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Article de revue

Apprendre la langue de la non-violence

Pages 6 à 21

English version

1Le 27 juin 2007, l’Assemblée générale des Nations Unies adoptait une Résolution décidant de célébrer chaque année, le 2 octobre, la « Journée internationale de la Non-Violence ». Il s’agit en fait de célébrer l’anniversaire de la naissance du Mahatma Gandhi qui est né le 2 octobre 1869.

2Dans ses considérants, la Résolution affirme « la pertinence universelle du principe de non-violence » et souhaite « favoriser une culture de paix, de tolérance, de compréhension et de non-violence ». La « pertinence universelle du principe de non-violence » : la formule est remarquable par sa concision, sa clarté et son exactitude. La Résolution « invite tous les États membres, les organismes des Nations Unies, les organisations régionales et non gouvernementales et les particuliers à célébrer de façon appropriée la Journée internationale de la non-violence, notamment par des actions d’éducation et de sensibilisation ».

3Revendiquer « la pertinence universelle du principe de non-violence », c’est par là même affirmer la non-pertinence universelle de la violence, c’est-à-dire son incapacité totale à apporter une solution humaine aux inévitables conflits qui divisent et opposent les individus, les communautés, les nations et les États.

La nécessité d’une clarification conceptuelle

4Les traditions dont nous sommes les héritiers, alors qu’elles ont donné une grande et belle place à la violence, n’en ont pratiquement accordé aucune à la non-violence, jusqu’à en ignorer le nom. La non-violence est une idée encore neuve en Europe et dans le monde entier. Par lui-même, le mot « non-violence » suscite de multiples équivoques, malentendus et confusions. Ce qui fait d’abord difficulté, c’est qu’il exprime formellement une opposition, une négation, un refus. Dans nos sociétés dominées par l’idéologie de la violence nécessaire, légitime et honorable, ce terme comporte de nombreuses ambiguïtés. Pour cerner la signification de la non-violence, il faut au préalable s’attacher à celle de la violence. Il importe, avant tout, de savoir à quoi exactement la non-violence dit non, à quoi elle s’oppose, ce qu’elle refuse. Au demeurant, cela ne sera pas encore suffisant. Nous devrons préciser ce que la non-violence recherche, ce qu’elle veut affirmer, ce qu’elle propose, ce qu’elle veut construire.

5Le mot « violence » est certainement l’un de ceux qui se trouvent le plus souvent employés dans les paroles et les écrits de tous et de chacun. Pourtant, si nous prêtons attention à la signification que nous lui donnons, nous nous apercevons qu’il possède de multiples acceptions qui diffèrent très sensiblement les unes des autres. Cette confusion du langage est l’expression de la confusion de la pensée. Et cette double confusion ne peut être que source d’incompréhension dans nos débats et nos tentatives de dialogue. Cette incompréhension s’aggrave forcément lorsque nous nous risquons à parler de non-violence. C’est pourquoi, pour établir ce que signifie véritablement la violence, et par voie de conséquence la non-violence, une clarification conceptuelle s’impose qui nous permette de distinguer ce que nous avons trop souvent l’habitude de confondre : le conflit, l’agressivité, la lutte, la force et en fin de compte la violence proprement dite.

Le conflit

6Au commencement est le conflit. Notre relation aux autres est constitutive de notre personnalité. Je n’existe qu’en relation avec autrui. L’existence humaine de l’homme, ce n’est pas son être-au-monde, mais son être-aux-autres. Cependant, dans un premier temps, j’expérimente souvent ma rencontre avec l’autre comme une adversité, un affrontement. L’autre m’apparaît comme celui dont les désirs s’opposent à mes désirs, dont les intérêts heurtent mes intérêts, dont les ambitions se dressent contre mes ambitions, dont les projets contrarient mes projets, dont la liberté menace ma liberté, dont les droits empiètent sur mes droits.

7L’irruption de l’autre est vécue comme un dérangement. L’autre est l’envahisseur de mon aire de tranquillité ; il m’arrache à mon repos. Par son existence même, il surgit dans l’espace que je m’étais déjà approprié et constitue à mes yeux une menace. Il faudra bien que je lui fasse de la place, peut-être même que je lui cède la mienne. Le conflit est toujours, de quelque manière, une rivalité pour la conquête d’un même territoire. Chacun est persuadé que l’autre veut lui « prendre sa place ». Dès lors, le conflit ne peut être surmonté que si les deux adversaires, ayant pris conscience qu’« il y a de la place pour deux », décident d’inventer ensemble un « aménagement du territoire » qui permette à chacun d’« avoir sa place ». Il s’agit de « transformer » le conflit en sorte qu’il quitte le registre de l’affrontement entre deux adversaires où il a pris naissance, pour aller se situer sur celui de la coopération entre deux partenaires où il doit trouver sa solution.

