Notes
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[1]
Article « Viande » des Questions sur l’Encyclopédie, Œuvres complètes de Voltaire, édition Louis Moland (dorénavant M), t. 20, p. 577. On trouve la formule « honte de notre sanglante gloutonnerie » dans Il faut prendre un parti, Œuvres complètes de Voltaire, édition Th. Besterman (dorénavant OCV), t. 74B, p. 39.
-
[2]
Il faut prendre un parti (OCV, t. 74B, p. 38).
-
[3]
« Voltaire, Porphyre et les animaux », Studies on Voltaire (dorénavant SVEC), Oxford, 1981, p. 125-138.
-
[4]
« Voltaire ne prêche pas en faveur du végétarisme. » Voir Voltaire à table, Paris, Desjonquères, 1998, p. 161.
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[5]
Bestiaires de Voltaire, SVEC, Oxford, 2006, 06, p. 49-54.
-
[6]
Voltaire à table, p. 48 et p. 56.
-
[7]
Ibid., p. 58 et p. 62.
-
[8]
Voir par exemple D. 10466 (lettre du 24 mai 1762) cité par C. Mervaud, Voltaire à table, p. 127. Voir aussi D. 20707 (lettre du 27 juin 1777) ou D. 21001 (lettre du 23 janvier 1778). Il manifeste également son dépit dans Les Désagréments de la vieillesse (stances XXXV, M, t. 8, p. 541) (la date de composition demeure incertaine).
-
[9]
D. 21162 (lettre du 22 avril 1778) : « Comment puis-je être empoisonné par tant de glaire dans les entrailles, lorsque je ne mange ni viande ni poisson ? » écrit Voltaire à Tronchin.
-
[10]
Voir J. Bréhant et R. Roche, L’Envers du roi Voltaire, Paris, Nizet, 1989, p. 175-176.
-
[11]
Voir George Cheyne, Essai sur la santé et sur les moyens de prolonger la vie, traduit de l’anglais par M***, Paris, Rollin, 1725 ; Philippe Hecquet, Traité des dispenses du carême, Paris, F. Fournier, 1710 ; Samuel-Auguste Tissot rapporte qu’« en général, on préfère les légumes pour la nourriture des gens de lettres » (De la santé des gens de lettres, Lausanne, Grasset, 1763, p. 163).
-
[12]
Bestiaires de Voltaire, p. 50.
-
[13]
Ibid., p. 39.
-
[14]
Voir Marquis de Villette, Œuvres, Édimbourg, 1788, p. 112, cité par G. Denoiresterres, Voltaire et la société au 18e siècle, VIII, Genève, Slatkine, 1967, p. 93.
-
[15]
Voir l’article « Bêtes » du Dictionnaire philosophique et le commentaire qu’en donne par exemple Élisabeth de Fontenay dans le Silence des bêtes, Paris, Fayard, 1998, p. 499-500.
-
[16]
Voir l’article « Chaîne des êtres créés » des Questions sur l’Encyclopédie (M, t. 18, p. 123-125).
-
[17]
Dictionnaire philosophique, article « Sensation » (OCV, t. 36, p. 528).
-
[18]
Lettres de Memmius à Cicéron, XVI (M, t. 28, p. 459).
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[19]
De l’âme, par Soranus, médecin de Trajan (M, t. 29, p. 331). Voltaire désigne également les animaux comme « les autres animaux » dans le Système vraisemblable (M, t. 31, p. 165).
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[20]
Les Adorateurs (M, t. 28, p. 319). Voir également les Lettres de Memmius à Cicéron (M, t. 28, p. 459).
-
[21]
Voir l’article « âme », des Questions sur l’Encyclopédie (M, t. 17, p. 152-153).
-
[22]
Candide (OCV, t. 48, p. 120).
-
[23]
Article « Causes finales » des Questions sur l’Encyclopédie (M, t. 18, p. 105).
-
[24]
Il faut prendre un parti, XV (OCV, t. 74B, p. 37-38).
-
[25]
Traité sur la tolérance, XII, note b (OCV, t. 56C, p. 193).
-
[26]
Ibid. Voltaire reprend la même idée dans Il faut prendre un parti : « Il faut convenir qu’il y a de la barbarie à les faire souffrir ; il n’y a certainement que l’usage qui puisse diminuer en nous l’horreur naturelle d’égorger un animal que nous avons nourri de nos mains. » (OCV, t. 74B, p. 38).
-
[27]
La Princesse de Babylone (OCV, t. 66, p. 156 et p. 102).
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[28]
Zadig (OCV, t. 30B, p. 171).
-
[29]
Voir A. Debidour, « l’Indianisme de Voltaire », Revue de littérature comparée, Paris, Champion, 1924, p. 26-40 et Ludo Rocher, Ezourvedam. A French Veda of the Eighteenth Century, Amsterdam/Philadelphia, John Benjamins, 1984.
-
[30]
Voir la lettre qu’il adresse à Peacock, le 8 décembre 1767 (D 14579).
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[31]
Article « Brachmanes, brames » des Questions sur l’Encyclopédie (M, t. 18, p. 35).
-
[32]
Voir la Philosophie de l’histoire, XVII, (OCV, t. 59, p. 148), l’introduction à l’Essai sur les mœurs, XVII (M, t. 11, p. 51) ou encore l’article « Brachmanes, Brames » des Question sur l’Encyclopédie (M, t. 18, p. 35) : « La nature du climat seconda cette loi [le végétarisme], ou plutôt en fut l’origine : une atmosphère brûlante exige une nourriture rafraîchissante, et inspire de l’horreur pour notre coutume d’engloutir des cadavres dans nos entrailles. »
-
[33]
Les Lettres d’Amabed, dans Romans et contes, éd. F. Deloffre et J. Van den Heuvel, Paris, Gallimard, (Pléiade), 1979, (dorénavant RC) p. 482.
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[34]
Article « Brachmanes, brames » des Questions sur l’Encyclopédie (M, t. 18, p. 33).
-
[35]
Voir M, t. 20, p. 576 et OCV, t. 66, p. 155.
