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Article de revue

Louis Félix Guynement de Keralio traducteur, académicien, journaliste, intermédiaire

Pages 43 à 52

Notes

  • [1]
    À Wargentin, 10 février 1763. Nous utiliserons ici deux fonds de correspondance de Keralio qui nous ont été aimablement communiqués par les conservateurs de la Kungliga Bibliotheket de Stockholm : les sept lettres du fonds Wargentin conservées aux archives de l’Académie suédoise, et les quatorze lettres de Keralio à Gjörwell conservées à la Bibliothèque royale de Stockholm. Nous ne possédons pas les réponses de Wargentin ni de Gjörwell.
  • [2]
    Lettre du 28 novembre 1782 à Gjörwell. Dans ce premier ministre défunt en 1782, il faut sans doute identifier Turgot (mort en 1781), car avant 1774, Keralio n’avait pas besoin d’aide du ministère.
  • [3]
    Cela est arrivé deux fois à Gjörwell, selon Barbro Ohlin dans la notice qu’elle a consacrée à cet auteur-libraire dans le Dictionnaire des journalistes (1600-1789) (Oxford, Voltaire Foundation, 1999). Dans une lettre à Gjörwell du 16 janvier 1788, Keralio parle des livres qu’il vient de recevoir au cours d’un hiver particulièrement inclément : « Toutes les feuilles sont collées, noircies, bleuïes, rougies, déchirées, rongées… »
  • [4]
    Lettre du 19 août 1786 à Gjörwell. Il faut ajouter qu’il est arrivé à Keralio de rencontrer à l’ambassade des conseillers utiles comme Lindblom ou celui qu’il appelle « Bör ». Par eux, et sur la recommandation de Vergennes, il arrivera à se faire livrer plus rapidement quelques ouvrages.
  • [5]
    Voir le Corpus Condillac (1714-1780), sous la dir. de J. Sgard, Slatkine, 1981 : Condillac adresse encore à Keralio un exemplaire de sa Logique en 1780 (p. 145). Il convient d’ajouter que les biographies courantes ont longtemps confondu les frères Keralio. Les études d’Annie Geffroy et d’Elisabeth Badinter apportent ici même toutes les lumières souhaitables sur Félix-François (1714-1734), Auguste-Guy (1715-1805), Agathon (1723-1788), Alexis (1725-1782) et Louis-Félix (1731-1793) Guynement de Keralio.
  • [6]
    Lettre signée « Le ch. de Keralio gouverneur de S.A.S. le prince Max : des Deux ponts ». Il est possible que Louis Félix ait déjà, à cette époque, commandé à Gjörwell des ouvrages dont il avait besoin : celui-ci adresse des « éloges » à un chevalier Keralio dont il a bien dû lire les lettres ou les ouvrages.
  • [7]
    Lettre du 5 février 1785, publiée dans la Correspondance littéraire de Grimm, éd. Tourneux, t. XIV, p. 185.
  • [8]
    Voir la liste des œuvres de Keralio dans Cioranescu, XVIIIe siècle ; y ajouter la Collection de différents morceaux (1763) ; les mémoires pour l’Académie des inscriptions sont signalés parles Mémoires secrets le 7 décembre 1781, le 20 avril et le 12 novembre 1784. Les deux premières communications ont été recueillies dans Histoire et Mémoires de l’Académie des Inscriptions : « De la connaissance que les anciens ont eue des pays du nord de l’Europe » (t. XLV, premier mémoire en 1781, second mémoire en 1781) ; « Mémoires sur l’origine du peuple suédois » (t. XLVI, 1782).
  • [9]
    Correspondance littéraire, t.V, p. 212. La Collection de Keralio a paru au début de 1763, si l’on en juge par le compte rendu de Grimm et par l’envoi du volume à Wargentin en février. Tout en imitant les recueils de pièces académiques comme celui de Berryat, elle se distingue d’eux par son orientation exclusive vers les pays du Nord ; elle ne semble guère avoir eu de succès en France, et on ne lui connaît qu’un volume.
  • [10]
    Le coup d’Etat du 19 août 1772 a attiré l’attention sur Gustave III, déjà très populaire dans le milieu des philosophes parisiens. Keralio, dans la lettre à Wargentin du 15 mars 1774 par laquelle il remercie l’Académie de son élection, rappelle qu’un an plus tôt, Creutz la lui avait fait espérer.
  • [11]
    Lettre du 15 mars 1774. La différence des genres en suédois pose effectivement des problèmes à un Français, car elle oppose un genre « réel » à un genre neutre, selon des catégories très différentes de celles du français.
  • [12]
    « Voici la première fois que j’écris en suédois. J’ai appris à comprendre les excellents mémoires de l’Académie ; maintenant, honoré de la bienveillance de cette estimable société, je désire être compris dans sa langue » (lettre du 27 juin 1774).
  • [13]
    « Sur l’utilité des arts et des sciences », discours dans lequel on peut retrouver, de façon à vrai dire assez incohérente, une bonne part des idées du discours préliminaire de l’Encyclopédie et quelques réflexions sur l’ordre adopté dans l’Encyclopédie méthodique de Panckoucke. Le texte est joint à la lettre (en suédois, elle aussi) du 17 mai 1776 : « Jag har den aran at avsenda m[in] h[erre] det forsta klena verck, hvilken jag önskade blifva lagt for Akademiens ogon, sa framt m. h. finner det vara modan vardt » (« J’ai l’honneur de vous envoyer, Monsieur, le premier opuscule que j’aie souhaité placer sous les yeux de l’Académie, pour autant que Monsieur le juge digne de cette marque d’attention »). Le premier mémoire présenté à l’Académie des Inscriptions semble avoir présenté plus d’intérêt, et rassemblé au moins un certain nombre d’idées dans le vent ; voir ce qu’en dit C. Volpilhac-Auger dans Tacite en France de Montesquieu à Chateaubriand, Oxford, S.V.E.C. 313, 1993, p. 180, 191, 197.
  • [14]
    Keralio a en effet épousé vers 1757 Marie Françoise Abeille, qui se fera connaître par quelques traductions littéraires et des nouvelles romanesques ; il en a une fille, née le 25 août 1758, qui se mariera au député Robert et deviendra journaliste sous la Révolution.
  • [15]
    Quoiqu’il partage la rédaction avec trois collaborateurs, on peut lui attribuer avec certitude tout ce qui concerne l’histoire militaire, la constitution militaire et les articles sur l’École ou sur la formation militaire ; certains articles traduisent parfois ses préoccupations personnelles, ainsi l’article « écuyer ».
  • [16]
    Lettre du 24 février 1776. Un post-scriptum donne le nom du correspondant qu’il lui a trouvé : l’abbé Desaunais, garde des livres imprimés de la Bibliothèque du Roi. Il s’agit à la fois de fournir des listes de livres nouveaux, et d’acquérir des livres suédois pour le compte de la Bibliothèque royale.
  • [17]
    La lettre de mai 1785 explique bien la nature de cette collaboration savante : Keralio dispose à la Bibliothèque royale de manuscrits latins, et c’est Gjörwell qui peut accéder aux originaux. La lettre du 3 juin 1786 porte en grande partie sur l’auteur de la Jom-Vickinge Saga. On a parfois l’impression que Keralio, dans l’incapacité de comprendre le suédois ancien, l’islandais ou le norvégien, s’est consacré aux manuscrits déjà traduits en latin, et que pour les originaux scandinaves, il s’appuie sur les analyses de Gjörwell. La réforme de l’Académie des inscriptions en 1784 a modifié la nature des commissions, mais n’a pas créé une commission pour les pays du Nord ; voir à ce propos A. Barret-Kriegel, Les Académies de l’histoire, P.U.F., 1988, p. 261 et 284.
  • [18]
    La collaboration de K. au Journal des savants fut, d’après J.P. Vittu, assez brève. Voir le Dictionnaire des journaux (1600-1789), Universitas, 1986, n° 710.
  • [19]
    Keralio publia sous la Révolution deux petits textes en faveur de la liberté d’expression : De la liberté d’énoncer, d’écrire et d’imprimer la pensée (1790), et De la liberté de la presse (1790).
  • [20]
    Dans cette lettre du 18 avril 1780 à Wargentin, Keralio résume sa première communication à l’Académie des Inscriptions ; son intention est de relier l’histoire du Nord à celle du Midi en rappelant les connaissances que les Grecs et les Romains ont eues sur les régions septentrionales. Cette comparaison entre le Midi et le Nord est implicite dans tous les travaux de Keralio, travaux dont nous n’avons rien dit ici et qui mériteraient une autre étude.
English version

