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Article de revue

Sommes-nous encore en train d’apprendre à devenir humains ? Le problème de la continuité entre tradition et transmission

Pages 7 à 20

1Alors que nous sommes au début du troisième millénaire de l’ère commune, après un si long processus d’humanisation et des siècles de réflexion philosophique sur la question, sommes-nous encore en train d’apprendre à devenir humains ? L’histoire récente et les événements qui se déroulent actuellement sous nos yeux nous rappellent à tout moment que cet apprentissage est loin d’être acquis et qu’il est en réalité à renouveler constamment si nous ne voulons pas basculer à tout jamais dans la brutalité et la barbarie. Or, c’est là précisément que se trouve le cœur de l’enseignement confucéen qui pourrait se résumer au seul mot xue 學 « apprendre », le tout premier des Entretiens (Lunyu 論語) attribués à Maître Kong (Kongzi 孔子, 551-479 av. l’ère commune), connu en Occident sous le nom latinisé de Confucius. Toute la tradition confucéenne qui s’en est suivie pendant 2500 ans et qui perdure encore ne parle au fond que de cela : comment apprendre à devenir toujours plus humain ?

2Après avoir été perçu sur le mode philosophique par les élites des Lumières informées par les missionnaires jésuites présents en Chine aux xviie-xviiie siècles, le confucianisme s’est vu relégué au statut de religion par le magistère philosophique, puis par la nouvelle science des religions dans l’Europe du xixe siècle. À la suite des désastres des guerres mondiales et des génocides à grande échelle du xxsiècle, le confucianisme est réapparu sous les traits d’un nouvel humanisme à prétention universaliste. Il s’agit donc pour nous de chercher à évaluer la portée universelle de cette vision confucéenne du monde en remontant à ses origines ancrées dans le ritualisme caractéristique de la civilisation chinoise ancienne. Nous constatons ainsi que cette dernière est sous-tendue par une conception que l’on peut qualifier d’« anthropocosmique » (traduction possible de la fameuse formule tian ren he yi 天人合一, « Ciel et Homme réunis en un seul tout »), dans laquelle le monde humain est dans une relation de continuité avec ce qui le dépasse et l’englobe – l’univers naturel et cosmique, mais aussi le monde numineux, invisible, des puissances supra-humaines. Au fondement de cette continuité se trouve ce qui relie le monde des vivants à celui des ancêtres perçus comme ayant fait partie de la communauté humaine, tout en ayant le pouvoir d’intercéder auprès des esprits et des divinités, quand ils ne sont pas eux-mêmes divinisés. Le culte des ancêtres est certainement le plus ancien, le plus pérenne et le plus largement répandu de l’histoire de la civilisation chinoise, notamment sous les formes privilégiées qu’il a prises des rites de deuil et de la piété filiale et qui perdurent aujourd’hui dans les sociétés d’ascendance chinoise à travers le monde. C’est ce continuum entre l’humain et le supra-humain qui rend malaisé, voire impossible, de le faire entrer dans la catégorie de « religion » telle qu’elle s’est élaborée dans la perspective des religions monothéistes, sans pour autant lui retirer de son caractère universel.

3Si nous insistons autant sur le caractère continuiste de la vision anthropo-cosmique et ritualiste de la Chine ancienne, c’est qu’il se trouve au cœur du questionnement concernant la prétention chinoise à l’universalité. En effet, d’une part, ce continuisme permet d’englober en un seul tout le Ciel, la Terre et l’Homme (tian-di-ren 天地人). Dans ce sens, il est même plus qu’un universalisme. D’autre part, il assure également une continuité dans le temps. Ceci est affirmé à l’envi dans les sources ritualistes : l’Homme (le monde humain) a sa constance tout comme le Ciel-Terre, de par la transmission continue d’une certaine idée de l’humanité civilisée de génération en génération. Transmission ininterrompue qui se traduit en termes ritualistes par la parfaite continuité entre piété filiale (vénération marquée aux parents vivants) et culte aux ancêtres et parents défunts (cultes rendus aux morts). Les rites funéraires et les rites de deuil, minutieusement décrits en particulier dans le Traité des rites (Liji 禮), consistent en des jeûnes de purification ayant pour but de parvenir à visualiser les défunts comme ils étaient de leur vivant, et en des offrandes sacrificielles qui doivent être faites aux défunts comme s’ils étaient présents, encore vivants. Comme le résume la formule souvent citée des Entretiens (Lunyu 論語) attribués à Confucius (III, 12) :

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祭如在,祭神如神在。子曰:「吾不與祭,如不祭。」
On offre des sacrifices [à ses parents défunts] comme s’ils étaient présents, de même qu’on sacrifie aux esprits comme s’ils étaient bel et bien là. Ce qui fait dire au Maître : « Si je ne participe pas véritablement au sacrifice, c’est comme s’il n’y avait pas sacrifice. »

