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Article de revue

La globalisation de l’histoire de la philosophie et l’idée d’une phénoménologie transformative

Pages 71 à 89

Notes

  • [1]
    Les conférences du Congrès ont été publiées en quatre tomes par les éditions Armand Colin, sous le titre Bibliothèque du Congrès International de Philosophie : vol I. Philosophie générale et Métaphysique (1900), vol. II. Morale générale : la philosophie de la paix, les sociétés d’enseignement populaire (1903), vol. III. Logique et histoire des sciences (1901), vol. IV. Histoire de la philosophie (1904).
  • [2]
    Participaient au Congrès de Paris des philosophes des pays suivants : France, Allemagne, Angleterre, Autriche-Hongrie, Belgique, Danemark, États-Unis, Pays-Bas, Italie, Russie, Suède, Suisse. Des philosophes tels que Bergson, Natorp, Simmel et Russell ont joué un rôle dans ce congrès.
  • [3]
    La conférence a été publiée en allemand en 1979 (voir Ntumba 1979 : 428-443).
  • [4]
    La première historiographie de l’histoire de la philosophie remonte à 1659 et à Johannes Jonsius (1624-1659). Lucien Braun (1973) a proposé un panorama de l’historiographie de l’histoire de la philosophie en Europe.
  • [5]
    Le projet Koselleck de l’université de Hildesheim bénéficie d’un soutien quinquennal de la Fondation allemande pour la recherche (DFG). Pour de plus amples informations, voir sa page d’accueil : https://www.uni-hildesheim.de/en/histories-of-philosophy/.
  • [6]
    Pour un compte rendu détaillé des résultats obtenus à ce jour par le projet, voir le numéro 46 (à paraître en décembre 2021) de la revue allemande Polylog. Zeitschrift für interkulturelles Philosophieren.
  • [7]
    Cette évolution, qui a déjà fait l’objet d’un débat critique il y a 30 ans dans les études littéraires, gagne maintenant la discipline de la philosophie (voir Ashcroft et al.1989).
  • [8]
    Pour la newsletter, voir le lien suivant : https://www.apaonline.org/page/newsletters.
  • [9]
    Voir entre autres le large éventail de programmes sur le lien suivant : https://www.uni-hildlesheim.de/histories-of-philosophy/lehre-und-forschung/us-diversity-oriented-departments/.
  • [10]
    Pour une liste exhaustive, consulter la page suivante : https://www.uni-hildesheim.de/en/histories-of-philosophy/histories-of-philosophy/.
  • [11]
    De nos jours, un certain nombre d’ouvrages sur la philosophie mondiale incluent la « pensée indigène ». Smart ne prenait pas encore en compte ce domaine de recherche.
  • [12]
    Voir Adamson, « History of Philosophy Without Any Gaps », https://historyofphilosophy.net/ (consulté le 10 juin 2021).
  • [13]
    Voir 伊藤邦武・山内志郎・中島隆博・納富信留 『世界哲学史』8巻、東京、筑摩書房 (ITŌ 2020). On pourra consulter la table des matières en traduction anglaise à l’adresse suivante : https://www.uni-hildesheim.de/en/histories-of-philosophy/philosophiegeschichten/globalgeschichten-japanisch/2020-itoo-et-al/ (consulté le 10 juin 2021).
  • [14]
    À titre d’exemple, je voudrais citer un texte du philosophe japonais Keiji Nishitani : « Dans le lieu originel qui engendre ce qu’on appelle la sensibilité, c’est-à-dire dans le lieu d’apparition où la sensibilité dans sa pure simplicité prend d’abord naissance telle qu’elle est, il n’y a pas de distinction entre la “chose” qui sent et la “chose” qui est sentie. Voir ne fait qu’un avec l’être visible [mieru to iu koto] de la chose, et entendre ne fait qu’un avec l’être audible [kikoeru to iu koto] du son. Quand on dit que le sujet et l’objet sont un, ou que la chose et l’ego s’oublient l’un l’autre, cela désigne ce lieu. Nous disons : “la mer est visible” ou “la cloche est audible”. Dans ce cas, “… visible [ga mieru]” est autre chose que “voir [wo miru]” la mer, ou la mer “est vue [ga mirareru]”. Il exprime plutôt les deux aspects de manière inséparable comme un seul et même élément » (Elberfeld 2020 : 676).

1Les processus de la mondialisation ne cessent de mettre en lumière non seulement notre présent mais aussi notre histoire. Aussi les sciences humaines sont-elles plus que jamais amenées à lier leurs perspectives et leurs sujets de recherche à la globalisation. En outre, il existe une nécessité objective de réexaminer et de revisiter notre passé, notre présent et notre avenir dans le cadre d’une mondialisation généralisée (Mersmann et Kippenberg 2016).

2Depuis une vingtaine d’années, on assiste à une réévaluation critique et à une conception reformulée de notre passé dans les sciences humaines, par exemple au sein des départements d’histoire où, sous l’influence de l’« histoire globale », une nouvelle représentation de l’histoire du monde se dessine qui envisage cette dernière comme une « histoire d’interpénétration » (Conrad 2016 ; Conrad et Osterhammel 2018). Ce nouveau concept permet non seulement de mieux comprendre les évolutions passées et présentes, mais ouvre également la voie à un avenir sous le signe d’histoires enchevêtrées. En philosophie et dans l’historiographie à laquelle elle a donné lieu, il existe encore un besoin considérable de recherche et d’innovation à cet égard ; on en a eu confirmation après le dernier Congrès mondial de philosophie à Pékin en août 2018, où l’anglais, le français, l’allemand, le russe et le chinois étaient reconnus langues officielles. Du point de vue des Congrès mondiaux de philosophie, le paysage de la pensée s’est de plus en plus mondialisé au cours du xxe siècle, sans que sa représentation historique prenne acte de ces évolutions et se modifie en conséquence. Notre tâche aujourd’hui est donc d’esquisser une nouvelle représentation de l’histoire de la philosophie, susceptible de promouvoir de nouvelles façons de philosopher dans une perspective globale.