-
[36]
Voltaire reprend en effet de Plutarque l’argument selon lequel la physiologie humaine ne serait pas adaptée à la consommation de viande. Voir Le Marseillais et le lion dans lequel un fauve s’adresse ainsi à un homme : « Toi-même as fait passer sous tes chétives dents/D’imbéciles dindons, des moutons innocents,/Qui n’étaient pas formés pour être ta pâture./Ton débile estomac, honte de la nature,/Ne pourrait seulement, sans l’art d’un cuisinier,/Digérer un poulet » (OCV, t. 66, v. 94-100, p. 750).
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[37]
D 10003 (12 septembre 1761). « Je vous remercie en particulier d’avoir traduit son livre contre les gourmands. J’espère qu’il me corrigera. »
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[38]
C’est le cas notamment de la formule « engloutir dans leurs entrailles les entrailles des autres créatures » dans l’article « Viande » des Questions sur l’Encyclopédie, qui est calquée sur « in viscere viscera condi/congestoque avidum pinguescere corpore corpus/alterius », Métamorphoses, XV, v. 88-90.
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[39]
Le Régime de Pythagore, La Haye-Paris, Gogué et Dessain junior, 1762. (traduction de P.-F. de Puisieux).
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[40]
D. 10576 (10 juillet 1762).
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[41]
Aventure indienne (RC, p. 281).
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[42]
Le Chapon et la poularde (M, t. 25, p. 121). Michèle Mat-Hasquin fait remarquer que Porphyre est le seul des philosophes grecs « pour lequel Voltaire n’a que louanges », alors qu’il est en général réservé, voire critique, à leur égard (Voltaire et l’Antiquité grecque, SVEC, n° 197, 1981, p. 253).
-
[43]
Voir notamment les articles « Esséniens », « Fausseté des vertus humaines », « Nombre », « Verge » ou « Reliques » des Questions sur l’Encyclopédie.
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[44]
Voir D. 11383 (lettre du 25 août 1763).
-
[45]
Voir sa réfutation d’Eusèbe dans l’article « Oracles » des Questions sur l’Encyclopédie (M, t. 20, p. 142).
-
[46]
Voir l’article « Miracles » des Questions sur l’Encyclopédie (M, t. 20, p. 90).
-
[47]
Voir l’article « Viande » des Questions sur l’Encyclopédie (M, t. 20, p. 576).
-
[48]
Voir Genèse, IX, 2-3 : « Soyez craints et redoutés de tous les animaux de la terre, de tous les oiseaux du ciel, parmi tous les êtres qui remuent sur le sol et tous les poissons de la mer : ils sont en votre pouvoir. Tout ce qui se meut et qui a vie vous servira de nourriture. » Pour la présentation et la réfutation des arguments stoïciens par Porphyre, voir De l’abstinence, Paris, CUF, 1977-1979 (dorénavant DA), t. 1 (livre I, 4) p. 44-45 ou t. 2 (livre II, 18, 36 – 24, 6), p. 172-185.
-
[49]
Le Chapon et la poularde (M, t. 25, p. 122).
-
[50]
Voir DA, t. 1 (livre III, 16, 1), p. 170 en ce qui concerne Porphyre : « C’est donc par gloutonnerie que les hommes refusent la raison aux animaux » ; chez Voltaire, voir par exemple le Chapon et la poularde (M, t. 25, p. 122) : « Que la gourmandise a d’affreux préjugés ! »
-
[51]
Il faut prendre un parti, XV (OCV, t. 74B, p. 39).
-
[52]
Note c d’Il faut prendre un parti (OCV, t. 74B, p. 39).
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[53]
Voir La Princesse de Babylone (OCV, t. 66, p. 104).
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[54]
Aventure indienne (RC, p. 282).
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[55]
Il faut prendre un parti (M, t. 28, p. 534-535).
-
[56]
Lettres de Memmius à Cicéron, (M, t. 28, p. 446). Voir aussi l’A, B, C (M, t. 27, p. 373) ou encore le Système vraisemblable (M, t. 31, p. 165) : « les autres animaux, dont la multitude surpasse infiniment celle de notre espèce, souffrent encore plus que nous. » Il soutient, à cette époque, une fois le contraire dans Il faut prendre un parti, puisque l’homme trouverait dans la conscience de sa propre finitude un tourment inconnu des bêtes (OCV, t. 74B, p. 40).
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[57]
Voir Les Lettres de Memmius à Cicéron (M, t. 28, p. 446) : « La terre, d’un pôle à l’autre, est un champ de carnage, et la nature sanglante est assise entre la naissance et la mort. »
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[58]
Ibid., p. 446.
-
[59]
Il faut prendre un parti (OCV, t. 74B, p. 39).
Il ne leur manque que la parole ; s’ils l’avaient, oserions-nous les tuer et les manger ? oserions-nous commettre ces fratricides ? Quel est le barbare qui pourrait faire rôtir un agneau, si cet agneau nous conjurait par un discours attendrissant de n’être point à la fois assassin et anthropophage [1] ?
Il n’est que trop certain que ce carnage dégoûtant, étalé sans cesse dans nos boucheries et dans nos cuisines, ne nous paraît pas un mal, au contraire, nous regardons cette horreur, souvent pestilentielle, comme une bénédiction du Seigneur et nous avons encore des prières dans lesquelles on le remercie de ces meurtres. Qu’y a-t-il pourtant de plus abominable que de se nourrir continuellement de cadavres [2] ?
2Jusqu’à une date très récente, les pages que Voltaire a consacrées au sort des animaux de boucherie n’ont guère retenu l’attention des critiques. Ces passages, dispersés et peu nombreux, ne représentent qu’une part minime de sa production ; ils constituent néanmoins un corpus homogène, qui témoigne d’un grand intérêt pour la question animale au point d’aborder explicitement le végétarisme. Le problème de la responsabilité des hommes dans la souffrance des bêtes rejoint généralement chez lui des préoccupations philosophiques plus larges et plus anciennes. L’animal lui permet notamment d’envisager sous un angle neuf l’origine du mal, ou la validité de l’anthropocentrisme. L’évocation, voire la défense, du végétarisme servira aussi très souvent la cause de l’anticléricalisme. De tels développements dans l’œuvre de Voltaire n’apparaissent pas, ou très rarement, avant l’année 1762. À partir de cette date, le thème est au contraire récurrent. La relative indifférence de la critique surprend d’autant plus que les plaidoyers de Voltaire en faveur des bêtes ne sont pas allusifs, comme on le voit, mais fermes, voire emportés.
