qu’en guise de contrepoint. Chaillet présente les Poésies helvétiennes comme l’image en creux des Jardins : ceux-ci possèdent les qualités qui manquent à celles-là, et réciproquement. Bridel a du naturel ; Delille a seulement de l’art : « Sa poésie est plus travaillée, mais moins facile ; plus belle et plus égale, mais moins douce et moins pleine de grâce [47] ! » Deux esthétiques sont en jeu ici, qui s’expriment dans la distinction horatienne entre deux types de beau : le pulcher et le dulcis. Delille est du côté du pulcher, du formellement correct, du noble, du bien fait ; Bridel est du côté du dulcis, c’est-à-dire d’une beauté gracieuse, capable d’émouvoir. L’un plaît ; l’autre charme. Les Jardins ont l’air de la dignité ; les Poésies helvétiennes ont celui du sentiment. Delille a les défauts des grandes villes – « trop de recherche, trop d’esprit, un peu d’affectation » – ; Bridel a les défauts des campagnes : « trop de négligence, un peu de mauvais goût [48] ». L’académicien français est un meilleur versificateur, mais il a moins de verve et d’originalité que le poète suisse. Selon Chaillet, tout ce que Delille écrit est tributaire de ses prédécesseurs. Ses Jardins sont un palimpseste. Tout au contraire, Bridel
semble n’avoir jamais écrit un mot que d’après sa propre impression, n’avoir jamais pensé un instant à la manière dont la même idée pouvait avoir été exprimée par quelqu’autre, n’avoir jamais voulu lutter contre personne : il n’écrirait pas autrement quand il n’y aurait de livre au monde que le sien [49]…
28Ce fantasme d’une poésie débarrassée de toute influence est révélateur, chez Chaillet et ses contemporains, d’un besoin de donner un équivalent littéraire à la liberté et à l’indépendance politique qu’on s’accorde à reconnaître à la Suisse. Mais en vérité, Bridel se réclame explicitement de divers auteurs et il s’inscrit bien, quoiqu’il laisse entendre, dans une tradition poétique française dont Delille est l’expression paradigmatique.
29En effet, Bridel reste fidèle à la manière française sur le fond comme sur la forme. Sa glorification de la vie champêtre participe d’une esthétique du retour à la campagne qui touche d’abord la France. Ses allusions à l’âge d’or, sa perception idyllique des vallons alpins et de leurs habitants, son expérience du sublime de la haute montagne et des vifs contrastes que celle-ci recèle sont autant de lieux communs de la littérature alpestre et des récits de voyage, comme le résume Claude Reichler dans une formule parlante : « Bridel emprunte les yeux et les mots d’autrui pour témoigner de la singularité de son pays ; il est autochtone par intermédiaire [50]. » Cependant, sans se débarrasser des clichés et des modes, Bridel n’en a pas moins l’intention de recentrer l’expérience esthétique sur le sujet percevant et d’offrir une représentation personnelle de la nature. Les tempêtes et les clairs de lune qu’il décrit, le sentiment de mélancolie auquel il revient souvent, il les a observés ou éprouvés lui-même, fût-ce à travers des modèles esthétiques et culturels préexistants. Ainsi, Bridel se situe dans cette lignée d’auteurs qui, des Rêveries de Rousseau aux Méditations de Lamartine, voit l’apparition progressive du sujet lyrique romantique. En établissant une équivalence entre les mouvements de son âme et les contrastes du paysage alpestre, il se comporte comme Saint-Preux qui, dans La Nouvelle Héloïse, glisse vers une description subjective du Valais à travers ce que l’amant de Julie appelle « l’état de mon âme [51] ». Cependant, ni Saint-Preux ni Bridel ne se débarrassent d’une représentation codifiée des montagnes suisses comme topos arcadien.