Établir un pacte

8L’individu ne peut fuir une situation de conflit sans renoncer à ses propres droits. Il doit accepter la confrontation, car c’est à travers le conflit que chacun pourra se faire reconnaître des autres. Certes, le conflit peut être destructeur, mais il peut aussi être constructif. La fonction du conflit est d’établir un contrat, un pacte entre les adversaires, qui satisfasse les droits respectifs de chacun et permette ainsi de construire des relations d’équité et de justice entre les individus à l’intérieur d’une même communauté et entre les différentes communautés. Le conflit est ainsi un élément structurel de toute relation aux autres et, par conséquent, de toute vie sociale. Dans l’exemple des deux enfants qui sont entrés en rivalité pour la possession d’un même jouet, la médiation d’un adulte peut les amener à résoudre leur conflit par la conclusion d’un pacte : ou ils décident de jouer ensemble, ou de jouer chacun à leur tour. Ils feront alors l’expérience de la résolution constructive de leur conflit grâce à laquelle ils se retrouvent tous les deux gagnants.

9Toute vie communautaire est conflictuelle, ne serait-ce que de manière potentielle. La coexistence entre les hommes et les peuples, si elle doit devenir pacifique, restera néanmoins conflictuelle. La paix n’est pas, ne peut pas être et ne sera jamais l’absence de conflits, mais la maîtrise, la gestion et la résolution des conflits par d’autres moyens que ceux de la violence destructrice et meurtrière. Aussi, l’action politique doit-elle rechercher la résolution (du latin resolutio, action de dénouer) non-violente des conflits.

10Le discours pacifiste, qu’il soit juridique ou spiritualiste, se trompe et s’égare dans l’idéalisme, lorsqu’il stigmatise le conflit au profit d’une apologie exclusive du droit, de la confiance, de la fraternité, de la réconciliation, du pardon et de l’amour. On quitte alors l’histoire pour fuir dans l’utopie. C’est ainsi que, le plus souvent, les spiritualités, qu’elles soient d’inspiration religieuse ou non, ont voulu prêcher l’amour en ignorant le conflit. La paix ne sera pas fondée sur l’amour mais sur la force.

11La non-violence ne présuppose donc pas un monde sans conflits. Elle n’a pas pour projet politique de construire une société où les relations entre les hommes ne reposeraient que sur la confiance. Celle-ci ne peut être établie qu’à travers des relations de proximité, elle ne peut être instaurée qu’envers le prochain. En règle générale, dans la société, toute relation avec le lointain, avec l’autre-que-je-ne-connais-pas est un défi et il convient de l’affronter dans la défiance. L’action politique doit viser à organiser la justice entre tous les lointains. Cela implique que des institutions soient créées, que des lois soient élaborées qui prévoient des modalités pratiques de régulation sociale des conflits qui, à tout moment, peuvent survenir entre les individus.

La médiation

12La pratique de la médiation dans les différents secteurs de la société – l’école, la famille, le quartier, l’entreprise… – peut devenir l’une des principales méthodes de résolution non-violente des conflits qui surgissent entre les individus et les groupes. En évitant le recours aux méthodes répressives de l’État et en permettant à des citoyens de s’impliquer directement dans la gestion des conflits qui opposent d’autres citoyens, la médiation favorise l’autorégulation de la violence sociétale.

13La médiation est l’intervention d’un tiers, d’une tierce personne qui s’interpose dans l’entre-deux des protagonistes d’un conflit. Le tiers vient se mettre au milieu de deux adversaires – deux personnes, deux communautés ou deux peuples – qui se font face et sont tournés l’un contre l’autre. La médiation vise à faire passer les deux protagonistes de l’adversité (du latin ad-versari : être tourné contre) à la conversation (du latin con-versari : se tourner vers), c’est-à-dire à les amener à se tourner l’un vers l’autre pour se parler, se comprendre et, si possible, trouver un compromis qui ouvre la voie à la conciliation, sinon à la réconciliation. Le médiateur veut s’efforcer d’être un « tiers pacifiant ». Par son interposition, il rompt la relation « binaire », celle de deux adversaires s’affrontant sourdement et aveuglément, pour établir une relation « ternaire », à travers laquelle ils pourront communiquer par l’entremise d’un intermédiaire. Dans la relation binaire qu’entretiennent les adversaires, deux discours, deux raisonnements, deux logiques s’affrontent sans qu’aucune communication ne puisse permettre une reconnaissance et une compréhension réciproques. Il s’agit de passer d’une logique de compétition binaire à une dynamique de coopération ternaire.