5Ce mot ru 如 (« comme » ou « comme si ») revient de manière trop fréquente, voire obsessionnelle, dans les sources ritualistes (voir notamment le Traité des rites, chapitre « Tangong », A § 19, ainsi que les premières sections du Livre X des Entretiens) pour ne pas signifier quelque chose d’important : il constitue probablement une réponse, ou du moins une tentative de réponse, à la question soulevée par Jean Levi à propos de la culture des sacrifices propre à la Chine archaïque et antique dans laquelle Confucius est né, et résumée dans ces termes par Jean François Billeter (2004 : 166) :

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Jusqu’à quel point fallait-il servir un maître [ou un père] défunt comme on le servait de son vivant ? Les sacrifices qu’on lui présentait pouvaient-ils être efficaces si les victimes n’étaient pas réelles ? Les ritualistes qui se réclameront de Confucius défendront l’idée qu’aux morts, qui sont à la fois absents et présents, il convient de faire des sacrifices absents et présents, c’est-à-dire symboliques. Il n’y a donc jamais eu de rupture [c’est moi qui souligne]. Le sacrifice humain n’a jamais été condamné. Il a été occulté, il est devenu l’inavouable « scène primordiale » cachée au cœur de la tradition confucianiste. Cette idée est peut-être contestable, il faudra la discuter. Elle me semble susceptible d’éclairer des phénomènes qui résistaient à toute explication. Je pense à la piété filiale, aux formes obsessionnelles, voire pathologiques qu’elle a parfois prises par la suite.

7Jean Levi va même plus loin en rappelant que la pratique des sacrifices humains visant à faire accompagner les défunts dans la tombe par leur entourage (épouses ou serviteurs) et à leur permettre ainsi de continuer à jouir dans l’au-delà du même train de vie que de leur vivant, était encore loin d’être tranchée du temps de Confucius. Dans le Traité des rites (« Tangong », A § 74 et B § 155), on trouve des propos attribués au Maître qui font référence à une solution de compromis consistant à introduire dans la sépulture du défunt, non plus les serviteurs ou les épouses en chair et en os, mais des figurines de paille. Mais, précise Confucius, il vaut mieux que ce ne soit pas des mannequins en bois qui feraient trop penser à des êtres humains réels et courir le risque de retomber dans la pratique des sacrifices humains. De la même façon, les ustensiles qui sont placés dans la tombe doivent ressembler à ceux de la vie courante, mais ne pas être faits pour servir réellement, afin de bien marquer qu’ils appartiennent au monde des mânes et des esprits, et non à celui des vivants. Ce sont ces ustensiles que l’on appelle « ustensiles mystiques » (mingqi 明器), tels des récipients qui ressemblent à ceux de la vie courante, mais qui ne sont pas faits pour servir de contenants, ou des cloches et des lithophones qui ne peuvent pas émettre de sons parce qu’ils ne sont pas accrochés à des montants.

8On comprend dès lors l’importance et la récurrence du « comme si » (ru 如) dans les textes ritualistes : il faut constamment se tenir sur le fil du rasoir, sur la mince frontière entre le fait de considérer les morts comme vraiment morts et définitivement enterrés (ce qui, comme le Traité des rites le fait dire à Confucius, serait un manque d’humanité) et le fait de considérer les morts comme faisant encore partie intégrante du monde des vivants (ce qui, toujours selon Confucius, serait déraisonnable). Il faut donc faire « comme si » – mais seulement « comme si » – les parents défunts étaient encore là pour garder leur mémoire vivante et leur exprimer la reconnaissance qui leur est due, mais en même temps signifier clairement qu’on est dans le « comme si », afin que la vie des vivants puisse continuer sans être totalement grevée par celle des morts.

9Marcel Mauss avait donc quelque raison d’observer qu’en Chine, « la vie des morts encombre celle des vivants » (Mauss 1899 : 225). On pourrait même aller jusqu’à dire que le ritualisme funéraire fait que la vie des morts menace à tout moment de vampiriser celle des vivants. De façon analogue, il y a un risque de vampirisation de la vie des enfants dans les pratiques de la piété filiale qui sont fondées essentiellement sur le devoir de nourrir les parents, de manière matérielle de leur vivant, puis de manière symbolique après leur mort, comme le résume la phrase du Traité des rites (« Ji yi », § 4), dans une construction parallèle soulignée par un effet de rimes :

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君子生則敬養,死則敬享.
L’homme de bien, du vivant de ses parents, met tout son respect à les nourrir et, après leur mort, à leur faire des offrandes sacrificielles.