3Les considérations qui suivent sur la mondialisation de l’histoire de la philosophie se divisent en quatre étapes. Dans un premier temps, nous retracerons la globalisation des discours philosophiques dans le contexte des Congrès mondiaux de philosophie depuis 1900. Dans un deuxième temps, nous réfléchirons d’abord au développement de l’historiographie de la philosophie en Europe depuis le xviie siècle, avant d’aborder la mondialisation de l’historiographie de la philosophie au xxe siècle. Dans un troisième temps, nous présenterons quelques histoires globales de la philosophie dans différentes langues, jusqu’à notre époque. Pour finir, nous nous pencherons sur une pratique philosophique appelée « Phénoménologie transformative », qui propose des façons d’aborder les variations auxquelles l’ordre global des connaissances en philosophie a été soumis ces dernières années, et de développer de nouvelles façons de penser à l’avenir.

La mondialisation de la philosophie à travers les Congrès mondiaux de philosophie depuis 1900

4Les Congrès mondiaux de philosophie ont joué un rôle capital dans l’expansion à l’échelle planétaire du spectre des sujets philosophiques au xxe siècle. L’histoire des Congrès internationaux de philosophie (titre des congrès jusqu’en 1968) et des Congrès mondiaux de philosophie (ainsi appelés depuis 1973) montre comment le discours de la philosophie s’est lentement étendu au-delà des régions européennes et nord-américaines – d’abord de manière hésitante, puis de façon plus décisive après la Seconde Guerre mondiale. En 1900, Paris accueillait le premier Congrès International de Philosophie[1]. Soutenu par le développement d’une philosophie indépendante en Amérique du Nord depuis la seconde moitié du xixe siècle (Kuklick 2007), le besoin s’est fait sentir d’entrer en contact avec les traditions philosophiques d’autres langues et de donner à cet échange son propre forum. Au départ, on se déplaçait exclusivement dans le cadre des espaces intellectuels européens et nord-américains, de sorte que la portée internationale de la rencontre était limitée. Mais si l’on regarde la liste des pays participants, l’adjectif « international » se justifiait [2]. Pour la première fois en 1911, lors du 4e Congrès international de philosophie à Bologne, des approches non-européennes figuraient au programme, avec des communications sur la philosophie comparative et indienne. Prabhu Dutt Shastri, qui avait étudié la philosophie en Allemagne, donna une conférence sur la philosophie indienne. Au Congrès international de 1926 à Boston, le philosophe indien Sarvepalli Radhakrishnan a été rejoint par le Japonais Genyoku Kuwaki, qui a donné une conférence sur la philosophie contemporaine au Japon. Au 8e Congrès international de Prague en 1934, un philosophe chinois s’est exprimé pour la première fois : Feng Youlan. Il est encore connu aujourd’hui pour ses travaux sur l’histoire de la philosophie chinoise. À l’occasion du 10e Congrès international d’Amsterdam en 1948, il y a eu pour la première fois une section intitulée : East and West / L’Orient et l’Occident. Depuis 1948, les congrès ont lieu tous les cinq ans dans des villes différentes. 1948 correspond à la fondation de la FISP (Fédération Internationale des Sociétés de Philosophie / International Federation of Philosophical Societies) et au début de son activité. Jusqu’à aujourd’hui, les congrès sont conçus et organisés par cette fédération. La FISP est l’organisation faîtière de toutes les sociétés philosophiques du monde. En 1963, le 13e Congrès international s’est déroulé pour la première fois en Amérique latine, à Mexico. Dans sa conférence plénière en langue anglaise, Herbert W. Schneider soulignait les changements massifs survenus après la Seconde Guerre mondiale sous le titre d’orientation globale (Global Orientation) :

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La situation mondiale dans laquelle l’humanité a été projetée par la révolution des systèmes de communication, de la politique et des marchés, comme par la création de nombreuses institutions et de nouvelles relations internationales, exige que ceux qui cherchent à comprendre ce nouveau monde y métaphorisent leurs catégories et mettent à l’épreuve l’adéquation de leurs concepts habituels pour les guider dans leurs analyses de cet environnement humain transformé, avec ses nombreuses cultures et ses tentatives multiples d’intégration.

6À cette époque, les signes de la mondialisation commençaient déjà à se manifester dans le domaine de la philosophie. La mondialisation de la philosophie signifie l’expansion interculturelle du spectre thématique également au sein de la philosophie européenne. La globalisation de la philosophie (européenne) renvoie à un intérêt croissant dans le monde entier à ce moment-là pour la philosophie européenne. Le 16e Congrès mondial de philosophie, organisé à Düsseldorf en 1978, a introduit une innovation et une expansion notables (Diemer 1983). Pour la première fois, un philosophe africain a participé aux sessions plénières. Tshiamalenga Ntumba (Kinshasa, au Zaïre) est intervenu sur le thème de « La philosophie dans la situation actuelle de l’Afrique » [3]. Ntumba avait été élu au Comité exécutif de la Fédération Internationale des Sociétés de Philosophie en 1973, une instance où il a pu faire entendre sa voix avec succès. Avec l’apparition d’un philosophe africain pour parler de la situation contemporaine de la philosophie en Afrique, ce continent avait enfin son mot à dire dans la conversation globale de la philosophie aux côtés de l’Inde, de la Chine, du Japon, du monde islamique et de l’Amérique du Sud. Au 17e Congrès mondial de philosophie à Montréal en 1983, la perspective féministe a rejoint les différentes traditions de la philosophie. Dans le cadre du panel « Points de vue féministes sur l’histoire de la philosophie », la Canadienne Christine Allen a donné une conférence consacrée aux « Femmes philosophes avant 1300 ». Les ajouts susmentionnés montrent clairement qu’en 1983 au plus tard, le Congrès mondial de Montréal avait largement entériné l’éventail des sujets qui dominent encore aujourd’hui les congrès mondiaux. Le dernier congrès mondial, qui s’est déroulé en 2018 à Pékin, s’est lui aussi caractérisé par la pluralité des approches et des sujets. L’histoire des Congrès mondiaux montre à elle seule comment la philosophie s’est de plus en plus mondialisée au niveau international au cours du siècle dernier.

