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Article de revue

Les théories du complot et le paradoxe de l’individualisme épistémique

Pages 54 à 87

Notes

  • [1]
    « La production de théories du complot est sans conteste une activité de l’extrême droite. Bien que les théories du complot des milices ou du Front National soient sociologiquement intéressantes, je ne pense pas qu’elles soient épistémologiquement intéressantes. Elles sont manifestement irrationnelles d’une manière qui est généralement facilement analysable » (Coady 2006 : 3).
  • [2]
    Voir également la citation de la note 1, dans laquelle Coady affirme que le conspirationnisme d’extrême droite ne relève pas d’un type particulier d’irrationalité épistémologiquement intéressant.
  • [3]
    Dans la terminologie de Keeley, la théorie de l’assassinat de César et celle du Watergate sont bien des « théories du complot », mais non des « théories du complot injustifiées » (UCTs). Je garderai personnellement la terminologie utilisée depuis le début de cet article, selon laquelle « théorie du complot » désigne la sous-catégorie problématique et non pas la catégorie générale de toutes les théories dans lesquelles il est question d’un complot.
  • [4]
    Qui sont les « experts sur le sujet » pour des théories qui ne relèvent pas directement d’une science particulière, comme la théorie des Illuminati ou des reptiliens ? Sur ces sujets politiques généraux, on peut penser que le consensus des politologues et/ou des journalistes d’investigation fait office de consensus des experts ; ces derniers sont ceux qui, de manière professionnelle, systématique et collective, ont réalisé une enquête sur les tenants et les aboutissants du pouvoir politique.

1Les professeurs du secondaire ont pu faire par eux-mêmes l’expérience d’un phénomène nouveau apparu ces dernières années, notamment à l’occasion des attentats terroristes (attentats de Charlie Hebdo en janvier 2015, de Paris en novembre 2015, etc.) : à chaque événement traumatisant de ce type se propagent dans les collèges et les lycées des théories conspirationnistes, provenant de vidéos internet, et qui trouvent chez les jeunes gens une réceptivité étonnante et inquiétante. Ces théories liées à un événement ponctuel s’ajoutent à d’autres théories du complot plus anciennes et plus « générales », comme celles des Illuminati, des reptiliens, de la terre plate, etc., dont le moyen de propagation privilégié se trouve également dans les vidéos internet, et dont les collégiens et lycéens sont également de bons connaisseurs et « consommateurs », si ce n’est à proprement parler des « tenants ».

2L’expérience des professeurs semble indiquer que l’apparition de ce phénomène conspirationniste dans les écoles ne remonte qu’aux dix ou quinze dernières années et qu’il est lié directement au développement de l’usage d’internet (peut-être aussi des réseaux sociaux) par les jeunes gens. Il constitue un défi pédagogique et éducatif préoccupant, mettant en jeu à court terme la crédibilité de la parole professorale et à moyen terme la capacité de former des citoyens éclairés, capables de discerner les informations fiables des théories fumeuses.

3Le constat d’un développement récent du conspirationnisme, notamment chez les jeunes gens, est bien connu ; c’est même un lieu commun de la réflexion politique contemporaine, repris abondamment à la fois par les médias et par le pouvoir politique lui-même. Mon propos n’est pas ici de réitérer ce constat mais de discuter deux réactions qu’il a suscitées chez les philosophes et les professeurs de philosophie.

4La première de ces réactions, qui ne vient pas spécifiquement des professeurs de philosophie, même si ces derniers l’ont volontiers adoptée, consiste à poser le diagnostic suivant : le développement du conspirationnisme serait lié à un manque « d’esprit critique » chez les élèves ; et la « thérapie » consisterait alors à rendre les élèves plus méfiants à l’égard des informations qu’ils lisent, et plus indépendants dans leurs jugements individuels. La version la plus caractéristique de ce diagnostic est celle des « zététiciens » et autres « debunkers » qui combattent sur le même terrain internautique que les conspirationnistes et leur répondent par vidéos interposées.

5La deuxième réaction vient de la philosophie académique et peut sembler, de prime abord, l’exact inverse de la première : un certain nombre de philosophes anglo-saxons spécialistes d’épistémologie sociale (Charles Pigden, David Coady, etc.), défendent aujourd’hui qu’il n’y a pas de développement du conspirationnisme, que les théories du complot ne sont nullement problématiques et que le vrai problème épistémologique auquel nos sociétés démocratiques contemporaines sont confrontées est le défaut de ne pas voir assez de théories du complot, là où l’on devrait en voir. Ces philosophes ne représentent pas une petite minorité insignifiante par rapport au reste des spécialistes de la question : Coady et Pigden sont parmi les contributeurs les plus importants du débat contemporain. Il n’est qu’à consulter l’anthologie réunie par David Coady (2006) et qui regroupe les textes essentiels de ce débat : près de la moitié des textes illustrent ce point de vue qu’on pourrait appeler « pro-complots ». Il est important, afin de ne pas caricaturer la thèse en question, de préciser que ces auteurs ne défendent pas la vérité des « théories du complot » qui viennent spontanément à l’esprit (ces auteurs ne sont pas révisionnistes à propos des attentats du 11 septembre 2001, et ne croient pas au complot de la NASA pour nous cacher l’existence des OVNIs) ; néanmoins, ils s’opposent radicalement au diagnostic répandu selon lequel il y aurait de nos jours un développement problématique du conspirationnisme, auquel il faudrait répondre par des stratégies intellectuelles, pédagogiques et/ou médiatiques spécifiquement tournées contre les « théories du complot ».

6Ces deux réactions au « problème conspirationniste » – la réaction de « l’esprit critique » et la réaction « pro-complots » – semblent à première vue diamétralement opposées. Pourtant, elles ont en commun l’idée selon laquelle notre attitude vis-à-vis de nos sources d’information doit être une attitude hyper-critique, n’acceptant rien sur la base de l’autorité épistémique de telle ou telle source, mais vérifiant chaque information par soi-même. Les uns estiment que cette attitude hyper-critique mènera à rejeter les théories du complot car elles sont irrationnelles (c’est le cas des « debunkers » ou « zététiciens ») ; les autres estiment que cette attitude mènera à accepter certaines théories du complot (et à en rejeter d’autres bien entendu, mais pas en vertu du fait qu’elles sont des théories du complot). Mais fondamentalement, les uns et les autres s’accordent sur une certaine conception de l’épistémologie du témoignage, qu’on peut appeler une « épistémologie individualiste ».

7C’est ce présupposé commun de l’individualisme épistémique que j’entends ici critiquer, en montrant le caractère profondément insatisfaisant aussi bien de la réaction zététicienne que de la réaction « pro-complots ». La thèse que je défends dans cet article est que l’individualisme épistémologique est l’une des causes profondes du développement des théories du complot ; le problème (épistémologique et sociologique) posé par le conspirationnisme ne saurait donc être résolu par des théoriciens qui, d’une manière ou d’une autre, adhèrent à l’individualisme épistémologique et le renforcent.

8Je commencerai par cerner mon objet d’étude, sinon en en proposant une définition en bonne et due forme (puisque la définition même des « théories du complot » est ce qui est en jeu dans le débat), du moins en donnant quelques exemples permettant de clarifier ce dont nous parlons. J’exposerai ensuite le diagnostic et la solution proposée par les partisans d’un développement de « l’esprit critique », à savoir les zététiciens et debunkers, et je montrerai en quoi cette prétendue solution risque d’aggraver le problème. Dans un troisième temps, j’aborderai la réaction inverse des philosophes « pro-complots », pour qui il n’y a aucun problème épistémologique dans le fait de croire à une théorie du complot. L’un des arguments principaux de ces auteurs consiste à dire qu’il n’y a aucune définition du concept de « théorie du complot » qui permette d’affirmer qu’il y a un problème à croire aux théories du complot. Ce « défi » définitionnel n’est pas illégitime car il est vrai que l’expression « théorie du complot » a pu être employée avec une grande variété de significations. C’est pourquoi j’aborderai pour finir la question de la définition : je proposerai une définition qui permettra à la fois de cerner empiriquement le domaine des théories complotistes problématiques et de montrer normativement pourquoi ces théories sont épistémiquement vicieuses.

Situation du problème : le conspirationnisme aujourd’hui

9Étant donné que la définition de l’expression « théorie du complot » fait elle-même l’objet du débat philosophique (nous y reviendrons), nous passerons donc plutôt en revue, à titre de préambule, quelques exemples caractéristiques de théories du complot. Cette approche par l’exemple permet au moins de s’assurer qu’il y a bien un problème contemporain du conspirationnisme, quoique sa délimitation conceptuelle soit délicate et sujette à débats.

10La manière la plus naturelle d’aborder le problème des théories du complot est de se confronter à un certain nombre de cas typiques de théories manifestement irrationnelles, dont voici une liste non exhaustive :

11– « reopen 9/11 » : diverses théories sont proposées pour contrecarrer la « version officielle » à propos des attentats du 11 septembre 2001 ; dans la plupart de ces théories, le gouvernement américain était au courant à l’avance des attentats et les a délibérément laissé arriver, voire les a commandités.

12– attentat contre Charlie Hebdo : le fait qu’on ait prétendu retrouver la carte d’identité d’un des terroristes prouverait que l’attentat est une machination ourdie par les États-Unis.

13– illuminati : d’innombrables vidéos sur Internet expliquent que la plupart des dirigeants (des gouvernements, de la finance, etc.) sont membres d’une ancienne société initiatique, les Illuminati de Bavière. Cette théorie est très proche, dans son objet et dans son origine, de la théorie du complot maçonnique, mais a rencontré davantage de succès ces dernières années.

14– complot judéo-maçonnique : c’est sans doute la théorie conspirationniste la plus importante aux xixe et xx e  siècles ; elle regroupe deux catégories stigmatisées comme auteurs de complots, les juifs et les francs-maçons. Cette théorie, sans avoir conservé la prépondérance dont elle a joui au siècle dernier, est loin d’être éteinte (voir notamment Taguieff 2013b).

15– reptiliens : plus fantasque, la théorie des reptiliens popularisée par l’ancien footballeur David Icke prétend que le monde serait dirigé par des extra-terrestres capables de prendre forme humaine (la plupart de nos dirigeants dissimuleraient de tels extra-terrestres).

16– complot jésuite : une grande théorie du complot du xviie et du xviiie siècle fut la théorie du complot jésuite, d’après laquelle les jésuites tiraient les ficelles de toutes les politiques européennes. L’hostilité anti-jésuite associée à cette théorie conspirationniste a entraîné l’expulsion des jésuites d’un grand nombre de pays européens, avant que le pape ne se voie finalement obligé de dissoudre l’ordre en 1773.