Inventer un compromis

14Souvent, c’est la recherche d’un compromis qui permet d’inventer une solution constructive du conflit, déjà à l’œuvre dans la communication entre les adversaires. Le mot « compromis » vient du verbe latin compromittere (formé de cum, ensemble, et promittere, promettre) et exprime l’idée d’un engagement mutuel à respecter un accord pour régler un différend.

15Le mot « compromis » est associé à l’idée d’un processus de négociation. Le but visé est d’imaginer des concessions qui soient acceptables par les deux adversaires de manière que chacun puisse estimer que ses droits essentiels sont reconnus et respectés, en sorte qu’un nouveau « vivre ensemble » devienne possible. Dans le domaine de l’éducation, la recherche du compromis revêt une forte valeur pédagogique. Elle permet à l’enfant d’apprendre à concilier ses désirs, ses intérêts et ses besoins avec ceux de l’autre et à trouver avec lui un terrain d’entente fait de reconnaissance et de respect mutuel.

16Mais, en dernière analyse, le conflit ne doit pas être considéré comme la norme de la relation à l’autre. Le conflit est dans la nature des hommes, mais lorsque celle-ci n’est pas encore transformée par la marque de l’humain. Le conflit est premier, mais il ne doit pas avoir le dernier mot. Il est fait pour être surmonté, dépassé, transformé. Vis-à-vis de celui qui lui fait face, l’homme ne doit pas s’établir dans une relation d’hostilité, mais dans une relation d’hospitalité, où chacun est l’hôte de l’autre. Il est significatif que les termes hostilité et hospitalité ont une étymologie commune : à l’origine les mots latins hostes et hospes désignent tous deux l’étranger. Celui-ci, en effet, peut être soit exclu comme un ennemi, soit accueilli comme un hôte. Pour former une communauté humaine, les hommes sont appelés à entretenir entre eux des relations de réciprocité fondées sur le partage et le don. Et le lieu de l’hospitalité est celui de la bonté. Car il ne faut pas croire Nietzsche lorsqu’il nous assure que la bonté n’est que l’impuissance des faibles et lorsqu’il croit devoir faire l’apologie de la guerre. « Vous devez aimer la paix comme un moyen de guerres nouvelles, affirme Zarathoustra. La guerre et le courage ont fait plus de grandes choses que l’amour du prochain » (Nietzsche 1947 : 59). Non, c’est la violence qui est une faiblesse tandis que la bonté est la puissance des forts.

La force

17Il importe à ce propos d’établir une claire distinction entre « force » et « violence ». Au sens moral, la force est la vertu de l’homme qui a le courage de refuser de se soumettre à l’empire de la violence. L’homme fort, ce n’est pas celui qui possède les moyens de la puissance et de la violence, mais celui qui domine ses émotions, qui résiste à l’entraînement des passions collectives et garde la maîtrise de son propre destin. Ici, l’opposé de la force, c’est précisément la faiblesse de celui qui ne sait pas résister à l’ivresse de la violence.

18Cette « force d’âme », cette force spirituelle ne peut prétendre, à elle seule, s’opposer efficacement à la force de l’injustice. L’une et l’autre ne se situent pas sur le même plan. Seule, en réalité, la force d’une action organisée peut être efficace pour combattre l’injustice et rétablir le droit. C’est donc se tromper que de vouloir discréditer la force au nom du droit puisque, dans les faits, le droit ne peut avoir d’autre fondement ni d’autre garantie que la force. C’est le propre de l’idéalisme de conférer au droit une force spécifique qui agirait dans l’histoire et serait le véritable fondement du progrès. Tout montre au contraire qu’une telle force n’existe pas. De même, il est largement illusoire de penser qu’il existerait une « force de la justice », une « force de la vérité » et une « force de l’amour » qui pourraient par elles-mêmes forcer les puissants et les violents à reconnaître et à respecter le droit des opprimés. Pour accéder à la liberté, ceux-ci doivent se rassembler, se mobiliser, s’organiser et agir.