7Cependant, la mondialisation dans et de la philosophie européenne au niveau international ne s’est pas nécessairement traduite par un changement du cadre thématique et du canon de la philosophie dans les instituts de philosophie en Europe et en Amérique du Nord. Seuls quelques instituts de philosophie se sont intéressés aux philosophies non-européennes en Europe ou en Amérique du Nord au xxe siècle. En ce qui concerne la philosophie comparative, mentionnons le département de philosophie de l’université de Hawai’i à Manoa (USA), où l’on enseigne les philosophies asiatiques (Inde, Chine, Japon) qui y jouissent d’une reconnaissance institutionnelle depuis les années 1930. L’université de Vienne a mis l’accent sur la « philosophie interculturelle » à partir des années 1990. La philosophie post- et dé-coloniale s’est lentement frayée un chemin dans les départements de philosophie et de sociologie aux États-Unis depuis le début du xxie siècle. Aujourd’hui, la discipline se trouve au seuil d’un nouvel ordre de la connaissance philosophique, qui a depuis longtemps cessé d’être produite uniquement en Occident. Tout au long du xxe siècle, des instituts de philosophie ont vu le jour dans les universités du monde entier, suscitant l’émergence d’une grande variété de perspectives nouvelles. Ce renouveau s’est traduit par des histoires des philosophies indienne, chinoise, japonaise, juive, islamique, bouddhiste, confucéenne, africaine, latino-américaine, entre autres, dans des langues telles que le japonais, le chinois, le coréen, l’arabe, le turc, le persan, etc. Grâce aux différentes histoires de la philosophie dans une multitude de langues, le champ thématique de la philosophie s’est considérablement élargi, comme on va le voir plus loin. Or, ce développement global de l’historiographie de la philosophie est passé largement inaperçu dans la philosophie européenne et nord-américaine.

Histoires de la philosophie dans une perspective globale

8Développer une conscience historique comme histoire de son propre passé signifie s’approprier ce dernier selon une certaine perspective en tant que récit. À travers cette mémoire de son propre passé, on accède à une compréhension historique de soi, qui peut devenir le point de départ d’un avenir possible. L’histoire des idées en Europe se caractérise par une vague d’historicisation depuis le xviie siècle, surtout en latin et en allemand, qui a touché divers domaines de la connaissance et a également conduit à une historiographie détaillée de la philosophie au xviiie siècle. Avec les projets d’historisation de l’histoire de la philosophie depuis le xviie siècle, une réflexion sur les différentes historicisations de l’histoire de la philosophie s’est également amorcée ici et là. La multiplication des histoires de la philosophie aidant, il est devenu de plus en plus clair que l’histoire de la philosophie peut être écrite, racontée et pensée de manières très diverses. On peut envisager les perspectives sur les différentes historicisations comme l’historicisation de l’historicisation, par laquelle l’acte d’historicisation lui-même est considéré de façon réflexive. Parallèlement à l’historiographie de la philosophie en tant que discipline de la philosophie, la méta-discipline réflexive de l’histoire de l’historiographie de la philosophie s’est imposée au xviie siècle, sous la forme d’une historicisation des histoires de la philosophie [4].

9Depuis 2019, le Projet Koselleck « Histoires de la philosophie dans une perspective globale » travaille sur l’expansion globale de l’historiographie de l’histoire de la philosophie [5]. Il s’est fixé pour but de passer d’abord au crible les historiographies de la philosophie à l’intérieur et à l’extérieur de l’Europe dans autant de langues différentes que possible – plus de 20 déjà – afin de développer une nouvelle base méthodologique visant une perspective globale sur l’historiographie de la philosophie. Les collections bibliographiques sont classées en fonction des différentes langues et non en fonction des frontières nationales ou religieuses [6]. Selon la langue dans laquelle paraissent les histoires de la philosophie, la collection crée sa propre image du cadre thématique et du canon de la philosophie elle-même. Les langues sont ainsi interprétées comme des espaces de discours dans lesquels différentes philosophies se sont développées et se développent encore. Par exemple, en turc, les histoires de la philosophie ottomane ou turque dominent, alors qu’en espagnol, des histoires de la philosophie très différentes ont été écrites sur les divers contextes nationaux de l’Amérique latine. En chinois, en coréen et en japonais, il existe de nombreuses histoires de la philosophie européenne, mais aussi de nombreuses histoires des philosophies chinoise, coréenne, japonaise, bouddhiste, confucéenne, entre autres. La plupart de ces histoires de la philosophie ont vu le jour depuis le début du xxe siècle et ont considérablement élargi l’éventail de la philosophie dans les différentes langues. Grâce à elles, il apparaît clairement que le domaine de la philosophie a progressé dans de nombreuses langues différentes depuis l’Antiquité.

10Avec la nouvelle perspective consistant à observer les historiographies de la philosophie dans les différentes langues qui ont produit une historiographie de la philosophie sous forme écrite, la discipline de l’historiographie de l’histoire de la philosophie connaît un développement imprévu. Les collections bibliographiques dans chacune de ces langues soulèvent des questions considérables en matière de représentation et de méthodologie. Puisque l’on ne retient pas seulement les matériaux sur l’histoire de la philosophie européenne, mais toutes les monographies – et c’est à cela que se limite la collection – qui reprennent le mot « histoire de la philosophie » dans le titre ou, dans un sens plus large, se considèrent comme une histoire de la « pensée philosophique », des distinctions sont introduites sur la base du matériel qui génère un « ordre » de la formation du savoir en histoire de la philosophie en allemand, anglais, chinois, japonais, russe, turc, espagnol, italien, polonais, arabe, etc. Les distinctions introduites dans ce processus doivent faire l’objet d’une réflexion critique dans chaque contexte linguistique. En effet, aucun « ordre de la connaissance » n’existe d’emblée, mais chaque mise en ordre et chaque division de la connaissance confère au matériau des distinctions qui rendent certaines choses visibles ou invisibles et produisent ainsi des avantages et des inconvénients. Ces problèmes sont discutés de manière critique dans le cadre de réflexions sur les distinctions dans les différentes langues afin d’explorer les possibilités d’une historiographie globale de la philosophie.