30Quant à la versification de Bridel, elle reste très strictement française. Qu’il écrive des élégies, des épigrammes ou des madrigaux, l’auteur des Poésies helvétiennes ne s’écarte pas de la poétique classique. Certes, il propose quelques enjambements heureux, comme l’interruption d’une phrase à l’hémistiche, mais ces effets de rythme sont aussi admirés chez Delille et ne constituent donc pas une marque d’originalité. Dans son article, Chaillet juge la versification de Bridel à l’aune de Delille, conservant la palme à celui-ci. Ni le poète ni le critique suisses ne peuvent envisager une poésie nationale et autonome qui naîtrait d’une réinvention des formes littéraires et d’un rapport nouveau à la versification. C’est que les règles de la poétique et de la rhétorique ne constituent pas simplement, dans leur esprit, de simples conventions susceptibles d’être dépassées, mais des éléments consubstantiels à la langue. Chaillet estime que les règles du beau sont aussi nécessaires que les lois physiques : « L’homme n’invente rien ; il observe, il découvre : il ne fait point la règle, il la trouve faite par la nature ; […] elle est éternelle, immuable [52]. » La versification française étant l’expression, dans la langue française, des règles naturelles, elle ne peut être conçue différemment. Ainsi, pour avoir une poésie vraiment helvétique, les Suisses devraient posséder un idiome spécifique. Samuel-Élisée Bridel, un frère cadet de Philippe-Sirice, remarquera bientôt qu’il n’est pas possible de donner un caractère national à la poésie suisse francophone, pour la raison qu’elle s’élabore dans la langue des Français. Littérateur et botaniste réputé, Samuel-Élisée est l’auteur de plusieurs recueils de poésies s’attachant, comme celles de son aîné, à décrire des réalités locales. C’est dans la préface des Délassements poétiques (1788) qu’il se montre sceptique à l’égard d’une poésie originalement « helvétienne » :
[…] d’heureux essais ont prouvé, depuis quelques années, que c’est sur le Parnasse Helvétique que l’on peut cueillir encore des fleurs nouvelles. Mais, ce qui nous empêchera toujours de donner à notre poésie une forme véritablement originale, c’est que nous n’avons point de langue qui nous appartienne en propre. Forcés de nous exprimer comme nos voisins, nous avons cependant d’autres sentiments à rendre, et d’autres scènes à dépeindre, et la langue d’un peuple asservi ne se prête que difficilement à devenir l’organe du patriotisme et de la liberté [53].
32Les Poésies helvétiennes restent donc compatibles avec les goûts et les pratiques poétiques de France. Un auteur français s’autorisera d’ailleurs de Bridel pour affirmer l’utilité des « romans nationaux » et développer une esthétique du pittoresque. Il s’agit de Claude-François-Xavier Mercier de Compiègne (1763-1800) qui, dans une « nouvelle champenoise » intitulée Rosalie et Gerblois, ou l’époux généreux (1792), associe l’invention de la description de visu à un groupe d’auteurs au premier rang desquels il situe le poète suisse :
M. Bridel, dans le Discours préliminaire de ses Poésies Helvétiennes, M. Bérenger dans ses Lettres sur la Provence, et M. Florian dans son Estelle, ont fait sentir combien il était intéressant d’embellir les productions du génie de descriptions vraies qui fixent l’attention des lecteurs sur des lieux qu’ils aient vus et parcourus. Ce système une fois adopté, le Suisse pourra seul décrire les bords du lac Léman, la cime neigeuse des Alpes, et tout ce que la nature offre de terrible et d’attendrissant dans un climat vierge encore, et qui ne tient que d’elle toutes ses beautés [54].
34Ensuite, Mercier de Compiègne répète et s’approprie l’essentiel des préceptes énoncés par Bridel dans son « Discours préliminaire ». L’auteur français, resté connu pour ses textes libertins et satiriques, raconte dans Rosalie et Gerblois une histoire champenoise de dépit amoureux qu’il affirme avoir entendue et couchée sur le papier dans la ville de Château-Thierry, alors propriété de la Champagne. Il décrit les rives de la Marne pour les avoir lui-même parcourues.
35Les autres œuvres qu’évoque Mercier de Compiègne puisent aussi leur force descriptive dans l’observation d’endroits bien connus de leurs auteurs. Les Soirées provençales [55] du poète et moraliste Laurent Pierre Bérenger (1749-1822), publiées en 1786, racontent le retour de l’écrivain sur sa terre natale. De même, dans le roman pastoral Estelle, Jean-Pierre Claris de Florian (1755-1794) écrit en 1788 qu’il éprouve un doux plaisir à célébrer sa patrie languedocienne : « la scène est dans la province, dans l’endroit même où je suis né [56] ». Il faudrait ajouter à ces noms celui d’un autre Occitan, à la fois paysan, prêtre et poète : Jean-Claude Peyrot (1709-1795). Francisant son dialecte rouergat, Peyrot fait paraître à Villefranche, en 1781, des Géorgiques comme Bernis et Delille, mais sur un mode méridional et burlesque : Les Quatre saisons, ou les Géorgiques patoises. L’auteur y décrit les paysages et les mœurs ruraux de sa région dans une perspective réaliste. Les lecteurs de Paris lui reprocheront sa trop grande propension au détail, mais ils approuveront le naturel de ses descriptions [57].