1De Louis Félix Guynement de Keralio, qui fut historien, traducteur, académicien de Suède et de France, journaliste enfin, et dont le souvenir s’est totalement perdu, on serait tenté de dire qu’il fut avant tout et peut-être uniquement un intermédiaire entre la Suède et la France. De son œuvre originale, rien ne survit, et peut-être à juste titre ; le fait est que dans ses recueils historiques et académiques, on trouvera plus de documents et de textes traduits que de vues originales. Il ne prétend à nulle autre chose. Quand il dédie ou préface ses œuvres, ce qui domine en lui est le désir de se rendre utile, de créer de nouveaux réseaux, d’établir des ponts, de faire profiter ses concitoyens des modèles suédois. Animé d’un « zèle ardent pour la vérité et le bien des hommes », il ne fait que transmettre, et sa maxime pourrait être : « J’ai tout emprunté » [1]. Qu’il s’agisse des grands exemples de héros du Nord, ou de modestes recettes d’agriculture, il est tellement sûr qu’une louable émulation sera utile à tous ! Le plus étonnant est que cette bienveillance universelle, si courante en son temps, se soit fixée sur la Suède. Car ici, tout fait difficulté : la langue, la rareté des dictionnaires ou simplement des livres, la difficulté de publier en Suède des mémoires relatifs à la France, et inversement. Keralio en a fait l’amère expérience quand il a sollicité une aide du ministère pour travailler sur la Suède : « … croiriez-vous qu’un premier ministre, défunt à présent, a demandé à quoi pouvoit servir une histoire de Suède ? » [2]. Et puis il y a simplement la difficulté des relations matérielles : une lettre met près d’un mois pour arriver à son but ; les livres parviennent à Rouen par bateau, affrontent des tempêtes, arrivent tout mouillés ; le libraire risque souvent, à ce prix, de faire faillite [3]. On peut sans doute rencontrer à l’ambassade de Suède à Paris des gens aimables et cultivés ; encore faut-il s’y faufiler ; et si l’on tombe, par recommandation, sur un baron de Silvershielm uniquement passionné de magnétisme animal, on a perdu sa peine [4]. D’où la première question : comment Keralio a-t-il rencontré la Suède ? La seconde s’ensuit : comment est-il devenu, à l’Académie des Inscriptions, le spécialiste des antiquités du Nord ? Ajoutons-en une troisième : par quelle voie enfin sa vocation d’intermédiaire l’a-t-elle mené au journalisme ?

