Notes
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[1]
La notion de « bien éducatif » fait à la fois référence aux produits éducatifs et aux finalités fondamentales de l’éducation. Elle s’appuie sur les services de formation – immatériels et appuyés par des produits matériels – ainsi que sur les industries culturelles.
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[2]
L’explication que propose Noble est bien sûr un peu manichéiste : l’abandon en formation à distance est en effet imputable non seulement à des facteurs institutionnels (notamment la qualité des cours, de l’encadrement et des services aux étudiants), mais aussi à des facteurs propres aux étudiants (compétences préalables, disponibilité pour les études, intensité du travail personnel, etc.).
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[3]
Bernard Miège analyse ainsi le champ de l’éducation à l’aide des concepts issus de la théorie des industries culturelles et souligne le caractère limité de l’industrialisation de l’éducation, marquée seulement par un élargissement de l’équipement, la mise en réseau et la préparation de programmes expérimentaux.
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[4]
Une illustration éclatante en est fournie par la critique que fait Norm Friesen du courant des objets d’apprentissage, qui fait actuellement l’objet d’importants investissements publics et privés, et auquel Fries en reproche notamment une philosophie de formation inspirée par les intérêts militaires. De façon plus discrète, mais tout aussi efficace, John Daniel pose la question essentielle : « Technology is the answer. What was the question ? », et insiste sur l’importance de définir des stratégies technologiques permettant de conjuguer l’augmentation de l’accessibilité et de la qualité des enseignements à distance avec la réduction des coûts unitaires.
1Depuis près d’une quarantaine d’années, de nombreux travaux se sont attachés à analyser le système éducatif – et particulièrement la formation à distance – à l’aide d’un modèle industriel, tant pour en décrire le fonctionnement que les évolutions et les enjeux. Toutefois, aussi bien le choix d’un modèle industriel pertinent que la définition même du processus d’industrialisation de la formation ont fait l’objet de vifs débats, et la validité de la référence au modèle industriel a été récemment remise en question dans le contexte du développement des technologies d’apprentissage virtuel qui la rendraient caduque. Le texte qui suit tente de placer en perspective ces multiples contributions en soulignant leurs forces et leurs limites, et d’examiner dans quelle mesure l’analogie industrielle peut avoir valeur de paradigme fécond pour saisir les tendances qui marquent les transformations actuelles de ce système, ainsi que leurs lignes de force.
2Lorsque Otto Peters publie en 1967 sa monographie de 45 pages où il analyse l’enseignement à distance en la comparant à la production industrielle, il y a déjà bien longtemps que la référence industrielle a marqué l’étude de l’éducation. Ainsi, le roman de Dickens Hard Times, publié en 1854, dépeint de façon mordante l’école de Coketown, une ville industrielle du nord de l’Angleterre, dont le principe pédagogique est l’apprentissage utilitaire et où toute expression d’émotion et de créativité est strictement réprimée. C’est l’époque où le travail des enfants commence à être réglementé et où ils doivent être éduqués pendant au moins deux heures par jour durant leur temps de travail à la manufacture. Cette école, où les employeurs viennent recruter du « personnel responsable », enseigne des connaissances factuelles, directement applicables, et ses salles de classe rappellent la manufacture ; elle est inspirée par la philosophie d’éducation utilitariste de Bentham, qui répond aux exigences de la société industrielle de l’époque (Bradley, 1999).
3L’étude de l’influence du mode de fonctionnement industriel sur l’activité éducative attendra pourtant bien des années, même si on commence à voir que les activités de recherche sont de plus en plus organisées à l’image de l’industrie – avec la mécanisation, la méthodisation et la dépersonnalisation du processus de production (Plessner, 1922) – et l’affirmation d’un processus d’industrialisation de l’enseignement se précise avec vigueur (Enzensberger, 1962). A ces intuitions, Peters, se réclamant de Comenius qui comparait en 1649 l’art de l’enseignement à celui de l’impression, ajoute la force de la démonstration en décrivant le caractère industriel de la formation à distance : le processus d’enseignement y est basé sur la division du travail, qui est pris en charge par un ensemble de spécialistes ; elle utilise du matériel technique destiné à assurer une production de masse ; elle met en œuvre des principes d’organisation rationnelle du travail ; elle a recours à des technologies modernes, ce qui a pour effet de réduire le personnel ; les étudiants travaillent à partir de cours conçus et testés à l’avance ; et l’efficacité des cours à distance peut être mesurée à l’aide de méthodes scientifiques.
4Rationalisation, division du travail, mécanisation, chaîne de montage, production de masse, travail préparatoire, planification, organisation, méthodes de contrôle scientifiques, formalisation, standardisation, changement des fonctions, objectification, concentration et centralisation : ce sont bien là des caractéristiques industrielles que l’on retrouve dans l’enseignement à distance. Sa structure est considérablement déterminée par des principes d’industrialisation, en particulier la rationalisation, la division du travail et la production de masse. Son mode d’enseignement est graduellement restructuré par la mécanisation et l’automation. Elle présente ainsi un ensemble de traits particuliers qui font d’elle une méthode d’enseignement rationalisée qui repose sur l’application de principes d’organisation industrielle et sur l’utilisation intensive de la technologie.
5A la proposition de Peters, d’envisager la formation à distance comme la forme d’éducation la plus industrialisée, répond la même année l’injonction de Lê Thanh Koi. Il faut, dit-il, « appliquer l’analyse économique à l’éducation en la considérant comme une industrie », afin de « maximiser sa contribution au développement économique et social de la nation », l’efficacité de la formation étant entendue au sens pédagogique, économique, social et politique. L’appareil éducatif a une mission industrielle, tant par les ressources qu’il absorbe que par l’importance de sa « production » : il doit tendre vers un rendement élevé (Than Khoi, 1967). Cette fois, il ne s’agit plus d’une analogie, mais bel et bien d’une exigence, celle de la rationalisation de l’acte éducatif. La voie de l’étude de l’industrialisation de la formation est maintenant ouverte.
L’émergence du paradigme
6Il faudra attendre une dizaine d’années pour que s’engage le débat sur les propositions de Peters, qu’il précise en 1973. Plusieurs critiques lui sont adressées à partir de 1980 : la séparation qu’il a établie entre l’éducation à distance et l’éducation conventionnelle est contestable, même s’il est vrai que l’enseignement à distance est la forme d’éducation la plus industrialisée (Keegan, 1980). Et si l’industrialisation de la formation pouvait être une référence pertinente dans les années 1970, au début des universités ouvertes (Open Universities), marqué par la nécessité d’une diffusion de masse, elle a beaucoup perdu de sa pertinence avec les désillusions des années 80 (Ehmann, 1981 ; Jeavons, 1986). De plus, la description de la technologie de la formation à distance qu’a donnée Peters apparaît très problématique (Schwittmann, 1982) et sa vision de l’industrialisation n’est vraie qu’à moitié, car si la conception et la production des cours en formation à distance sont effectivement industrialisées, l’industrialisation des services de support à l’étudiant n’est tout simplement pas possible (Sewart, 1982).