19Toute lutte est une épreuve de force. Dans un contexte social, économique ou politique déterminé, toute relation aux autres s’inscrit dans un rapport de force. L’injustice résulte du déséquilibre des forces par lequel les plus faibles sont dominés et opprimés par les plus forts. La lutte a pour fonction de créer un nouveau rapport de force afin d’établir un équilibre, en sorte que les droits de chacun soient respectés. Dès lors, agir pour la justice, c’est rétablir l’équilibre des forces et cela n’est possible qu’en exerçant une force qui impose une limite à la force qui introduit le déséquilibre.

20On ne peut discréditer la violence que si l’on a d’abord réhabilité la force en lui donnant toute sa place et en lui reconnaissant toute sa légitimité. Il est aussi essentiel de récuser en même temps le prétendu réalisme qui justifie la violence comme étant le fondement même de l’action et le prétendu spiritualisme qui refuse de reconnaître la force comme étant inhérente à l’action. Et la force n’existant que par l’action, il n’est possible de dénoncer et de combattre la violence qu’en proposant une méthode d’action qui ne doive rien à la violence meurtrière, mais qui soit capable d’établir des rapports de force garantissant le droit.

La bienveillance à l’égard de tout ce qui vit

21C’est Gandhi qui a offert au monde le mot « non-violence » en traduisant en anglais le terme sanscrit Ahimsâ qui est usuel dans les textes de la littérature hindouiste, jaïniste et bouddhique. Ce mot est formé du préfixe négatif a et du substantif himsâ qui signifie le désir de nuire, de faire violence à un être vivant. L’Ahimsâ est donc la reconnaissance, l’apprivoisement, la maîtrise et la transmutation du désir de violence qui est en l’homme et qui le conduit à vouloir écarter, exclure, éliminer, meurtrir l’autre homme.

22Pour Gandhi, la non-violence n’est pas d’abord une méthode d’action, mais est une attitude, c’est-à-dire essentiellement un regard, un regard de bienveillance et de bonté envers l’autre homme, surtout envers l’homme autre, c’est-à-dire l’inconnu, l’étranger, l’intrus, l’importun, l’ennemi. Lorsqu’il tente de définir la non-violence, Gandhi (1924 : 286) énonce d’abord cette proposition toute négative : « La non-violence parfaite est l’absence totale de malveillance à l’encontre de tout ce qui vit ». Ce n’est qu’ensuite qu’il affirme : « Sous sa forme active, la non-violence s’exprime par la bien-veillance à l’égard de tout ce qui vit ». L’exigence première de la non-violence est donc négative : elle demande à l’homme de renoncer à toute mal-veillance à l’encontre de l’autre homme. Formuler cette exigence, c’est donc reconnaître qu’il existe dans la nature de l’être humain une inclination à faire preuve de mal-veillance contre son prochain. Pour Kant, celle-ci est déterminée par l’égoïsme, c’est-à-dire par l’amour exclusif de soi. Le souci de soi ne laisse alors aucune place au souci de l’autre. Quand on agit, « on se heurte toujours au cher moi, qui toujours finit par ressortir » (Kant 1952 : 113). La violence est donc le choc de deux égoïsmes, l’affrontement de deux narcissismes combinés à la jalousie et au désir de supériorité, l’individu ne cessant d’apprécier son propre bonheur à l’aune de celui dont jouit autrui.

23Le principe de non-violence oppose à la violence un « non » catégorique et lui refuse toute légitimité. Tout accommodement de la conscience, toute complicité de l’intelligence, toute justification de la raison consacre déjà la victoire de la violence. La non-violence n’est pas une spiritualité possible, elle est la spiritualité qui fonde l’humanité de l’homme. Elle est constitutive de l’humain en l’homme. Méconnaître l’exigence de non-violence, c’est renoncer à penser l’humanité de l’homme. L’exigence primordiale de cette philosophie politique est de se référer à l’universel. Et seule la non-violence permet à la philosophie de s’ouvrir à l’universel.

24La loi morale ne peut être respectée qu’au préjudice de ce penchant naturel à l’égoïsme. C’est pourquoi « la loi morale se présente d’abord comme interdiction » (Kant 1983 : 84). Ce qui caractérise le devoir moral qui oblige l’être humain, c’est la volonté de faire preuve de bienveillance envers l’autre homme alors même que ses premiers sentiments naturels l’inclinent à la malveillance.