2Rien ne prédispose apparemment ce Breton, natif de la région de Rennes et de médiocre origine, à fréquenter les cours européennes. Or les frères Keralio, également pauvres, mais également doués et ambitieux, semblent souvent emprunter les mêmes chemins. Quand on est écuyer, c’est-à-dire noble, mais d’échelon inférieur, il faut savoir se rendre utile auprès des grands. Auguste, le premier à faire carrière, fut d’abord attaché au comte de Gisors, puis appelé en 1757 à Parme comme sous-gouverneur de l’Infant, et à ce titre, gentilhomme de la Chambre du Prince de Parme. Spécialiste de l’art militaire, en même temps très cultivé, il resta toute sa vie l’ami de Condillac [5]. Agathon, de huit ans plus jeune, sert dans l’armée française pendant vingt-quatre ans, puis passe au service du Prince Maximilien de Deux-Ponts pour être le précepteur de son fils Charles. Après quoi, sa mission achevée, il se préoccupe de fournir des nouvelles du Nord à la Gazette de Deux-Ponts ; c’est du moins ce qui ressort d’une lettre qu’il adresse, le 29 juillet 1770 à Gjörwell, qui l’a confondu avec Louis Félix [6]. En février 1785, Charles de Deux-Ponts, devenu duc régnant, le remerciera d’avoir fait approuver sa conduite politique par ses « correspondants », ce qui donnerait à croire que le chevalier Agathon continuait de fournir des nouvelles aux gazettes [7]. Les frères Auguste, Agathon et Alexis, tous nommés « chevaliers de Keralio », ont donc servi dans l’armée, se sont instruits dans l’art militaire, ce qui leur a valu d’être enseignants ou précepteurs ; et c’est pourquoi, entre autres, toutes les biographies les confondent. Le parcours de Louis Félix est un peu différent.