11Pour certaines langues traditionnelles de la philosophie européenne, on discerne une autre évolution liée au colonialisme depuis le début de l’expansion européenne. Par exemple, la position de l’anglais dans le monde actuel est le résultat de siècles de conquêtes et de colonisation. Aujourd’hui, que les États-Unis, le Canada et l’Australie soient anglophones semble aller de soi. Mais à l’arrière-plan de ces pays, le conflit avec les peuples qui vivaient là avant l’arrivée des conquérants couve encore aujourd’hui. Dans des pays comme l’Inde mais aussi au Nigéria, au Ghana, en Kenya, en Namibie et en Zambie, où l’anglais reste une langue officielle, les langues indigènes sont marginalisées ou écartées. On peut dire la même chose de l’espagnol et du portugais, qui sont devenus les langues dominantes en Amérique centrale et du Sud. Le français continue d’occuper une place importante au Canada, ainsi que dans des pays d’Afrique comme le Mali, le Niger, le Congo et la Guinée, ainsi que dans divers pays arabophones tels que le Maroc, la Tunisie et l’Algérie. Le fait est que les langues européennes se sont répandues dans le monde entier en raison de l’impérialisme européen, et qu’il existe toujours des enchevêtrements culturels et politiques majeurs et des dominations structurelles ancrées dans le monde entier en raison des réalités coloniales qu’elles ont endurées.

12Cependant, l’imposition coloniale des langues conduit également au fait que des peuples d’Afrique, d’Amérique latine et d’autres régions du monde ont écrit dans les langues coloniales des histoires de la philosophie africaine et latino-américaine, par exemple. L’anglais est devenu une norme culturelle et philosophique dans laquelle se sont déployées des traditions de pensée très différentes [7]. Depuis les années 2000, cette évolution a donné lieu à une initiative remarquable au sein de la plus grande société philosophique des États-Unis, l’American Philosophical Association (APA). Depuis 2001, des bulletins d’information [8] sur les philosophes et les philosophies asiatiques et américano-asiatiques, sur le féminisme et la philosophie, sur les questions hispaniques/latino en philosophie, sur la philosophie amérindienne et indigène, sur les questions LGBTQ en philosophie, sur la philosophie et l’expérience noire et sur l’enseignement de la philosophie ont été publiés séparément sur la page d’accueil de l’APA. Ces newsletters sont désormais complétées par une page complète de ressources sur la diversité et l’inclusion (Resources on Diversity and Inclusiveness) et une collection de programmes sur la diversité et l’inclusion (Diversity and Inclusiveness Syllabus Collection). Ces recueils de documents, étonnants d’un point de vue européen, sont l’expression d’une diversité démographique et philosophique qui est bien plus fréquente aux États-Unis qu’en Europe. La plus grande société philosophique des États-Unis a pris des mesures concrètes au cours des vingt dernières années pour discuter de la question de la diversité globale dans la discipline ainsi que dans les programmes d’études afin de promouvoir de tels changements. Ces débats n’ont pas laissé les départements de philosophie indemnes, mais ont conduit à un changement et un élargissement significatifs des programmes d’études et des perspectives de recherche [9].

13En même temps, les évolutions mentionnées jusqu’à présent ramènent l’attention sur les diverses langues autochtones dans de nombreuses régions du monde. Dans l’intervalle, notamment en Afrique et en Amérique centrale et du Sud, des efforts intenses ont été déployés pour repenser et réévaluer la question de la diversité des langues dans des contextes politiques et universitaires (Marten 2016 ; Coronel-Molina et McCarty 2016 ; Wolff 2010). À mon avis, les différentes langues continueront donc à jouer un rôle central dans le développement de la philosophie au xxie siècle, ce qui va à l’encontre de l’opinion répandue selon laquelle tous les discours se déplaceront bientôt vers l’anglais. L’incroyable dynamisme du japonais, du chinois et du coréen dans le domaine de la philosophie académique depuis le début du xxe siècle n’est que la face apparente de l’iceberg en ce qui concerne l’importance croissante des différentes langues pour la philosophie. Les différentes histoires globales de la philosophie qui ont vu le jour depuis cent ans, et que j’aborderai dans la section suivante, rendent également ce phénomène particulièrement clair.

Les histoires globales de la philosophie

14Afin d’explorer méthodiquement les domaines possibles de l’histoire de la philosophie, le Projet Koselleck a également rassemblé les histoires mondiales de la philosophie. Weltgeschichte der Philosophie, Global History of Philosophy, World Philosophy, World Philosophies ou Histoire mondiale de la philosophie sont des titres d’ouvrages qui désignent des tentatives menées après 1945 jusqu’à récemment pour étendre – plus ou moins – l’historiographie de la philosophie au contexte mondial. Dans ce processus, le nombre de projets a considérablement augmenté au cours des vingt dernières années. Dans ce qui suit, le corpus déjà vaste ne peut être présenté qu’à travers un échantillon. Je m’arrêterai sur quelques publications en allemand, en français, en anglais, en russe, en italien et en japonais [10].

15Il existe actuellement treize histoires de la philosophie disponibles en allemand, qui embrassent le monde. Déjà au début du xxe siècle, une première tentative remarquable avait été menée. En 1909, Wilhelm Wundt édita un volume sous le titre Allgemeine Geschichte der Philosophie (Histoire générale de la philosophie) qui offrait un spectre philosophique inédit sous cette forme. Le volume comprend les essais suivants : Wilhelm Wundt, La philosophie des peuples primitifs ; Hermann Oldenberg, La philosophie indienne ; Wilhelm Grube, La philosophie chinoise ; Tetsujiro Inouye, La philosophie japonaise ; Hans von Arnim, La philosophie européenne de l’Antiquité ; Clemens Baeumker, La philosophie patristique ; Ignaz Goldziher, La philosophie islamique et juive du Moyen Âge ; Clemens Baeumker, La philosophie chrétienne du Moyen Âge ; Wilhelm Windelband, La philosophie moderne.