11Dans l’éducation traditionnelle chinoise, l’inculcation de la piété filiale dès l’enfance a parfois donné lieu à ce que Jean François Billeter a qualifié de « formes obsessionnelles, voire pathologiques » (Billeter 2004 : 166). Qu’il suffise de citer les Vingt-quatre exemples de piété filiale (Ershisi xiao 二十四孝), recueil compilé par Guo Jujing 郭居敬 sous la dynastie mongole des Yuan (xiiie-xive siècles) pour servir à l’édification des générations futures. À visée de toute évidence didactique, ce recueil comporte une succession d’anecdotes de toutes époques mettant en scène des fils pieux, prêts aux pires excès de zèle pour procurer à leurs vieux parents leurs mets préférés. Il a fait l’objet de très nombreuses éditions à large diffusion, notamment illustrées. De fait, ce thème revient aujourd’hui à la une des médias officiels, soucieux de remettre à l’honneur le sens de la piété filiale qui ferait partie, selon eux, des « gènes culturels » propres à tout Chinois. En réalité, l’obligation de subvenir aux besoins des parents âgés a pour objectif à peine voilé de pallier les défaillances du dispositif de retraite, surtout dans une population vieillissante comme c’est le cas en Chine aujourd’hui.

12On en oublierait presque que la polarisation de la culture ritualiste confucéenne sur la piété filiale a été l’une des cibles principales de l’iconoclasme révolutionnaire des intellectuels modernistes du début du xxe siècle. Chen Duxiu陳独秀 (1879-1942) qui fut l’un des dirigeants du mouvement iconoclaste du 4 mai 1919 et l’un des co-fondateurs du Parti communiste chinois en 1921, est connu pour avoir déclaré que la piété filiale est le pire des maux et l’origine de tous les vices. Le grand écrivain Lu Xun 魯迅 (1881-1936) consacre un texte critique aux Vingt-quatre exemples de piété filiale illustrés dans son recueil Fleurs du matin cueillies le soir, paru en 1927.

13Dans Le journal d’un fou, publié dès 1918 dans la revue Xin qingnian 新青年 (« La Jeunesse »), fondée par Chen Duxiu, Lu Xun livre de la piété confucéenne une vision féroce et hallucinatoire (Lu 2010 : 22) :

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Dans le passé, on mangeait souvent des humains, moi-même je m’en souviens, mais pas très clairement. J’ai ouvert un livre d’histoire pour vérifier, aucune indication chronologique, mais sur toutes les pages, écrits dans tous les sens, on lisait les mots « Humanité, Justice, Voie, Vertu » (termes-clés de la morale confucéenne). Ne parvenant de toute manière pas à dormir, je l’examinai minutieusement une bonne partie de la nuit et discernai finalement des caractères entre les lignes, le livre était rempli des mots « manger de l’homme » !

15Le thème du cannibalisme a continué à hanter la littérature chinoise moderne et se retrouve jusque dans l’œuvre récente de Mo Yan qui, dans un entretien daté de 2000, bien avant que lui soit attribué le Prix Nobel de littérature en 2012, reconnaissait explicitement l’existence de pratiques qui s’apparentent à du cannibalisme dans la Chine ancienne et même contemporaine. Si ce thème peut être perçu comme une pure fantasmagorie littéraire, il rejoint de fait les propos de Jean Levi sur les pratiques funéraires qui poussent la logique ritualiste de la continuité entre morts et vivants jusqu’au sacrifice humain dont Jean François Billeter souligne qu’il n’a jamais été clairement condamné. L’embarras lié à ce sacré refoulé a donné lieu à un intense processus d’intériorisation qui est resté dans la partie immergée du grand iceberg de l’humanisme confucéen.

16Si la dénonciation des excès, revers et effets pervers du continuisme a quelque raison d’être aussi radicale, c’est que la piété filiale a probablement été la caractéristique majeure et centrale de la vision confucéenne du monde et de la société, autant dire le facteur principal de sa prétention à l’universalité – universalité à la chinoise, s’entend. La source textuelle qui a fait de la piété filiale une valeur universelle (au sens propre du terme) est sans doute le livre canonique qui lui est consacré, le Xiaojing 孝經. Ouvrage court fait de formules martelées et répétitives, totalement dénué de qualité littéraire, il est traditionnellement attribué à Zengzi 曾子, un disciple de Confucius réputé pour avoir été un modèle de piété filiale. Sa datation, comme celle de la plupart des compendia ritualistes étudiés précédemment, est sujette à controverses, mais la plupart des historiens s’accordent aujourd’hui pour en situer la compilation à l’époque Han (iie siècle av. l’ère commune – iie siècle de l’ère commune). Certains en font même une invention propre à la phase fondatrice de l’ère impériale et motivée par des considérations d’ordre purement idéologique.