3Il dut servir dans l’armée, avant de devenir enseignant à l’École militaire : la page de titre de la Collection de différents morceaux sur l’histoire naturelle en 1762 le qualifie de « capitaine aidemajor de l’École militaire » ; en tête de son Histoire de la dernière guerre entre les Russes et les Turcs (1777), il est nommé « major d’infanterie, chevalier de l’Ordre royal et militaire de Saint-Louis ». Derrière cet avancement très lent, on devine la difficulté de faire carrière dans l’armée au lendemain de la Guerre de Sept Ans, et la difficulté non moins grande de progresser dans l’administration militaire sans appui majeur. C’est pourquoi il se consacre à son enseignement comme ses frères au préceptorat. Attentif au goût du temps, il se tourne vers les pays du Nord, auxquels il consacrera plusieurs volumes de 1773 à 1780, et des mémoires à l’Académie des Inscriptions entre 1781 et 1784 [8]. Dans la Collection de différents morceaux sur l’histoire naturelle et civile des pays du Nord, il rassemble des mémoires « traduits de l’allemand, du suédois, du latin ». Grimm, dans son bref compte rendu de janvier 1763, se défie un peu de cet encyclopédisme hétéroclite et de cette connaissance des langues un peu trop affichée [9] ; le fait est que Keralio aura toujours une préférence marquée pour les textes déjà rédigés ou traduits en latin ; mais il connaît l’allemand et traduira plusieurs ouvrages allemands, et dès avant 1763, il déchiffrait tant bien que mal le suédois. Sa lettre du 10 février à Wargentin, secrétaire de l’Académie des Sciences à Stockholm, montre qu’il a commencé à traduire d’anciens mémoires suédois, avec l’intention évidente d’attirer sur lui l’attention de l’Académie des Inscriptions, et celle du baron de Scheffer. On sera tenté de croire qu’il cherche à s’avancer auprès de la Cour de Suède, comme Agathon à la Cour de Deux-Ponts et Auguste à la Cour de Parme : c’est ainsi qu’on devient intermédiaire. Dix ans plus tard, en novembre 1772, il envoie à Wargentin une nouvelle traduction, consacrée exclusivement aux travaux de l’académie suédoise : Mémoires de l’Académie des Sciences de Stockholm, « concernant l’histoire naturelle, la physique, la médecine, l’anatomie, la chimie, l’oeconomie, les arts, etc. », traduits par ses soins. Panckoucke a peut-être cherché, lui aussi, à profiter d’une mode suédoise qui commence à se répandre à Paris cette année-là ; Keralio, lui, fait sa cour au baron de Creutz, qui lui a laissé espérer une place à l’Académie des Sciences de Stockholm [10]. Une fois élu membre correspondant, au début de 1774, il remerciera l’Académie en lui annonçant une collaboration régulière en latin… Le passage vaut la peine d’être cité en entier :

4

… je sais assés la langue suédoise pour l’ecrire, si j’avois plus de secours pour la connoissance des genres ; mais ils ne sont marqués dans aucun des dictionaires que je connois, et les regles données à cet égard par les grammairiens sont aussi embarassantes qu’insuffisantes. Je me vois donc obligé de renoncer à ecrire en suédois les mémoires que je destinerai à l’académie. Lui proposer de les faire imprimer en françois, ce seroit peut être une nouveauté qui s’eloigneroit trop de ses usages. Mais elle en a fait imprimer en latin. Si elle veut bien y consentir, j’en écrirai dans cette langue, et je vous supplie, Monsieur, de vouloir bien m’apprendre ses intentions à cet égard. On travaille, dit-on, à un grand dictionaire de la langue suédoise ; et sans doute que les genres n’y seront pas oubliés. Je voudrois qu’il parut ; tous mes embarras cesseroient [11].

5Keralio connaît le suédois, mais il l’a appris, comme on faisait alors, en suivant mot à mot des traductions, sans doute du suédois en allemand. Il n’est donc pas très sûr de lui. Le 27 juin, il s’essaie à écrire à Wargentin sa première lettre en suédois :

6

Dette ar forsta gangen at jag skrifwer pa svenska. Jag har lardt mig forsta konglige akademiens fortrafliga warken : un behedrad med denna beromliga samfunds ynnest, atstundar jag at forstas pa des tungomal [12].

7En mai 1775, il reçoit des livres, et parmi eux, le dictionnaire de Sahlstedt. Un an plus tard, le 17 mai 1776, il pourra envoyer à l’Académie son premier mémoire, rédigé en suédois : « Om Konsternas och Vetenskapernas bruket » [13]. Le voici devenu intermédiaire à part entière, c’est-à-dire dans les deux sens : il a traduit les travaux de l’Académie suédoise pour les Français, et il offre à l’Académie suédoise ses réflexions sur le progrès et sur l’esprit encyclopédique tel qu’il règne en France.