17– réchauffement climatique : les conclusions du GIEC en 1988, et le consensus des scientifiques en général, selon lesquels le réchauffement climatique est lié à l’activité humaine, ne seraient qu’un mensonge concerté pour servir des intérêts privés.

18– terre plate : l’idée d’une terre sphérique ne serait qu’un canular entretenu par les dirigeants occidentaux, et qui ne résisterait pas à l’examen critique.

19– créationnisme : les fossiles de dinosaures seraient des faux, ou des ossements d’autres espèces existant encore et mal recombinés, car les espèces animales n’auraient jamais évolué (en particulier, il n’y aurait jamais eu sur terre de dinosaures).

20– négationnisme : l’extermination de plus de 5 millions de juifs par les nazis, notamment dans les chambres à gaz des camps d’extermination, serait une pure invention destinée à promouvoir les intérêts de l’état d’Israël.

21– récentisme : d’après l’historien russe Anatoli Fomenko, la chronologie universellement admise des faits historiques reposerait sur une falsification ; l’antiquité (égyptienne, grecque et latine) n’aurait jamais existé et ne serait que la re-duplication d’événements ayant eu lieu en réalité au Moyen-Âge.

22– chemtrails : les traînées blanches créées dans le ciel par le passage des avions seraient composées de produits chimiques répandus en haute altitude par le gouvernement américain dans le but de contrôler le climat, à des fins militaires.

23– survivantismes : James Dean, Elvis Presley, ou Michael Jackson ne seraient pas morts, mais poursuivraient leurs jours dans un endroit caché après la fausse mise en scène de leur mort. Ce type de rumeur survivantiste semble avoir existé à toutes les époques, de Théodose à Anastasia de Russie, en passant par Louis XVII.

24On pourrait allonger cette liste de théories plus ou moins farfelues, dont je n’ai retenu que les plus connues et les plus répandues aujourd’hui. Chacune a donné lieu à une littérature abondante de la part des conspirationnistes (sous forme de livres, d’articles, de vidéos, etc.), dont le point commun évident est son caractère manifestement biaisé, pour un observateur neutre et éduqué. Mais je n’entrerai pas tout de suite dans la caractérisation précise de ce qui fait leur irrationalité.

25Pour l’instant, je me contenterai de poser quelques distinctions importantes entre ces diverses « théories du complot ».

26On peut tout d’abord distinguer les théories selon leur domaine : de nombreuses théories du complot ont un caractère politique (illuminati, franc-maçons, jésuites) ; certaines ont plutôt un caractère scientifique (terre plate, créationnisme, réchauffement climatique) ; d’autres enfin ont un caractère historique (négationnisme, récentisme, survivantismes).

27On peut également distinguer les théories selon les auteurs du complot qu’elles postulent. Dans certains cas, le complot implique un nombre considérable d’agents (c’est ce qu’on appelle généralement une théorie du « Mégacomplot ») ; dans d’autres, en revanche, les comploteurs ne représentent qu’une petite société d’agents très puissants. Dans certains cas, les comploteurs sont cachés et inconnus ; dans d’autres, les comploteurs sont les agences gouvernementales publiquement connues (bien que leurs actions soient secrètes).

28On peut enfin distinguer les théories selon la portée du complot : le complot peut être destiné à diriger la totalité des événements du monde (il s’agit alors d’un complot systémique), ou plus modestement à provoquer ou à masquer un événement ponctuel (on parlera alors d’un complot événementiel).

29Une distinction plus importante que les précédentes oppose le « complot criminel » au « complot de dissimulation ». Cette distinction concerne parfois une seule et même « théorie du complot » : par exemple, dans la théorie des attentats du 11 septembre, il faut distinguer, d’une part, le complot par lequel le gouvernement américain aurait organisé et perpétré la démolition du World Trade Center (complot criminel), et, d’autre part, le complot par lequel les agences de presse maquilleraient ces démolitions en attentats terroristes (complot de dissimulation). Dans le cas des attentats du 11 septembre, les deux types de complot cohabitent au sein de la même théorie. Ici, le complot de dissimulation sert précisément à masquer les responsabilités humaines qui se cachent derrière l’événement. Mais dans le cas du scepticisme sur le réchauffement climatique, il n’y a que un complot de dissimulation, qui sert à masquer le fait … qu’il n’y a aucune responsabilité humaine derrière le réchauffement climatique (il ne sert pas à cacher le fait qu’une conspiration criminelle a réchauffé le climat dans le but de diriger le monde !). Les théories du complot ne contiennent donc pas toujours de complot criminel ; il semble en revanche (d’après notre échantillon) qu’elles contiennent toujours un complot de dissimulation, et cet aspect sera important lorsqu’il s’agira de définir ce qu’est une théorie du complot ; nous y reviendrons.

30Enfin, le terme de « complotiste » ou « conspirationniste » peut désigner à la fois les producteurs de théories du complot (ceux qui écrivent des livres, des articles, des blogs, ou produisent des vidéos conspirationnistes), et les consommateurs de théories du complot (ceux qui passent du temps à lire ou à visionner des contenus conspirationnistes, mais sans en produire nécessairement eux-mêmes). Concernant les premiers, il faut encore distinguer les cas où la théorie du complot est le fait d’un producteur isolé (David Icke pour les reptiliens, Anatoli Fomenko pour le récentisme) et ceux où la théorie du complot est le fait d’un grand nombre de collaborateurs inventifs (reopen 9/11). Quant aux consommateurs, il est important de noter qu’un consommateur n’est pas nécessairement quelqu’un qui « adhère » à la théorie du complot : un grand nombre de consommateurs se caractérisent par le fait d’apprécier la consommation de ce genre de théories sans chercher à se positionner clairement pour ou contre, mais en gardant une attitude de doute vague. Si l’on veut mesurer la nocivité d’une théorie du complot, il ne suffit donc pas de prendre en compte les personnes qui déclarent adhérer à la théorie, mais il faudrait pouvoir évaluer également le nombre de celles qui se plaisent à ébranler leurs certitudes par la consommation de matériel conspirationniste.

31Que peut-on dire sur l’importance quantitative du phénomène conspirationniste ? Le premier constat émane des observateurs de terrain, professeurs, syndicalistes ou militants politiques, qui tous se voient de plus en plus confrontés à des idées conspirationnistes dans leurs activités. Le parti Lutte Ouvrière note par exemple « qu’il est de moins en moins rare, lorsque l’on discute politique avec des travailleurs ou des jeunes, qu’ils reprennent à leur compte des théories complotistes » ([anon.] 2017).

32Est-il possible d’améliorer cette observation de terrain et d’avoir des chiffres un peu précis ? En janvier 2015, Najat Vallaud-Belkacem déclarait au micro de RTL que « un jeune sur cinq adhère aux théories du complot » (RTL s.d.). On ignore sur quelle enquête elle se fondait pour avancer un tel chiffre, puisqu’il n’existait à cette date aucun sondage publié sur la mentalité complotiste parmi les Français. En décembre 2017, en revanche, est parue une étude de l’IFOP pour la fondation Jean Jaurès et le site Conspiracy Watch, intitulée « Enquête sur le complotisme » (Pratviel 2017). Cette étude a fait l’objet d’une réception assez alarmiste (« Les Français sont complotistes », titrait Libération), en raison du chiffre global de « 79% des Français [qui] croient à au moins une théorie du complot ». Ce résultat avait le mérite d’être chiffré… mais l’intérêt d’un chiffre dépend largement de la question posée aux sondés. Or, en l’occurrence, les sondés étaient invités à se positionner concernant onze « théories du complot » au descriptif parfois très « large ». Ainsi, 28% d’entre eux se déclaraient d’accord (tout à fait ou plutôt d’accord) avec l’affirmation selon laquelle « la révolution française de 1789 et la révolution russe de 1917 n’auraient jamais eu lieu sans l’action décisive de sociétés secrètes tirant les ficelles dans l’ombre » ; mais ils n’étaient que 9% à se déclarer d’accord avec l’énoncé : « il est possible que la Terre soit plate et non pas ronde comme on nous le dit depuis l’école ». Il saute aux yeux que ces deux énoncés n’ont absolument rien à voir du point de vue de la mentalité des sondés, d’autant que le premier est particulièrement vague (les agissements secrets des bolcheviks lors de la révolution russe comptent-ils ou non comme « action décisive d’une société secrète » ?). Ainsi pouvaient être regroupés dans la même catégorie de « complotistes » ceux qui croient que la terre est plate et ceux qui pensent que les bolcheviks ont manœuvré de manière secrète lors de la révolution russe… Bien sûr, il est préoccupant de constater que 9% des sondés peuvent se déclarer proches de théories platistes, mais il est clair que le chiffre de « 79% de complotistes » nous renseigne beaucoup plus sur l’imprécision du concept de « théories du complot » utilisé dans cette étude que sur le véritable problème du conspirationnisme. C’est justement ce type d’utilisation « fourre-tout » du concept de « théories du complot » qui a pu amener des auteurs comme Pigden et Coady à rejeter en bloc la notion même de théories du complot ; mais nous verrons plus loin qu’il est possible de l’utiliser d’une manière précise et utile.

33Au-delà du cas particulier de la France, un autre sondage permet de disposer de chiffres intéressants concernant la théorie conspirationniste du 11 septembre 2001. En 2008, le site WorldPublicOpinion.org publia un sondage sur les théories du 11 septembre à travers de nombreux pays du monde ([anon.] s.d. [2008]), dont les résultats figurent dans le tableau suivant :

34Ces résultats montrent la très grande volatilité des opinions des différents pays face à un événement tel que celui-ci. Si la Turquie et l’Egypte ont toutes deux un taux de croyance à la « théorie officielle » très bas (39% et 16% respectivement), l’explication alternative qui prévaut dans ces pays diverge radicalement (36% des Turcs pensent que le gouvernement américain est lui-même derrière ces attentats, tandis que 43% des Egyptiens pensent que c’est la faute… d’Israël).

35D’autres sondages détaillés ont été réalisés aux États-Unis concernant les attentats du 11 septembre. Aux États-Unis, les théories complotistes ne consistent évidemment pas à accuser en bloc le gouvernement américain ou l’état d’Israël d’être les commanditaires de l’attaque, mais un sondage de 2006, mené par Ohio University, a pu enregistrer des taux d’adhésion inquiétants aux théories conspirationnistes suivantes : 36% d’adhésion pour l’idée selon laquelle « les autorités fédérales ont soit participé aux attaques du 11 septembre, soit n’ont entrepris aucune action pour les empêcher, parce qu’elles voulaient que les États-Unis entrent en guerre au Moyen Orient », et 16% d’adhésion à l’idée selon laquelle « l’effondrement des tours jumelles à New York a été provoqué par des explosifs secrètement installés dans les deux bâtiments ».