25Par nature, l’homme est en même temps incliné à la violence et disposé à la bonté. Et il doit choisir, par un acte de sa volonté, entre la violence et la bonté. Il doit se décider entre l’inhumanité et l’humanité. Pour reprendre les catégories convenues, trop simples mais qui gardent un sens, il a le choix de faire « le bien » ou « le mal ». C’est pour cela qu’il est un être essentiellement libre. Si l’homme n’était pas en capacité de faire le mal, il serait soumis au déterminisme d’une nature qui, sans doute, l’obligerait à faire le bien, mais qui, surtout, ne lui laisserait aucune liberté. L’homme n’est pas violent par nature, mais par liberté. De même, l’homme n’est pas bon par nature, mais par liberté.

26L’un des fondements possibles de la sagesse universelle est la Règle d’Or formulée dans différentes traditions spirituelles. Elle peut s’énoncer ainsi : « Ce que tu ne veux pas que les autres te fassent, ne le fais pas aux autres ». Or, ce que je ne veux pas, c’est d’abord que l’autre homme me fasse violence, qu’il me fasse mourir. Dès lors, l’impératif de la Règle d’Or rejoint l’exigence universelle de la conscience raisonnable : « Tu ne tueras pas ». Ainsi le principe de non-violence fonde l’universalité de la loi morale que les êtres raisonnables et consciencieux se donnent librement à eux-mêmes.

La vérité de l’homme

27La non-violence est pour Gandhi un principe : « Je crois – affirme-t-il (1965 : 265) – dans le principe de non-violence ». Elle est, selon lui, le principe même de la recherche de la vérité et il affirme sans détour qu’elle est le seul chemin qui conduit l’homme vers la vérité.

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La non-violence et la vérité – écrit-il (1971 : 59) – sont si étroitement enlacées qu’il est pratiquement impossible de les démêler et de les séparer l’une de l’autre. Elles sont comme les deux faces d’une même médaille ou plutôt d’un disque métallique lisse et sans aucune marque. Qui peut dire quel en est le revers et quel en est l’avers.

29L’histoire est là pour attester – et l’expérience le confirme tous les jours – que « la vérité » devient un vecteur de violence dès lors qu’elle n’est pas fondée sur l’exigence de non-violence. Car, si la vérité n’implique pas par elle-même la dé-légitimation radicale de la violence, alors il viendra toujours un moment où la violence apparaîtra naturellement comme un moyen légitime pour défendre la vérité. Seule la reconnaissance de l’exigence de non-violence permet de récuser une fois pour toutes l’illusion, qui est précisément véhiculée par toutes les idéologies, de recourir à la violence pour défendre la vérité. Recourir à la violence pour défendre la vérité, c’est déjà avoir nié et renié la vérité.

30Lorsque Gandhi affirme (1971 : 90) que « la vérité et la non-violence sont une seule et même réalité », il ne se situe pas dans le registre de l’idéologie, mais dans celui de la philosophie, c’est-à-dire de la spiritualité, de la pensée et de la sagesse. Tout en déclarant que la non-violence est la vérité de l’homme, Gandhi s’empresse de préciser que nul ne peut prétendre la « posséder ». « Tant que nous sommes des êtres incarnés, affirme-t-il (1960 : 119), la non-violence parfaite n’est qu’une théorie comme celle du point ou de la ligne droite d’Euclide, mais nous devons nous efforcer de nous en rapprocher à chaque instant de notre vie ». C’est pourquoi Gandhi s’est toujours présenté comme un « chercheur de la vérité ».

31Dans les conflits sociaux et politiques, la vérité doit se traduire par l’action. La force de la vérité s’ouvre un chemin à travers la force de l’action vraie, c’est-à-dire de l’action juste, à la fois dans sa fin et dans ses moyens. La force qui contraint ne peut être que le fruit de l’action et l’efficacité de l’action est toujours conditionnelle, incertaine, limitée, relative. Cependant, même lorsque l’efficacité de l’action non-violente atteint ses limites, la violence ne reprend pas pour autant ses droits et l’exigence de non-violence demeure vraie. Même si la violence apparaît nécessaire, elle n’en redevient pas pour autant légitime. Nécessité ne vaut pas légitimité.