8Ce rôle n’a rien d’officiel, et Keralio s’est glissé tout doucement à la place qu’il espérait. Un accident de carrière va l’amener à se pousser un peu plus loin. Le 28 mars 1776, un nouveau règlement modifie le statut de l’École militaire, créant dix collèges de province et supprimant son poste. Comme il l’explique dans une longue lettre autobiographique datée du 28 novembre 1782 et adressée à un libraire suédois, certainement Gjörwell, sa vie en est bouleversée. Marié, père de famille, il doit se chercher de nouveaux moyens d’existence [14]. Or en 1780, l’Académie des Inscriptions va l’élire dans la section des Antiquités du Nord ; dès lors, ses jetons de présence (environ 1500 £) et sa modeste notoriété l’encouragent à se consacrer aux Lettres. Il lui faudra trouver des revenus d’appoint : ceux de censeur royal, puis d’interprète à la Bibliothèque du Roi pour les langues du Nord (800 £). Le voici donc reconnu comme spécialiste et traducteur appointé. En même temps, il signe avec Panckoucke un gros contrat pour la direction des quatre volumes « Art militaire » de l’Encyclopédie méthodique, qui paraîtront de 1784 à 1787, et dont il a composé le discours préliminaire, mais aussi de nombreux articles [15]. Être spécialiste des antiquités du Nord suscite toutefois de lourdes contraintes : il lui faut sans cesse des livres ; et c’est ce qui explique sa correspondance avec Gjörwell. Il l’a connu en 1770, par hasard, ou plus probablement par l’intermédiaire de son frère Agathon ; il passe par lui pour des commandes de livres qu’il a du mal à payer. En 1776, il est prêt à lui rendre toutes sortes de services : il lui sert d’intermédiaire avec le libraire Valade, il lui cherche un « correspondent » qui lui fournisse des listes de titres nouveaux ; en même temps, il lui demande tout ce qui peut l’aider à mieux comprendre le suédois : des traductions d’ouvrages français (Télémaque, La Bruyère, La Rochefoucauld), une grammaire suédoise, une grammaire française à l’usage des Suédois, un dictionnaire bilingue, un ouvrage sur la prosodie suédoise, etc. [16]. Dix ans plus tard, la correspondance se poursuit, car chacun semble y trouver avantage. En mai 1785, Gjörwell passe par Keralio pour tenter, semble-t-il, une co-édition avec Panckoucke ; au cas où celui-ci se désintéresserait d’un projet aussi modeste, on pourrait passer par Nyon. Dans la même lettre, on voit Gjörwell et Keralio collaborer à la traduction de la Chronique d’Olaus Petri, en vue d’un article dans les Notices et extraits des manuscrits de la Bibliothèque du Roi. Dans la même lettre, Keralio parle du « Comité » qui « s’assemble de temps en temps pour le travail sur les manuscrits du Roi » ; il en faisait partie depuis mars (lettre du 12 mars). À partir de 1787 paraîtront les Notices et extraits, auxquels il aura contribué à trois reprises : avec le Chronicon regum Sueciae de Petri (t. I, 1787), la Joms-Vickinge Saga d’Arngrim Jonas (t. II, 1789), l’Instructio legationis a sacra regia majestate Poloniae (t. V, an VII) et enfin les lois municipales de Suède (t. VI, an IX), ce dernier texte étant annoncé par Gjörwell dès 1785 [17]… Cette savante collaboration n’empêche nullement les échanges les plus concrets. Keralio commande pour la Bibliothèque du Roi ; il commande pour lui, mais dans ce cas, il préférerait des échanges : il enverra en plusieurs exemplaires à prix coûtant son Histoire de la guerre des Russes et des Impériaux, pour régler quelques factures de Gjörwell. Une autre fois, il souscrit pour la Carte de Norvège, mais il joint aussi le prospectus de souscription d’un ouvrage de sa fille Louise Félicité, le Voyage en Suisse (3 juin et 16 juin 1785) : Gjörwell offre un compte rendu dans l’un de ses nombreux journaux ; Keralio l’en remercie avec émotion et lui enverra un second ouvrage de sa fille en février 1786, une Collection d’ouvrages composés par les femmes, qui pourrait intéresser peut-être quelques femmes suédoises, car « il y en a surement un grand nombre dont l’esprit est très cultivé ». Et puisqu’à partir de 1785, Keralio donne des extraits d’ouvrages académiques au Journal des savants, il trouve naturel qu’on lui envoie les tomes manquants de ses collections des Mémoires de l’Académie des Sciences de Stockholm, ou des Nova acta de la Société d’Uppsala (15 février 1786). Cette correspondance si nourrie ne sera interrompue que par la Révolution. Elle nous fait comprendre que les académiciens entretiennent une sorte de dialogue au sommet entre connaisseurs et entre savants, mais que ce dialogue serait inefficace sans l’activité incessante de ces libraires, de ces bibliothécaires, de ces secrétaires d’académie qui sont, en l’occurrence, les véritables intermédiaires.