36Ces chiffres révèlent qu’il y a bel et bien un phénomène complotiste inquiétant, certes pas dans les proportions catastrophistes que semblaient indiquer les 79% du sondage IFOP, mais bien entre les 10 et 30% selon la radicalité de l’hypothèse considérée, ce qui constitue déjà en soi un phénomène digne d’attention.

Le diagnostic individualiste et la thérapie critique ou « zététique »

37Le phénomène étant décrit et reconnu, reste à savoir quel diagnostic il convient d’en faire, et dans un second temps quelle thérapie peut permettre de régler ce problème nouveau. Le diagnostic et la thérapie dont je vais parler maintenant sont ceux d’une catégorie d’auteurs (généralement internautes) qui se présentent comme des adversaires résolus du conspirationnisme et qui pensent avoir trouvé la meilleure parade pour détourner les gens des illusions complotistes. J’entends la communauté des « penseurs critiques », « zététiciens » et autres « debunkers », qui réalisent force études et vidéos pour répondre point par point aux arguments des vidéos (ou des blogs) conspirationnistes.

38Ces internautes partent généralement du diagnostic suivant : si les gens croient aux théories du complot, c’est parce qu’ils manquent « d’esprit critique » ; ils ont tendance à croire tout ce qu’on leur dit, tout ce qu’ils lisent ou entendent, notamment sur internet. La solution est donc de leur enseigner « l’esprit critique », c’est-à-dire de les enjoindre à ne pas croire ce qu’on leur dit, mais à toujours tout vérifier par soi-même, se construire sa propre opinion sans faire confiance à ce que dit untel ou untel.

39Afin de comprendre la mentalité du « debunker », je prendrai un exemple qui me semble significatif, à savoir la réponse d’un debunker à la théorie de la terre plate. Je m’appuierai ici sur une série de trois vidéos postées sur YouTube : la première est censée présenter les arguments platistes (OTB 2018a) ; la seconde reprend les arguments en montrant ce qu’ils ont de biaisé et d’insatisfaisant (OTB 2018b) ; enfin, la troisième est destinée à rétablir la vérité en présentant « Le top 5 des raisons pour lesquelles la terre N’est PAS plate » (OTB 2018c). Les deux premières vidéos montrent donc ce qu’est une « théorie du complot » (une démarche erronée) dans la compréhension qu’en a le debunker ; mais la troisième est encore plus intéressante pour nous, car elle présente ce que le debunker considère comme la bonne démarche, ou la bonne méthode. L’auteur de la vidéo (l’auteur de la chaîne « Outside The Box ») commence par des remarques méthodologiques qu’on peut considérer comme typiques de la mentalité ou de l’idéologie du debunker dans sa lutte contre les théories du complot :

40

Toutes ces informations doivent être traitées avec une dose saine de scepticisme. Personne n’est un expert sur tous les sujets et tout le monde peut faire des erreurs, aussi bien nos gouvernements que nos médias, nos potes ou nous-mêmes. Le plus important est selon moi de se faire une idée par nous-mêmes. Et c’est pour ça que j’ai du respect pour ceux qui essayent d’aller chercher au-delà des versions officielles. […]
Comment pouvons-nous être sûrs que la terre n’est pas plate. Avons-nous vraiment aucun autre choix que de faire confiance à une autorité ou une autre ? Personne d’entre nous n’a vraiment pu observer que la terre était une sphère donc comment se faire une idée par nous-mêmes. Et c’est ce que nous allons voir aujourd’hui. Nous allons essayer de faire nos propres observations pour déterminer si cette théorie est vraie ou fausse. […]
En gros on va faire ce que j’appelle de la science, et sans accepter ce que nous disent les autorités, que ce soit nos gouvernements ou la communauté scientifique ou autre. (id.,ibid.)

41On peut remarquer d’emblée plusieurs éléments caractéristiques de cette mentalité ou de cette philosophie du debunker.

42Premièrement, bien que le terme « d’esprit critique » ne soit pas présent dans l’extrait, il est clair que l’état d’esprit général auquel en appelle ici l’auteur est celui de la tradition moderne de l’esprit critique. Aussi n’est-il pas étonnant que ce genre de vidéos plaise à un certain nombre de professeurs, notamment de professeurs de philosophie, convaincus d’avoir la responsabilité d’enseigner à leurs élèves cet « esprit critique ». L’auteur de la vidéo surfe ainsi sur un ensemble de valeurs modernes qui ont fort peu de chance d’être rejetées par ses auditeurs.

43Deuxièmement, l’esprit critique est ici caractérisé comme une forme de « scepticisme ». L’identification entre esprit critique et scepticisme est également très forte dans la communauté des « zététiciens » français – et beaucoup moins, bien sûr, dans la communauté des philosophes de la connaissance (voir notamment Tiercelin 2005 ; Engel 2007). Une des origines de cette association se trouve assurément dans la confusion entre le doute sceptique et le doute radical méthodique de Descartes (qui n’a évidemment rien d’un philosophe sceptique).

44Troisièmement, l’esprit critique est opposé à l’idée d’autorité (sans qu’une distinction soit faite entre autorité politique et autorité épistémique, ni a fortiori entre autorité et pouvoir) ; l’esprit critique (ou la « saine dose de scepticisme ») consiste alors à ne former aucune croyance sur la base du témoignage d’autrui, mais à « se faire une idée par nous-mêmes » et à « faire nos propres observations ». C’est-à-dire que l’esprit critique est identifié à une forme « d’individualisme épistémique » radical (qui est effectivement une forme de scepticisme, à savoir un scepticisme sur la possibilité de la connaissance par témoignage d’autrui).

45Enfin, l’esprit critique est assimilé non seulement au scepticisme et à l’individualisme épistémique, mais également à la méthode scientifique : le fait de « se faire une idée par nous-mêmes » en allant « au-delà des versions officielles » revient, d’après l’auteur, à « faire ce que j’appelle de la science ». Cette identification est également explicite chez les auteurs « zététiciens » : «  La zététique est synonyme de “méthode scientifique” et “d’esprit critique” » (Le Cercle Zététique (s.d.)). Là encore, en se revendiquant de l’esprit « scientifique », l’auteur ne fait que surfer sur des attentes qui trouveront assurément une oreille bienveillante chez tous ses auditeurs : à une époque où le moindre shampooing est obligé de se parer du label « prouvé scientifiquement », on ne saurait ignorer la dimension publicitaire de l’invocation de la méthode scientifique.

46Que penser de cette méthodologie, ou de cette philosophie proclamée par le debunker ? J’émettrai deux critiques importantes à ce sujet.

47La première concerne la revendication d’une méthode « scientifique ». Les arguments apportés par l’auteur de la vidéo (le « top 5 des raisons pour lesquelles la terre N’est PAS plate ») n’ont absolument rien de scientifique. Au lieu de présenter les réflexions scientifiques qui ont amené les hommes de science de l’antiquité à comprendre la rotondité de la terre (on penserait naturellement à présenter le dispositif expérimental d’Eratosthène au iiie siècle av. J.-C.), l’auteur nous offre une liste assez hétéroclite de petites observations « à faire chez vous » : par exemple, observer que le soleil ne rétrécit pas quand il s’approche de l’horizon, alors que dans le schéma de la terre plate il devrait rétrécir. Le cinquième argument est encore plus intéressant : il consiste à inviter l’auditeur à observer que les constellations ne tournent pas dans le même sens dans l’hémisphère nord et dans l’hémisphère sud (dans l’hémisphère sud, elles tournent autour de la « croix du sud ») ; or cela ne peut s’expliquer si la terre est plate. Aussitôt, l’auteur de la vidéo se fait à lui-même une objection remarquable : le problème, dit-il, est que la plupart d’entre nous n’étant jamais allés dans l’hémisphère sud, nous n’avons donc pas pu observer par nous-mêmes l’évolution du ciel de l’hémisphère sud. Or si nous ne voulons nous fier à aucun témoignage d’autrui mais tout observer par nous-mêmes, comment pourrions-nous savoir que le ciel de l’hémisphère sud tourne autour de la « croix du sud » ? À cela l’auteur trouve une réponse admirable : on peut vérifier par soi-même que le ciel de l’hémisphère sud tourne autour de la « croix du sud » en constatant que cette constellation est présente sur les drapeaux de nombreux pays de l’hémisphère sud (l’Australie, la Nouvelle Zélande, les Îles Samoa, le Brésil, etc.), ce que chacun peut aller vérifier par soi-même. On peut voir par cet exemple que l’auteur n’a pas peur de pousser jusqu’à l’absurde le caractère véritablement sceptique de son individualisme épistémique (après tout, si l’on n’est pas prêt à accepter le témoignage d’autrui sur les observations du ciel dans l’hémisphère sud, pourquoi se fierait-on davantage au dessin des drapeaux ?). Mais plutôt que de faire remarquer que ces arguments ne prouvent absolument rien, mon intention ici est surtout de souligner que cette méthodologie n’a plus rien à voir avec la méthodologie scientifique qui est tout sauf une méthodologie individualiste radicale : il n’était guère besoin d’attendre les nombreuses études de sociologie des sciences pour se rendre compte du fait que la science moderne est une entreprise radicalement collective. Certes, la recherche expérimentale est normée par le principe de la reproductibilité des dispositifs expérimentaux… ainsi les expériences du LHC sont-elles « reproductibles » dans le sens scientifique, ce qui n’a pas grand-chose à voir avec le fait que monsieur tout le monde puisse « refaire chez lui » un accélérateur de hadrons. Croire que la reproductibilité scientifique se mesure à la possibilité pour chaque internaute de refaire chez lui l’expérience, c’est pousser jusqu’à la caricature ridicule la confusion entre esprit scientifique et scepticisme radical.

48Ma deuxième critique nous ramène plus directement au problème du conspirationnisme et de la manière adéquate de lutter contre ce phénomène. Le problème de cette méthodologie « critique » (en réalité sceptique) des debunkers, ce n’est pas tant qu’elle est absolument non convaincante et anti-scientifique, mais surtout qu’elle est exactement la même méthodologie que celle des théoriciens du complot. Voici, à titre d’exemple, un extrait d’une vidéo platiste, où l’auteure commence par un éloge de l’esprit critique et du fait de se faire son idée par soi-même :

49

Sachant qu’il y a cette propagande presque universelle [pour nous faire croire que la terre est sphérique], clairement quand on arrive à l’idée que la terre est plate, c’est qu’on a trouvé d’autres informations et que ces informations nous ont fait réfléchir et là effectivement ça devient une démarche plus intériorisée où on se demande ça serait quoi les signes, les preuves, et là on va chercher après et petit à petit on se fait une opinion définitive sur la question. (Canovi s.d.)