3Le premier auteur, en 1981, à consacrer un article à la question du « végétarisme » voltairien est Renato Galliani. Il affirme que Voltaire, au moment de son installation à Ferney, était devenu végétarien par « conviction philosophique » et attribue à un ouvrage de Porphyre l’origine de cette « conversion [3] ».
4Dans un ouvrage consacré au thème alimentaire dans l’œuvre du philosophe, Christiane Mervaud évoque à son tour l’hypothèse d’un végétarisme voltairien. Mais elle l’écarte nettement à la faveur d’une lecture croisée des Lettres d’Amabed et de Candide [4]. Elle consacre ensuite plusieurs pages de ses Bestiaires de Voltaire à la « souffrance des bêtes » et parvient sensiblement aux mêmes conclusions : même s’il a plaidé en faveur de « la gent animale » et « dénonc[é] les souffrances qu’on lui fait subir », même s’il s’abandonne à « des rêveries végétariennes », « Voltaire n’est pas végétarien [5] ».
5Notre propos ne consistera pas ici à déterminer la diète qu’adoptait Voltaire au moment où le thème végétarien apparaît sous sa plume. Si l’on sait les goûts culinaires de Voltaire, on ignore ce qu’il mangeait précisément à Ferney. En outre, Christiane Mervaud a bien montré combien, dans ces années, le rapport de Voltaire à la viande est ambivalent, combien ses prises de position en faveur des bêtes correspondent peu à ses pratiques. À l’époque où il écrit le Chapon et la poularde, les livres de compte de Ferney témoignent des quantités considérables de viande et de poisson qu’il achetait [6]. L’enquête que mène l’auteur de Voltaire à table donne en outre une idée assez précise du service dispendieux qu’il offrait à ses hôtes de Ferney et qui consistait souvent en des viandes recherchées [7]. Malgré ce faste, on sait par ailleurs que le philosophe était réduit à une diète frugale en raison de ses douleurs au ventre. Il se résignait le plus souvent à regarder ses hôtes jouir de la bonne chère prodiguée [8]. Et lorsque ses maux devenaient trop intolérables, il s’imposait un végétarisme strict avec la bénédiction de Tronchin [9]. Cette adoption, temporaire, correspondait par ailleurs à la réflexion médicale et diététique que Voltaire menait depuis longtemps. Le patriarche de Ferney était en effet un partisan zélé des régimes [10]. Dans son cas précis, l’abstinence de viande était ce que préconisaient les médecins George Cheyne, Philippe Hecquet ou plus récemment Samuel-Auguste Tissot [11]. Ces indices partiels, ces éléments contradictoires sur sa diète, qu’elle soit véritable ou désirée, nous imposent par conséquent la plus grande prudence.
6C’est également avec prudence qu’il nous faudra envisager son rapport personnel aux animaux. Renato Galliani cite une lettre de 1775 où Voltaire regrette « l’inhumanité » avec laquelle on traite « les animaux, nos confrères ». Christiane Mervaud rappelle qu’il se faisait scrupule de manger les huîtres crues [12] mais aussi qu’il avait réalisé diverses expériences de décapitation sur les escargots [13]. On pourrait également mentionner les dindons, canards, lapins, ortolans que Voltaire servait à profusion à ses convives, tandis que la mort de deux pigeons apprivoisés le révolta un jour [14]. En somme, il semblerait que l’attitude ambivalente de Voltaire soit à l’image d’un certain nombre de ses contemporains, touchés de la mort des animaux de boucherie mais peu enclins à se passer de viande.
7Nous nous intéresserons ici au végétarisme dans l’œuvre de Voltaire, non pas dans sa dimension médicale – Voltaire l’évoque très peu – mais dans ses liens revendiqués avec le problème de la souffrance des bêtes. Sous sa plume, le végétarisme apparaît comme une option éthique, une attitude à l’égard des animaux destinés à la consommation. Le thème végétarien retient également l’attention de Voltaire pour ses conséquences polémiques. Les éloges voltairiens de l’abstinence brahmanique ou pythagoricienne, notamment, sont une nouvelle manière d’embarrasser l’Église en l’attaquant sur un sujet qu’elle n’a fait qu’effleurer.
8La conception qu’a Voltaire de l’animal doit énormément à la doctrine de Locke. L’Essay défend l’idée que les animaux pensent, qu’ils donnent des preuves manifestes de leur entendement, même si la parole leur manque pour en témoigner (II, 1, 19). L’empirisme, en niant le caractère inné des connaissances et de l’entendement, ne prive pas absolument les bêtes de raison. Elles y ont accès, en proportion du nombre et de l’acuité de leurs sens. La raison cesse d’être ainsi le monopole de l’homme, même si, grâce à elle, il se place au dessus de la bête (I, 1, 1). C’est en s’appuyant sur les analyses de Locke que Voltaire condamne durement les théories cartésiennes [15].