36Ainsi, l’insatisfaction des Suisses à l’égard de la poésie parisienne et leur tentative paradoxale de créer une poésie nationale suisse à partir du poème français de la nature s’explique certes par un élan patriotique et une conscience littéraire émergente, mais elle participe aussi d’un besoin plus fondamental de réformer la prose et la poésie descriptives dans le champ littéraire français du 18e siècle finissant. Les œuvres de Florian, de Bérenger et de Mercier de Compiègne nous semblent être à la prose ce que celles Bridel ou de Peyrot sont à la poésie des années 1780 : une tentative de déplacer l’imitation du général et de l’absolu vers le particulier et le relatif. Guitton parle de « poème éclaté [58] » pour caractériser la période de transition entre l’apogée et le déclin de la poésie descriptive. Après les Jardins, « la nature des poètes […] cherche à s’extérioriser davantage, à se rapprocher du modèle, à le saisir dans ses manifestations authentiques. La forêt, la montagne, la mer, le ciel sont des éléments que l’on commence à aimer pour eux-mêmes [59] ». L’idéal, jusqu’alors partagé, de créer un poème unique et universel disparaît pour laisser place à une plus grande hétérogénéité. Par sa redéfinition « nationale » du poème de la nature, l’ensemble non hiérarchisé de textes que représentent les Poésies helvétiennes constitue un bon exemple de cette reconversion de la poésie descriptive française, et de sa nature « éclatée ».
37La réception de la poésie descriptive en Suisse est donc révélatrice d’un double malaise : celui des lecteurs suisses à l’égard des modèles français et celui d’une approche de la poésie descriptive qui commence à s’essouffler tandis que le regard sur la nature évolue vers une plus grande subjectivité. Entre France et Suisse alémanique, entre classicisme et romantisme, les auteurs francophones de la Suisse cherchent leur identité littéraire dans une poésie nationale qu’ils peinent à réaliser. Ne pouvant occuper un territoire linguistique propre, leur poésie descriptive se resserre, au niveau du contenu, sur les paysages et les mœurs du pays. Quoiqu’ils servent de repoussoirs, les modèles français ont été intégrés par les Suisses qui ne parviennent pas à se départir de leur influence. Plus d’un siècle après Les Jardins et les Poésies helvétiennes, Charles-Ferdinand Ramuz (1878-1947) comprendra que, pour débrider la littérature suisse romande, il faut se donner le droit de transformer la langue française. Celle-ci doit pouvoir s’adapter à des objets locaux. Les premières pages de La Guerre dans le Haut-Pays, un roman de 1915, portent un regard amusé sur l’époque où la grande ombre du Parnasse français empêchait la poésie romande d’éclore. Le récit s’ouvre sur le personnage du régent Devenoge, un rimailleur helvétique de la fin du 18e siècle qui, s’épuisant à inventer les premiers vers d’un poème dans le goût du doyen Bridel, reste pétrifié devant le portrait de l’imposant Delille, suspendu au mur du chalet : « L’abbé Delille, du haut de son cadre, le considérait malicieusement ; l’abbé Delille avait l’air de dire : “mon pauvre Devenoge, tu ne seras jamais des élus du Parnasse [60]” ».
Notes
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[1]
Édouard Guitton, Jacques Delille (1738-1813) et le poème de la nature en France de 1750 à 1820, Paris, Librairie C. Klinsksieck, 1974, p. 263.
-
[2]
[Jossan de Daudé], « Lettre IV du correspondant français à M. le B. O**** », Nouveau Journal helvétique, décembre 1770, p. 341-401.
-
[3]
Claire Jaquier, « Bienfaits et richesses de la nature : un point de rencontre entre économie rurale et littérature nationale », in André Holenstein, Béla Kapossy, Danièle Tosato-Rigo et Simone Zurbuchen (dir.), Richesse et pauvreté dans les républiques suisses au 18e siècle, Genève, Éditions Slatkine, « Travaux sur la Suisse des Lumières », 2010, p. 163-173.
-
[4]
[Sigmund Ludwig Lerber], « La Vue d’Anet. Poème », Journal helvétique, décembre 1755, p. 700-713.
-
[5]
Jacques Delille, Les Jardins, ou l’art d’embellir les paysages, Paris, 1782, p. VIII.
-
[6]
C’est ce que nous apprend une lettre d’Henri-David de Chaillet à Philippe-Sirice Bridel (Colombier, 17 octobre 1782, fonds Philippe-Sirice Bridel, Lausanne, Bibliothèque cantonale et universitaire, MS 12/12).
-
[7]
Henri-David de Chaillet, « Les Jardins, ou l’art d’embellir les paysages : poème en quatre chants, par M. Delille », Journal helvétique, octobre 1782, p. 8. Cet article est publié sur deux livraisons du journal : il continue au mois de novembre 1782.
-
[8]
Ibid., p. 4.
-
[9]
Ibid., p. 8.
-
[10]
Art. cit., novembre 1782, p. 4.
-
[11]
Art. cit., octobre 1782, p. 21.
-
[12]
Cité par Éric Francalanza, « Les Jardins de Delille et la poésie descriptive au miroir de la critique contemporaine », Cahiers Roucher-André Chénier. Études sur la poésie du 18e siècle, no 22, 2003, p. 45.