7A ses critiques, Peters répond tout d’abord qu’il n’est pas un promoteur de l’industrialisation dont il a montré la nature problématique, notamment l’aliénation des étudiants et le risque de manipulation qu’elle amène, de la part des groupes dominants. Pas plus qu’il n’est un promoteur de la technologie éducative dont il a également montré les dangers de fragmentation des connaissances et de substitution d’une rationalité technique à une rationalité critique. Selon lui, la formation à distance n’est pas tant une technologie éducative qu’un changement social, lequel affecte les styles de vie de façon beaucoup plus profonde. De même que la réponse aux besoins des pays en voie de développement passe par l’industrialisation, de même l’égalité des chances d’accès à l’éducation passe par l’industrialisation de la formation : c’est un processus historique et anthropologique à long terme, non une mode passagère, qui marquera également les institutions bimodales, pratiquant à la fois la formation à distance et l’enseignement traditionnel. Elle ne concerne d’ailleurs pas seulement la conception et la production du matériel de cours, mais bien toute l’organisation de la formation à distance, même dans les tâches de conseil et de tutorat auprès des étudiants, qui elles aussi sont touchées par la division du travail et la rationalisation. L’industrialisation est donc là pour rester et c’est une caractéristique essentielle de la formation à distance, si essentielle qu’elle la distingue structurellement des autres formes d’éducation, une perspective qui n’est d’ailleurs pas nécessairement réjouissante si on considère le processus d’aliénation pédagogique qui l’accompagne (Peters, 1989).
8L’industrialisation, un processus social : une réflexion analogue marque plusieurs études effectuées à la même époque sur l’utilisation des médias en éducation, marquées par le constat que l’utilisation des technologies est modelée par les usages sociaux et les valeurs dominantes de la société, comme en témoigne l’exemple d’Edison, qui destinait le gramophone à des fonctions pédagogiques mais dut, faute de clients, se rabattre sur ses utilisations récréatives (Flichy, 1982). Mais cette fois, à l’observation de ce processus s’ajoute une analyse des relations qu’entretient le « monde » de l’éducation et les industries de la communication. Trois postulats la caractérisent, selon Pierre Mœglin (1986) : (1) à l’offre technologique répond une demande éducative latente et préformée ; (2) il existe des besoins propres au monde éducatif qui peuvent être définis de façon administrative ; (3) il suffit de rechercher la meilleure adaptation entre l’offre technologique et la demande éducative.
9Or, souligne Mœglin, cette analyse fait à la fois fi des enjeux industriels, de la définition des besoins en fonction de l’offre disponible, des stratégies des acteurs éducatifs et du poids des usages dans l’utilisation des médias. Ainsi, le besoin d’une technologie ne peut surgir et être exprimé que si les pratiques sont modelées par le potentiel et les contraintes de cette technologie. Ce sont les habitudes des usagers, les usages sociaux en place ou en formation qui déterminent l’implantation des innovations techniques. La genèse des besoins éducatifs s’effectue donc par rapport à une offre technologique et marchande, et elle est déterminée à la fois par des critères stratégiques et par des usages préexistants. Autrement dit, l’éducation, dans son mode d’utilisation des technologies, est influencée par une logique industrielle et sociale. En témoigne l’exemple du satellite éducatif, dont l’expérimentation au Canada, en France et aux Etats-Unis, dans les années 1970, donne lieu à la rencontre de trois processus (Mœglin, 1988):
« Tout d’abord, au prix de difficiles rapprochements, ingénieurs, pédagogues, financeurs et décideurs s’entendent sur le principe de leur association. Vient ensuite l’expérimentation, puis entre enfin en ligne de compte l’industrialisation de la communication éducative, forme spécifique de l’industrialisation culturelle et de l’informatisation sociale, dont le satellite éducatif se présente comme le résultat en même temps que l’instrument de prédilection. Compromis socio-technique, projet expérimental et vecteur d’industrialisation, telles sont les trois caractéristiques qui font du satellite éducatif un cas d’école, particulièrement éclairant pour l’analyse et la compréhension des mécanismes et logiques sociales présidant à la naissance et au développement des médias en général.»
11L’exemple du satellite éducatif est ici révélateur, puisqu’il illustre l’« obligation de communication » décrite par Bernard Miège en 1989, qui gagne toutes les institutions sociales, et bien sûr l’appareil éducatif. Utilisé dans les années 1970 pour des émissions éducatives, des échanges communautaires et diverses activités de coopération scientifique et culturelle à distance, à l’initiative des milieux éducatifs, qui y voient un véhicule pour l’échange de produits et programmes de formation et l’émergence de réseaux appelés à constituer une « société pédagogique », ce projet qui s’inscrit bien dans le processus d’industrialisation de la communication et de la culture décrit par Miège. Dès lors débute la fiction du satellite éducatif, qui par lui-même et grâce à la dimension planétaire de sa couverture aurait des vertus éducatives. L’objectif est alors de faire prendre conscience aux autorités ainsi qu’à l’opinion publique de l’utilité des réseaux satellitaires et de préparer leur mise en œuvre opérationnelle, le tout « pour déboucher, si les choses se passent bien, sur l’implantation de services éducatifs par satellite justifiant par leur performance et les économies qu’ils feront réaliser les investissements importants qu’ils nécessiteront par ailleurs. » (Mœglin, 1994).
12Certes, ce n’est pas la première fois que les milieux éducatifs sont sollicités par des industriels en quête de marchés : mais cette fois, l’intensité du volontarisme, l’ampleur des enjeux institutionnels, l’importance des ressources techniques, humaines et financières, et surtout la convergence des initiatives et l’étroitesse de la coordination semblent créer une situation nouvelle. Laquelle augurerait d’une transition des sphères éducatives vers un mode de fonctionnement moins artisanal, structuré selon des logiques d’industrialisation, mais sans être principalement animé par la recherche de profits. Avec l’étude des conditions de formation d’un média, le satellite éducatif, à partir d’un ensemble de projets embryonnaires, et notamment de la stabilisation de ses usages, est donc posée la question de l’industrialisation éducative, une industrialisation qui aurait pour origine « la crise d’appareils éducatifs de moins en moins en mesure d’apporter par les moyens traditionnels de l’enseignement en présentiel des réponses satisfaisantes aux déséquilibres du sous-développement et des mutations structurelles de la société. » (Mœglin, 1994).
13Caractéristique essentielle de la formation à distance, tendance profonde de la communication éducative : chez Peters comme chez Mœglin, l’industrialisation est perçue comme la marque d’un changement social dont la technologie est le vecteur et dont l’éducation devient l’enjeu. Le paradigme de l’industrialisation de la formation vient d’apparaître, qui permet de mettre en évidence aussi bien l’ampleur des changements éducatifs en cours que les risques pédagogiques qui les accompagnent.