9Tout en récusant l’idée d’une « chaîne des êtres créés », Voltaire défend fermement la thèse du continuisme entre l’homme et l’animal [16]. L’écart entre eux et nous serait de degré et non pas de nature ; l’humanité ne constituerait pas une exception dans l’univers créé. Au contraire, une forme de parenté existe qui unit toutes les espèces animales, depuis les individus les plus vils jusqu’aux êtres les plus sublimes. Une telle parenté repose sur l’aptitude à sentir, aptitude donnée en partage à tous les êtres animés : « un pouvoir divin éclate dans la sensation du dernier des insectes comme dans le cerveau de Newton [17] ». L’idée d’un propre de l’homme semble ainsi s’effacer : « Les animaux ont les mêmes facultés que nous. Organisés comme nous, ils reçoivent comme nous la vie, ils la donnent de même. Ils commencent comme nous le mouvement et le communiquent. Ils ont des sens et des sensations, des idées, de la mémoire. […] Les animaux n’ont que des facultés et nous n’avons que des facultés [18]. » Les différences interspécifiques semblent s’estomper pour Voltaire. Au sein du grand genre animal (« nous et les autres animaux [19] »), une catégorisation par le biais de l’espèce perd de sa pertinence si l’on considère les dispositions individuelles. Or ces dernières varient prodigieusement au sein d’un même groupe biologique. La notion d’espèce devient chez Voltaire un critère parmi d’autres (tout comme l’âge, les infirmités, les capacités idiosyncrasiques) pour considérer les individus et le cas échéant les classer. Il apparaît dès lors que l’appartenance à une espèce n’est plus suffisante pour décider de la supériorité d’un individu sur un autre. Voltaire n’entend pas soustraire les hommes à cette comparaison : « Quel est le chien de chasse, l’orang-outang, l’éléphant bien organisé qui n’est pas supérieur à nos imbéciles que nous renfermons, à nos vieux gourmands frappés d’apoplexie, traînant les restes d’une inutile vie dans l’abrutissement d’une végétation ininterrompue, sans mémoire, sans idées, languissant entre quelques sensations et le néant ? Quel est l’animal qui ne soit pas cent fois au-dessus de nos enfants nouveaux-nés [20] ? »
10Du point de vue de la métaphysique, les conséquences sont considérables. En minant la notion d’espèce, Voltaire relativise une idée dont le caractère absolu ne paraissait pas contestable : l’état d’homme est supérieur à celui de bête. Qu’est-ce donc que la supériorité ontologique dont nous nous targuions sinon, en définitive, une chimère complaisamment entretenue par la vanité ? Et que reste-t-il de notre âme ? Peu de chose, sinon une histoire, explique Voltaire ; une histoire qui a commencé lorsque les hommes voulurent se distinguer de l’ensemble des animaux. Le terme « âme » désignait à l’origine le don de la vie, qui échoit aux hommes comme aux bêtes, « ensuite notre orgueil nous a fait une âme à part, et nous a fait imaginer une forme substantielle pour les autres créatures. Cet orgueil humain demande ce que c’est donc que ce pouvoir d’apercevoir et de sentir, qu’il appelle âme dans l’homme, et instinct dans la brute [21] ».
11Outre cette invention tardive de l’âme comme propre de l’homme et légitimation de notre empire sur les bêtes, les hommes eurent l’extravagance de considérer que l’univers, et tout particulièrement les animaux, avaient été créés pour eux. La critique du finalisme anthropocentriste est un thème cher au philosophe. Par l’entremise de Pangloss, par exemple, il ridiculisait déjà cette idée selon laquelle l’homme est la cause finale des bêtes : « Les cochons étant faits pour être mangés, nous mangeons du porc toute l’année [22]. »
12Voltaire, comme à son habitude, ne prend pas le temps de prendre au sérieux de telles justifications métaphysiques. Un exemple permet, avec une redoutable efficacité rhétorique, de détruire ce qui lui apparaît comme une construction intellectuelle. La règle de la téléologie carnivore, absurde en elle-même, souffre des exceptions. La consommation de porc, et généralement de viande, n’est en effet ni une pratique universelle, ni par conséquent l’effet de la volonté de Dieu : « Les moutons n’ont pas sans doute été faits absolument pour être cuits et mangés, puisque plusieurs nations s’abstiennent de cette horreur [23]. »
13La position que défend Voltaire, à partir de 1762, constitue donc un prolongement inédit de la pensée empiriste. La proximité avec les bêtes invalide selon lui les notions d’âme spirituelle, d’écart ontologique, d’anthropocentrisme. Mais cette proximité se donne également à voir dans d’autres phénomènes, comme l’empathie, qui est une nouvelle manière de franchir la barrière des espèces et d’unifier le genre animal : « Les souffrances d’un animal nous semblent des maux, parce que étant animaux comme eux, nous jugeons que nous serions fort à plaindre, si on nous en faisait autant. Nous aurions la même pitié d’un arbre, si on nous disait qu’il éprouve des tourments quand on le coupe, et d’une pierre, si nous apprenions qu’elle souffre quand on la taille ; mais nous plaindrions l’arbre et la pierre beaucoup moins que l’animal, parce qu’ils nous ressemblent moins [24]. »
14Le partage du sentiment imposerait à l’homme des devoirs : « C’est sur cette idée qu’est fondée la commisération que nous devons avoir pour les animaux [25]. » Dans la Princesse de Babylone, c’est précisément au nom de cette parenté du vivant qu’Amazan plaide le végétarisme ; son merveilleux phénix s’étonne de l’inconséquence de la plupart des hommes qui ont refusé de voir que « nous étions leurs frères, et qu’il ne fallait cuire et manger que les méchants ». La consommation de viande suppose un « fratricide ». Seule l’habitude du carnage explique la pratique carnivore car l’homme semble être naturellement enclin à la compassion envers les bêtes. « Nous cessons […] d’être touchés de l’affreuse mort des bêtes destinées pour notre table. Les enfants qui pleurent la mort du premier poulet qu’ils voient égorger, en rient au second [26]. »
15Voltaire, on l’a dit, rappelle que la loi carnivore admet des exceptions. Mais on ne les rencontre que loin de l’Europe, en Inde, et plus particulièrement dans la vallée du Gange. Là, les hommes « ne se nourriss[ent] de rien qui eût reçu le don céleste de la vie » : « Les bergers gangarides, nés tous égaux, sont les maîtres des troupeaux innombrables qui couvrent leurs prés éternellement fleuris. On ne les tue jamais : c’est un crime horrible vers le Gange de tuer et de manger son semblable [27]. »
16Cet exemple de nation végétarienne semble être le seul ; aussi Voltaire entend-il en tirer le meilleur profit.
17Dans les années 1740 Voltaire commence à s’intéresser à l’Inde et à la religion des « brachmanes ». Sa documentation est alors fort lacunaire. Elle se résume essentiellement aux témoignages des Anciens et aux Lettres édifiantes des missionnaires jésuites. Il connaît le respect des Indiens pour leurs vaches. Il explique leur abstinence de viande par la foi dans la métempsycose. Comme beaucoup de ses contemporains, Voltaire comprend en effet la douceur témoignée aux animaux comme une crainte de blesser le corps habité par l’âme d’un parent décédé. Dans Zadig, il évoque cette superstition sur le mode parodique [28].