-
[13]
Art. cit., novembre 1782, p. 16.
-
[14]
Ibid., p. 17.
-
[15]
Ibid., p. 27.
-
[16]
Ibid., p. 20.
-
[17]
Jacques Delille, op. cit., p. 15.
-
[18]
Art. cit., novembre 1782, p. 20.
-
[19]
Encyclopédie, ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers, Paris, 1751-1772, t. IX, p. 765.
-
[20]
Ibid.
-
[21]
« Progrès de l’Art des Jardins, traduit de l’Anglais par M. Walpole », Journal de Lausanne, n° 12, 22 mars 1788.
-
[22]
Art. cit., novembre 1782, p. 23.
-
[23]
Ibid., p. 25.
-
[24]
François Rosset, « “Spectacle sublime” et “petite mécanique” : un contentieux poétique au 18e siècle », dans Marie-Jeanne Heger-Etienvre et Guillaume Poisson (dir.), Entre attraction et rejet : deux siècles de contacts franco-suisses (18e-19e s.), Paris, Michel Houdiard Éditeur, 2011, p. 132-151.
-
[25]
Ibid., p. 138.
-
[26]
Philippe-Sirice Bridel, Les Tombeaux, poème en quatorze chants, imité d’Hervey, Lausanne, 1779, p. 5-6.
-
[27]
Philippe-Sirice Bridel, Poésies helvétiennes, Lausanne, 1782, p. IX.
-
[28]
Ibid., p. 112.
-
[29]
Ibid., p. VII.
-
[30]
Delille, Les Géorgiques de Virgile, traduction nouvelle en vers français, 3e éd., Paris, 1770, p. 16.
-
[31]
Philippe-Sirice Bridel, Poésies helvétiennes, éd. cit., p. IX.
-
[32]
Delille, Les Géorgiques, éd. cit., p. 15.
-
[33]
Roucher, Les Mois, Paris, 1779, t. I, p. 2.
-
[34]
Cité par Édouard Guitton, op. cit., p. 224.
-
[35]
Philippe-Sirice Bridel, Poésies helvétiennes, éd. cit., p. XII.
-
[36]
Ibid., p. XIII.
-
[37]
Rousseau, Œuvres complètes, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1959-1995, vol. II, p. 519.
-
[38]
Philippe-Sirice Bridel, Poésies helvétiennes, éd. cit., p. 114.
-
[39]
Ibid., p. 61.
-
[40]
Roucher, op. cit., t. II, p. 75-78.
-
[41]
La Harpe, Lycée ou cours de littérature ancienne et moderne, Paris, 1837 [1798-1804], t. I, p. 930.
-
[42]
Sur les représentations de la Suisse et des Alpes dans la littérature européenne, on se référera aux travaux de Claude Reichler et notamment à l’anthologie qu’il a préparée avec Roland Ruffieux : Le voyage en Suisse. Anthologie des voyageurs français et européens de la Renaissance au 20e siècle, Paris, Éditions Robert Laffont, 1998.
-
[43]
Philippe-Sirice Bridel, Course de Bâle à Bienne par les vallées du Jura, Bâle, 1789, p. 248.
-
[44]
Philippe-Sirice Bridel, Poésies helvétiennes, éd. cit., p. IX.
-
[45]
Chaillet, « Poésies Helvétiennes : par M. B***** », Journal helvétique, octobre 1782, p. 56.
-
[46]
Ibid., p. 57.
-
[47]
Ibid., p. 60.
-
[48]
Ibid.
-
[49]
Ibid., p. 69.
-
[50]
Claude Reichler et Roland Ruffieux (éd.), op. cit., p. 17.
-
[51]
Rousseau, op. cit., p. 83.
-
[52]
Chaillet, Discours qui a obtenu l’accessit au jugement de l’Académie de Besançon, sur la question proposée pour le prix d’éloquence en 1788 : Le génie est-il au-dessus de toutes règles ?, Neuchâtel, 1789, p. 6.
-
[53]
Samuel-Élisée Bridel, Les Délassements poétiques, Paris, 1788, p. XI.
-
[54]
Mercier de Compiègne, Rosalie et Gerblois, ou l’époux généreux. Nouvelle champenoise, Paris, 1792, p. 209-210.
-
[55]
Bérenger, Les Soirées provençales, ou lettres de M. Bérenger, écrites à ses amis pendant ses voyages dans sa patrie, Paris, 1786.
-
[56]
Florian, Estelle, Roman pastoral, Lausanne, 1788, p. 27.
-
[57]
Voir Édouard Guitton, op. cit., p. 365 sq.
-
[58]
Ibid., p. 389 sq.
-
[59]
Ibid., p. 392-393.
-
[60]
C. F. Ramuz, La Guerre dans le Haut-Pays, Romans, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2005, vol. I, p. 842.