La recherche d’un modèle
14A partir de 1990 va s’amorcer une réflexion sur la nature du modèle industriel de l’enseignement à distance (Campion, 1990a, 1990b ; Hickox et Moore, 1992 ; Campion, 1996). On a en effet conscience que l’époque de la production et de la diffusion de masse qui avait caractérisé les premières années des universités ouvertes est maintenant terminée, et que l’enseignement à distance va devoir modifier son offre éducative. Comme le note Richard Edwards en 1991 : « Les magasins ne gardent plus de grandes quantités d’un petit nombre d’articles. Ils ont de petites quantités d’un grand nombre d’articles. Il suffit de se promener sur n’importe quelle High Street pour se rendre compte de ce changement. Les magasins répondent aux demandes des consommateurs dans divers segments de marché particuliers. Les produits ont un cycle de vie plus court et il y a un plus grand besoin d’innovation et de présentation […] Le marché de masse est mort, soi-disant remplacé par le choix et la toute-puissance du consommateur. » (traduction libre)
15Mais si le modèle fordiste semble révolu, la définition du modèle d’enseignement à distance s’avère vite ardue en raison de la concurrence de divers paradigmes de production difficiles à opérationnaliser ainsi que de la confusion fréquente entre le néo-fordisme et le postfordisme. Le débat est virulent (Campion, 1992) : la formation à distance suit-elle une évolution parallèle à celle des modes de production, passant du modèle préindustriel au modèle industriel (préfordiste), puis au modèle fordiste et au modèle postfordiste ? L’avenir de l’enseignement à distance est-il dans le postfordisme, caractérisé par l’autonomie des apprenants et le contrôle du personnel académique sur la production des cours (Farnes, 1993) ? Faut-il s’attendre au contraire à ce que le modèle néo-fordiste, perpétuant le principe de division du travail et la déqualification du personnel, ait le plus de chances de s’imposer (Campion et Renner, 1992 ; Campion, 1993) ? N’est-il pas temps de remettre en question le modèle d’Otto Peters, devenu inadéquat, alors que la venue d’internet a radicalement modifié les relations dans l’espace et dans le temps (Raggatt, 1993) ?
16Dans ce contexte d’interrogations multiples, trois articles de Greville Rumble viennent jeter un pavé dans la mare.
17 – Oui, dit-il, la réflexion sur le modèle industriel de la formation à distance s’inspire de l’industrie automobile, mais il existe d’autres modèles industriels – il en discerne huit, de la production proto-industrielle à la production « mince » de Toyota – Et surtout, l’industrialisation n’est pas l’apanage de la formation à distance, puisque l’éducation dans son ensemble a été sujette à un processus d’industrialisation, tout comme l’industrie manufacturière et les industries de services, et Ritzer a même évoqué sa « McDonaldisation ». Il est donc exact que la formation à distance est une forme d’éducation industrialisée, mais elle n’est pas la seule en son genre, et la typologie des modèles industriels qui sert de toile de fond au débat est encore bien imprécise (Rumble, 1995a).
18 – Quant à la formation à distance, jusqu’à quel point est-elle fordiste comme l’a suggéré Peters, prenant l’Open University en exemple ? Elle se base effectivement sur la division du travail, mais celle-ci n’est pas propre au fordisme. Elle amène également une certaine déqualification, mais seulement dans le cas des employés à contrat, alors que les professeurs tendent au contraire à acquérir de nouvelles qualifications. Quant à l’Open University, sa flexibilité s’est considérablement accrue au cours des années, même si elle est encore très bureaucratique, et elle ne vise pas un marché de masse. Bref, estime Rumble, l’Open University n’est pas fordiste et le modèle fordiste est inadéquat pour analyser la formation à distance (Rumble, 1995b).
19 – Reste donc une seule question, celle de la viabilité du postfordisme. Or, plusieurs problèmes se posent, indique Rumble : tout d’abord celui de la tradition d’autonomie des professeurs, qui rend très problématique un fonctionnement basé sur la mise sur pied d’équipes multiqualifiées appelées à accomplir un grand nombre de tâches, tel que le propose le modèle de la production « mince » ; mais aussi celui de l’utilisation croissante de personnel contractuel, qui apparaît désavantageux en raison de la perte du sens de la communauté académique susceptible d’en résulter. Peut-être les universités de formation à distance n’ont-elles pas le choix que de s’adapter à ce type de fonctionnement. Toutefois, le degré de changement culturel requis est immense et les changements seront douloureux (Rumble, 1995c).
20Comme on peut s’y attendre, ces textes suscitent de vives réactions. Elles vont de la négation de l’industrialisation, irréalisable dans une institution éducative en raison de son caractère totalement rationnel et programmé (Fritsch, 1995) à un plaidoyer en faveur de la fécondité de la théorie fordiste, malgré ses faiblesses, parce qu’elle permet d’envisager la juxtaposition de plusieurs modes de production (Campion, 1996), une théorie qui d’ailleurs sert de plus en plus de cadre de référence aux universités traditionnelles (Jarvis, 1996). Mais surtout, indique Peters, ils donnent de l’industrialisation une vision trop étroite, oubliant qu’elle n’est pas seulement un changement du processus de production, mais aussi un changement économique, social, culturel et politique, et négligent un fait essentiel : la formation à distance est une forme d’enseignement sui generis, caractérisée par une planification rationnelle de l’enseignement, à laquelle résiste l’enseignement traditionnel, même s’il s’ouvre à certaines formes de rationalisation (Peters, 1996).
21Le débat se poursuivra, notamment dans un numéro spécial de la revue Distance Education (Campion, 1995 ; Evans, 1995 ; Renner, 1995 ; Campion et Freeman, 1997 ; Campion, Freeman et Olivieri, 1997). Mais une chose est maintenant certaine : le modèle industriel de la formation à distance crée des problèmes au niveau de l’organisation du travail et s’accompagne d’une parcellisation de l’enseignement. Enfin, il risque de réduire le processus éducatif à un bien de consommation (Kaye, 1995). La controverse n’a donc pas cessé depuis 1967 et la conclusion s’impose : il faut réviser la conception industrielle de la formation à distance à la lumière de ces contributions (Peters, 1997). Bref, trente ans plus tard, si le recours à un modèle industriel permet d’analyser les problèmes rencontrés par la formation à distance, la caractérisation de ce modèle apparaît difficile, mais n’en constitue pas moins une entreprise nécessaire.
Un cadre sociologique
22Pendant que se déroulent ces débats dans le monde de l’enseignement à distance, l’approche de l’industrialisation se fait plus synthétique dans celui de l’enseignement traditionnel. On cherche ici à définir un cadre permettant de saisir ce qui apparaît comme une industrialisation embryonnaire, marquée par le recours à des formes éducatives médiatisées et l’importation de méthodes et de valeurs en provenance d’autres secteurs économiques, ainsi que par l’existence de nombreux obstacles spécifiques au domaine éducatif qui s’ajoutent à ceux que connaît l’industrialisation de la communication en général. Cause première, la complexité singulière du milieu éducatif, liée à l’inorganisation de ses acteurs, la prégnance de l’initiative publique et la rémanence des pratiques et méthodes pédagogiques. A ceci s’ajoutent d’autres obstacles, par exemple les limites du volontariat, les difficultés propres à l’enseignement de certaines disciplines, la résistance envers des modes tayloriens d’organisation du travail, ainsi que la tension entre les valeurs marchandes et le principe de gratuité des services éducatifs (Mœglin, 1991), sans oublier l’incapacité relative des technologies à soutenir les pratiques autodidactiques sur lesquelles repose le succès de l’industrialisation (Mœglin, 1992).