9Keralio, du fait de sa relative pauvreté ou de son état d’écuyer, est amené à jouer tous les rôles : noble parmi les nobles, pauvre parmi les commerçants et les journalistes. C’est bien en effet sa pauvreté qui l’oblige à échanger des livres, puis des informations avec Gjörwell. Celui-ci est libraire et journaliste. Dès 1770, il se préoccupait de trouver auprès de la Gazette des Deux-Ponts des correspondants, et c’est ainsi qu’il a connu deux Keralio au prix d’un : le premier représentait le duc Maximilien auprès de la rédaction de la Gazette, le second travaillait à Paris sur les mémoires suédois. Mais ce qu’il espérait trouver en Louis Félix, un correspondant en vue d’un échange d’informations, il le trouvera rapidement. Dans une lettre du 12 octobre 1774, Keralio écrit en effet à Gjörwell (en suédois), afin de lui dire l’intérêt qu’il prend à ses journaux : c’est là qu’il apprend le suédois… Le fait n’est pas impossible : les journaux de Gjörwell, encyclopédiques, historiques, anecdotiques et savants tour à tour, avaient tout pour plaire à Keralio ; et c’est peut-être là qu’il a connu cette Suède qu’il n’a jamais vue. Gjörwell cherchait partout des correspondants, et Keralio lui en fournit à plusieurs reprises : Mercier de Saint-Léger (12 octobre 1774), l’abbé Desaunais, l’abbé Rives (16 janvier 1788). Ce que l’on pouvait attendre, et ce que Gjörwell attendait depuis longtemps, c’est que Keralio le devienne lui-même. Mais sa vocation est d’être un journaliste savant : il fera partie de l’équipe du Journal des savants en 1785, avant d’en prendre la direction en 1791 [18]. Il publiera des analyses dans les Notices et extraits des manuscrits de la Bibliothèque du Roi. Curieusement, c’est dans sa correspondance avec Gjörwell qu’il aborde le journalisme d’actualité, non sans gêne et réticence. A vrai dire, il ne peut refuser et le dit :

10

J’accepte, Monsieur, avec grand plaisir la correspondance littéraire que vous voulez bien me proposer, et je vous ferai savoir autant qu’il dépendra de moi tout ce qui pourra vous intéresser. En général demandez moi très librement tout ce qui pourra vous être agréable…

11Dans la même lettre de mai 1785, il répond aux questions que Gjörwell lui pose au sujet de Beaumarchais : non, l’édition de Voltaire « n’est point aussi belle qu’on l’avoit espéré » ; oui, Beaumarchais a bien été interné à Saint-Lazare en raison d’un imprudence, et il en a été libéré :

12

Dieu lui donne paix et repos dans ce pays ; mais, quand on a la tête vive, on trouve difficilement paix et repos dans quelque lieu que ce soit.

13Comme on voit, l’information est exacte, mais le style sentencieux n’est pas vraiment celui d’un journaliste. Keralio répondra consciencieusement aux questions de Gjörwell, mais sans plus. Dans cinq de ses lettres, on trouvera donc un effort pour rédiger une correspondance littéraire, sans qu’il parvienne à trouver son style : il y est question de Beaumarchais (mai 1785), du voyage de Choiseul-Gouffier (3 juin 1785), de la suspension du Journal de Paris (16 juin 1785), de la vente de la bibliothèque La Vallière et de celle du marquis de Paulmy (12 octobre 1785), et enfin d’un « événement extraordinaire », l’affaire du collier et l’arrestation du cardinal de Rohan (21 août 1788). Dans toutes ces relations, Keralio s’astreint à ne dire que la vérité historique, à se limiter aux « quelques détails » sur lesquels on peut compter (21 août 1788) ; on reste loin de la Correspondance littéraire ou des Mémoires secrets. Il était fait pour être journaliste savant et pour parler des pays du Nord. Quand en 1789, il fonde avec sa fille le Mercure national ou Journal d’État et du Citoyen, qui durera trois mois (31 décembre 1789-29 mars 1790), c’est pour y publier des notices des manuscrits de la Bibliothèque royale sur la Suède, ces textes précieux dont Gjörwell lui avait communiqué les originaux : rien, en pleine révolution, ne pouvait lui paraître plus intéressant. Et s’il plaidait par ailleurs pour la liberté de la presse [19], c’était sans doute pour que les journaux puissent évoquer les premiers monuments de la liberté suédoise. Son rêve eût été d’écrire une première grande histoire de la Suède, et il l’avait exposé dans son premier mémoire à l’Académie des Inscriptions, qu’il résume dans sa lettre à Wargentin du 18 avril 1780 :

14

Ces détails serviront de base et d’épreuves à une histoire du Peuple suédois. Ses qualités originelles, sa valeur à la guerre, sa fermeté dans les révolutions qu’il a éprouvées, sa prudence dans la paix, son vertueux penchant pour les arts et les sciences utiles, sont dignes de fixer l’attention des hommes : leur présenter ces grands exemples, ce sera les servir. Sa constante amitié pour nous a merité tous nos égards ; nous occuper de son histoire, c’est resserrer les liens qui unissent depuis si longtemps la Suède et la France [20].