18À partir de 1760, sa position évolue et se précise [29]. Voltaire fait l’acquisition de plusieurs ouvrages sur la religion des brahmanes et croit avoir découvert un manuscrit, datant de l’époque des Vedas, qui offrirait l’exemple d’une religion simple, monothéiste et étrangère à toutes superstitions [30]. En réalité l’Ezour Veidam était un faux composé au début du siècle. Les conclusions qu’il tire de sa fragile documentation l’engagent cependant à modifier ses vues. Les premiers brahmanes, trop sensibles à la souffrance des animaux pour se nourrir de leurs chairs, auraient transformé, pour l’imposer, le végétarisme en pratique religieuse : « La doctrine de la métempsycose vient d’une ancienne loi de se nourrir de lait de vache ainsi que de légumes, de fruits et de riz. Il parut horrible aux brachmanes de tuer et de manger sa nourrice : on eut bientôt le même respect pour les chèvres, les brebis, et pour tous les autres animaux ; ils les crurent animés par ces anges rebelles qui achevaient de se purifier de leurs fautes dans les corps des bêtes, ainsi que dans ceux des hommes [31]. »
19Sans pour autant négliger l’influence du climat [32], Voltaire entreprend de remonter, à la manière d’un anthropologue, aux sources du végétarisme indien. Il occupe alors une position inédite en n’interprétant plus l’abstinence de viande comme le corollaire de la transmigration des âmes, mais comme sa cause. Dans ses contes, Voltaire infléchit le végétarisme des Indiens vers une sorte de conduite morale, d’inspiration déiste, tout en le débarrassant des superstitions constatées ailleurs (fétichisme, métempsycose etc.). Dans les Lettres d’Amabed, par exemple, la haine que s’attire en Inde un missionnaire jésuite, coupable « de meurtres envers les poulets », n’est pas liée à la question de la métempsycose [33]. Voltaire n’en souffle mot, d’autant plus que la douceur des Indiens lui permet ici de souligner la cruauté des prêtres, qui se rendent indignes moralement de ceux qu’ils prêchent.
20Quelle que soit l’origine du respect des brahmanes pour les animaux, ou ses motifs actuels, l’Inde semble offrir un premier cas de nation où l’abstinence de chair ne soit pas liée à un souci de mortification, comme c’est le cas en Europe. L’ancienneté de l’Inde, rappelée sans cesse par Voltaire, lui permet aussi d’imaginer les relations originelles de l’homme avec les animaux. Enfin, la douceur professée par les antiques Vedas tranche singulièrement avec notre Ancien Testament, remarque-t-il malicieusement : « On voit un singulier contraste entre les livres sacrés des Hébreux et ceux des Indiens. Les livres indiens n’annoncent que la paix et la douceur ; ils défendent de tuer les animaux : les livres hébreux ne parlent que de tuer, de massacrer hommes et bêtes ; on y égorge tout au nom du Seigneur ; c’est tout un autre ordre de choses [34]. »
21Dans la seconde moitié du 18e siècle, l’exemple indien et diverses considérations diététiques engagent certains médecins et quelques philosophes à s’intéresser au végétarisme. Celui-ci reste très marginal cependant et, surtout, il n’y a pas de terme qui le désigne. Pour compenser la confidentialité et l’anonymat du régime végétarien, Voltaire use de périphrases qui signalent le prestige de ses antiques apôtres. Dans l’article « Viande » des Questions sur l’Encyclopédie, il vante « cette doctrine humaine » prônée jadis par « Plotin, Jamblique et Porphyre ». Amazan, le héros végétarien de la Princesse de Babylone, prêche quant à lui le « système […] qui fut celui de Pythagore, de Porphyre, de Jamblique [35] ».
22Il existe en effet en Grèce une longue tradition végétarienne, qui commence avec le semi-légendaire Orphée et se poursuit jusqu’aux néoplatoniciens du 4e siècle. Cet héritage philosophique, Voltaire le connaît bien, s’en inspire et s’y réfère. Il reprend par exemple à son compte un argument physiologique développé par Plutarque dans un traité que Rousseau avait tout récemment inséré dans l’Émile [36]. Il s’est intéressé de près à la doctrine des néoplatoniciens et au cercle qui s’est formé autour de Plotin ; il a lu surtout le Traité de Porphyre touchant l’abstinence de la chair des animaux dont le traducteur, l’abbé de Burigny, lui avait fait parvenir un exemplaire en 1761 [37]. Il va jusqu’à faire siennes certaines formules frappantes qu’Ovide place dans la bouche de Pythagore [38].
23Pythagore est de fait le plus illustre représentant du végétarisme. Il est présenté comme tel par tous les philosophes de l’Antiquité, notamment par ses biographes Jamblique et Porphyre. Au 18e siècle, on parle ainsi de « régime de Pythagore », surtout depuis la traduction française du Vitto pitagorico de Cocchi en 1762 [39]. Le cardinal de Bernis, qui se dit convaincu par l’ouvrage, abandonne la viande et le poisson ; il fait même part à Voltaire de son attachement au « cuisinier de Pythagore [40] ».
24C’est donc tout naturellement que Voltaire associe Pythagore à la diète végétale. Il fait du Maître de Samos le héros de son Aventure indienne et se plaît à imaginer sa conversion au végétarisme. Il fut en effet un temps où il « n’avait point encore embrassé cette admirable loi par laquelle il est défendu de manger les animaux nos semblables [41] ». Voltaire reprend à Jamblique l’idée que Pythagore aurait été initié par les « Gymnosophistes », ces ancêtres des « Brames », qui lui auraient transmis leur foi dans la métempsycose et le don de parler aux bêtes. C’est en l’occurrence une huître, plaidant la cause de son espèce contre la gourmandise des hommes, qui le convainc de « l’énormité du crime qu’il allait commettre » en s’apprêtant à la dévorer. Bouleversé, Pythagore repose l’huître sur son rocher, adopte le végétarisme et retourne en Grèce.
25Il fonde alors une école fameuse, qui comptera de nombreux disciples, longtemps même après sa mort. Parmi eux, Voltaire accorde sa préférence à Porphyre : « Ô le grand homme ! le divin homme que ce Porphyre ! », s’exclame respectueusement le chapon du Dialogue du chapon et de la poularde [42].
26La lecture du Traité de l’abstinence dans la traduction de Burigny, est une découverte féconde pour Voltaire. Porphyre n’est jamais mentionné par lui avant l’année 1761 ; à partir de cette date, il apparaît régulièrement dans son œuvre philosophique, tout particulièrement dans les Questions sur l’Encyclopédie où il est systématiquement cité comme une autorité importante [43].
27Voltaire goûte d’autant mieux l’œuvre de Porphyre que ce dernier était également l’auteur d’un vigoureux pamphlet contre les Chrétiens. Dans une lettre à Helvétius, Voltaire compte Porphyre au nombre des ennemis du christianisme [44] ; ailleurs il le défend contre les Pères de l’Église [45] ou le range parmi les « partisans de la raison humaine », aux côtés de Celse et de Julien [46].