17C’est en tout cas le Xiaojing qui donne à xiao 孝, la piété filiale, une dimension métaphysique, équivalente à celle du Dao. Au chapitre « San cai 三才 » (Les trois puissances), xiao est rapporté à la triade cosmique Ciel-Terre-Homme dont il est question dans le chapitre du Xunzi 荀子 consacré au Ciel, le « Tian lun 天論 » :

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子曰:「夫孝,天之經也,地之義也,民之行也。」
Le Maître dit : La piété filiale est ce qui fait la constance du Ciel, le sens du juste de la Terre, la bonne conduite des hommes.

19Outre le continuum entre le cosmos et le monde humain et entre les vivants et les morts, il faut souligner celui qui relie plus largement la dimension familiale et la dimension politique. En effet, le lien de sang entre le père et le fils – lien organique par excellence – est le modèle archétypal du rapport politique entre le prince et ses ministres ou sujets. C’est ainsi que sous la dynastie Han a pu s’établir une homologie entre, d’une part, la piété filiale (xiao 孝) qui est censée caractériser le rapport du fils au père et, de l’autre, la loyauté (zhong 忠) qui doit fonder le rapport idéal du ministre ou du sujet à son prince (voir Xiaojing, « Guang yang ming 廣揚名 ») :

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子曰:「君子之事親孝,故忠可移於君。
事兄悌,故順可移於長。居家理,故治可移於官。
是以行成於內,而名立於後世矣。」
Le Maître dit : La piété filiale avec laquelle l’homme de bien sert ses parents peut se transposer (yi 移) sous forme de loyauté sur le prince.
La manière dont il sert ses frères aînés peut se transposer sous forme de docilité respectueuse sur les plus âgés.
La manière dont il ordonne sa famille peut se transposer sous forme de bon gouvernement sur une charge administrative.
C’est ainsi que la perfection de sa conduite en privé fait que sa renommée est établie pour la postérité.

21La piété filiale ne s’est pas contentée d’être le sujet exclusif d’un ouvrage soi-disant canonique, elle est devenue la première vertu cardinale sous les Han, investissant tous les aspects de la vie sociale, religieuse, politique et institutionnelle du nouvel ordre impérial. Les annales dynastiques font précéder les appellations posthumes des empereurs Han par le qualificatif xiao 孝, « filial ». Plus généralement, une réputation de piété filiale pouvait valoir à une personne et à sa famille des gratifications politiques et sociales de premier plan. Pendant toute la seconde partie de la dynastie (Han Orientaux), le meilleur moyen d’accéder à une position officielle était de s’assurer une réputation d’homme « filial et intègre » (xiao lian 孝廉), titre créé en 134 av. l’ère commune, qui permettait à d’obscurs individus vivant dans des régions excentrées de se faire remarquer et de se forger une carrière officielle.

22Le monde civilisé bordé et borné par les rites est donc constitué d’un tissu serré de relations de continuité qui se croisent en tous sens. L’un des fils principaux qui traversent tout ce maillage est la piété filiale. Elle prend une dimension « cosmo-politique » en devenant le moteur même de l’action humaine mise en rapport homologique avec l’activité du Ciel-Terre, et en fondant l’ordre politique dans un ordre des choses prétendument « naturel », celui de la filiation. La piété filiale fait en effet du lien organique de sang entre le fils et le père le modèle matriciel du rapport politique entre le sujet/ministre et le prince. Il y a ici aussi un continuum qui permet de passer sans rupture du rapport père-fils au rapport prince-ministre, la loyauté étant la traduction politique de la piété filiale ou, si l’on préfère, l’extension du sentiment filial du père vers le prince. Ce processus d’extension se fait dans un continuum, mais il passe par différentes étapes qui sont en rapport d’homologie, c’est-à-dire que toutes les étapes sont sur le même modèle, mais à des échelles différentes, comme le montre le chapitre « Xiao zhi » 孝治 du Xiaojing :