16Plusieurs choses sont à noter. L’essai de Wundt inclut la littérature anthropologique florissante à cette époque sous le titre de « peuples primitifs ». Ces peuples étaient appelés « barbares » au xviiie siècle en Europe, mais depuis le livre d’Edward B. Taylor, Primitive Culture de 1871, qui présentait un schéma de développement culturel, ces cultures ont été qualifiées de « primitives » dans la littérature et la philosophie anthropologiques européennes. Cette désignation péjorative a encore un impact sur les idées et les images des philosophies non-européennes dans les histoires de la philosophie. Il est donc nécessaire de poursuivre l’exploration critique des diverses désignations péjoratives dans le contexte d’une historiographie globale de la philosophie. En outre, il est intéressant de remarquer que les descriptions des philosophies indiennes et chinoises dans le volume sont respectivement écrites par un célèbre indologue et un sinologue. Cela montre qu’à cette époque, en Europe, l’historiographie non-européenne de la philosophie avait été reléguée au domaine de la philologie. Bien que, dans les décennies suivantes, des histoires de la philosophie indienne et chinoise, par exemple, aient été publiées à plusieurs reprises par des indologues et des sinologues, elles n’étaient pas reconnues dans la philosophie académique européenne. Les philosophies non-européennes ont été sommairement assignées au domaine de la religion, de sorte que l’on n’avait plus à s’en occuper.

17L’essai sur la philosophie japonaise est une autre nouveauté de ce volume. Pour la première fois, un savant japonais, qui avait auparavant étudié la philosophie en Allemagne, présente lui-même le développement de la philosophie dans son pays. On constate ici que les Congrès mondiaux de philosophie depuis 1900 ont marqué le début d’une nouvelle ère de conversations toujours plus interconnectées en philosophie. On peut dire la même chose de la représentation des philosophies islamique et juive. Ces deux sujets étaient traités par le célèbre orientaliste juif Ignaz Goldziher, qui est également considéré comme l’un des fondateurs des études islamiques modernes en Europe. Goldziher avait un large accès aux sources hébraïques et arabes de la philosophie.

18La compilation et la sélection des sujets eux-mêmes ne donnent lieu à aucune réflexion supplémentaire dans le volume. On peut supposer qu’il manquait un spécialiste de la philosophie capable d’aborder le contexte au-delà des frontières européennes et dans une perspective globale.

19Pour les périodes plus récentes, il convient de mentionner une autre vision globale de la philosophie en langue allemande. En 2004, Elmar Holenstein a mené une tentative totalement nouvelle par rapport à tous les autres travaux, qui consistait à thématiser les connexions globales-historiques en philosophie. Dans son Philosophie-Atlas. Orte und Wege des Denkens (Atlas de la philosophie. Lieux et voies de la pensée), Holenstein met en lumière la dimension géographique du développement des idées et des écoles philosophiques. Pour ce faire, il utilise des cartes qui retracent les lieux où les idées et les écoles philosophiques ont émergé et à travers quels réseaux, ainsi que les voies que ces concepts ont empruntées dans l’histoire de leur réception et de leur impact. L’atlas de Holenstein fournit également des interprétations textuelles, mais il ne propose pas un récit de l’histoire de la philosophie. Sa contribution consiste plutôt à mettre en évidence, sur le plan visuel, le fait que l’histoire de la philosophie ne peut en aucun cas se limiter à la seule Europe. Les cartes révèlent à plusieurs reprises un riche réseau d’interconnexions qui ouvre un espace d’imagination constituant un bon point de départ pour les futures histoires de la philosophie.

20En français, il n’existe que deux tentatives d’une histoire de la philosophie selon une approche intégrative. L’Encyclopédie Philosophique Universelle coordonnée par André Jacob, et publiée à Paris de 1989 à 1998 sous l’égide de l’UNESCO, est d’une importance exceptionnelle puisqu’elle établit un cadre complètement nouveau pour l’historiographie globale de la philosophie. Elle est structurée de la manière suivante : 1. L’Univers philosophique ; 2. Les Notions philosophiques – Dictionnaire (deux volumes) ; 3. Les Œuvres philosophiques – Dictionnaire (deux volumes) ; 4. Le Discours philosophique. La première partie présente le domaine de la philosophie dans un cadre très large, où la philosophie est traitée dans une perspective interculturelle. La seconde partie est un glossaire philosophique divisé en trois sections : 1. Philosophie occidentale, 2. Pensées asiatiques (Inde, Chine, Japon), 3. Conceptualisation des sociétés traditionnelles. Cette conception offre une nouvelle approche pour aborder les termes philosophiques dans différents contextes culturels au niveau linguistique. La distinction entre contextes occidentaux, asiatiques et « traditionnels » est certes problématique, car elle suggère une hiérarchie, et devrait donc être reconsidérée. La troisième partie est un dictionnaire philosophique des œuvres, structuré de la manière suivante : 1. Philosophie occidentale (Antiquité, Moyen Âge, Renaissance, Âge Classique, Modernité, Essor des sciences humaines, Pensée contemporaine) ; 2. Pensées asiatiques (Inde, Chine, Japon, Corée) ; 3. Conceptualisation des sociétés traditionnelles (Afrique, Amérique, Asie du Sud-Est, Europe, Océanie). L’encyclopédie offre un panorama d’œuvres philosophiques issues de diverses traditions du monde d’une richesse inédite à l’époque. La partie consacrée à l’Asie fournit à elle seule des informations qui n’avaient encore été trouvées dans aucun autre dictionnaire occidental disponible alors. La quatrième partie traite du discours de la philosophie en général en adoptant une perspective interculturelle. L’analyse des différentes langues et de leur importance pour le discours philosophique est suivie d’une thématisation détaillée des philosophies nationales les plus diverses. Les sections suivantes abordent le problème de la traduction et les questions de philosophie comparative. Suivent des analyses soulignant l’importance de la textualité dans une perspective interculturelle. Dans une tentative générale, l’encyclopédie propose une réorientation de l’ensemble du discours philosophique dans une perspective interculturelle et globale. Ce qui est particulièrement remarquable, c’est la grande conscience méthodologique avec laquelle les différents niveaux du discours sont menés en dégageant de claires différences au-delà des centrismes étroits. À bien des égards, cette encyclopédie reste exceptionnelle et fournit des bases pour une multitude de réflexions sur la reconceptualisation d’une historiographie globale de la philosophie. Malheureusement, l’influence sur la philosophie de cet ouvrage ambitieux est resté limitée depuis sa première parution.

21Il existe actuellement 21 histoires intégratives de la philosophie en anglais, le plus grand nombre comparé à toute autre langue. Au cours des vingt dernières années, on peut même parler d’un boom dans l’écriture d’histoires globales de la philosophie. Parmi les nombreuses publications, je ne voudrais présenter ici qu’une sélection.