50Enquête patiente, personnelle, réfléchie, et appuyée sur des « preuves » plutôt que sur l’autorité des discours ambiants : on retrouve la même rhétorique que celle de notre debunker… mais au service de la théorie conspirationniste. Et bien évidemment, le type de « preuves » apportées dans la vidéo est exactement de même nature que les « preuves » de la sphéricité de la terre apportées par notre debunker, à savoir des preuves que l’on peut vérifier « chez soi » (et idéalement : « tout de suite par une simple recherche Google »). Un des arguments massue est celui des trajets des compagnies aériennes : l’auteure de la vidéo a « vérifié par elle-même » que les trajets du Japon aux États-Unis passaient toujours par l’Europe et non pas par le « dos » de la terre (l’Océan Pacifique) ce qui prouve qu’il n’y a pas de dos de la terre. On est bien dans le même registre hyper-sceptique et individualiste de l’argument des drapeaux de l’hémisphère sud.

51Si donc la stratégie des debunkers ou des zététiciens repose sur la même méthodologie (ou la même idéologie) que celle des conspirationnistes eux-mêmes, on a toutes les raisons de douter qu’elle puisse réellement apporter une solution au problème. Au contraire, il me semble que, face à des interlocuteurs réellement tentés par le conspirationnisme, l’appel à davantage « d’esprit critique » (compris à la manière des debunkers comme un scepticisme individualiste et pseudo-scientifique) ne fait que conforter l’interlocuteur dans son conspirationnisme : à tout argument hyper-sceptique, il aura généralement la ressource de trouver l’argument et demi dans le sens inverse, et face à la foultitude de « preuves » dans un sens et dans l’autre, il trouvera toujours plus imposantes et plus significatives les preuves allant dans son sens. Celui qui pense pouvoir convaincre un négationniste de l’existence des chambres à gaz en entrant dans le détail des données historiques n’a probablement jamais discuté avec un véritable négationniste.

52Les remarques qui précèdent contiennent un paradoxe apparent qu’il s’agit de lever : comment pourrait-il se faire que l’invitation à développer son esprit critique renforce la mentalité conspirationniste ? La mentalité conspirationniste n’est-elle pas justement le contraire de l’esprit critique ? Pas tout à fait : si l’esprit critique bien compris permet de déterminer ce qui ne va pas dans le conspirationnisme, on peut également observer que la mentalité conspirationnisme est en parfaite continuité avec une certaine idéologie dévoyée de « l’esprit critique », et qu’elle en est même probablement une conséquence. Cet apparent paradoxe a été fort bien repéré par Pierre-André Taguieff dans son Court traité de complotologie où il affirme que « le soupçonnisme est une forme pathologique de la pensée critique » (Taguieff 2013a : 30) :

53

[La pensée conspirationniste] s’inscrit en effet dans l’une des traditions culturelles les plus prestigieuses de la modernité : la tradition de l’esprit critique, celle de l’examen critique sans limites a priori. Si l’époque moderne peut être considérée comme l’âge d’or des croyances conspirationnistes, c’est aussi, apparent paradoxe, parce qu’elle représente tout autant l’âge d’or de la pensée critique qui prétend s’appliquer à tous les dogmes, au nom de la recherche de la vérité. […] C’est ainsi que l’héritage proprement moderne de la pensée critique a été phagocyté par la mentalité conspirationniste : les dénonciateurs de complots imaginaires, en prenant la posture du doute sceptique, en exhibant les signes de leur appartenance au camp de l’esprit critique, se sont emparés d’un puissant instrument de légitimation de leurs accusations. Ils se présentent eux aussi comme des chercheurs de vérité et des destructeurs d’idées reçues, de thèses officielles. » (ibid. : 39‑40)

54Face à des adversaires qui ont parfaitement intégré une rhétorique de l’esprit critique, la solution ne consiste donc pas à prêcher l’esprit critique, surtout dans sa version sceptique et individualiste comme le font les debunkers, mais à redonner à l’esprit critique sa signification véritable, c’est-à-dire une méthodologie du discernement (du grec « krinein », qui signifie « séparer », « passer au tamis ») et non pas une méthodologie du rejet sceptique de toute connaissance. Le rejet sceptique de toute connaissance par témoignage (de toute connaissance par « autorité épistémique ») n’est pas une démarche « critique », puisqu’elle n’opère aucun discernement entre les sources épistémiques fiables et les sources épistémiques n’ayant aucune crédibilité. Le véritable esprit critique ne revient pas à adopter une épistémologie strictement individualiste, selon laquelle je devrais tout vérifier par moi-même faute de pouvoir me fier au moindre témoignage d’autrui ; il consiste à savoir discerner les témoignages ou les sources d’informations qui sont fiables et crédibles (par exemple, celles émanant du consensus de la communauté scientifique) en rejetant les témoignages ou les sources d’informations qui n’ont aucune raison d’être fiables (par exemple une vidéo prise au hasard sur internet).

55Autrement dit, ce dont nous avons besoin pour lutter contre le conspirationnisme, ce n’est pas d’invocations répétées de « l’esprit critique » mais d’une clarification conceptuelle sur ce qu’est véritablement l’esprit critique, clarification qui permettra de séparer celui-ci d’un certain nombre de confusions très fréquentes (et partagées notamment par les debunkers ou zététiciens) : confusion entre criticisme et scepticisme, entre examen de la fiabilité des autorités épistémiques et rejet systématique de toute autorité épistémique (au profit d’un strict individualisme épistémique), confusion entre la réplicabilité scientifique et le mythe de pouvoir tout vérifier « chez soi », etc.

56Pour conclure, retenons que la véritable origine du conspirationnisme ne se trouve pas dans le manque « d’esprit critique », mais dans un « excès » ou plutôt dans une perversion de l’esprit critique conçu comme scepticisme et comme individualisme épistémique. Cette confusion entre esprit critique et individualisme épistémique n’est pas propre aux théoriciens du complot : on retrouve exactement la même confusion (et la même idéologie sceptique) chez les debunkers et zététiciens qui prétendent lutter contre le phénomène. Or, dans la mesure où ils partagent cette idéologie sceptique et individualiste qui génère le conspirationnisme, il est clair que la thérapie qu’ils proposent ne peut que renforcer le mal. Zététiciens et conspirationnistes ne sont pas des frères ennemis mais plutôt des frères jumeaux, nourris aux mêmes mamelles de l’individualisme épistémique.

57Encore une fois, la difficulté à distinguer entre individualisme épistémique et esprit critique véritable n’est pas propre à quelques individus (aux conspirationnistes, ou aux debunkers). Il s’agit bien plutôt d’une confusion qui est présente dans l’ensemble de la tradition moderne de « l’esprit critique ». La seconde réaction au « phénomène conspirationnisme » (la théorie « pro-complots ») n’est qu’une autre variante de cette même conception individualiste de l’esprit critique.

La défense philosophique des « théories du complot »

58Comme on vient de le voir, le phénomène conspirationniste repose, au moins en partie, sur le développement d’une épistémologie strictement individualiste (présentée sous le label de « l’esprit critique ») ; aussi n’est-il peut-être pas si paradoxal que certains philosophes contemporains (Charles Pigden, David Coady), qui assument de manière pleinement cohérente leur individualisme épistémique, en soient venus à proposer une philosophie des théories du complot qui se présente comme… une défense des théories du complot.

59Encore faut-il ne pas caricaturer la position philosophique de ces auteurs : aucun philosophe ne défend, bien sûr, qu’il est rationnel de croire au complot reptilien ou d’être négationniste à propos de la Shoah. Mais, pour Pigden et Coady, l’irrationalité de la théorie reptilienne ou du négationnisme n’a rien à voir avec le fait qu’il s’agisse de « théories du complot ». Ce sont simplement des théories irrationnelles pour d’autres raisons évidentes. Ce que soutiennent ces deux penseurs, c’est qu’il n’y a rien de problématique ou d’irrationnel dans les « théories du complot » en tant que telles ; le fait d’être une théorie du complot ne dit absolument rien sur la rationalité de la théorie en question. Autrement dit, ce que rejettent les auteurs, c’est le concept même de « théorie du complot » en tant que catégorie infamante :

60

Si l’on réfléchit aux différentes manières standard de comprendre ce que c’est qu’être un théoricien du complot, on découvre qu’il n’y a rien de mal à en être un. En fait, dans chaque cas, ce sont ceux qui accusent les autres d’être des théoriciens du complot qui sont coupables d’irrationalité (ou du moins d’erreur). » (Coady 2012: 125‑126)

61Pigden et Coady s’inscrivent donc en complet porte-à-faux par rapport à notre constat initial, selon lequel nous ferions face à une recrudescence inquiétante du phénomène conspirationniste. Pour eux, on assiste à l’extrême inverse :

62(1) si les gens croyaient davantage à des théories du complot, cela ne serait nullement « inquiétant », car il n’y a rien de problématique à y croire,

63(2) mais par ailleurs, il est faux que les gens croient de plus en plus aux théories du complot,

64(3) et ce qui est inquiétant au contraire, c’est que le gens détectent de moins en moins les complots réels que trament les puissants – les gens ne sont plus assez conspirationnistes, ils tombent dans l’irrationalité inverse que Coady appelle « Théorie de la Coïncidence » (Coady 2012: 127‑128).

65Pour défendre cette position, Pigden et Coady ont recours à quatre arguments que nous allons examiner successivement, à savoir :

66– l’argument des complots existants

67– l’argument de la chasse aux sorcières politique

68– l’argument du vice opposé

69– l’argument de l’absence d’irrationalité spécifique.

70Reprenons l’argument le plus simple, celui des complots existants. La plupart du temps, Pigden et Coady rappellent, pour commencer, tous les complots célèbres qui ont jalonné l’histoire : le complot pour assassiner Jules César, le complot du Watergate, etc. Il est évident et indéniable que les complots ont existé et existent ; et ce qui est plus important, c’est que personne ne songerait à mettre en doute la rationalité de quelqu’un qui croit à l’existence de ces complots (contre César, du Watergate, etc.). Ergo tout le monde reconnaît en fait qu’il n’y a rien d’irrationnel (en tant que tel) à croire à une théorie du complot. CQFD. Coady semble trouver cet argument absolument imparable dans sa simplicité :

71

Manifestement, cela devrait mettre un terme à la discussion. Puisque des complots se produisent, il ne peut pas être irrationnel de croire qu’ils se produisent. Donc, il ne peut pas être irrationnel d’être un théoricien du complot. Pourtant, beaucoup de gens acceptent la prémisse mais résistent à accepter la conclusion. (Coady 2012: 113)

72L’adversaire de Pigden et Coady refuse-t-il donc la conclusion évidente des prémisses qu’il accepte ? Ce n’est pas si clair. L’argument des complots existants pourrait être posé de la manière suivante :

73(1) Il n’est pas irrationnel de croire que César a été assassiné à la suite d’un complot.