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子曰:「昔者明王之以孝治天下也,不敢遺小國之臣,而況於公、侯、伯、子、男乎?故得萬國之歡心,以事其先王。
治國者,不敢侮於鰥寡,而況於士民乎?故得百姓之歡心,以事其先君。
治家者,不敢失於臣妾,而況於妻子乎?故得人之歡心,以事其親。
夫然,故生則親安之,祭則鬼享之。
是以天下和平,災害不生,禍亂不作。故明王之以孝治天下也如此。
詩》云:『有覺德行,四國順之。
Le Maître dit : Autrefois, c’est par la piété filiale que les rois brillants de leur vertu gouvernaient le monde sous le Ciel (tianxia 天下), ils n’auraient jamais eu l’impudence de regarder de haut les ministres des petites vassalités et a fortiori les ducs, marquis, comtes et barons ! C’est ainsi qu’ils s’assuraient l’adhésion enthousiaste des dix mille pays dans l’entretien du culte rendu à leurs ancêtres royaux.
Ceux qui gouvernaient un pays (guo 國) n’auraient jamais eu l’arrogance d’humilier les veufs et les esseulés et a fortiori les officiers et les gens du commun ! C’est ainsi qu’ils s’assuraient l’adhésion enthousiaste des Cent familles (du peuple) dans l’entretien du culte rendu à leurs ancêtres seigneuriaux.
Ceux qui étaient à la tête d’une famille (jia 家) n’auraient jamais eu l’idée de négliger leurs serviteurs et concubines et a fortiori leurs épouses et leurs fils. C’est ainsi qu’ils s’assuraient l’adhésion enthousiaste des membres du clan dans le service de leurs parents.
Dans ces conditions, de leur vivant, [les parents] vivaient dans la sécurité assurée par les membres de leur clan, [après leur mort] leurs mânes agréaient les offrandes qu’on leur présentait.
C’est ainsi que le monde sous le Ciel (tianxia 天下) était en harmonie et en paix, désastres et calamités ne se produisaient pas, malheurs et désordres n’apparaissaient pas. C’est donc ainsi que les rois brillants de leur vertu gouvernaient le monde par la piété filiale.
Comme il est dit dans les Odes : À celui qui a un comportement éclairé et vertueux, tous les pays aux quatre orients se soumettent de leur plein gré.

24De nombreuses sources textuelles de la fin de l’antiquité et du début de l’ère impériale témoignent de la récurrence des trois niveaux que sont tianxia 天下 (tout sous le Ciel, le monde), guo 國 (le pays) et jia 家 (la famille). Contrairement aux apparences, la différence d’échelle entre les trois niveaux n’est pas tant d’ordre spatial ou géographique, elle est d’abord dictée par des contraintes ritualistes. Ceci apparaît clairement dans ce passage du Traité des rites qui concerne le devoir de vengeance d’un fils pieux dont le père ou la mère a été assassiné(e) et qui, au nom de la piété filiale, a le devoir de venger le parent défunt en cherchant à tuer à son tour le meurtrier (voir « Tangong », A § 53) :

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子夏問於孔子曰:「居父母之仇如之何?」
夫子曰:「寢苫枕干,不仕,弗與共天下也;遇諸市朝,不反兵而鬥。」
曰:「請問居昆弟之仇如之何?」
曰:「仕弗與共國;銜君命而使,雖遇之不鬥。」
曰:「請問居從父昆弟之仇如之何?」
曰:「不為魁,主人能,則執兵而陪其後。」
Le disciple Zixia demande à Maître Kong : Comment un fils doit-il se comporter vis-à-vis du meurtrier de son père ou de sa mère ?
Le Maître répond : Il doit dormir sur de la paille et prendre son bouclier comme oreiller, il ne doit pas assumer de charge (pour rester totalement disponible et constamment prêt à remplir son devoir de vengeance), afin de ne pas partager avec le meurtrier le même monde sous le Ciel (tianxia). Si le fils rencontre le meurtrier au marché ou à la Cour (où, en principe, on n’est pas armé), il ne doit pas avoir à retourner prendre son arme, mais doit pouvoir le provoquer au combat sur-le-champ.
Question : Quel comportement adopter vis-à-vis du meurtrier de son frère aîné ou cadet?
Réponse : Il peut assumer une charge, mais pas dans le même pays (guo) que le meurtrier. S’il est envoyé (dans le pays du meurtrier) et porteur d’une mission de son prince, même s’il y rencontre le meurtrier, il ne doit pas le provoquer au combat (autrement dit, tant que le meurtrier est dans un autre pays, il n’y a pas obligation de vengeance.)
Question : Quel comportement adopter vis-à-vis du meurtrier d’un oncle ou d’un cousin paternel ?
Réponse : Il ne doit pas prendre l’initiative de la vengeance. Si le principal concerné (c’est-à-dire le fils de l’oncle ou du cousin) est en mesure de le faire, il se contente de prendre son arme et de le suivre en second.

26Ici, les trois niveaux (tianxia, guo, jia) sont déterminés par le degré du lien de parenté entre un homme et son parent assassiné : si c’est le père ou la mère, il ne partage pas le même Ciel (autrement dit, il n’a de cesse qu’il ne venge la mort de son père ou de sa mère en tuant le meurtrier, où qu’il se trouve) ; si c’est le frère, il peut laisser le meurtrier vivre, mais dans un autre pays ; si c’est un cousin, c’est une simple affaire de famille et c’est au fils du cousin de prendre l’initiative de la vengeance. Nous avons donc ici une pratique de ce qu’on appellerait ailleurs la vendetta sous une forme ritualisée à l’extrême (force ici est de constater que le ritualisme n’exclut pas la violence et les effusions de sang, bien au contraire). Les traités rituels s’accordent pour dire que la vengeance est une obligation morale liée à la piété filiale, et que le degré d’obligation est directement proportionnel au degré de parenté entre la victime du meurtre et son vengeur, exactement sur le modèle des rites de funérailles et de deuil, lesquels, de manière significative, doivent être poursuivis jusqu’à ce que vengeance soit tirée. En cela, la vengeance est étroitement associée au ritualisme du deuil auquel elle se substitue ou qu’elle conditionne, en ce qu’elle détermine elle aussi les degrés de proximité dans la parenté.