28Le cœur du traité de Porphyre est dans la condamnation des violences faites à des créatures qui nous sont apparentées parce qu’elles sentent, souffrent, raisonnent et parfois même communiquent avec les hommes. Porphyre récuse donc l’irréductibilité du fossé ontologique qui existerait entre elles et nous afin de prôner une forme de continuisme. Voltaire reprend à son compte cette position et utilise le prestige d’un Ancien, qui semble préfigurer les conceptions empiriques ou sensualistes, contre la modernité cartésienne.
29Le portrait que Voltaire brosse de l’auteur du Traité de l’abstinence est partial, évidemment ; surtout il est expurgé de tout ce qui a trait à la démonologie. Voltaire souligne par ailleurs que Porphyre n’évoque jamais le dogme de la métempsycose alors que les Orphiques par exemple ou les néopythagoriciens en faisaient le cœur de leur plaidoyer en faveur des bêtes [47].
30Porphyre ne semble donc représenter qu’une arme de plus dans l’arsenal antichrétien de Voltaire. Mais le végétarisme porphyrien se révèle être un atout précieux, et inédit. Voltaire saisit que la douceur envers les animaux peut ébranler la doctrine de l’Église. Pour deux raisons, selon nous.
La commisération dont témoigne Porphyre envers les animaux dépasse tout d’abord les préceptes de la religion d’amour. Le Christ et ses disciples ne montrent aucune sympathie envers les animaux. En reculant les bornes de la compassion, en l’étendant jusqu’aux bêtes, Porphyre est plus charitable que ne peuvent le concevoir les Chrétiens, plus charitable que le Christ lui-même. Dans le Dialogue du chapon et de la poularde, Voltaire veut voir dans cette extension de la morale un des motifs de la haine que l’Église a vouée à Porphyre.
Ensuite, l’argumentation que développe Porphyre contre les Stoïciens se prête parfaitement à la réfutation de l’anthropocentrisme judéo-chrétien. Les conceptions stoïciennes (sur lesquelles le Traité de l’abstinence s’attarde longuement) sont très proches des représentations chrétiennes touchant à la place de l’homme dans le monde. Chrétiens et Stoïciens, ces ennemis de la « vraie philosophie », relèguent hors de la sphère de la rationalité, du droit et de la morale les animaux, au nom d’une supériorité spécieuse. Dans les deux cas, Porphyre et Voltaire assurent que leurs puissants adversaires prêchent des doctrines absurdes, injustes et cruelles. Voltaire, comme Porphyre, refuse de considérer la chair des bêtes comme un don de la divinité [48].
Voltaire semble voir dans le végétarisme de Porphyre une nouvelle source d’inspiration antichrétienne. Il trouve dans sa théologie une autre manière de dénoncer les violences commises au nom de la divinité. Avec Porphyre, il entend critiquer les prérogatives que les hommes s’arrogent sous le prétexte de la religion. Il soutient avec lui que la confiscation du logos et de l’âme serait un aveuglement ou un entêtement, c’est-à-dire « la vaine excuse de la barbarie [49] ». À quinze siècles de distance, le procès que les deux philosophes font à l’humanité carnivore repose sur les bases d’un gigantesque procès d’intention : la légitimation morale de la chasse et de la boucherie serait une opération intellectuelle visant à dissimuler la gourmandise [50].
Pour Voltaire, Porphyre est indéniablement un héros, un martyr de la philosophie. Aussi croit-il ou feint-il de croire que les Chrétiens détruisirent le pamphlet que Porphyre avait écrit contre eux parce qu’il restreignait les droits qu’ils s’étaient arrogés sur la nature.
Il va presque de soi que Voltaire rend l’Église seule responsable du malheur des bêtes. Car c’est le triomphe du christianisme, selon lui, qui a balayé en Occident les derniers scrupules carnivores : « Il faut remonter jusqu’au pieux Porphyre, et aux compatissants pythagoriciens, pour trouver quelqu’un qui nous fasse honte de notre sanglante gloutonnerie [51]. »
En effet, le végétarisme qu’adoptent certains moines et moniales au cours de l’Avent ou du Carême ne ressemble en rien aux exigences morales du Traité de l’abstinence. L’Église naissante entendait déjà distinguer l’abstinence par mortification du respect superstitieux pour les animaux que l’on rencontre chez les païens. Voltaire distingue lui aussi, mais aux dépens de l’Église cette fois, ces motivations contradictoires. Il ridiculise la mortification en n’y voyant qu’un vil et absurde intéressement : « Les moines de la Trappe ne dévorent aucun être vivant ; mais ce n’est ni par un sentiment de compassion, ni pour avoir une âme plus douce, ni pour s’accoutumer à la tempérance. […] Tels étaient les motifs des philosophes disciples de Pythagore. Nos pauvres trappistes ne font mauvaise chère que pour se faire une niche, ce qu’ils croient très propre à divertir l’Être des êtres [52]. »
Le végétarisme embarrasserait donc l’Église. L’exemple des Gangarides, des Pythagoriciens ridiculiserait ses dogmes et ses pratiques. L’abstinence de viande déshabituerait encore l’homme du carnage et le rendrait plus doux, envers ses semblables notamment [53] ; elle serait peut-être enfin la seule manière de reconnaître la vie philosophique. C’est du moins ce que semble suggérer l’anecdote de l’Aventure indienne. Voltaire y rapporte que Pythagore, nouvellement converti au végétarisme, « vit des araignées qui mangeaient des mouches, des hirondelles qui mangeaient des araignées, des éperviers qui mangeaient des hirondelles. Tous ces gens-là, dit-il, ne sont pas philosophes [54] ».