Opter pour la non-violence

32Il serait funeste que les hommes se scindent en deux groupes : ceux qui prétendent incarner dans leur vie des exigences spirituelles, en se gardant bien d’accomplir les « basses œuvres » de la politique, et ceux qui ambitionnent de faire de la politique, en se dispensant, sous prétexte de réalisme, de prêter attention aux exigences spirituelles. Inacceptable dissociation qui engendre d’un côté de purs idéalistes et de l’autre de vrais cyniques. Tant que perdurera cette fracture, les « affaires du monde » ne cesseront de péricliter. Il faut, une fois pour toutes, se départir de l’idée que la réalisation spirituelle passe par le renoncement à l’action. Comment l’homme pourrait-il accomplir sa spiritualité s’il ne s’aventure pas sur les places publiques des cités, s’il ne va à la rencontre d’autres hommes ? L’action politique n’est pas un divertissement. Elle est un moment privilégié où l’authenticité spirituelle est mise à l’épreuve. La dignité de l’action est une noblesse spirituelle. Toute séparation entre politique et spiritualité ne peut qu’engendrer le dévoiement de l’une et de l’autre. Aucun terme ne peut s’émanciper, ni l’emporter sur l’autre. Spiritualité et politique doivent s’unir sans jamais se confondre. En Orient comme en Occident, trop de faux gourous prétendent enseigner la spiritualité en dehors des conflits, dans les marges de l’histoire, loin des débats et des combats politiques, à l’abri des rumeurs et des fureurs du monde.

33La spiritualité de la non-violence invite l’homme à agir, avec justesse et efficace, dans le creuset du monde. Le génie de Gandhi a été, par la mise en œuvre d’une stratégie de l’action non-violente, de réconcilier les exigences de la vie spirituelle et les contraintes de l’action politique, de réunir « la morale de conviction » et la « morale de responsabilité ». Exigence spirituelle, la non-violence est aussi une exigence pratique. Le principe de non-violence n’exige pas seulement de s’abstenir de recourir à la violence contre autrui, il implique également de lutter contre l’injustice qui meurtrit l’autre homme. La non-violence est une méthode d’action qui nous offre des moyens pratiques pour lutter efficacement contre l’injustice.

Choisir entre la raison et la violence

34Selon Éric Weil, la peur du philosophe – c’est-à-dire de l’homme en quête de vérité et de sagesse – c’est la peur de la violence : non pas de la violence qu’il peut subir, mais de la violence qu’il peut exercer. Cette violence que l’homme-philosophe découvre en lui et qui le porte vers une attitude dé-raisonnable, fait obstacle à la réalisation de sa propre humanité.

35L’homme est capable de raison et de violence, mais il doit opter pour l’une des deux : « La liberté choisit entre la raison et la violence » (Weil 1992 : 47). Mais l’exigence philosophique conduit l’homme à privilégier la raison contre la violence. « La violence ressentie violemment – affirme-t-il catégoriquement (1974 : 75) – doit être écartée une fois pour toutes ». Voici donc « le secret de la philosophie » :

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Le philosophe veut que la violence disparaisse du monde. Il reconnaît le besoin, il admet le désir, il convient que l’homme reste animal tout en étant raisonnable : ce qui importe, c’est d’éliminer la violence.
(Weil 1974 : 20)

37Parce que la raison est constitutive de l’humanité même de l’homme, de tout homme et de tous les hommes, « c’est le devoir principal de [l’homme moral] de respecter en tout être humain la raison, et de la respecter en lui-même en la respectant dans les autres » (Weil 1984 : 31). Et cela signifie d’abord qu’il doit s’interdire de faire violence à quiconque.

38La violence, cependant, demeure toujours une autre possibilité de l’homme qui a choisi la raison, l’universel et donc la non-violence. Ainsi, le philosophe n’aura-t-il jamais fini de se transformer lui-même en s’informant par la raison. Et, surtout, l’homme choisit la raison dans un monde où d’autres hommes ont choisi la violence. Le philosophe doit donc aussi s’efforcer d’éduquer les autres à la raison et de transformer le monde afin de mettre un terme – autant que faire se peut – au règne de la violence.

39Ainsi Éric Weil n’est pas moins catégorique que Gandhi lorsqu’il affirme que la violence ne peut qu’éloigner l’homme de la vérité. « L’autre de la vérité – écrit-il (1974 : 65) – n’est pas l’erreur, mais la violence ». En d’autres termes, l’erreur c’est la violence et, par conséquent, l’erreur c’est toute doctrine qui prétend justifier la violence, c’est-à-dire faire de la violence un droit de l’homme.