27La distinction entre trois niveaux (tianxia, guo, jia), qui est déterminée dans le cas du devoir rituel de vengeance par le degré de parenté, se retrouve dans d’autres passages du Traité des rites, à commencer par le chapitre « Li yun 禮運 » (Évolution des rites, § 3) :

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「故聖人以禮示之,故天下國家可得而正也。」
Dès lors que les sages rois ont fait connaître les rites, le monde entier, les pays et les familles ont pu être gouvernés dans la droiture.
Voir aussi le chapitre « Zhongyong 中庸 », § 9 :
子曰:「天下國家可均也,爵祿可辭也,白刃可蹈也,中庸不可能也。

Le Maître dit : On peut trouver des hommes assez sages pour gouverner l’empire, une principauté ou un domaine de ministre d’État ; assez désintéressés pour refuser les charges et les émoluments, ou assez courageux pour marcher sur des épées nues ; on n’en trouve pas qui soient capables de se tenir dans l’invariable milieu.

Ce même étagement de l’ordre socio-politique sur trois niveaux regroupés dans une seule expression se retrouve dans le Mencius (Mengzi 孟子, IV A 5) :

孟子曰:「人有恆言,皆曰『天下國家』。天下之本在國,國之本在家,家之本在身。」
Maître Meng (Mencius) dit : Les gens ont cette expression consacrée : « Monde, pays, famille. » La racine du monde est dans le pays, la racine du pays dans la famille, la racine de la famille dans la personne [de son chef].

Cette stratification (tianxia, guo, jia, shen) figure aussi dans la source non-confucéenne, voire anti-confucéenne, qu’est le Laozi 老子 (§ 54) :
善建不拔,善抱者不脫,子孫以祭祀不輟。
修之於身,其德乃真;
修之於家,其德乃餘;
修之於鄉,其德乃長;
修之於國,其德乃豐;
修之於天下,其德乃普。
故以身觀身,以家觀家,以鄉觀鄉,以國觀國,以天下觀天下。
吾何以知天下然哉?以此。
Ce qui est construit (planté) solidement ne se laisse pas arracher, ce qui est fermement embrassé ne se laisse pas ôter, la filiation des fils et des petits-fils grâce aux sacrifices (qu’ils offrent à leurs parents défunts) ne se laisse pas interrompre.
Celui qui la cultive dans sa propre personne, sa vertu sera authentique.
Celui qui la cultive dans sa famille, sa vertu sera surabondante.
Celui qui la cultive dans son village, sa vertu perdurera.
Celui qui la cultive dans son pays, sa vertu sera riche.
Celui qui la cultive partout sous le Ciel, sa vertu se répandra partout.
C’est ainsi qu’il faut regarder le soi à partir de soi, la famille à partir de la famille, le village à partir du village, le pays à partir du pays, le monde à partir du monde.
Et moi, comment est-ce que je sais qu’il en va ainsi du monde ? Comme ça !

29Ces citations font écho au début non moins fameux de ce qui était à l’origine un chapitre du Traité des rites, mais qui a ensuite acquis le statut d’un texte canonique à part entière, le Daxue 大學 (La Grande Étude). Dans le corpus du canon scripturaire confucéen, la Grande Étude est certainement l’un des textes les plus fréquemment et largement commentés, aussi bien dans le temps (pendant plus d’un millénaire, depuis le xie siècle jusqu’à aujourd’hui) que dans l’espace (ayant fait l’objet de nombreux et importants commentaires en Corée, au Japon et au Vietnam). L’idée que les trois niveaux (monde, pays, famille) prennent ultimement racine dans la personne (shen身) du souverain/père est explicitée dans le long développement qui ouvre le texte de la Grande Étude et que tout lettré confucéen connaissait par cœur :