23Objet d’attention particulière, la question des usages apparaît ici comme un révélateur de la dynamique de l’industrialisation dans sa cristallisation effective. Les usages, on l’a vu, apparaissent en effet portés par une logique particulière qui les mène à prendre des formes très différentes de celles prévues par les promoteurs des technologies (Perriault, 1989). Et c’est seulement lorsqu’ils sont stabilisés que l’industrialisation est susceptible de se concrétiser. En effet, les usages sont : « des modes d’utilisation se manifestant avec suffisamment de récurrence, et sous la forme d’habitudes relativement intégrées dans la quotidienneté, pour être capables de se reproduire et éventuellement de résister en tant que pratiques spécifiques ou de s’imposer aux pratiques culturelles préexistantes. » (Lacroix, Mœglin et Tremblay, 1992).
24Dans ce processus, les politiques et interventions étatiques jouent un rôle initiateur et moteur, notamment par le discours promotionnel qui les accompagne, lequel a pour but de faciliter l’acceptation de l’offre technologique (Lacroix, Tremblay et Pronovost, 1993). Mais s’ils sont relativement faciles à analyser étant donné leur grande visibilité, les usages sont plus difficiles à cerner, à la fois en raison de leur multiplicité et de leur caractère changeant et relativement souterrain. L’attention se porte donc sur les points de vue des usagers et des constatations étonnantes en résultent (Glikman, 1997) : alors que les apprenants sont exposés à des situations de formation très diversifiées, dont certaines conjuguent une utilisation intensive de la technologie à une forte médiation humaine, tandis que d’autres, à l’inverse, utilisent assez faiblement la technologie et font peu appel à la médiation humaine, ces usagers se montrent assez peu sensibles à cette dimension de leur apprentissage. Pour eux, le rapport de leur formation avec leur travail et leur motivation est la préoccupation première ; puis vient l’organisation de leurs études et leur relation avec le tuteur, la médiatisation du dispositif d’enseignement venant en dernier lieu (Glikman, 1998). Autrement dit, conclut Viviane Glikman : « Les apprenants négocient avec l’offre technologique dans les limites de la latitude accordée par le dispositif, en fonction de leurs caractéristiques sociologiques et individuelles. Une fois de plus (…) la pédagogie prime sur le technique. » (Glikman, Albero et Cristofoli, 1999).
25Second objet de réflexion, la technologie elle-même, ou plus exactement la façon dont elle s’insère dans la sphère éducative. La perspective proposée est ici résolument constructiviste et dialectique, soulignant que la convergence technologique, donnée pour certaine, est en réalité un construit social controversé, et que l’étude de l’implantation des TICE doit prendre en compte trois types de facteurs : la structure industrielle et les stratégies des acteurs, les politiques et interventions étatiques, et la formation des usages sociaux (Lacroix, Miège, Mœglin Pajon et Tremblay, 1993). Cette société de l’information qui trouve son expression ultime dans les autoroutes de l’information n’est-elle pas porteuse d’une soumission aux lois de la société industrielle et de la marchandisation de l’information et de la culture (Tremblay, 1995) ? Et devant les risques d’accroissement des inégalités sociales qui l’accompagnent, ne faut-il pas remettre en cause les idéologies, aussi bien l’interventionnisme à tout crin que le libre marché (Lacroix et Tremblay, 1995) ? En fait, cette convergence technologique donnée pour un fait nouveau et décisif s’inscrit dans une longue tradition dans le milieu de l’éducation, où la convergence plurimodale apparaît dès la fin des années 1960, amenant avec elle l’ingénierie éducative qui donnera naissance au projet d’industrialisation de la formation, dont le vidéodisque et le satellite éducatif sont les témoins. Or, la juxtaposition des ressources technologiques n’aboutit à une véritable convergence que si les usagers intègrent ces ressources. De plus, plusieurs modèles de convergence sont en concurrence, selon la nature des intérêts industriels en jeu, entre lesquels la compétition est virulente. Comme le souligne Pierre Mœglin en 1996 : « A la virulence et aux enjeux de ces compétitions l’on ne comprend toutefois pas grand chose si l’on oublie que ce sont en fait des sphères industrielles et des logiques socio-économiques qui s’affrontent à travers elles (…) C’en est en tout cas assez pour rompre avec la représentation d’un territoire éducatif autonome où les décideurs exerceraient leur libre arbitre sans contrainte exogène. »
26Alors que l’accent avait été initialement mis sur les particularités du système éducatif s’opposant aux intérêts industriels, c’est maintenant la fragilité de ce système qui est mise de l’avant. Concurrence des intérêts industriels qui déclinent la convergence technologique selon leurs voies multiples, injonction des pouvoirs publics pour que l’appareil éducatif participe activement à cette convergence : on comprend mieux devant la superposition de ces difficultés la tendance à investir l’usager d’une autonomie qui lui permettra d’organiser avec cohérence ces informations multiples. Cette propension à lui accorder une responsabilité si difficile à incarner lors de la conception, et qui jusqu’alors était celle de l’éducateur, est le signe du « démon de la convergence », qui habite depuis longtemps la sphère éducative et risque, par engouement technologique, de faire passer les préoccupations pédagogiques au second rang.
27Convergence technologique, interventions publiques, prégnance des usages, pressions sur les usagers, cette fois le cadre se tient. Le modèle commence à être élaboré à partir de 1993, à partir du constat que l’industrialisation n’a pas le statut de concept, qu’elle est associée à la technologisation comme lieu de médiations multiples et qu’elle comporte une forte dimension idéologique. Trois intuitions caractérisent les premières réflexions : les mutations affectent davantage les modèles auxquels se réfèrent les acteurs que leurs modes de fonctionnement proprement dit ; les indices d’industrialisation sont repérables à la fois au niveau micro et au niveau macro ; et l’industrialisation du champ éducatif comporte une dimension communicationnelle marquée par l’apparition de nouvelles familles d’acteurs et par une évolution du rôle de l’enseignant grâce aux nouvelles technologies. Et une certitude s’impose en 1993 aux membres du séminaire Industrialisation de la formation : l’analyse de l’industrialisation de la formation, envisagée comme composante des industries culturelles, demande une analyse transdisciplinaire, politique, économique, culturelle et sociale.