La question du mal n’en demeure pas moins douloureusement posée. Le refus de participer au cycle de l’entredévoration des espèces est une attitude louable ; mais personne ne met cette sagesse en pratique. Personne même n’y songerait un seul instant : « Je ne vois aucun moraliste parmi nous, aucun de nos loquaces prédicateurs, aucun même de nos tartuffes, qui ait fait la moindre réflexion sur cette habitude affreuse. […] Ni parmi les moines, ni dans le concile de Trente, ni dans nos assemblées du clergé, ni dans nos académies, on ne s’est encore avisé de donner le nom de mal à cette boucherie universelle. On n’y a pas plus songé dans les conciles que dans les cabarets [55]. »
Si les plaidoyers végétariens de Voltaire prennent le plus souvent la forme d’un constat amer et résigné devant la responsabilité de l’homme dans la souffrance des bêtes, cette dernière permet aussi à Voltaire de dévoiler une nouvelle figure du mal. En regardant l’animal, Voltaire relativise le martyre des hommes et nous invite à considérer la pluralité des formes que prend le malheur au sein de la Création. Dans ce panorama du mal, l’homme se trouverait même moins à plaindre que les bêtes : « Les animaux sont encore plus misérables que nous : assujettis aux mêmes maladies, ils sont sans aucun secours ; nés tous sensibles, ils sont dévorés les uns par les autres. Point d’espèce qui n’ait son bourreau [56]. »
La Terre se donne ainsi à voir comme une sorte d’immense, perpétuel, universel désastre de Lisbonne [57]. Voltaire considère alors le système de la nature sous un jour funeste, terriblement pessimiste : les tourments, la mort et la dévoration, comprend-il, ne sont pas des accidents mais des lois de la nature.
À cette époque, le patriarche de Ferney affirme ne pas douter de la bonté du Créateur. Dans Il faut prendre un parti, cependant, les plaintes des athées écoutant les « cris éternels de la nature toujours souffrante [58] » se font mieux entendre que les réponses embarrassées du déiste. C’est qu’il a alors le sentiment que son Dieu pérennise le monde par les souffrances et ne régénère les individus que pour leur destruction : « Ce qui est encore de plus cruel, c’est que, dans cette horrible scène de meurtres toujours renouvelés, on voit évidemment un dessein formé de perpétuer toutes les espèces par les cadavres sanglants de leurs ennemis mutuels. Ces victimes n’expirent qu’après que la nature a soigneusement pourvu à en fournir de nouvelles. Tout renaît pour le meurtre [59]. »
Notes
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[1]
Article « Viande » des Questions sur l’Encyclopédie, Œuvres complètes de Voltaire, édition Louis Moland (dorénavant M), t. 20, p. 577. On trouve la formule « honte de notre sanglante gloutonnerie » dans Il faut prendre un parti, Œuvres complètes de Voltaire, édition Th. Besterman (dorénavant OCV), t. 74B, p. 39.
-
[2]
Il faut prendre un parti (OCV, t. 74B, p. 38).
-
[3]
« Voltaire, Porphyre et les animaux », Studies on Voltaire (dorénavant SVEC), Oxford, 1981, p. 125-138.
-
[4]
« Voltaire ne prêche pas en faveur du végétarisme. » Voir Voltaire à table, Paris, Desjonquères, 1998, p. 161.
-
[5]
Bestiaires de Voltaire, SVEC, Oxford, 2006, 06, p. 49-54.
-
[6]
Voltaire à table, p. 48 et p. 56.
-
[7]
Ibid., p. 58 et p. 62.
-
[8]
Voir par exemple D. 10466 (lettre du 24 mai 1762) cité par C. Mervaud, Voltaire à table, p. 127. Voir aussi D. 20707 (lettre du 27 juin 1777) ou D. 21001 (lettre du 23 janvier 1778). Il manifeste également son dépit dans Les Désagréments de la vieillesse (stances XXXV, M, t. 8, p. 541) (la date de composition demeure incertaine).
-
[9]
D. 21162 (lettre du 22 avril 1778) : « Comment puis-je être empoisonné par tant de glaire dans les entrailles, lorsque je ne mange ni viande ni poisson ? » écrit Voltaire à Tronchin.
-
[10]
Voir J. Bréhant et R. Roche, L’Envers du roi Voltaire, Paris, Nizet, 1989, p. 175-176.
-
[11]
Voir George Cheyne, Essai sur la santé et sur les moyens de prolonger la vie, traduit de l’anglais par M***, Paris, Rollin, 1725 ; Philippe Hecquet, Traité des dispenses du carême, Paris, F. Fournier, 1710 ; Samuel-Auguste Tissot rapporte qu’« en général, on préfère les légumes pour la nourriture des gens de lettres » (De la santé des gens de lettres, Lausanne, Grasset, 1763, p. 163).
-
[12]
Bestiaires de Voltaire, p. 50.
-
[13]
Ibid., p. 39.
-
[14]
Voir Marquis de Villette, Œuvres, Édimbourg, 1788, p. 112, cité par G. Denoiresterres, Voltaire et la société au 18e siècle, VIII, Genève, Slatkine, 1967, p. 93.
-
[15]
Voir l’article « Bêtes » du Dictionnaire philosophique et le commentaire qu’en donne par exemple Élisabeth de Fontenay dans le Silence des bêtes, Paris, Fayard, 1998, p. 499-500.
-
[16]
Voir l’article « Chaîne des êtres créés » des Questions sur l’Encyclopédie (M, t. 18, p. 123-125).
-
[17]
Dictionnaire philosophique, article « Sensation » (OCV, t. 36, p. 528).
-
[18]
Lettres de Memmius à Cicéron, XVI (M, t. 28, p. 459).
-
[19]
De l’âme, par Soranus, médecin de Trajan (M, t. 29, p. 331). Voltaire désigne également les animaux comme « les autres animaux » dans le Système vraisemblable (M, t. 31, p. 165).
-
[20]
Les Adorateurs (M, t. 28, p. 319). Voir également les Lettres de Memmius à Cicéron (M, t. 28, p. 459).
-
[21]
Voir l’article « âme », des Questions sur l’Encyclopédie (M, t. 17, p. 152-153).
-
[22]
Candide (OCV, t. 48, p. 120).
-
[23]
Article « Causes finales » des Questions sur l’Encyclopédie (M, t. 18, p. 105).
-
[24]
Il faut prendre un parti, XV (OCV, t. 74B, p. 37-38).
-
[25]
Traité sur la tolérance, XII, note b (OCV, t. 56C, p. 193).
-
[26]
Ibid. Voltaire reprend la même idée dans Il faut prendre un parti : « Il faut convenir qu’il y a de la barbarie à les faire souffrir ; il n’y a certainement que l’usage qui puisse diminuer en nous l’horreur naturelle d’égorger un animal que nous avons nourri de nos mains. » (OCV, t. 74B, p. 38).