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大學之道,在明明德,在親民,在止於至善。
知止而後有定,定而後能靜,靜而後能安,安而後能慮,慮而後能得。
物有本末,事有終始,知所先後,則近道矣。
古之欲明明德於天下者,先治其國;欲治其國者,先齊其家;欲齊其家者,先修其身;欲修其身者,先正其心;欲正其心者,先誠其意;欲誠其意者,先致其知,致知在格物。
物格而後知至,知至而後意誠,意誠而後心正,心正而後身修,身修而後家齊,家齊而後國治,國治而後天下平。
自天子以至於庶人,壹是皆以修身為本。其本亂而末治者否矣 ; 其所厚者薄,而其所薄者厚,未之有也!
Le Dao de la Grande Étude consiste à faire resplendir la lumière de la vertu, être proche du peuple comme de sa propre famille, et ne s’arrêter que dans le bien suprême.
Savoir où s’arrêter permet d’être fixé ; une fois fixé, l’esprit peut connaître le repos ; le repos conduit à la paix, la paix à la réflexion, la réflexion permet d’atteindre le but.
Toute chose a une racine et des branches, tout événement un début et une fin. Qui sait ce qui vient avant et ce qui vient après, celui-là est proche du Dao.
Dans l’antiquité, pour faire resplendir la lumière de la vertu par tout l’univers, on commençait par ordonner son propre pays. Pour ordonner son propre pays, on commençait par régler sa propre maison. Pour régler sa propre maison, on commençait par se perfectionner soi-même. Pour se perfectionner soi-même, on commençait par rendre droit son cœur. Pour rendre droit son cœur, on commençait par rendre authentique son intention. Pour rendre authentique son intention, on commençait par développer sa connaissance ; et on développait sa connaissance en examinant les choses.
C’est en examinant les choses que la connaissance atteint sa plus grande extension. Une fois étendue la connaissance, l’intention devient authentique ; une fois l’intention authentique, le cœur devient droit. C’est en rendant droit le cœur que l’on se perfectionne soi-même. C’est en se perfectionnant soi-même qu’on règle sa maison ; c’est en réglant sa maison qu’on ordonne son pays ; et c’est lorsque les pays sont ordonnés que la Grande Paix s’accomplit par tout l’univers.
Pour le Fils du Ciel comme pour l’homme ordinaire, l’essentiel consiste à se perfectionner soi-même. Laisser l’essentiel au désordre en espérant maîtriser l’accessoire, voilà qui est impossible. Négliger ce qui vous tient à cœur en attachant de l’importance à ce qui n’en a pas, voilà qui ne s’est jamais vu.

31Le succès de la Grande étude s’explique, certes, par sa concision (le texte intégral tient sur une seule page imprimée), mais aussi, paradoxalement, du fait des formulations répétitives et des constructions en sorites (du type « Si A, alors B ; si B, alors C, etc. ») de la partie introductive : « Dans l’antiquité, on commençait par ordonner son propre pays. Pour ordonner son propre pays, on commençait par régler sa propre maison. Pour régler sa propre maison, on commençait par se perfectionner soi-même, etc., etc. » Une telle construction, à visée de toute évidence mnémotechnique, contribue à créer un effet de continuité et de succession ordonnée. Le début du texte décrit la Voie de la Grande Étude comme une progression graduelle, par étapes, du développement personnel du souverain (shen) qui se diffuse par cercles concentriques à l’échelle de la famille (jia), puis du pays (guo), et enfin du monde (tianxia), établissant ainsi un rapport de continuité entre la dimension morale de la culture de soi (xiu shen 修身) et la dimension politique de la gouvernance du monde (zhi guo 治國), continuité qui est restée le paradigme central de ce texte. Cette image de l’influence morale du prince qui se développe et se répand en cercles ou ondes concentriques de plus en plus larges à mesure que le prince lui-même grandit en tant qu’être moral met en scène la fiction d’une continuité entre la culture morale de l’élite et le contrôle politique du corps social. Le passage sans rupture de la « sainteté intérieure » (nei sheng 内聖) à la « royauté extérieure » (wai wang 外王) évoqué au début de la Grande Étude, illustre un idéalisme confucéen encore exalté aujourd’hui par l’universitaire sino-américain Tu Wei-ming 杜維明 (1989 : 115-116) :

32

Tout comme le soi doit surmonter l’égoïsme pour devenir authentiquement humain, la famille doit surmonter le népotisme pour devenir authentiquement humaine. Par analogie, la communauté doit surmonter l’esprit de clocher, l’État doit surmonter l’ethnocentrisme, et le monde doit surmonter l’anthropocentrisme pour devenir authentiquement humain. À la lumière de l’humanisme inclusif confucéen, le soi transformé transcende, au plan personnel comme au plan communautaire, l’égoïsme, le népotisme, l’esprit de clocher, l’ethnocentrisme et l’anthropocentrisme pour « ne faire plus qu’un seul corps avec le Ciel, la Terre et les dix mille êtres ». (ma trad.)