La violence n’est pas un droit de l’homme

40Il a souvent été dit que le mot « non-violence », parce qu’il est négatif, était mal choisi et entretenait par lui-même de nombreuses ambiguïtés. En réalité, le mot non-violence est décisif par sa négativité même car il permet, seul, de délégitimer la violence. Il est le terme le plus juste, le plus exact, le plus rigoureux pour exprimer ce qu’il veut signifier : le refus de tous les processus de légitimation qui font de la violence un droit de l’homme. L’option pour la non-violence, c’est l’actualisation dans notre propre existence de l’exigence universelle de la conscience raisonnable qui s’est exprimée par l’impératif, lui aussi formellement négatif : « Tu ne tueras pas ». Cette interdiction du meurtre est essentielle, parce que le désir du tuer se trouve en chacun de nous. Le meurtre est interdit parce qu’il est toujours possible et parce que cette possibilité est inhumaine.

41L’homme est un être juridique, c’est-à-dire qu’il a besoin de raisonner pour justifier, à ses yeux et aux yeux des autres, son attitude, son comportement et son action. Mais l’homme étant également un être violent et il va vouloir se convaincre que la violence est un droit de l’homme. Les animaux ne sont violents que du point de vue de l’homme, car ils sont incapables de penser leurs « violences ». Certes, le gros poisson mange le petit poisson et le loup mange l’agneau. Mais les animaux ne sont pas responsables de ces « violences ». Les éléments de la nature obéissent aveuglément aux lois de la nécessité. Seul l’homme est capable de liberté. Seul, parce qu’il est un être de conscience et de raison, l’homme est responsable de ses actes et donc de ses violences. C’est parce que la raison est le propre de l’homme, que la violence est également le propre de l’homme. Seul, il peut mettre la puissance de sa raison au service de sa violence. La violence ne relève pas de l’animalité, mais de l’inhumanité, et c’est bien pire.

42Certes la culture qui domine nos sociétés affiche une rhétorique qui dénigre la violence, mais, en même temps, elle l’entretient. Elle insinue constamment dans l’esprit des individus que, face aux conflits, ils n’ont pour choix que la lâcheté et la violence. Cette culture de la violence offre ainsi à l’individu nombre de constructions idéologiques pour lui permettre de justifier sa violence dès lors qu’il prétend défendre une cause juste.

La stratégie de l’action non-violente

43Il convient de distinguer, non pas pour les séparer, mais pour ne pas les confondre, la non-violence comme philosophie, qui est la recherche d’un sens à l’existence et à l’histoire, et la non-violence comme stratégie, qui est la recherche de l’efficacité dans l’action. La philosophie est l’amour de la sagesse. Elle implique un choix, une option, une décision personnelle. Mais encore faut-il que l’individu puisse faire ce choix en toute connaissance de cause. Pour cela, il faut que cette connaissance lui soit proposée dans le cadre d’un enseignement. Ce doit être l’objet de l’éducation. Mais n’est-ce pas l’un des drames de nos sociétés que l’éducation n’offre pas à nos enfants un enseignement portant sur la philosophie de la non-violence. Quels sont les moments, quels sont les lieux qui sont proposés à nos enfants pour qu’ils puissent réfléchir sur la non-violence ? L’éducation n’offre plus aux jeunes qu’un savoir technologique qui vise à les rendre compétitifs dans la rivalité économique qui va bientôt les opposer. Et cet apprentissage risque de ne pas leur laisser le loisir de réfléchir sur le sens même de leur existence et de construire des convictions fortes pour affronter l’avenir. Il faudrait certainement repenser l’éducation dans ce sens.

44La sagesse de la non-violence ne doit pas nous amener à nous retirer du monde pour cultiver notre jardin intérieur. Au contraire, elle doit nous inciter à nous engager dans les conflits du monde pour la justice et la liberté. Faire preuve de bienveillance envers ceux qui souffrent d’une situation d’injustice, c’est leur manifester notre solidarité, c’est être prêts à agir en leur faveur et, le cas échéant, à mener avec eux une lutte pour qu’ils obtiennent la reconnaissance de leurs droits.

45En janvier 1942, lorsque Gandhi défend sa politique devant le Congrès de l’Inde, c’est en faisant valoir son efficacité qu’il justifie le choix de la non-violence comme stratégie en vue d’obtenir l’indépendance.