28La première concrétisation du concept se fait autour de la notion de « bien éducatif" [1] ». Cette préoccupation envers le projet de modernisation de l’éducation amène d’emblée le constat de ses handicaps – oubli des apprenants au profit d’une approche instrumentaliste, utopie de la rationalisation et de la « performativité » de l’enseignement, mais aussi divergences entre les promoteurs des projets d’innovation – et plusieurs conclusions provisoires viennent baliser la perspective de l’industrialisation éducative. Tout d’abord, le succès des innovations technologiques passe par les usages domestiques et l’industrie des programmes éducatifs demeure embryonnaire en raison d’un modèle de production hérité de l’industrie du livre. Quant à l’industrie éducative, qui associe souvent les produits aux services, elle est doublement écartelée, d’une part entre les équipes permanentes et les contributeurs occasionnels, de l’autre entre le secteur de la formation initiale et celui de la formation continue (Mœglin, 1994). Ainsi, malgré les nombreux échecs des tentatives visant à intégrer les technologies de communication aux pratiques éducatives, plusieurs facteurs laissent croire un tel rapprochement possible, notamment la recherche d’une limitation des coûts de l’éducation, le potentiel d’innovation des industries de la culture et de l’information et l’évolution des théories de l’apprentissage. Il ne faut pourtant pas s’attendre à une croissance extensive, cette nouvelle industrialisation étant celle de l’économie immatérielle et des productions en petite série. Ainsi, les produits éducatifs pourront être marchands ou non marchands – certains des produits marchands pouvant être industrialisés – et certains secteurs éducatifs seront touchés tandis que d’autres ne le seront pas (Miège, 1994).
29Jusqu’ici, la notion d’industrialisation de la formation est donc une approche permettant d’analyser les transformations de la sphère éducative, autour de laquelle se constitue un nouveau champ scientifique grâce aux premières recherches universitaires (Deceuninck, Delamotte et Payeur, 1994 ; André, 1994 ; Bonizec, 1997). Quatre ans plus tard, l’accent – plus ambitieux – est mis sur les « industries éducatives », envisagées de façon symétrique aux industries culturelles. Ces industries éducatives sont des produits et services – ou leur combinaison – « édités et mis à disposition sous une forme classique ou mis en ligne et téléchargeables grâce aux réseaux », qui témoignent d’un « processus bien réel affectant inégalement et de façon différenciée l’enseignement français et étranger, ainsi que la formation continue » (Fichez, 1998). Cette fois, l’industrialisation de la formation est affirmée en tant que phénomène bien palpable. Il faut dire que des chantiers ambitieux sont dans la ligne de mire : l’exemple en est donné par les projets de campus virtuel qui affichent leur intention de rationalisation organisationnelle marquée par la substitution de capital au travail, ainsi que la marchandisation de l’accès aux ressources d’étude, la servuction – c’est-à-dire la prise en charge par les usagers de tâches jusqu’alors dévolues aux enseignants – et une réingénierie didactique visant la création de cours sur mesure à partir d’un « patron » universel (Mœglin et Tremblay, 1998 ; Mœglin et Tremblay, 1999). Comment ne pas y voir le début de la mise en place d’une autre façon d’apprendre, basée sur le self-service, et d’une nouvelle voie de l’informatisation sociale, porteuse du développement industriel des services de formation et de recherche ? Comment ne pas y voir la preuve de l’industrialisation de la formation ? Pourtant plusieurs problèmes subsistent. En effet, l’usager est toujours ignoré lors de la conception des systèmes qui sont mis de l’avant, tandis que l’ampleur des investissements consentis demande à ce qu’ils soient amortis auprès d’une large clientèle dont on peut douter de sa capacité à un haut degré d’autonomie ; enfin, les professeurs sur lesquels repose la médiatisation effective des cours s’avèrent quelque peu réticents à entreprendre la démarche de modélisation qui leur est proposée (Combès, 1998).
30L’industrialisation de la formation s’avère donc une heuristique féconde pour cerner cette nouvelle réalité. Toutefois, si les études montrent bien que cette industrialisation se situe à l’intersection des champs économique, social et culturel, et qu’elle vise la marchandisation des objets et services, il demeure difficile de la caractériser en référence à des modèles tels que ceux de la grande industrie, de la production flexible, des industries du tertiaire et des industries culturelles, ce qui lui vaut de nombreuses résistances. Lieu de rencontre de stratégies de coercition, de concurrence, de résistance ou d’innovation, des industries éducatives sont sans doute en émergence, mais de façon plutôt imprévisible, très embryonnaire dans le cas des campus virtuels, plus affirmée dans le cas de la formation multimédia en entreprise (Guillemet, 1998).
31L’approche de l’industrialisation de la formation inspirée par ce cadre sociologique apparaît ainsi en 1998 singulièrement riche et fragile. Ses références sont nombreuses et hétérogènes alors qu’elle s’inspire du modèle de la grande industrie, du modèle postindustriel, du modèle des industries du tertiaire et du modèle des industries culturelles. Toutefois, la multiplicité de ces références rend délicate la tentative de définition d’un modèle propre à analyser le champ éducatif, d’autant que l’industrialisation de la formation est perçue comme un phénomène tendanciel, marqué par la rencontre de multiples formes industrielles avec des références éducatives multiples. Ceci explique sans doute, constatent les principaux auteurs, pourquoi la notion même d’industrialisation a été remise en question, certains considérant que les produits éducatifs ne peuvent être comparés à ceux de l’industrie ou soulignant la difficulté à repérer des exemples d’industrialisation, alors que d’autres, à l’inverse, défendent la thèse de l’industrialisation de la formation de façon si générale et si excessive qu’il n’est pas possible d’expliquer les multiples évolutions observables. Il faut donc, estime Pierre Mœglin, clarifier cette notion, et notamment distinguer l’industrialisation dans la formation, qui fait référence à des évolutions particulières, de l’industrialisation de la formation, qui désigne un phénomène d’ensemble.
32Mais là encore, deux références théoriques différentes sont invoquées pour caractériser l’industrialisation de la formation : la première, inspirée des industries culturelles, définit l’industrialisation à partir de la présence simultanée d’une intensité capitalistique, d’une organisation rationnelle du travail et de la présence de machines ; la seconde, tout en reprenant les caractéristiques de technologisation et rationalisation, mais sans retenir la présence de l’intensité en capital, y ajoute une dimension nouvelle, soit l’idéologisation des acteurs. Par ailleurs, outre cet effort de clarification notionnelle, il importe de mesurer les forces – endogènes et exogènes – qui poussent à l’industrialisation de la formation, ainsi que leurs incohérences et les obstacles qu’elles rencontrent, le tout résultant dans un processus d’érosion à géométrie variable en raison des particularités du secteur éducatif. Ainsi les forces qui poussent à l’industrialisation de la formation ne sont pas nouvelles, mais certains secteurs éducatifs, par exemple la formation à distance, risquent d’y être plus sensibles. Et peut-être s’agit-il d’ailleurs de la réindustrialisation d’un système éducatif déjà marqué par des principes industriels tels l’enseignement de masse standardisé et planifié. Industrialisation ou réindustrialisation : ces deux perspectives permettent de comprendre les résistances que ce projet suscite, à la fois de la part de ceux qui ont une vision artisanale de l’enseignement et de ceux qui contestent les valeurs et la légitimité du nouvel ordre proposé (Mœglin, 1998).