22John C. Plott a tenté le premier d’écrire une Histoire globale de la philosophie (1963-1989) en anglais. Cinq tomes sont disponibles dans le cadre de cette tentative, couvrant : 1. l’Âge axial (1963) ; 2. la période Han-Hellénistique-Bactriane (1979) ; 3. la période Patristique-Sūtra (1980) ; 4. la période de la scolastique, partie I (1984) ; 5. la période de la scolastique, partie II (1989). Comme le montrent les titres des différents volumes, Plott s’est efforcé de concevoir son propre schéma de périodisation, qu’il n’a toutefois pas développé avant le deuxième tome, c’est-à-dire plus de dix ans après le premier. Si, dans le premier volume, il adhère encore à la désignation de « temps axial » proposée par Jaspers, seize ans plus tard, il innove dans la désignation des différentes périodes. Avec cette proposition, Plott a introduit de nouvelles considérations stimulantes. D’une part, cette proposition peut soulever la question de systèmes alternatifs de périodisation, d’autre part, elle soulève la question de savoir s’il est vraiment nécessaire et possible de concevoir un tel système pour tous les développements philosophiques dans une perspective globale. Des projets récents d’une histoire globale de la philosophie montrent que des systèmes de périodisation autochtones sont appliqués dans différentes langues et qu’actuellement aucun système de périodisation unique pour une histoire globale de la philosophie n’a prévalu.

23Ninian Smart (1927-2001), un spécialiste britannique des religions, a publié le livre World Philosophies en 1998. Sa présentation de l’histoire mondiale de la philosophie est divisée par région et couvre la quasi-totalité du monde sous des appellations géographiques ; seules l’Australie et la Polynésie ne font pas l’objet d’une présentation séparée. En plus des divisions régionales, la discussion est différenciée historiquement, de sorte que les développements modernes sont également inclus. La table des matières obéit au découpage suivant : 1. L’histoire du monde et notre héritage philosophique ; 2. Les philosophies de l’Asie du Sud ; 3. Les philosophies chinoises ; 4. Les philosophies coréennes ; 5. Les philosophies japonaises ; 6. Les philosophies de la Grèce, de Rome et du Proche-Orient ; 7. Les philosophies islamiques ; 8. Les philosophies juives ; 9. L’Europe ; 10. L’Amérique du Nord ; 11. L’Amérique latine ; 12. L’Islam moderne ; 13. L’Asie du Sud et du Sud-Est moderne ; 14. La Chine, la Corée et le Japon à l’époque moderne ; 15. Les philosophies africaines ; 16. Remarques conclusives [11].

24En outre, pour ce qui est de la langue anglaise, j’aimerais me référer au projet numérique de Peter Adamson (LMU Munich), qui a travaillé sans discontinuer sur divers domaines de l’histoire de la philosophie dans des centaines de podcasts sous le titre History of Philosophy Without Any Gaps depuis 2010 [12]. Le projet, qui visait initialement à présenter uniquement l’histoire de la philosophie européenne sans lacunes, revêt désormais des caractéristiques de plus en plus globales. La série de podcasts sur la philosophie africaine, par exemple, est impressionnante et révolutionnaire.

25Six histoires de la philosophie à vocation mondiale sont actuellement disponibles en italien. Parmi ces publications, la contribution de Virgilio Melchiorre (2014) mérite d’être saluée pour son originalité. Melchiorre traite d’abord de la philosophie occidentale et analytique. Viennent ensuite des chapitres supplémentaires sur la philosophie russe, islamique, juive, chinoise, latino-américaine, africaine, indienne et japonaise. Chaque zone géographique est présentée par des auteurs différents, de l’antiquité à nos jours. Avec cet ouvrage, de nouveaux modes de pensée sont également accessibles en langue italienne.

26En japonais, 18 ouvrages d’histoire globale de la philosophie ont été publiés depuis le début du xxe siècle. La tentative la plus récente d’écrire une histoire globale de la philosophie dans une perspective mondiale date de 2020 [13]. En l’espace de huit volumes, un groupe de philosophes japonais ambitionne de restructurer et de représenter le domaine de la « philosophie mondiale », comme il l’appelle. Bien qu’ils incluent un large éventail de philosophies, l’accent est mis sur la présentation des traditions de pensée européennes et asiatiques. La description de la philosophie africaine est la plus faible. Les philosophies d’Amérique latine sont complètement absentes.

27Comme c’est le cas pour beaucoup d’autres comptes rendus de ce type, un centrage géographique est évident dans tous les exemples susmentionnés ; une démarche qui aboutit à l’éviction de certaines régions du globe. À l’issue de nos investigations, nous avons constaté une tendance évidente à privilégier telle ou telle focalisation dans diverses histoires de la philosophie en fonction des régions du monde, le phénomène s’observant ailleurs qu’en Europe. Il ressort de nos recherches que les publications sur l’histoire de la philosophie accordent une attention particulière aux traditions philosophiques développées dans la langue respective de la publication. Pour une éventuelle histoire globale de la philosophie à l’avenir, il faudrait donc refléter philosophiquement l’horizon herméneutique particulier à partir duquel cette histoire est écrite. On peut supposer qu’une telle histoire de la philosophie, à la fois intégrative et capable de mieux rendre justice aux développements mondiaux contemporains, ne peut être menée que dans le cadre d’une coopération interculturelle.

La phénoménologie transformative comme philosophie de la globalisation philosophique

28La réorganisation du savoir philosophique dans les histoires globales de la philosophie soulève des problèmes méthodologiques particuliers, non seulement pour l’écriture des histoires de la philosophie, mais aussi pour pratiquer la philosophie de façon rigoureuse et intégrative (Wimmer 2015). Aucune personne n’est capable de connaître et de comprendre toutes les traditions et langues existantes et de les inclure dans ses propres approches de la philosophie. Ainsi, la question se pose : comment peut-on encore philosopher de manière fructueuse dans un ordre mondialisé de la connaissance philosophique ? La première étape pour faire face à cette nouvelle situation est de reconnaître la finitude de son propre point de vue philosophique. La deuxième étape consiste à placer le polylogue interculturel au centre de sa propre réflexion (Wimmer 2007). On peut encourager la réflexion philosophique de ces deux étapes au sein de la discipline de la « philosophie » dans le contexte d’une philosophie de la mondialisation. Une telle philosophie de la globalisation doit se demander sous quelle forme promouvoir la globalisation de la philosophie d’une manière méthodiquement guidée. Le cadre méthodologique d’une philosophie de la mondialisation au sein de la philosophie devrait être aussi ouvert que possible d’un point de vue philosophique, afin que les possibilités de philosopher ne soient pas trop limitées dès le départ. Certaines approches de la philosophie restreignent le cadre de la philosophie à tel point que seule la pensée européenne peut être considérée comme de la philosophie. Dans le but d’explorer le discours philosophique et les ordres de la connaissance philosophique dans le monde entier de manière aussi ouverte que possible, j’ai développé une phénoménologie transformative qui, dans ses fondements méthodologiques, peut s’envisager comme une philosophie de la globalisation philosophique.