74(2) La théorie selon laquelle César a été assassiné à la suite d’un complot est une théorie du complot.

75(3) Donc il n’est pas irrationnel de croire à certaines théories du complot.

76(4) Donc croire à une théorie du complot n’est pas en tant que tel irrationnel.

77Les prémisses de cet argument sont (1) et (2), et il est clair que les conclusions s’ensuivent logiquement. Il est clair également que la prémisse (1) (ou toute autre prémisse du même genre portant sur un complot ayant historiquement eu lieu) est accordée par toute personne un tant soit peu informée historiquement. Mais la prémisse (2) est-elle accordée ? Absolument pas ! C’est même l’inverse qui est évident pour toute personne qui s’intéresse au phénomène conspirationniste : il est évident que la théorie selon laquelle César a été assassiné suite à un complot, ou la théorie selon laquelle Nixon a comploté dans l’affaire du Watergate, ne sont nullement des « théories du complot » au sens qui nous intéresse – le sens dans lequel la théorie des reptiliens, le négationnisme, la théorie du complot judéo-maçonnique, etc. sont des « théories du complot ». Certes, nous n’avons pas encore donné de définition en bonne et due forme de ce qu’est une « théorie du complot » ; mais nous avons établi une liste de cas typiques, et toute personne censée qui perçoit « l’air de famille » entre les éléments de cette liste verra immédiatement que l’assassinat de César et le Watergate n’y ont absolument pas leur place. Par conséquent, il semble que la prémisse (2) de l’argument de Coady soit ni plus ni moins qu’une ignoratio elenchi : Coady semble ignorer totalement en quel sens son adversaire entend la notion de « théorie du complot ».

78Une interprétation plus charitable de l’argument de Coady consisterait à dire que l’argument a justement pour but de montrer que l’adversaire n’a pas une définition satisfaisante du concept de « théorie du complot ». On pourrait reformuler l’argument comme un défi en forme de dilemme :

79(5) Soit (i) le concept de « théorie du complot » signifie simplement « une théorie dans laquelle il y a un complot », soit (ii) il signifie autre chose.

80(6) Si (i) le concept de « théorie du complot » signifie simplement « une théorie dans laquelle il y a un complot », alors il est évident qu’il est rationnel de croire à certaines « théories du complot » (César, Watergate, etc.)

81(7) Si (ii) le concept de « théorie du complot » signifie autre chose, alors c’est à l’anti-conspirationniste qu’il revient de fournir une définition adéquate de ce concept.

82(8) Une définition adéquate du concept devra satisfaire les 3 conditions suivantes :

83– inclure les exemples typiques (par exemple ceux de la liste de la première partie)

84– ne pas inclure les complots historiques réels (César, Watergate, etc.)

85– être telle qu’il est irrationnel de croire à de telles théories

86(9) L’anti-conspirationniste n’a pas réussi à relever le défi de la définition adéquate.

87(10) Donc, quoi qu’on entende par « théories du complot » (i ou ii), il n’est pas irrationnel de croire à des théories du complot.

88Sous cette forme, l’argument des complots existants est digne d’intérêt. Mais évidemment, tout l’argument repose alors non pas tant sur l’idée qu’il existe des complots réels (laquelle prémisse ne fait pas de difficulté) mais sur la prémisse (9) selon laquelle il n’y a aucun moyen de donner une définition adéquate du concept de « théories du complot » tel qu’il s’applique aux cas typiques sans s’appliquer aux complots historiques existants. Autrement dit, cet argument est davantage à comprendre comme un défi que Coady lance à l’anti-conspirationniste, celui de produire une définition adéquate. Ce défi me semble tout à fait légitime, et j’essaierai plus loin de le relever. Mais évidemment, le pessimisme qu’exprime Coady quant à la possibilité de relever ce défi ne s’impose pas avec évidence : pour savoir si ce défi peut être relevé, encore faut-il voir en détail les différentes propositions de définitions ; ce n’est donc pas l’argument des complots existants qui, à lui seul, peut être probant ; il faudra faire le long détour de l’examen des définitions possibles.

89Deuxième argument de Coady et Pigden : celui de la chasse aux sorcières politique. Il consiste à dire que la chasse au conspiration-nisme n’est qu’une manœuvre politique douteuse, chauvine, conservatrice, etc. Voici par exemple ce que dit Coady :

90

La dénonciation du conspirationnisme [est] une propagande. (Coady 2012 : 123)
La mauvaise réputation des théories du complot est particulièrement prononcée chez les conservateurs, qui ont tendance à concevoir le conspirationnisme comme une activité de l’extrême gauche. (Coady 2006 : 3)
Une grande partie des débats politiques contemporains est constituée de tentatives, de la part des conservateurs, de présenter les gens de gauche comme des conspirationnistes. (ibid. : 4)

91L’idée défendue par Coady est que le concept même de « théorie du complot » aurait été inventé par les conservateurs dans le but de stigmatiser leurs adversaires politiques de gauche. Cette idée est une radicalisation d’une réflexion présente chez Chomsky :

92

Que des gens appellent [mon analyse des médias] une « théorie du complot », cela fait partie de l’effort pour empêcher de comprendre comment le monde fonctionne ; à mon sens, l’expression « théorie du complot » est devenue l’équivalent intellectuel d’un mot de trois lettres : c’est ce que les gens disent lorsqu’ils ne veulent pas que vous réfléchissiez à ce qui est réellement en jeu. (Chomsky, Mitchell et Schoeffel 2002 : 26)

93Notez que Chomsky ne présente pas cet usage de l’expression « théorie du complot » comme originel ou légitime, mais comme un usage que sont venues à en faire certaines personnes ; de fait, Chomsky lui-même a utilisé le concept de « théorie du complot » pour critiquer certaines théories – il lui reconnaît donc un usage légitime. Mais que des auteurs comme Chomsky aient pu être accusés de conspirationnisme, c’est certainement un des facteurs qui ont amené Coady (et Pigden) à avoir la plus grande méfiance envers le concept lui-même, jusqu’à le considérer comme intrinsèquement pervers ou conservateur.

94Comment évaluer cet argument de la chasse aux sorcières politique ? À première vue, il ressemble fort à un sophisme ad hominem : ce qui est attaqué, semble-t-il, ce n’est pas la définition du concept de « théories du complot », ou les raisons avancées contre lesdites théories, c’est plutôt la personne même de l’anti-conspirationniste, dénoncé comme étant un ennemi politique, ce qui dispenserait (rhétoriquement du moins) de prendre en compte ses définitions et ses arguments.

95Là encore, je pense qu’on peut donner une interprétation plus charitable de l’argument. Ce dernier pourrait être compris comme un complément ou une suite de l’argument des complots existants : comme on vient de voir, ce premier argument consistait à mettre l’interlocuteur au défi de proposer une définition de « théories du complot » qui s’applique aux cas typiques sans s’appliquer en même temps aux cas de complots historiques, et une définition qui mène à la conclusion qu’il y a un problème de rationalité dans le fait d’être complotiste. Face à ce défi, on pourrait considérer l’argument de la chasse aux sorcières politiques de la manière suivante :

96(11) Le véritable critère (la véritable démarcation) employé par les anti-conspirationnistes pour dire que telle théorie impliquant un complot n’est pas une « théorie du complot » (César, Watergate) et que telle autre théorie impliquant un complot est une « théorie du complot », c’est en fait un critère de chauvinisme ou de parti pris politique (les théories venant de l’extrême gauche seront catégorisées comme « théories du complot », pas les autres).

97(12) Ce véritable critère ne fonde évidemment pas une différence de rationalité (entre « théories du complot » et autres théories impliquant un complot).

98(13) Donc le véritable « concept » de « théories du complot », tel qu’il est employé par les anti-conspirationnistes, ne permet pas de dire qu’il y a un problème rationnel au fait d’être conspirationniste.

99Sous cette forme, l’argument est intéressant… mais sa prémisse (11) paraît factuellement extrêmement faible : dire que le concept de « théories du complot » est utilisé systématiquement par des pouvoirs conservateurs dans le but de stigmatiser des opposants de gauche ou d’extrême gauche, c’est faire peu de cas du fait que le conspirationnisme est une activité qui a toujours proliféré (et prolifère encore) dans la sphère de l’extrême droite (notamment anti-sémite et anti-maçonnique) et a été dénoncée comme telle par des intellectuels ou des personnalités politiques de gauche. Un des exemples les moins problématiques de « théories du complot » est certainement le complot judéo-maçonnique ; je ne conçois pas comment on pourrait voir dans la dénonciation de cette théorie une visée machiavélique des gouvernements conservateurs dans le but de discréditer des opposants de gauche. De fait, Coady est obligé de reconnaître (dans une note de bas de page) qu’il existe un conspirationnisme d’extrême droite, mais ayant fait cette concession majeure, il semble ne pas s’apercevoir qu’elle renverse son accusation ad hominem, et il se contente de rejeter ce fait obvie comme n’étant pas « épistémologiquement intéressant ». [1]

100On peut tout à fait reconnaître, avec Chomsky, que le concept de « théories du complot » est parfois récupéré par des politiciens conservateurs dans le but de décrédibiliser leurs opposants (nous ne cherchons pas ici à défendre l’usage de ce concept par un George W. Bush ou un Tony Blair…) mais le fait qu’un concept puisse être récupéré à des fins politiciennes n’implique nullement qu’il soit intrinsèquement vicieux – à vrai dire, n’importe quel concept (« vérité », « démocratie », etc.) peut faire l’objet de récupérations politiciennes douteuses. La meilleure façon d’éviter ce genre de manœuvre ne consiste pas à jeter le concept avec l’eau du bain, mais à donner au concept une définition précise et rigoureuse afin de pouvoir dénoncer ses emplois abusifs et biaisés. Ce deuxième argument ne prouve donc pas qu’il y a quelque chose d’intrinsèquement problématique dans le concept de « théories du complot » ; au contraire, il nous ramène à l’exigence d’apporter une bonne définition de ce concept.

101Troisième argument de Coady et Pigden : l’argument du vice opposé, qui part cette fois d’une première réponse qu’on pourrait être tenté d’apporter au problème des complots existants.

102Lorsque Pigden et Coady soulignent l’existence effective de complots à travers l’histoire, on pourrait être tenté de répondre que le complotisme n’est pas le fait de croire qu’il existe des complots (tout le monde croit qu’il existe des complots à travers l’histoire) ; il consiste à voir des complots partout, en particulier là où il n’y en a pas. Autrement dit, le complotisme serait un vice intellectuel particulier, à savoir la disposition à voir beaucoup plus de complots qu’il n’en existe réellement. C’est en ce sens que la croyance au négationnisme ou à la théorie reptilienne relèveraient du complotisme, tandis que la croyance au complot d’assassinat de César ou au complot du Watergate n’en relèveraient pas ; et étant donné cette définition, il s’ensuit que le complotisme est irrationnel.