33Avec cette exigence de clarification du concept d’industrialisation, et le nouvel effort de réflexion qu’elle implique, la tradition de l’enseignement à distance et celle de l’enseignement traditionnel, sans pourtant avoir été en contact l’une avec l’autre, se rejoignent ici encore par une troublante coïncidence, dans leur exigence de précision du concept d’industrialisation et du modèle d’organisation éducative censé en être l’illustration. Dans les deux cas, cependant, l’entreprise de définition du modèle industriel permettant d’analyser les transformations éducatives s’avère ardue, tandis que la notion même d’industrialisation semble difficile à cerner. Sans doute l’ampleur de l’entreprise – analyser la transformation de l’ensemble du système éducatif – explique-t-elle en large part ces difficultés, aussi bien que la référence un peu contradictoire à une industrialisation dont on cherche la nature et à une industrialisation déjà réalisée dont l’analyse est peu explicite. Mais surtout, la perspective macrosociologique adoptée empêche la prise en considération de terrains multiples et différenciés, tandis que l’absence d’indicateurs des différents degrés de l’industrialisation et la définition tendancielle qui en est donnée rend difficile la lecture de l’état plus ou moins industrialisé du système éducatif. Le travail de clarification requis s’avère donc non seulement conceptuel, mais aussi méthodologique, pour rendre l’heuristique féconde.
Hallali ou chant du cygne ?
34Hésitations, prudence, complexité d’une part, coup de tonnerre de l’autre. Là où les chercheurs tentaient par approximations successives de cerner une réalité changeante, David F. Noble n’y va pas par quatre chemins : l’industrialisation de la formation que d’autres cherchent à définir, il la donne à voir, crûment, dans toute sa réalité industrielle, avec sa description des « machines à diplômes virtuelles ».
35Tout comme le faisait le courant précédent, Noble souligne que l’accent mis sur la modernisation de l’enseignement supérieur trouve sa source dans le contexte de la crise du pétrole, au milieu des années 1970, qui a amené les leaders des pays industrialisés à opter pour le développement des « industries du savoir », la marchandisation de l’éducation et l’utilisation intensive des nouvelles technologies. Mais Noble va plus loin : avec l’automation, l’éducation supérieure est entrée dans une nouvelle ère, marquée par la confrontation entre les administrateurs et la communauté académique. Cette transformation met en jeu des acteurs industriels puissants, mais aussi les administrateurs universitaires, ainsi que des universitaires technozélotes, et la plupart des universités américaines sont maintenant touchées, notamment par le biais des projets d’universités virtuelles. Dans ce processus, les enseignants sont de plus en plus dépossédés de leur travail et leurs emplois sont menacés à long terme. De plus, l’utilisation des technologies se fait contre le gré de la communauté académique (Noble, 1997). Toutefois les premiers signes de résistance se manifestent – comme cette grève de deux mois survenue à l’université de Toronto- face à ce qui apparaît comme une menace à l’accessibilité des études supérieures dans plusieurs universités américaines – UCLA, UC Berkeley, University of Colorado – où des accords confidentiels passés avec des entreprises commerciales menacent les droits de propriété intellectuelle (Noble, 1998a ; Noble 1998b).
36Quant à la formation à distance en ligne, fer de lance de la révolution commerciale de ces universités, Noble souligne, tout comme Peters, qu’elle implique une désintégration de l’acte éducatif porteuse d’aliénation et de déqualification des professionnels de l’enseignement. Mais parce que l’apprivoisement des nouvelles technologies exige un investissement humain important qui va à l’encontre des impératifs d’efficacité recherchés, Noble prédit à la formation en ligne un sombre avenir. Sa situation lui rappelle en effet celle de l’enseignement par correspondance au siècle dernier, dont on vantait la souplesse et les possibilités d’individualisation de l’enseignement, mais où en réalité l’investissement éducatif était réduit au minimum, tout l’argent étant mis dans des dépenses publicitaires, ce qui eut pour effet un taux d’abandon très élevé, d’abord dans les écoles privées, puis dans les universités qui les imitèrent [2]. Un rapport publié en 1930 aux Etats-Unis concluait ainsi à la faillite de ce type d’enseignement. Or, les mêmes universités se font maintenant les promoteurs de la formation à distance sur internet et le scénario d’une autre débâcle à l’américaine semble devoir se répéter, à en juger par les résultats financiers désastreux de ces universités virtuelles. A la différence que cette fois les enjeux sont beaucoup plus importants, avec des perspectives d’expansion mondiale (Noble, 1999 ; Noble, 2000). Mais tout ce qui brille n’est pas or, et les administrateurs des universités américaines apprennent à leurs dépens – par exemple ceux de UCLA – que la culture des universités et celle des entreprises sont bien différentes, et qu’il n’existe pas de gain facile dans la société capitaliste (Noble 2001).
37Ces appels à la croisade ne trouvent cependant guère d’écho et Noble se voit reprocher un biais antitechnologique et une méconnaissance de la technologie qui l’empêche d’apprécier ses pièges réels et le mène à une lecture unidimensionnelle de la numérisation des universités. Ses conclusions, non documentées, sur la moindre efficacité pédagogique de l’enseignement en ligne sont contestées et apparaissent prématurées. Et si ses efforts pour fustiger les administrateurs sont jugés bien intentionnés, l’analyse qu’il présente apparaît manichéenne, notamment parce qu’elle ignore le rôle joué par les étudiants et les professeurs. Bref, ses thèses sont jugées peu crédibles (White, 1999 ; Luke, 2000), même si elles posent la question critique de l’interaction entre la technologie, l’économie, les cadres juridiques et les structures organisationnelles. Sa lecture est peut-être biaisée, mais elle impose de considérer la responsabilité qui incombe aux formateurs dans leur utilisation des technologies (Agre, 1998 ; American Federation of Teachers, 2001).
38Détermination ou indétermination ? Le mode d’existence de ces « outils pour apprendre » apparaît décidément complexe, partagé entre des éducateurs qui oublient souvent qu’ils sont aussi des produits industriels et des industriels qui négligent souvent les particularités du marché éducatif. De plus, la disparité des outils accroît la difficulté de cette rencontre entre le secteur de l’éducation et les autres secteurs sociaux, même si des tendances industrielles semblables sont à l’œuvre, qui visent à rationaliser et à standardiser l’enseignement. Ainsi, chaque outil ne s’impose ainsi pas en lui-même, mais grâce à l’intervention de fédérations d’alliés, dont les combats sont vifs (Mœglin, 1999). Rien n’est donc donné, et les avancées de l’industrialisation demandent à être cernées en prenant en compte les multiples caractéristiques des innovations faisant intervenir des nouvelles technologies (Miège et Tremblay, 1999), ainsi que les caractéristiques des marchés éducatifs (Inchauspé, 2001). Mais à la vigilance se greffe aussi l’espoir qu’émergent dans ces universités campus et à distance devenues hautement bureaucratisées de nouvelles formes de vie interactive et de nouvelles relations sociales entre les professeurs, les étudiants et les autorités administratives – à l’instar de celles qui caractérisaient l’université artisanale du 12e siècle – tout en répondant aux besoins d’apprentissage continu des travailleurs (Rumble, 1998). Plus encore, l’université, au lieu de se transformer en machine à diplômes virtuelle, ne pourrait-elle redevenir le gymnase présocratique qu’elle était à l’origine, ouvert à l’interaction individuelle (Casper, 1995) ?