15Ce grand et beau projet, Keralio ne l’a pas réalisé, et sans doute en était-il incapable ; mais il l’a rêvé, et ce rêve anime ses recherches, ses traductions maladroites, ses mémoires laborieux. On peut ainsi, à force d’être intermédiaire et de tout emprunter, se révéler un vieil original un peu fou. Tel fut Louis Félix Guynement de Keralio qui, pendant trente ans, s’efforça de faire connaître à la France une Suède qu’il n’a jamais connue.

Notes

  • [1]
    À Wargentin, 10 février 1763. Nous utiliserons ici deux fonds de correspondance de Keralio qui nous ont été aimablement communiqués par les conservateurs de la Kungliga Bibliotheket de Stockholm : les sept lettres du fonds Wargentin conservées aux archives de l’Académie suédoise, et les quatorze lettres de Keralio à Gjörwell conservées à la Bibliothèque royale de Stockholm. Nous ne possédons pas les réponses de Wargentin ni de Gjörwell.
  • [2]
    Lettre du 28 novembre 1782 à Gjörwell. Dans ce premier ministre défunt en 1782, il faut sans doute identifier Turgot (mort en 1781), car avant 1774, Keralio n’avait pas besoin d’aide du ministère.
  • [3]
    Cela est arrivé deux fois à Gjörwell, selon Barbro Ohlin dans la notice qu’elle a consacrée à cet auteur-libraire dans le Dictionnaire des journalistes (1600-1789) (Oxford, Voltaire Foundation, 1999). Dans une lettre à Gjörwell du 16 janvier 1788, Keralio parle des livres qu’il vient de recevoir au cours d’un hiver particulièrement inclément : « Toutes les feuilles sont collées, noircies, bleuïes, rougies, déchirées, rongées… »
  • [4]
    Lettre du 19 août 1786 à Gjörwell. Il faut ajouter qu’il est arrivé à Keralio de rencontrer à l’ambassade des conseillers utiles comme Lindblom ou celui qu’il appelle « Bör ». Par eux, et sur la recommandation de Vergennes, il arrivera à se faire livrer plus rapidement quelques ouvrages.
  • [5]
    Voir le Corpus Condillac (1714-1780), sous la dir. de J. Sgard, Slatkine, 1981 : Condillac adresse encore à Keralio un exemplaire de sa Logique en 1780 (p. 145). Il convient d’ajouter que les biographies courantes ont longtemps confondu les frères Keralio. Les études d’Annie Geffroy et d’Elisabeth Badinter apportent ici même toutes les lumières souhaitables sur Félix-François (1714-1734), Auguste-Guy (1715-1805), Agathon (1723-1788), Alexis (1725-1782) et Louis-Félix (1731-1793) Guynement de Keralio.
  • [6]
    Lettre signée « Le ch. de Keralio gouverneur de S.A.S. le prince Max : des Deux ponts ». Il est possible que Louis Félix ait déjà, à cette époque, commandé à Gjörwell des ouvrages dont il avait besoin : celui-ci adresse des « éloges » à un chevalier Keralio dont il a bien dû lire les lettres ou les ouvrages.
  • [7]
    Lettre du 5 février 1785, publiée dans la Correspondance littéraire de Grimm, éd. Tourneux, t. XIV, p. 185.
  • [8]
    Voir la liste des œuvres de Keralio dans Cioranescu, XVIIIe siècle ; y ajouter la Collection de différents morceaux (1763) ; les mémoires pour l’Académie des inscriptions sont signalés parles Mémoires secrets le 7 décembre 1781, le 20 avril et le 12 novembre 1784. Les deux premières communications ont été recueillies dans Histoire et Mémoires de l’Académie des Inscriptions : « De la connaissance que les anciens ont eue des pays du nord de l’Europe » (t. XLV, premier mémoire en 1781, second mémoire en 1781) ; « Mémoires sur l’origine du peuple suédois » (t. XLVI, 1782).
  • [9]
    Correspondance littéraire, t.V, p. 212. La Collection de Keralio a paru au début de 1763, si l’on en juge par le compte rendu de Grimm et par l’envoi du volume à Wargentin en février. Tout en imitant les recueils de pièces académiques comme celui de Berryat, elle se distingue d’eux par son orientation exclusive vers les pays du Nord ; elle ne semble guère avoir eu de succès en France, et on ne lui connaît qu’un volume.
  • [10]
    Le coup d’Etat du 19 août 1772 a attiré l’attention sur Gustave III, déjà très populaire dans le milieu des philosophes parisiens. Keralio, dans la lettre à Wargentin du 15 mars 1774 par laquelle il remercie l’Académie de son élection, rappelle qu’un an plus tôt, Creutz la lui avait fait espérer.