103Cette réponse se rapproche de la démarche de Quassim Cassam qui définit le conspirationnisme comme un type particulier de « vice intellectuel » (Cassam [2016]). La réponse me semble juste en elle-même – il est vrai que le « conspirationnisme » est un vice intellectuel – mais elle n’est pas très éclairante en tant que réponse au problème de la démarcation. En effet, cette réponse ne nous donne aucun critère descriptif pour tracer la limite entre « théories du complot » et « théories non conspirationnistes dans lesquelles il y a un complot » ; elle dit simplement : « celles de ces théories qui sont irrationnelles relèvent du conspirationnisme, les autres n’en relèvent pas ». Mais du coup, on ne pourra pas utiliser ce critère pour établir si une théorie donnée est irrationnelle ou non (il faudra d’abord établir qu’elle est irrationnelle pour pouvoir dire qu’elle est une « théorie du complot »). C’est pour cette raison que je proposerai plus loin une autre réponse au problème, une réponse qui tente de fournir un critère de démarcation descriptif, permettant d’isoler un certain groupe de théories, et ensuite de défendre que ces théories sont irrationnelles pour un certain nombre de raisons.

104Quoi qu’il en soit, Pigden et Coady ont un autre argument contre cette stratégie du conspirationnisme comme « vice intellectuel ». Après avoir concédé que ce type de vice intellectuel (à savoir la disposition à voir plus de complots qu’il n’y en a) peut exister et existe sans doute chez certaines personnes, ils répondent que ce fait n’a aucune importance particulière, car il existe un vice opposé, bien plus développé et plus pernicieux :

105

[Cette forme] d’irrationalité ou d’erreur a un opposé, à savoir l’irrationalité ou l’erreur de croire que les complots sont rares, [qu’ils] réussissent rarement, [qu’ils] sont sans importance etc. […] C’est cette deuxième forme d’irrationalité ou d’erreur qui est la plus répandue et la plus problématique. Par conséquent, il semble que, aussi longtemps que durera la chasse aux sorcières contre les théoriciens du complot, nous devrons populariser l’usage d’expressions péjoratives pour désigner ceux qui, de diverses manières, rejettent irrationnellement les preuves de complots. […] À cet effet, j’ai proposé de populariser l’usage de l’expression « théoricien de la coïncidence » […] Les théoriciens de la coïncidence sont des personnes qui n’arrivent pas, pour ainsi dire, à « connecter les faits » [connecting the dots] ; qui n’arrivent pas à voir la moindre signification dans les corrélations les plus évidentes. (Coady 2012 : 127)

106Voilà en quel sens Pigden et Coady pensent que le « vrai problème » tient au fait que le gens ne soient plus suffisamment conspirationnistes : ils ont désormais tendance à accepter beaucoup trop vite la « version officielle », sans chercher ce qu’on veut leur cacher. Et s’ils deviennent ainsi dangereusement naïfs, c’est précisément à cause de l’usage de plus en plus courant de l’expression « théorie du complot » en tant que catégorie infamante : pour éviter d’être accusés de « théoriciens du complot », les gens se réfugient dans une naïve croyance aux versions officielles. D’où l’importance pour Pigden et Coady de changer notre langage lui-même, en inventant et popularisant l’usage d’une autre catégorie infamante, « théoriciens de la coïncidence ».

107À ce stade, il est difficile d’imaginer une position plus antagoniste à notre problème initial, qui s’interrogeait sur la façon de remédier au problème du développement contemporain du conspirationnisme. Mais il faut comprendre que ces approches diamétralement opposées s’expliquent par des points de départ différents. Le mien, dans cet article, (et celui de nombreux auteurs sur le conspirationnisme) est l’expérience de voir des élèves (ou d’autres personnes) victimes, pour ainsi dire, de théories parfaitement irrationnelles qui viennent envahir leur esprit (Illuminati, négationnisme, climato-scepticisme etc.). Pigden et Coady partent d’un phénomène tout à fait différent : l’observation selon laquelle de nombreux hommes politiques renforcent leur pouvoir par la rhétorique des « théories du complot », en ridiculisant et en faisant taire ainsi toute velléité de comprendre leurs agissements secrets. C’est cela qui amène Pigden et Coady à considérer que l’irrationalité conspirationniste n’est pas « le vrai problème » (voire, n’est pas un problème du tout). Mais si l’on évite ce genre de radicalisation et qu’on s’en tient simplement aux motivations de départ des uns et des autres, il me semble qu’on peut constater que celles-ci ne sont absolument pas incompatibles : il est tout à fait possible qu’il y ait à la fois un problème de développement (chez certaines personnes) de l’irrationalité conspirationniste, et en même temps (chez d’autres personnes, peut-être) un développement de la frilosité irrationnelle à investiguer les agissements secrets des gouvernements, de peur d’être traité par eux de « théoricien du complot ». Autrement dit, le fait qu’il existe un vice opposé au conspirationnisme, et que ce vice se développe aujourd’hui, n’implique nullement qu’il n’y ait pas en même temps un développement de l’irrationalité conspirationniste.

108Pigden et Coady semblent vouloir dire qu’il n’y a pas de problème du vice conspirationniste parce que il y a un problème du vice « coïncidentiste ». Or, c’est un sophisme du faux dilemme : les deux problèmes peuvent fort bien coexister. En tout cas, affirmer qu’il n’y a pas de problème du vice conspirationniste relève, à mes yeux (et à ceux de tous les acteurs de terrain mentionnés au début de cet article : professeurs, militants, syndicalistes, etc.), du pur déni de réalité. On peut comprendre que Pigden et Coady soient vigilants au fait de ne pas oublier le vice opposé ; mais cela ne devrait pas nous amener à nier purement et simplement le vice conspirationniste et le défi (pédagogique et politique) qu’il représente.

109Nous venons de voir trois des arguments de Pigden et Coady : l’argument des complots existants, l’argument de la chasse aux sorcières politique, et l’argument du vice opposé. Aucun de ces arguments ne nous semble poser un véritable problème pour l’idée selon laquelle les « théories du complot » représentent un type d’irrationalité ou de vice intellectuel particulièrement problématique. Le seul élément pertinent, c’est que ces arguments (le premier en particulier) lancent un défi légitime à l’anti-conspirationniste, à savoir celui de fournir une définition adéquate de ce qu’il entend par « théories du complot » ou par « conspirationnisme ».

110C’est ce défi que je vais tenter de relever pour finir, en répondant au quatrième et dernier argument de Pigden et Coady, l’argument de l’absence d’irrationalité spécifique.

Qu’est-ce qu’une « théorie du complot » et en quoi est-elle irrationnelle ?

111Nous venons de voir qu’on ne pouvait pas définir une « théorie du complot » simplement comme une « théorie dans laquelle un complot a lieu », sinon la théorie de l’assassinat de César et celle du Watergate seraient des « théories du complot ». Mais quel est alors le critère, le point commun qui réunit les différentes théories conspirationnistes (reptiliens, illuminati, négationnisme, etc.) ? Un point commun est qu’elles sont toutes irrationnelles. Soit. Mais cela ne nous aide pas beaucoup, car ce n’est là qu’une caractéristique normative, or nous cherchons un point commun descriptif en vertu duquel justement ces théories sont irrationnelles. On voudrait pouvoir préciser le type d’irrationalité particulier dont il s’agit. C’est seulement ainsi qu’on pourra relever le défi de définition que nous lancent (légitimement) Pigden et Coady.

112Leur quatrième argument constitue une radicalisation de ce défi ; il consiste à dire que le défi ne peut pas être relevé parce qu’il n’y a aucun trait commun, aucune irrationalité spécifique, aux différentes théories que les anti-conspirationnistes veulent regrouper sous le terme de « théories du complot » : « Nous n’avons pas affaire ici à une unique forme d’irrationalité ou d’erreur, mais à plusieurs, et le fait de les réunir ne peut qu’engendrer des confusions » (Coady 2012 : 127). [2]

113Si les différents exemples types de notre liste ne ressortissent pas d’un type d’irrationalité spécifique et commun, si leur seul point commun est d’être des théories irrationnelles (et d’avoir pour contenu un certain complot), alors, en effet, il n’y a pas d’intérêt à utiliser le concept de « conspirationnisme ». La meilleure chose à faire, épistémologiquement, serait d’identifier les différents types d’irrationalité présents dans ces théories (absence de preuve, induction trop rapide, etc.) et de les critiquer en tant que tels (et non pas en tant qu’ils sont présents dans une « théorie du complot »).

114Le vrai défi de la définition des « théories du complot » consiste donc à mettre en évidence un trait d’irrationalité spécifique et commun aux différents exemples types. Brian Keeley s’est attelé à cette tâche et a appelé « Unwarranted Conspiracy Theories » (UCTs) les théories du complot qui portent la marque spécifique d’irrationalité pertinente. [3] Keeley donne cinq critères définitoires :

1151) Une UCT est une explication qui va à l’encontre d’une version reçue, officielle ou « évidente ».

1162) Les véritables intentions qui motivent le complot sont invariablement malfaisantes.

1173) Les UCTs cherchent typiquement à connecter entre eux des événements apparemment sans rapport.

1184) Les vérités qui se cachent derrière les événements d’après les UCTs sont typiquement des secrets bien gardés, même si les coupables sont parfois des personnages publics célèbres.

1195) L’outil principal du théoricien du complot est ce que j’appellerai les « données détachées » [errant data]. Les données détachées entrent dans deux catégories : (a) les données sans explication et (b) les données contradictoires. (Keeley 1999 : 116‑118)

120Keeley me semble avoir réuni ici des éléments très importants pour relever le défi de la définition posé par Coady et Pigden. Il apporte des éléments descriptifs permettant de faire le tri entre les différentes théories évoquant des complots, et d’isoler celles qui posent un problème de rationalité. Ma propre réponse au défi de la définition va dans le même sens que celle de Keeley, mais je me concentrerai sur un plus petit nombre d’éléments définitionnels (3 critères au lieu de 5), et je m’efforcerai de montrer le lien logique entre ces éléments (là où les 5 critères de Keeley sont donnés de manière simplement juxtaposée, sans lien logique évident). Ma définition d’une « théorie du complot » est la suivante :

121Une théorie du complot est une théorie :

1221) qui va à l’encontre de la version reçue par les experts (critère extrinsèque)

1232) qui ne repose pas sur des informations privilégiées mais sur des informations publiquement accessibles (premier critère intrinsèque)

1243) qui construit son explication alternative en connectant un grand nombre de ces données publiquement accessibles, par une prétendue inférence à la meilleure explication (deuxième critère intrinsèque).