39Appréhensions, espérances : à ces spéculations se superposent des observations étonnantes. Alors que les chercheurs en formation à distance butent sur la définition de leur modèle industriel, que les chercheurs provenant de l’enseignement traditionnel voient se profiler des menaces d’industrialisation de la formation accrues sans toutefois pouvoir en trouver la concrétisation et que des preuves d’industrialisation sont brandies par David F. Noble, pour être aussitôt contestées, d’autres transformations passent relativement inaperçues. Ainsi, les pratiques d’enseignement en ligne des universités sont-elles marquées par des tendances monopolistiques, puisque s’il existe, au dernier décompte, quelque 288 plates-formes de e-formation, deux d’entre elles occupent près de 80 % du marché (Thot/Cursus, 2000), la plate-forme dominante – WebCT – étant pour sa part utilisée dans quelque 2 500 institutions réparties dans 81 pays, dont les deux tiers sont aux Etats-Unis. La facilité d’apprentissage de ces outils et l’autonomie qu’ils permettent au professeur, qui ne dépend plus d’une équipe de production multimédia, semblent expliquer leur adoption grandissante. Or, cette standardisation témoigne bel et bien d’une certaine industrialisation – parfois manifeste à l’occasion de choix institutionnels –, mais une industrialisation plutôt insolite puisqu’elle ne se traduit pas par une atomisation de l’enseignement, mais par une forme d’enseignement plus organique (Guillemet et Provost, 1999), d’ailleurs relativement bien acceptée par les professeurs qui ne semblent avoir d’autre problème que le temps requis pour l’apprentissage de ces technologies (Guillemet, 2002).
40Ce phénomène paradoxal témoigne sans doute de la rencontre ambiguë de l’éducation avec les nouveaux médias et de la recomposition du savoir qui l’accompagne (Labasse et Vedelago, 2000). Le diagnostic que pose Randy Garrison ne l’est pas moins : l’étude de la formation à distance au 20e siècle, dit-il, montre qu’elle s’est attachée aux contraintes géographiques et a tenté d’y répondre par la production de masse de cours préfabriqués. Le modèle industriel d’Otto Peters correspond à cette période. A cette ère industrielle succède, au 21e siècle, une ère postindustrielle où les préoccupations relatives aux transactions pédagogiques vont prédominer sur les préoccupations structurelles. La question est donc de savoir si la formation à distance dispose d’une base théorique adéquate pour prendre en compte les innovations technologiques et les nouvelles pratiques qu’elles suscitent (Garrison, 2000). Encore plus paradoxal est l’écho que donne Otto Peters lui-même à ce diagnostic, lorsqu’il souligne que deux changements significatifs ont eu lieu en éducation, soit le passage de l’apprentissage traditionnel à l’apprentissage à distance – la forme d’enseignement et d’apprentissage la plus industrialisée – puis le passage de l’apprentissage à distance à l’apprentissage en ligne. Le premier était caractérisé par l’« industrialisation » de l’éducation et la discussion de ses variantes, telles la néo-industrialisation et la postindustrialisation. Le second changement structurel est marqué par l’interprétation des espaces d’apprentissage réels et virtuels (Peters, 2001).
41Ainsi, malgré la dénonciation par Noble du caractère industriel des nouveaux campus virtuels, l’industrialisation de la formation cesse donc de constituer une préoccupation dominante pour plusieurs pédagogues, au premier chef Peters qui y voyait la caractéristique principale de la formation à distance. De la même façon que le passage de l’espace physique du campus à l’espace virtuel modifie de façon radicale à leur avis la relation pédagogique et les modes d’enseignement et d’apprentissage, l’accent serait désormais mis sur l’aménagement pédagogique des espaces virtuels. Serait-ce la fin du paradigme ?
De nouveaux territoires industriels ?
42L’accent mis par les théoriciens de la formation à distance sur la domestication des espaces virtuels n’a rien pour étonner dans le contexte du développement de la e-formation, marqué par l’espoir de nouvelles clientèles qu’accompagne le risque de concurrence accrue de la part des institutions traditionnelles, mais il trouve également une résonance particulière à la lumière des critiques adressées au modèle industriel qui prévalait jusqu’alors. Avec les espaces virtuels et les possibilités d’interaction qu’ils apportent, il semble, selon ces théoriciens, que puisse être conjuré le processus d’aliénation de la relation pédagogique dont était porteur le modèle industriel en reconstituant à distance des possibilités d’interaction et de collaboration similaires à celles du gymnase présocratique. Est-ce assez pour en finir avec la référence au modèle industriel ? Sans doute la référence au modèle fordiste de la production de masse semble bel et bien révolue, mais il y a lieu de se demander si la réflexion sur le modèle industriel de la formation à distance perd pour autant de son utilité, alors que l’observation des pratiques d’enseignement en ligne laisse percevoir une possibilité de réalisation du modèle postfordiste basé sur la production de petites séries avec un haut degré d’autonomie des opérateurs. D’autant que malgré les grandes possibilités offertes par les nouvelles technologies, des choix dans l’offre de produits et services éducatifs doivent toujours être faits en tenant compte des contraintes techniques et budgétaires, ainsi que des caractéristiques des publics rejoints. Une logique d’édition s’impose donc ici, et la référence industrielle ne semble guère pouvoir être évitée.
43Plus sensible, et de nature différente, est la gêne que suscite le concept lui-même dans le champ de l’enseignement traditionnel, qui associe deux univers si différents, dans leur essence et leur fonctionnement, que l’éducation et l’industrie. Certes, cette association n’est pas sacrilège et peut même contribuer à poser des questions essentielles, comme en témoignent les analyses de David F. Noble et les réactions qu’elles ont suscitées. Certes, la notion d’industrialisation de la formation apparaît féconde pour cerner les pressions qui s’exercent sur le milieu éducatif, décrire le rapport qui unit le champ de la formation aux industries de la communication, et pour baliser le terrain dans lequel s’inscrit la « néo-industrialisation » de l’éducation (Miège, 1998) [3]. En revanche, elle semble encore relativement floue, puisqu’elle ne permet pas de saisir ni les conditions d’émergence de certaines industries éducatives, ni leurs caractéristiques. De telle sorte que l’industrialisation apparaît à la fois comme une menace toujours plus présente (Friesen, 2003, Daniel, 2002 ; Daniel, 1996) [4], mais analysée de façon un peu biaisée, et comme un phénomène assez paradoxal, puisque cette industrialisation annoncée se fait aussi fuyante dans sa réalisation que voyante dans ses intentions.