-
[27]
La Princesse de Babylone (OCV, t. 66, p. 156 et p. 102).
-
[28]
Zadig (OCV, t. 30B, p. 171).
-
[29]
Voir A. Debidour, « l’Indianisme de Voltaire », Revue de littérature comparée, Paris, Champion, 1924, p. 26-40 et Ludo Rocher, Ezourvedam. A French Veda of the Eighteenth Century, Amsterdam/Philadelphia, John Benjamins, 1984.
-
[30]
Voir la lettre qu’il adresse à Peacock, le 8 décembre 1767 (D 14579).
-
[31]
Article « Brachmanes, brames » des Questions sur l’Encyclopédie (M, t. 18, p. 35).
-
[32]
Voir la Philosophie de l’histoire, XVII, (OCV, t. 59, p. 148), l’introduction à l’Essai sur les mœurs, XVII (M, t. 11, p. 51) ou encore l’article « Brachmanes, Brames » des Question sur l’Encyclopédie (M, t. 18, p. 35) : « La nature du climat seconda cette loi [le végétarisme], ou plutôt en fut l’origine : une atmosphère brûlante exige une nourriture rafraîchissante, et inspire de l’horreur pour notre coutume d’engloutir des cadavres dans nos entrailles. »
-
[33]
Les Lettres d’Amabed, dans Romans et contes, éd. F. Deloffre et J. Van den Heuvel, Paris, Gallimard, (Pléiade), 1979, (dorénavant RC) p. 482.
-
[34]
Article « Brachmanes, brames » des Questions sur l’Encyclopédie (M, t. 18, p. 33).
-
[35]
Voir M, t. 20, p. 576 et OCV, t. 66, p. 155.
-
[36]
Voltaire reprend en effet de Plutarque l’argument selon lequel la physiologie humaine ne serait pas adaptée à la consommation de viande. Voir Le Marseillais et le lion dans lequel un fauve s’adresse ainsi à un homme : « Toi-même as fait passer sous tes chétives dents/D’imbéciles dindons, des moutons innocents,/Qui n’étaient pas formés pour être ta pâture./Ton débile estomac, honte de la nature,/Ne pourrait seulement, sans l’art d’un cuisinier,/Digérer un poulet » (OCV, t. 66, v. 94-100, p. 750).
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[37]
D 10003 (12 septembre 1761). « Je vous remercie en particulier d’avoir traduit son livre contre les gourmands. J’espère qu’il me corrigera. »
-
[38]
C’est le cas notamment de la formule « engloutir dans leurs entrailles les entrailles des autres créatures » dans l’article « Viande » des Questions sur l’Encyclopédie, qui est calquée sur « in viscere viscera condi/congestoque avidum pinguescere corpore corpus/alterius », Métamorphoses, XV, v. 88-90.
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[39]
Le Régime de Pythagore, La Haye-Paris, Gogué et Dessain junior, 1762. (traduction de P.-F. de Puisieux).
-
[40]
D. 10576 (10 juillet 1762).
-
[41]
Aventure indienne (RC, p. 281).
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[42]
Le Chapon et la poularde (M, t. 25, p. 121). Michèle Mat-Hasquin fait remarquer que Porphyre est le seul des philosophes grecs « pour lequel Voltaire n’a que louanges », alors qu’il est en général réservé, voire critique, à leur égard (Voltaire et l’Antiquité grecque, SVEC, n° 197, 1981, p. 253).
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[43]
Voir notamment les articles « Esséniens », « Fausseté des vertus humaines », « Nombre », « Verge » ou « Reliques » des Questions sur l’Encyclopédie.
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[44]
Voir D. 11383 (lettre du 25 août 1763).
-
[45]
Voir sa réfutation d’Eusèbe dans l’article « Oracles » des Questions sur l’Encyclopédie (M, t. 20, p. 142).
-
[46]
Voir l’article « Miracles » des Questions sur l’Encyclopédie (M, t. 20, p. 90).
-
[47]
Voir l’article « Viande » des Questions sur l’Encyclopédie (M, t. 20, p. 576).
-
[48]
Voir Genèse, IX, 2-3 : « Soyez craints et redoutés de tous les animaux de la terre, de tous les oiseaux du ciel, parmi tous les êtres qui remuent sur le sol et tous les poissons de la mer : ils sont en votre pouvoir. Tout ce qui se meut et qui a vie vous servira de nourriture. » Pour la présentation et la réfutation des arguments stoïciens par Porphyre, voir De l’abstinence, Paris, CUF, 1977-1979 (dorénavant DA), t. 1 (livre I, 4) p. 44-45 ou t. 2 (livre II, 18, 36 – 24, 6), p. 172-185.
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[49]
Le Chapon et la poularde (M, t. 25, p. 122).
-
[50]
Voir DA, t. 1 (livre III, 16, 1), p. 170 en ce qui concerne Porphyre : « C’est donc par gloutonnerie que les hommes refusent la raison aux animaux » ; chez Voltaire, voir par exemple le Chapon et la poularde (M, t. 25, p. 122) : « Que la gourmandise a d’affreux préjugés ! »
-
[51]
Il faut prendre un parti, XV (OCV, t. 74B, p. 39).
-
[52]
Note c d’Il faut prendre un parti (OCV, t. 74B, p. 39).
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[53]
Voir La Princesse de Babylone (OCV, t. 66, p. 104).
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[54]
Aventure indienne (RC, p. 282).
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[55]
Il faut prendre un parti (M, t. 28, p. 534-535).
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[56]
Lettres de Memmius à Cicéron, (M, t. 28, p. 446). Voir aussi l’A, B, C (M, t. 27, p. 373) ou encore le Système vraisemblable (M, t. 31, p. 165) : « les autres animaux, dont la multitude surpasse infiniment celle de notre espèce, souffrent encore plus que nous. » Il soutient, à cette époque, une fois le contraire dans Il faut prendre un parti, puisque l’homme trouverait dans la conscience de sa propre finitude un tourment inconnu des bêtes (OCV, t. 74B, p. 40).
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[57]
Voir Les Lettres de Memmius à Cicéron (M, t. 28, p. 446) : « La terre, d’un pôle à l’autre, est un champ de carnage, et la nature sanglante est assise entre la naissance et la mort. »
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[58]
Ibid., p. 446.
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[59]
Il faut prendre un parti (OCV, t. 74B, p. 39).