125Reprenons en détail ces critères et les liens logiques qu’ils entretiennent.

126Le premier critère définitionnel est (presque) le même que celui de Keeley : une « théorie du complot » va toujours à l’encontre de ce que certains appellent la « version officielle ». Keeley emploie également ce qualificatif de version « officielle », mais pour ma part je me garderai d’employer ce terme qui me semble prêter à confusion et biaiser la discussion en faveur des philosophes comme Coady et Pigden. En effet, que veut-on dire par « version officielle » ? Veut-on désigner par là la version mise en avant par le pouvoir politique et sa propagande ? Si tel est le sens de l’expression « version officielle », il est évident (et non controversé) qu’il n’y a rien d’irrationnel à croire à une théorie qui va à l’encontre de la « version officielle » ! Mais il est clair aussi que notre liste de « théories du complot » n’ira pas nécessairement contre une « version officielle » prise en ce sens politique. L’exemple le plus parlant est sans doute ici celui du climato-scepticisme : quelle est la « version officielle » à propos du réchauffement climatique ? Est-ce celle défendue par le président des États-Unis Donald Trump et son administration ? Dans ce cas, la « théorie du complot » devrait être la théorie de l’influence humaine et non pas la théorie climato-sceptique, puisque le pouvoir politique défend justement le climato-scepticisme ! Si le climat-scepticisme est une forme de théorie du complot, ce n’est donc pas parce qu’il s’oppose à une quelconque « version officielle » (quel que soit le sens de cette expression), mais parce qu’il s’oppose à la version reçue par le consensus des experts sur le sujet (en l’occurrence, les scientifiques spécialistes du climat). De même, dans un pays où les dirigeants politiques seraient négationnistes à propos de la Shoah, le négationnisme n’en demeurerait pas moins un conspirationnisme, parce qu’il s’oppose au consensus des experts sur la question (en l’occurrence, les historiens). [4]

127Une « théorie du complot » n’est donc pas une théorie qui va à l’encontre d’une « version officielle », mais à l’encontre du consensus des experts. Et ce critère (qui reste un critère extrinsèque dans le sens où il ne nous dit rien sur la structure interne de la théorie en question) constitue déjà un point d’appui fondamental pour justifier l’idée qu’il est irrationnel de croire à une théorie du complot. L’argument d’irrationalité prendra la forme du dilemme suivant :

128(14) Lorsqu’une théorie va à l’encontre du consensus des experts sur le sujet, l’auteur (ou le partisan) de la théorie en question a le choix entre deux hypothèses à propos des experts :

129(i) soit il pense que les experts mentent et dissimulent la vérité de la théorie du complot

130(ii) soit il pense que les experts se trompent et ignorent la vérité de la théorie du complot.

131(15) Si le conspirationniste pense que les experts mentent (i), alors cela veut dire que les experts font partie du complot (comme complices). On est alors dans une théorie du méga-complot où à peu près tout le monde fait partie du complot, une telle théorie présentant manifestement un trait d’irrationalité paranoïaque.

132(16) Si le conspirationniste pense que les experts se trompent (ii), alors cela veut dire qu’il s’attribue un privilège épistémique par rapport à eux, alors qu’il n’est pas lui-même un expert, ce qui est une forme typique d’irrationalité, à savoir l’excès de confiance épistémique en soi-même.

133(17) Donc dans tous les cas, il est irrationnel pour un agent donné de croire à une théorie qui va à l’encontre du consensus des experts (s’il n’est pas lui-même un expert).

134Comment Pigden et Coady répondent-ils à cet argument tiré du caractère « anti-consensus » des théories du complot ?

135En conversation privée, Pigden m’a indiqué que, pour lui, le consensus des « experts » en matière politique notamment lui semblait n’avoir aucune autorité épistémique particulière, parce que les journalistes d’investigation ou les politologues ne sont pas assez soupçonneux envers les agissements des gouvernements. On ne serait donc pas dans la première branche du dilemme (les experts mentent), mais plutôt dans la seconde (ils se trompent), à ceci près qu’il ne serait pas irrationnel de penser que j’ai raison contre les experts parce que j’ai effectivement un privilège épistémique par rapport à eux (je suis plus soupçonneux, alors qu’ils sont eux irrationnellement naïfs). Notez que ce privilège épistémique dont je dispose alors n’est pas un privilège d’accès aux données (il y a au contraire toutes les raisons de penser que j’ai un moins bon accès aux données que les experts, même si ces derniers sont excessivement naïfs) ; le privilège est purement « psychologique ». Cette réponse me semble dangereusement proche du problème d’irrationalité paranoïaque : quelqu’un qui pense que tout le monde est dans le faux (sauf lui) du simple fait qu’il a le privilège d’être plus soupçonneux que les autres me semble relever très clairement de la paranoïa.

136Coady aborde la question d’une manière quelque peu différente. Sa réponse initiale est formulée en termes d’opposition à la « version officielle » :

137

Dire qu’une version des événements a le statut d’être officielle devrait être vu comme quelque chose d’épistémologiquement neutre. Donc dire qu’une théorie du complot contredit par définition une version officielle des événements ne dit rien sur la question de savoir si cette théorie est vraie, ou si une personne qui la croit est justifiée à la croire. (Coady 2012 : 122)

138Évidemment, cette réponse de Coady n’est apparemment plausible que parce qu’il joue sur l’ambiguïté de l’expression « version officielle » : le fait qu’une théorie s’oppose à la version défendue par tel ou tel gouvernement ne dit en effet rien du tout sur la rationalité de celui qui croit à la théorie. Ceci revient simplement à reconnaître le fait évident selon lequel le pouvoir politique n’a pas en tant que tel d’autorité épistémique. Mais une théorie du complot, comme on l’a dit, ne doit pas être comprise comme celle qui s’oppose au pouvoir politique, mais comme celle qui s’oppose au consensus des autorités épistémiques (autorités étant entendu ici dans son strict sens épistémologique – à savoir les personnes qui ont les meilleures chances d’avoir raison sur le sujet, et non pas les personnes qui cherchent à imposer autoritairement leurs conceptions sur le sujet). Une fois que l’on a posé cette distinction entre pouvoir politique et autorités épistémiques (ou experts), que répondrait Coady à la question de savoir s’il peut être rationnel de s’opposer au consensus des experts ? Dans le texte que l’on vient de citer, rien ne nous permet de savoir si Coady pourrait reconnaître une certaine autorité épistémique aux experts (tels que les historiens pour la Shoah, ou les climatologues pour le climato-scepticisme). Mais une autre citation de Coady semble indiquer qu’il rejette en réalité toute forme d’autorité épistémique, y compris à la communauté académique ou scientifique :

139

Bien que les gouvernements soient des sources évidentes de ce que j’ai appelé des « versions officielles », ils n’en sont pas les seules sources. Les médias et le monde académique sont également, en vertu de leur pouvoir d’influencer l’opinion, des sources de versions officielles. Il n’est donc pas étonnant que les théories du complot aient tendance à être dénigrées par des représentants de ces institutions. (Coady 2006 : 126)

140Cette citation est troublante : elle semble indiquer que Coady ne fait aucune différence épistémique entre la propagande d’un gouvernement et le consensus d’une communauté d’experts scientifiques. Les uns comme les autres sont des sources de « versions officielles », qui cherchent à imposer leur version par des jeux de pouvoir et d’influence, et leur version n’a en tant que telle aucune valeur de rationalité particulière. Finalement, à propos du climat par exemple, la version de Trump et le consensus scientifique sont épistémologiquement à égalité ; ce ne sont que deux pouvoirs d’influence ; à chacun de se faire sa propre opinion. C’est dans ce genre de citation que l’on retrouve en pleine lumière le potentiel anti-scientifique de l’individualisme épistémologique, bien que ce dernier aime parader avec les couleurs de la science.

141Les réponses de Coady et de Pigden à l’argument d’irrationalité me semblent donc profondément insatisfaisantes. Il y a néanmoins une objection à l’argument qui me semble légitime et qui nous permettra de voir le lien logique avec le deuxième critère.

142L’objection est la suivante : imaginez que, à propos d’un complot gouvernemental donné, un informateur secret m’ait donné en main propre un document (un original) qui accuse clairement le gouvernement et dont ne disposent pas les journalistes d’investigation et les politologues. Dans ce cas, il semble que je pourrais rationnellement croire à l’existence du complot contre le consensus des experts (qui se trompent) ; et cela serait rationnel parce qu’il serait rationnel de penser que j’ai un « privilège épistémique » sur les experts, à savoir que je dispose d’une preuve matérielle qui leur fait défaut. De manière plus générale, on peut objecter à la prémisse (16) qu’il peut parfois être rationnel de s’attribuer un privilège épistémique par rapport aux experts (même si l’on n’est pas expert soi-même) lorsqu’on détient des informations privilégiées ou de première main. Serais-je un « théoricien du complot » si je crois ainsi au complot gouvernemental contre l’avis des experts ?

143La réponse est clairement non : en croyant au complot gouvernemental sur la base d’informations privilégiées et de première main, je ne serais pas coupable de conspirationnisme, même si je m’oppose par là au consensus des experts. Le premier critère (d’opposition au consensus) n’est donc pas suffisant pour mettre en évidence une forme d’irrationalité, mais il est évident également qu’il n’est pas suffisant pour définir ce qu’est une théorie du complot dans le sens qui nous intéresse : en effet, aucune des théories de notre liste d’exemples types ne repose sur des informations privilégiées et de première main. Ces théories reposent au contraire sur des données publiquement accessibles et que la théorie vient simplement réunir, réordonner et présenter sous un certain jour. Pour répondre à l’objection de l’information privilégiée, il faut donc ajouter comme critère de définition d’une théorie du complot l’absence d’information privilégiée. C’est seulement à l’aide de ce deuxième critère que l’argument d’irrationalité peut fonctionner.

144Passons donc à ce deuxième critère de définition : une théorie du complot ne repose pas sur des informations privilégiées mais publiquement accessibles. Ce critère n’est plus un critère extrinsèque mais bel et bien un critère intrinsèque qui caractérise la nature même de la théorie (ou plus précisément des données sur lesquelles elle repose).