44Sans doute s’agit-il de cerner avec patience et minutie les avancées effectives de l’industrialisation, comme le suggère la grille de lecture proposée par Bernard Miège et Gaëtan Tremblay. Mais aussi peut-être la barre de l’industrialisation éducative a-t-elle été placée un peu trop haut, à vouloir simultanément repérer un discours et des pratiques de gestion centrées sur la marchandisation de l’enseignement, une atomisation des processus d’enseignement accompagnée de déqualification des travailleurs, voire leur disparition, et une rationalisation visant à prendre à contre-pied les modes de fonctionnement existants. Même en cherchant à repérer une industrialisation dans la formation plutôt qu’une industrialisation de la formation, l’aventure risque de s’avérer relativement stérile, étant donné les particularités du milieu éducatif et la difficulté d’y implanter de nouvelles technologies et de nouveaux modes de travail, et peut-être précisément en raison de l’ampleur des sollicitations dont il est l’objet.
45Pourtant, les modes d’enseignement se modifient et l’utilisation des outils d’enseignement en ligne, le plus souvent de façon complémentaire à l’enseignement en présence, devient une pratique courante, qu’elle résulte de programmes institutionnels ou d’initiatives individuelles. A cet égard, tout en reconnaissant le rôle décisif des usagers dans l’adoption effective des technologies, le courant de l’industrialisation de la formation semble y avoir accordé assez peu d’attention, y préférant l’étude des interventions publiques et des initiatives industrielles. Il est vrai que celles-ci sont très visibles et hautement affirmées, alors qu’il est plus difficile de distinguer des tendances parmi une myriade d’usages correspondant à des situations très différenciées. Tout comme il est vrai qu’il est difficile d’énoncer une théorie de l’usage à partir des propos des usagers, alors que ces derniers n’ont souvent que peu de rapport avec la technologie mise à leur disposition.
46Une approche sociologique peut-elle s’avérer féconde ? Elle montrerait sans doute que les facteurs qui contribuent le plus à l’adoption des technologies est leur relative facilité d’apprentissage d’utilisation en regard des bénéfices qu’elles apportent (Jacquinot, Mœglin, et Tremblay, 1999), comme en témoigne l’utilisation généralisée de fonctions informatiques simples (par exemple copier/coller, glisser/déposer et l’organisation hiérarchique de fichiers et dossiers) et de logiciels conviviaux, tels Powerpoint ou WebCT. Elle permettrait également de constater que l’abondance des fonctionnalités offertes est loin d’être synonyme d’optimum pédagogique, et que la tentation qu’ont certains éducateurs, de tirer parti de toutes les ressources de la technologie et de miser notamment sur ses possibilités d’interaction, de collaboration et de construction des connaissances peut s’avérer contraire aux styles d’apprentissage des étudiants, ainsi qu’à l’apprentissage lui-même. A l’inverse, une telle approche sociologique permettrait sans doute de mieux comprendre pourquoi bon nombre de personnes sont réticentes à l’utilisation de ces outils, et quelles en sont les causes, réelles ou imaginaires. Or, c’est précisément sur la capacité à saisir ces facteurs – ce qu’on appelle en marketing le comportement du consommateur – que repose le succès des industries éducatives.
47Reste une autre piste, radicalement différente. Dans la plupart de ces études, l’industrialisation a été dépeinte comme une sorte de mal nécessaire, afin de rendre l’enseignement à distance accessible au plus grand nombre, ou comme une tentative de réduire l’éducation aux finalités du monde capitaliste. Se pourrait-il pourtant qu’il en soit autrement ? Dans ses commentaires sur ses romans consacrés aux robots, Asimov indique qu’il commença à écrire cette série précisément parce que jusqu’alors les robots, à l’instar de Frankenstein, étaient toujours décrits comme des créatures menaçantes : il imagina donc des garde-fous – les trois Lois de la robotique – et le premier robot fut Robbie, un garde d’enfant si attentionné que la mère de la petite fille dont il avait la charge en devint vite jalouse. Mais cette vision heureuse des relations de l’homme avec la machine n’a guère été suivie, alors que le cinéma nous propose les clones meurtriers de Star Wars ou les androïdes mutants des univers torturés de Philip K. Dick, et que les seuls robots amis, anodins et un peu ridicules, sont R2D2 et C3PO. Dans sa représentation des machines à enseigner, l’industrialisation de la formation semble parfois céder elle aussi à la crainte de la machine à enseigner, oubliant que les technologies peuvent aussi être d’excellents compléments au professeur et qu’entre les deux peut s’établir une relation de complicité.
Conclusion
48Ce rapide tour d’horizon aura permis de mesurer l’attrait de la référence industrielle pour caractériser les changements du système éducatif associés à l’utilisation des nouvelles technologies, particulièrement dans le domaine de la formation à distance, mais aussi d’en saisir les paradoxes. Modèle industriel omniprésent, qui s’avère cependant bien difficile à cerner. Industrialisation des grands projets, menaçante mais battue en brèche, nouvelles pratiques de formation aux connotations industrielles, mais encore peu visibles : l’industrialisation de la formation est un concept encore riche, autant pour mesurer les dangers des transformations éducatives que pour cerner les occasions de développement qu’elles offrent. Encore faut-il en mesurer avec patience les avancées réelles et les conditions d’usage dans les différents secteurs éducatifs, plutôt que de céder aux chants des sirènes et de prendre les oracles pour monnaie sonnante. L’annonce de la fin du paradigme nous semble donc un peu prématurée, à condition de l’apprivoiser quelque peu. Puisse-t-il permettre aux éducateurs de tirer le meilleur des technologies qui leur sont offertes.
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Notes
-
[1]
La notion de « bien éducatif » fait à la fois référence aux produits éducatifs et aux finalités fondamentales de l’éducation. Elle s’appuie sur les services de formation – immatériels et appuyés par des produits matériels – ainsi que sur les industries culturelles.
-
[2]
L’explication que propose Noble est bien sûr un peu manichéiste : l’abandon en formation à distance est en effet imputable non seulement à des facteurs institutionnels (notamment la qualité des cours, de l’encadrement et des services aux étudiants), mais aussi à des facteurs propres aux étudiants (compétences préalables, disponibilité pour les études, intensité du travail personnel, etc.).
-
[3]
Bernard Miège analyse ainsi le champ de l’éducation à l’aide des concepts issus de la théorie des industries culturelles et souligne le caractère limité de l’industrialisation de l’éducation, marquée seulement par un élargissement de l’équipement, la mise en réseau et la préparation de programmes expérimentaux.
-
[4]
Une illustration éclatante en est fournie par la critique que fait Norm Friesen du courant des objets d’apprentissage, qui fait actuellement l’objet d’importants investissements publics et privés, et auquel Fries en reproche notamment une philosophie de formation inspirée par les intérêts militaires. De façon plus discrète, mais tout aussi efficace, John Daniel pose la question essentielle : « Technology is the answer. What was the question ? », et insiste sur l’importance de définir des stratégies technologiques permettant de conjuguer l’augmentation de l’accessibilité et de la qualité des enseignements à distance avec la réduction des coûts unitaires.