29Le terme de phénoménologie transformative s’est imposé dans le contexte de ma rencontre phénoménologique avec le monde de l’Asie orientale quand j’ai analysé la philosophie du temps dans le bouddhisme (voir Elberfeld 2004, 2005, 2017). Cette phénoménologie est fondée sur les modes de pensée européens et est-asiatiques, de sorte que l’analyse phénoménologique du phénomène du temps dans la philosophie bouddhiste est elle-même devenue un exercice transformateur d’expérience, de pensée et de parole. Conformément à ce principe, l’analyse phénoménologique dans laquelle les phénomènes engendrent une perception réflexive est souvent suivie de nouvelles manières de parler et de penser, qui conduisent à leur tour à une nouvelle ouverture au sein des phénomènes. Les phénomènes eux-mêmes deviennent les moyens d’une pratique transformative, de sorte que la méthode phénoménologique n’est absolument pas déterminée par un objectif supra-temporel ou une prétention à une validité éternelle de quelque nature que ce soit. La phénoménologie transformative considère la pratique radicalement temporelle, culturelle et incarnée comme la base et le point de départ de l’expérience et de la pensée.

30La langue de son exercice constitue un fondement culturel central de la pratique de la phénoménologie transformative. C’est pourquoi les langues y jouent un rôle crucial en tant que support, de sorte que la phénoménologie elle-même subit un tournant linguistique inspiré de Wilhelm von Humboldt. Selon Humboldt, la langue n’est pas seulement comprise comme « energeia » ; la variété structurelle des différentes langues est primordiale dans la pensée philosophique. Humboldt définit les langues comme différentes sortes de médias, dans lesquels les êtres humains produisent une vision du monde au sein du monde des expériences sensorielles. Cette vision du monde liée aux langues n’est généralement pas thématisée. Seule une réflexion linguistique sur les langues en tant que telles permet de mesurer à quel point la langue façonne constamment notre perception de la réalité. La phénoménologie transformative ne vise pas un point de vue qui transcende la langue, mais utilise une langue spécifique comme moyen et outil d’auto-transformation. Les différentes structures linguistiques, le vocabulaire et les formes grammaticales d’une même langue ou la maîtrise de plusieurs langues peuvent être mises à profit pour la pratique phénoménologique. Plus quelqu’un connaît de langues, plus ses analyses promettent d’être fructueuses.

31Aussi la pratique phénoménologique dans ce sens n’est-elle rien d’autre qu’une pratique incarnée et liée au langage de la transformation du monde et de soi-même. Par un dialogue continu avec soi-même, avec les autres, avec la nature et avec les objets, l’expérience de la vie et du temps se réalise individuellement et se manifeste comme une trace d’un temps historique. Ainsi, la transformation de soi n’est jamais un processus solipsiste, mais est tournée vers l’extérieur. La phénoménologie transformative est une pratique qui conduit au renouvellement et au changement de la réalité (individuelle comme sociale) et de la relation entre soi et le monde. En outre, elle exprime différentes significations du terme « pratique ».

32Hormis l’usage linguistique en tant que forme de pratique assez spécifique, les pratiques transformatives corporelles que l’on trouve dans différentes voies philosophiques en Asie sont capitales ici. Sans s’engager dans certaines expériences religieuses, la phénoménologie transformative comme pratique se rapporte à la fois au niveau culturel-social et au niveau individuel. Elle combine différentes méthodes de phénoménologie, qui ne se limitent pas à la seule approche de Husserl, mais incluent des pratiques philosophiques plus récentes dans différentes traditions comme la méditation et les pratiques esthétiques. Contrairement à une pratique académique de la philosophie très répandue qui ne cherche qu’à clarifier les significations ou à viser une certitude absolue dans un contexte linguistique, la phénoménologie transformative est une entreprise résolument orientée vers l’interculturel, qui cherche à explorer ses propres conditions de pensée et d’expérience sur la base d’une prise de conscience des différences linguistiques et culturelles. Puisque la phénoménologie transformative est une pratique de la philosophie dans un sens radical, la pratique peut commencer dans chaque situation et dans chaque langue ; elle n’est donc pas liée aux discours académiques. Elle ne se limite pas à un vocabulaire spécifique, et les termes et les notions se prêtent, grâce à elle, à une exploration originale.

33On peut résumer la phénoménologie transformative de la manière suivante :

341. La phénoménologie transformative ne poursuit pas un but scientifique suprême, qui finaliserait son projet. Ainsi, la direction dans laquelle la transformation évolue est imprévue. Les phénomènes ne peuvent pas être clarifiés au sein d’une structure transcendantale stable, mais il s’agit plutôt d’élargir la pratique de l’interrelation en constante évolution entre moi et le monde.

352. La phénoménologie transformative nie la séparation entre théorie et pratique. Non seulement le langage est considéré comme une pratique au sens radical, mais la philosophie dans son ensemble se veut une pratique fondée sur une attitude interculturelle. De cette façon, la philosophie s’aligne avec les efforts visant à disposer les situations de vie dans le monde d’une manière critique et dialogique.

363. La phénoménologie transformative est un mode de pensée dans lequel les phénomènes ne sont pas de purs objets soumis à une analyse philosophique. Pratiquer la phénoménologie transformative consiste à se situer déjà au milieu des phénomènes. Ils deviennent des outils de transformation pour ceux qui les décrivent comme expérience et se transforment eux-mêmes sous l’effet des descriptions et des réflexions auxquelles ils donnent lieu.