145Pourquoi les théories du complot reposent-elles sur des données ou des informations publiquement accessibles ? On pourrait penser qu’il serait préférable pour elles de prétendre reposer sur des informations privilégiées ou de première main : en effet, si je prétends détenir par devers moi un document qui prouve le complot du gouvernement, ne serai-je pas plus crédible que si je défends ce complot sur la base de données que tout le monde connaît déjà ? On pourrait le penser, en particulier si l’on reconnaît l’importance des « privilèges » épistémiques (x a un meilleur accès aux données que y). Mais ce serait se méprendre sur la nature profonde et l’origine du conspirationnisme : comme on l’a vu dans la section 2, le conspirationnisme est inséparable de l’individualisme épistémologique. Or le propre de l’individualisme épistémologique est de rejeter toute forme de privilège épistémique. Un texte ou une vidéo conspirationniste ne prétend donc jamais avoir un privilège épistémique sur les personnes qui lisent ou regardent ; au contraire, toute sa rhétorique est fondée sur le fait que personne (pas même l’auteur conspirationniste) n’a de privilège épistémique. Le discours typique du conspirationniste est : « ne croyez personne, ne me croyez même pas moi, mais ne croyez que ce que vous vérifiez par vous-mêmes… or toutes les données dont je pars sont des données que vous pouvez vérifier par vous-mêmes ! » On voit ici que le fait de recourir à des informations publiquement accessibles n’est pas une « faiblesse » ou un pis-aller des théories du complot ; dans la logique et la rhétorique conspirationnistes, le fait de ne recourir qu’à des informations publiquement accessibles est le meilleur argument pour séduire des auditeurs qui veulent tout vérifier par eux-mêmes sans croire à aucune autorité épistémique (fût-elle scientifique).

146Ce critère d’absence de données privilégiées nous permet donc de comprendre à la fois la faiblesse épistémologique des théories du complot et leur force rhétorique (pour des auditeurs attirés par l’individualisme épistémologique).

147Le troisième critère définitionnel est inséparablement lié au second : si le conspirationniste part de données publiquement accessibles, il faut bien qu’il leur fasse subir un traitement particulier s’il veut arriver à une théorie qui, elle, n’est pas publiquement répandue. La méthode qui permet de passer de données publiquement accessibles à une théorie allant à l’encontre du consensus des experts peut être résumée par l’expression anglo-saxonne « connecting the dots » : le conspirationniste collecte et sélectionne un grand nombre d’informations publiquement accessibles afin de prétendre que ces données, mises en lumière de manière appropriée, font apparaître une certaine logique, un certain schème explicatif. En termes philosophiques, le fait de réunir un certain nombre de données et d’en tirer une théorie qui est censée offrir la « meilleure explication » de cette variété de données est appelée une « abduction » ou une « inférence à la meilleure explication ». Les théories du complot se présentent donc, intrinsèquement et structurellement, comme des abductions qui ont plusieurs caractéristiques spécifiques importantes : d’une part, les données dont elles partent sont nombreuses (pour donner un effet cumulatif et un effet d’expertise), anecdotiques (insignifiantes prises isolément) et sélectives (il y a typiquement un biais de sélection de données en vue de confirmer la théorie) ; d’autre part, l’abduction réalisée est fantaisiste et prédéterminée (l’agencement des données est déterminé par le résultat recherché et connu à l’avance, que le biais de confirmation soit conscient ou non).

148Ces deux critères intrinsèques des théories du complot (absence de données privilégiées, et grande abduction fantaisiste) permettent de voir clairement pourquoi les théoriciens du complot se réclament volontiers d’une méthode « scientifique », et en quoi ils donnent en réalité une caricature de la science.

149L’idée de ne reposer sur aucune information privilégiée mais seulement sur des données publiquement accessible correspond au critère de reproductibilité en sciences expérimentales. Mais comme on l’a dit plus haut, le fait de pouvoir « tout vérifier par soi-même (derrière son ordinateur) » est évidemment une caricature de la reproductibilité dans le sens scientifique (les expériences du LHC sont « reproductibles », mais il est assez difficile de les refaire soi-même dans sa cuisine…).

150L’idée d’offrir une meilleure explication sur la base d’un grand nombre de données correspond à la notion de pouvoir explicatif des théories scientifiques (une théorie est d’autant mieux établie qu’elle a le pouvoir d’expliquer un plus grand nombre de données). Mais là encore, il ne s’agit que d’une caricature, car le théoricien du complot choisit ses données en fonction d’un schème prédeterminé, tandis que le scientifique va évidemment dans le sens inverse, partant des données réellement récalcitrantes et essayant d’élaborer une théorie (non préexistante) pour les prendre en compte.

151Il est donc possible, à partir de ces critères intrinsèques, de voir clairement la distinction entre « théories du complots » et théories scientifiques.

Conclusion

152Dans cet article, je me suis efforcé de comprendre l’origine et la nature du phénomène conspirationniste, dont un grand nombre d’observateurs contemporains s’accordent à penser qu’il fait l’objet d’une recrudescence inquiétante.

153Bien sûr, ce phénomène peut s’inscrire à la charnière de différents facteurs explicatifs. On pourrait s’intéresser aux facteurs psychologiques (peut-être vivons-nous un « âge de l’anxiété » ?), ou aux facteurs structurels (tels que le développement de l’information de masse sur internet). Mais à côté de ces facteurs, je me suis efforcé de mettre en évidence un facteur proprement philosophique ou idéologique, à savoir le développement de l’individualisme épistémologique, c’est-à-dire la tendance à rejeter toute forme d’autorité épistémique et à se montrer hyper-critique envers toutes les sources d’information.

154Le diagnostic que j’ai défendu est le suivant : le développement de l’individualisme épistémologique comme idéologie est un facteur explicatif important du développement des théories du complot dans la sphère publique contemporaine. Mais si l’on veut passer du diagnostic à la « thérapie », on est confronté à une difficulté importante : comment est-il possible de lutter intellectuellement contre un phénomène qui est le produit (certes déviant) d’une mentalité d’esprit critique ? Il est évident que la solution du problème ne peut pas être d’inviter les gens à avoir moins d’esprit critique et à être plus crédules.

155À mon sens, la solution proprement philosophique doit consister à inviter nos contemporains à plus de précision conceptuelle dans leur compréhension de ce qu’est « l’esprit critique ». Il s’agit de leur faire apercevoir la distinction conceptuelle entre « esprit critique » et « scepticisme ». L’individualisme épistémologique, en effet, n’est pas une forme de l’esprit critique au sens propre, mais une déviance de l’esprit critique lorsque celui-ci est confondu avec le scepticisme. L’individualisme épistémologique est proprement une forme de scepticisme parce qu’il consiste à rejeter de manière indifférenciée toutes les sources de témoignage ou d’autorité épistémique. Une attitude proprement critique au contraire consisterait à opérer un discernement (c’est le sens du grec « krinein ») entre les sources épistémiques fiables et les sources épistémiques douteuses. Rejeter toutes les sources en bloc, ce n’est pas faire preuve de discernement, mais d’un excès irrationnel de suspicion.

156Le développement contemporain du conspirationnisme est (au moins en partie) dû à la confusion moderne entre esprit critique et scepticisme. Si l’esprit critique était clairement distingué du scepticisme, il ne mènerait pas à l’individualisme épistémologique et à ses conséquences conspirationnistes. Or cette confusion entre scepticisme et esprit critique n’est pas présente simplement dans l’esprit des populations ; c’est une confusion que l’on trouve très représentée (et qui a peut-être son origine) dans les écrits d’un grand nombre de philosophes modernes et contemporains. La contribution d’un philosophe pour lutter contre le conspirationnisme aujourd’hui (ou du moins contre ses facteurs philosophiques et idéologiques) pourrait donc bien consister à attirer l’attention de ses pairs sur la distinction nécessaire et importante entre esprit critique et scepticisme, et à enseigner aux citoyens en général non pas à être sceptiques en manière d’autorité épistémique mais à être de bons juges critiques de la qualité épistémique des sources sur lesquelles ils s’appuient.

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  • OTB - Outside The Box. (s.d.) Debunked - Le top 5 des raisons pour lesquelles la terre est plate. Consulté le 10 juillet 2018a : https://www.youtube.com/watch?v=7I3lZSvG3dc.
  • OTB - Outside The Box. (s.d.) Le top 5 des raisons pour lesquelles la terre est plate. Consulté le 10 juillet 2018b. https://www.youtube.com/watch?v=eIStNQOjv9k.
  • OTB - Outside The Box. (s.d.) Le top 5 des raisons pour lesquelles la terre N’est PAS plate. Consulté le 10 juillet 2018c. https://www.youtube.com/watch?v=OIfpDWR7Evs.
  • Pratviel, E., (2017) « Enquête sur le complotisme », IFOP JF/JPD, n° 115158 (en ligne: https://www.ifop.com/publication/enquete-sur-le-complotisme/).
  • RTL - Toujours avec vous. (s. d.) Attentats en France : « 1 jeune sur 5 croit à la théorie du complot », selon Vallaud-Belkacem-RTL. Consulté le 7 juillet 2018 : https://www.youtube.com/watch?v=eiy215fAudE.
  • Taguieff, P.-A. (2013a) Court traité de complotologie, Paris : Fayard.
  • Taguieff, P.-A. (2013b) « Le “complot judéo-maçonnique”, fabrication d’un mythe apocalyptique moderne », dansCourt traité de complotologie, Paris : Fayard, pp. 237‑412.
  • Tiercelin, Cl. (2005) Le doute en question : parades pragmatistes au défi sceptique, Paris : Éditions de l’Éclat, coll. Tiré à part.

Notes

  • [1]
    « La production de théories du complot est sans conteste une activité de l’extrême droite. Bien que les théories du complot des milices ou du Front National soient sociologiquement intéressantes, je ne pense pas qu’elles soient épistémologiquement intéressantes. Elles sont manifestement irrationnelles d’une manière qui est généralement facilement analysable » (Coady 2006 : 3).
  • [2]
    Voir également la citation de la note 1, dans laquelle Coady affirme que le conspirationnisme d’extrême droite ne relève pas d’un type particulier d’irrationalité épistémologiquement intéressant.
  • [3]
    Dans la terminologie de Keeley, la théorie de l’assassinat de César et celle du Watergate sont bien des « théories du complot », mais non des « théories du complot injustifiées » (UCTs). Je garderai personnellement la terminologie utilisée depuis le début de cet article, selon laquelle « théorie du complot » désigne la sous-catégorie problématique et non pas la catégorie générale de toutes les théories dans lesquelles il est question d’un complot.
  • [4]
    Qui sont les « experts sur le sujet » pour des théories qui ne relèvent pas directement d’une science particulière, comme la théorie des Illuminati ou des reptiliens ? Sur ces sujets politiques généraux, on peut penser que le consensus des politologues et/ou des journalistes d’investigation fait office de consensus des experts ; ces derniers sont ceux qui, de manière professionnelle, systématique et collective, ont réalisé une enquête sur les tenants et les aboutissants du pouvoir politique.
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