  • [11]
    Lettre du 15 mars 1774. La différence des genres en suédois pose effectivement des problèmes à un Français, car elle oppose un genre « réel » à un genre neutre, selon des catégories très différentes de celles du français.
  • [12]
    « Voici la première fois que j’écris en suédois. J’ai appris à comprendre les excellents mémoires de l’Académie ; maintenant, honoré de la bienveillance de cette estimable société, je désire être compris dans sa langue » (lettre du 27 juin 1774).
  • [13]
    « Sur l’utilité des arts et des sciences », discours dans lequel on peut retrouver, de façon à vrai dire assez incohérente, une bonne part des idées du discours préliminaire de l’Encyclopédie et quelques réflexions sur l’ordre adopté dans l’Encyclopédie méthodique de Panckoucke. Le texte est joint à la lettre (en suédois, elle aussi) du 17 mai 1776 : « Jag har den aran at avsenda m[in] h[erre] det forsta klena verck, hvilken jag önskade blifva lagt for Akademiens ogon, sa framt m. h. finner det vara modan vardt » (« J’ai l’honneur de vous envoyer, Monsieur, le premier opuscule que j’aie souhaité placer sous les yeux de l’Académie, pour autant que Monsieur le juge digne de cette marque d’attention »). Le premier mémoire présenté à l’Académie des Inscriptions semble avoir présenté plus d’intérêt, et rassemblé au moins un certain nombre d’idées dans le vent ; voir ce qu’en dit C. Volpilhac-Auger dans Tacite en France de Montesquieu à Chateaubriand, Oxford, S.V.E.C. 313, 1993, p. 180, 191, 197.
  • [14]
    Keralio a en effet épousé vers 1757 Marie Françoise Abeille, qui se fera connaître par quelques traductions littéraires et des nouvelles romanesques ; il en a une fille, née le 25 août 1758, qui se mariera au député Robert et deviendra journaliste sous la Révolution.
  • [15]
    Quoiqu’il partage la rédaction avec trois collaborateurs, on peut lui attribuer avec certitude tout ce qui concerne l’histoire militaire, la constitution militaire et les articles sur l’École ou sur la formation militaire ; certains articles traduisent parfois ses préoccupations personnelles, ainsi l’article « écuyer ».
  • [16]
    Lettre du 24 février 1776. Un post-scriptum donne le nom du correspondant qu’il lui a trouvé : l’abbé Desaunais, garde des livres imprimés de la Bibliothèque du Roi. Il s’agit à la fois de fournir des listes de livres nouveaux, et d’acquérir des livres suédois pour le compte de la Bibliothèque royale.
  • [17]
    La lettre de mai 1785 explique bien la nature de cette collaboration savante : Keralio dispose à la Bibliothèque royale de manuscrits latins, et c’est Gjörwell qui peut accéder aux originaux. La lettre du 3 juin 1786 porte en grande partie sur l’auteur de la Jom-Vickinge Saga. On a parfois l’impression que Keralio, dans l’incapacité de comprendre le suédois ancien, l’islandais ou le norvégien, s’est consacré aux manuscrits déjà traduits en latin, et que pour les originaux scandinaves, il s’appuie sur les analyses de Gjörwell. La réforme de l’Académie des inscriptions en 1784 a modifié la nature des commissions, mais n’a pas créé une commission pour les pays du Nord ; voir à ce propos A. Barret-Kriegel, Les Académies de l’histoire, P.U.F., 1988, p. 261 et 284.
  • [18]
    La collaboration de K. au Journal des savants fut, d’après J.P. Vittu, assez brève. Voir le Dictionnaire des journaux (1600-1789), Universitas, 1986, n° 710.
  • [19]
    Keralio publia sous la Révolution deux petits textes en faveur de la liberté d’expression : De la liberté d’énoncer, d’écrire et d’imprimer la pensée (1790), et De la liberté de la presse (1790).
  • [20]
    Dans cette lettre du 18 avril 1780 à Wargentin, Keralio résume sa première communication à l’Académie des Inscriptions ; son intention est de relier l’histoire du Nord à celle du Midi en rappelant les connaissances que les Grecs et les Romains ont eues sur les régions septentrionales. Cette comparaison entre le Midi et le Nord est implicite dans tous les travaux de Keralio, travaux dont nous n’avons rien dit ici et qui mériteraient une autre étude.
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