33Tu Wei-ming reprend ici les différents stades par lesquels passe le développement continu de la personne morale du souverain en cercles concentriques de plus en plus larges : le soi, la famille, la communauté, l’État, le monde, et conclut sur le caractère tout-englobant, universaliste, de l’humanisme confucéen. La citation finale « ne faire plus qu’un seul corps avec le Ciel, la Terre et les dix mille êtres » est une allusion à la formule du grand penseur d’époque Ming, Wang Yangming 王陽明 (1472-1529), dans son Daxue wen 大學問 (Questions sur la Grande Étude) :

34

大人者,以天地萬物為一體者也,其視天下猶一家,中國猶一人焉。
Le grand homme est celui qui conçoit le Ciel-Terre et les dix mille êtres comme un seul corps. Il considère le monde comme une seule famille, et le(s) pays du milieu comme un seul homme.

35Or, cette phrase de Wang Yangming fait elle-même référence à un passage du chapitre déjà cité du Traité des rites (« Liyun » § 18) :

36

故聖人耐以天下為一家,以中國為一人者…
Ainsi donc, le Sage a l’esprit assez large pour considérer le monde comme une seule famille, et le(s) pays du milieu comme un seul homme…

37Il est frappant de constater qu’encore au xxe siècle, une formule aussi canonique se retrouve plus vivace que jamais sous le pinceau de Cai Yuanpei 蔡元培(1868-1940), figure de proue de la modernité chinoise, dans un vibrant appel à la résistance contre l’invasion japonaise, paru en 1936 et intitulé Zhongguo wei yi ren, tianxia wei yi jia 中國為一人, 天下為一家 (« La Chine est un seul homme, le monde une seule famille »). Ce court texte, qui est resté gravé dans les mémoires, témoigne de la pérennité, depuis l’antiquité jusqu’à l’ère moderne, d’un schéma cosmo-politique qui fait apparaître dans la même phrase et dans un parallélisme analogique zhongguo 中國 et tianxia 天下, associant ainsi la centralité et l’universalité que revendique tout à la fois la Chine, « Pays du Milieu » et « tout sous le Ciel ».

Références

  • Billeter, J.-F. (2003) « L’énigme Confucius », Esprit, août-septembre.
  • Billeter, J.-F.(2004) Études sur Tchouang tseu. Paris : Allia.
  • Cai Yuanpei (1936) Zhongguo wei yi ren, tianxia wei yi jia 中國為一人, 天下為一家, Shenghuo xingqi kan 生活星期刊 (Life Weekly, Shanghai).
  • Confucius (2014) Entretiens, traduit du chinois par Anne Cheng. Paris : Seuil, coll. Points-Sagesses.
  • Daxue 大學 (La Grande Étude) (1950), traduction Séraphin Couvreur, Les Quatre Livres I. Paris : Cathasia.
  • Guo Jujing Vingt-quatre exemples de piété filiale (Ershisi xiao 二十四孝).
  • Lao-tzeu (Laozi 老子) (2004) La voie et sa vertu, Tao-tê-king, traduction de François Houang et Pierre Leyris. Paris : Seuil, coll. Points-Sagesses.
  • Levi, J. (2002) Confucius, Paris : Éditions Pygmalion.
  • Liji 禮記 (Traité des rites) (1950 [1913]), dans Li Ki, Mémoires sur les bienséances et les cérémonies, traduction de Séraphin Couvreur. 4 vols, Paris : Cathasia.
  • Lu Xun (1976 [1927]) Fleurs du matin cueillies le soir, traduction de François Jullien. Lausanne : Alfred Eibel.
  • Lu Xun (2010 [1918]) Le journal d’un fou, traduction de Sebastian Veg. Paris : Éditions Rue d’Ulm/Presses de l’ENS.
  • Mauss, M. (1899) « Rites funéraires en Chine », Année sociologique vol. 2 : 221-226, repris dans M. Mauss, Œuvres, vol. 2 : Représentations collectives et diversité des civilisations. Paris : Minuit (Le sens commun), 1969, pp. 607-611.
  • Mencius (1950) Les Quatre Livres IV, traduction Séraphin Couvreur. Paris : Cathasia.
  • Mo Yan (2000), entretien avec Noël Dutrait, Perspectives chinoises n° 58 : 58-64.
  • Tu Wei-ming (1989) Centrality and Commonality. An Essay on Confucian Religiousness. Albany : State University of New York Press.
  • Wang Yangming 王陽明, Daxue wen 大學問 (Questions sur la Grande Étude).
  • Xunzi 荀子 (2016) Écrits de Maître Xun, traduction d’Ivan P. Kamenarovic. Paris : les Belles Lettres, coll. Bibliothèque chinoise.
  • Xiaojing 孝經 (Livre de la piété filiale).

Date de mise en ligne : 03/04/2020

https://doi.org/10.3917/dio.263.0007

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