374. La phénoménologie transformative ne se déroule ni activement, ni passivement, mais comme un processus et un devenir dans la « voix moyenne » (Elberfeld 2011). Alors que les langues allemande et anglaise ne distinguent le mode des verbes que selon la voix active et passive, d’autres langues permettent d’appréhender un événement sous la forme grammaticale de cette « voix moyenne ». Celle-ci passe souvent inaperçue car elle n’existe pas dans de nombreuses langues. Dans la forme de la voix moyenne, le sujet et l’objet sont également actifs et passifs, ou bien se confondent dans un processus auto-évolutif à mille lieues de la dichotomie habituelle entre activité et passivité [14].

385. La phénoménologie transformative fonctionne comme une transformation orientée vers le présent des traditions historiques et culturelles. Un tel processus de transformation peut être mis en place dans chaque tradition et dans chaque langue. En embrassant les différents points de vue historiques et interculturels, on peut faire émerger un chemin phénoménologique qui permet d’accéder à des phénomènes comme le « temps », le « langage », la « vie bonne », la « sensualité », l’« art », etc., dans une perspective interculturelle et de manière innovante et illimitée, c’est-à-dire en perpétuel renouvellement. La phénoménologie transformative ne cherche pas à comprendre les cultures « telles qu’elles sont », mais à appliquer le concept de culture comme un moyen transformationnel d’évolution des perspectives, et donc à ouvrir la possibilité de la vie comme pratique continue de l’interculturalité dans des perspectives globales. C’est dans ce sens que la méthodologie de la phénoménologie transformative fait partie intégrante de nos tentatives de produire de nouvelles historiographies de la philosophie dans une perspective interculturelle, décoloniale et globale.

39On l’a vu, notre tâche aujourd’hui consiste à renouveler notre conception de l’histoire de la philosophie afin de faire émerger des formes innovantes de philosopher dans une perspective globale et ouverte. Dans ce changement de paradigme, la phénoménologie transformative a son rôle à jouer en tant que pratique concrète de la philosophie de la mondialisation.

Références

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Date de mise en ligne : 23/12/2021

https://doi.org/10.3917/dio.271.0071

Notes

  • [1]
    Les conférences du Congrès ont été publiées en quatre tomes par les éditions Armand Colin, sous le titre Bibliothèque du Congrès International de Philosophie : vol I. Philosophie générale et Métaphysique (1900), vol. II. Morale générale : la philosophie de la paix, les sociétés d’enseignement populaire (1903), vol. III. Logique et histoire des sciences (1901), vol. IV. Histoire de la philosophie (1904).
  • [2]
    Participaient au Congrès de Paris des philosophes des pays suivants : France, Allemagne, Angleterre, Autriche-Hongrie, Belgique, Danemark, États-Unis, Pays-Bas, Italie, Russie, Suède, Suisse. Des philosophes tels que Bergson, Natorp, Simmel et Russell ont joué un rôle dans ce congrès.
  • [3]
    La conférence a été publiée en allemand en 1979 (voir Ntumba 1979 : 428-443).
  • [4]
    La première historiographie de l’histoire de la philosophie remonte à 1659 et à Johannes Jonsius (1624-1659). Lucien Braun (1973) a proposé un panorama de l’historiographie de l’histoire de la philosophie en Europe.
  • [5]
    Le projet Koselleck de l’université de Hildesheim bénéficie d’un soutien quinquennal de la Fondation allemande pour la recherche (DFG). Pour de plus amples informations, voir sa page d’accueil : https://www.uni-hildesheim.de/en/histories-of-philosophy/.
  • [6]
    Pour un compte rendu détaillé des résultats obtenus à ce jour par le projet, voir le numéro 46 (à paraître en décembre 2021) de la revue allemande Polylog. Zeitschrift für interkulturelles Philosophieren.
  • [7]
    Cette évolution, qui a déjà fait l’objet d’un débat critique il y a 30 ans dans les études littéraires, gagne maintenant la discipline de la philosophie (voir Ashcroft et al.1989).
  • [8]
    Pour la newsletter, voir le lien suivant : https://www.apaonline.org/page/newsletters.
  • [9]
    Voir entre autres le large éventail de programmes sur le lien suivant : https://www.uni-hildlesheim.de/histories-of-philosophy/lehre-und-forschung/us-diversity-oriented-departments/.
  • [10]
    Pour une liste exhaustive, consulter la page suivante : https://www.uni-hildesheim.de/en/histories-of-philosophy/histories-of-philosophy/.
  • [11]
    De nos jours, un certain nombre d’ouvrages sur la philosophie mondiale incluent la « pensée indigène ». Smart ne prenait pas encore en compte ce domaine de recherche.
  • [12]
    Voir Adamson, « History of Philosophy Without Any Gaps », https://historyofphilosophy.net/ (consulté le 10 juin 2021).
  • [13]
    Voir 伊藤邦武・山内志郎・中島隆博・納富信留 『世界哲学史』8巻、東京、筑摩書房 (ITŌ 2020). On pourra consulter la table des matières en traduction anglaise à l’adresse suivante : https://www.uni-hildesheim.de/en/histories-of-philosophy/philosophiegeschichten/globalgeschichten-japanisch/2020-itoo-et-al/ (consulté le 10 juin 2021).
  • [14]
    À titre d’exemple, je voudrais citer un texte du philosophe japonais Keiji Nishitani : « Dans le lieu originel qui engendre ce qu’on appelle la sensibilité, c’est-à-dire dans le lieu d’apparition où la sensibilité dans sa pure simplicité prend d’abord naissance telle qu’elle est, il n’y a pas de distinction entre la “chose” qui sent et la “chose” qui est sentie. Voir ne fait qu’un avec l’être visible [mieru to iu koto] de la chose, et entendre ne fait qu’un avec l’être audible [kikoeru to iu koto] du son. Quand on dit que le sujet et l’objet sont un, ou que la chose et l’ego s’oublient l’un l’autre, cela désigne ce lieu. Nous disons : “la mer est visible” ou “la cloche est audible”. Dans ce cas, “… visible [ga mieru]” est autre chose que “voir [wo miru]” la mer, ou la mer “est vue [ga mirareru]”. Il exprime plutôt les deux aspects de manière inséparable comme un seul et même élément » (Elberfeld 2020 : 676).

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