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La non-violence m’est un credo – affirme-t-il – le souffle de ma vie. Mais je ne l’ai jamais proposée à l’Inde comme un credo ou d’ailleurs à quiconque sauf, à l’occasion, lors de conversations informelles. Je l’ai proposée au Congrès comme une méthode politique destinée à résoudre des problèmes politiques. Il est possible que ce soit une méthode nouvelle, mais elle n’en perd pas pour cela son caractère politique. […] Comme méthode politique, elle peut toujours être changée, modifiée, transformée, abandonnée même en faveur d’une autre. Si donc je vous dis que notre politique ne doit pas être abandonnée aujourd’hui, je vous parle sagesse politique. C’est de la perspicacité politique. Elle nous a servi dans le passé, elle nous a permis de parcourir de nombreuses étapes vers l’indépendance et c’est en tant qu’homme politique que je vous avertis que ce serait une grande faute d’envisager son abandon. Si j’ai entraîné le Congrès derrière moi toutes ces années, c’est en ma qualité d’homme politique.
(Gandhi 1979 : 220)

47Ce texte est capital, car il montre clairement que si pour Gandhi la non-violence est ce qu’il appelle un « credo », c’est-à-dire un choix existentiel qui donne sens à sa vie, c’est-à-dire le principe même de la vérité, il propose la méthode de l’action non-violente à ceux-là mêmes qui ne font pas ce choix.

Le principe de non-coopération

48L’un des principes fondamentaux de la stratégie de l’action non-violente, c’est de rechercher des moyens qui soient cohérents avec la fin. Il faut récuser une fois pour toutes le vieil adage selon lequel « la fin justifie les moyens », ce qui revient à dire qu’une fin juste justifie des moyens injustes. C’est le contraire qui est vrai : des moyens injustes pervertissent une fin juste. « Les moyens, affirmait Gandhi (1938 : 71), peuvent être comparés à une graine et la fin à un arbre ; il existe le même rapport intangible entre les moyens et la fin qu’entre la graine et l’arbre ».

49Un autre proverbe exprime mieux la sagesse des nations : « Qui veut la fin veut les moyens », à condition que nous l’entendions correctement, à savoir : « Qui veut une fin juste, doit vouloir des moyens justes ». La vraie question est celle des moyens. Le xxe siècle a été dominé par des idéologies clamant à l’unisson que la violence était le moyen nécessaire, légitime et honorable pour agir dans l’histoire. Or nous devons bien reconnaître aujourd’hui la faillite de ces idéologies.

50Le principe essentiel de la stratégie de l’action non-violente est celui de non-coopération. Il repose sur l’analyse suivante : dans une société, ce qui fait la force des injustices du désordre établi, c’est la complicité, c’est-à-dire la coopération passive, volontaire ou forcée de la majorité silencieuse des citoyens. La résistance non-violente vise à rompre cette complicité par l’organisation d’actions collectives de non-coopération avec les institutions, les lois, les idéologies, les régimes, les États qui portent atteinte aux libertés et aux droits de l’être humain. L’objectif à atteindre est de paralyser les rouages essentiels des divers mécanismes d’exploitation ou d’oppression afin de rétablir l’État de droit.

51En réalité, face à l’injustice, les hommes sont beaucoup plus tentés de se résigner à la collaboration que de recourir à la violence. Le mot « collaboration » évoque généralement l’attitude de ceux qui pactisent avec l’ennemi, mais il convient de lui donner une acception beaucoup plus large : la collaboration est l’attitude de tous ceux qui pactisent avec l’injustice du désordre établi. Aussi ne convient-il pas tant d’opposer la non-violence à la violence d’une minorité, que d’opposer la non-violence à la collaboration de la majorité.

52Dans un premier temps, la non-coopération des citoyens peut s’organiser dans le cadre même de la légalité. Il s’agit d’épuiser toutes les possibilités qu’offrent les moyens légaux dans le fonctionnement normal des institutions démocratiques de la société. Mais lorsque celle-ci n’offre plus de moyens permettant de combattre efficacement l’injustice, alors la résistance non-violente n’hésite pas à s’engager dans des actions de désobéissance civile.

53Il convient de conjuguer l’espérance au présent, alors que nous sommes toujours tentés de le faire au futur. Ainsi, la promesse que porte la violence se conjugue-t-elle toujours au futur. La violence nous promet des lendemains qui chantent, mais elle ne nous offre que des aujourd’hui qui pleurent. Albert Camus (1951 : 365) affirmait : « La vraie générosité envers l’avenir consiste à tout donner au présent ». La non-violence veut conjuguer la justice, la liberté, la dignité au présent. Elle ne veut utiliser que des moyens qui déjà, par eux-mêmes, réalisent la fin. Et la victoire de la non-violence est déjà dans l’action non-violente elle-même. Car celle-ci donne sens au présent.

Refuser nos ressemblances

54Nous avons pris l’habitude de mettre les violences que nous condamnons sur le compte des extrémismes. Mais les intégrismes que nous refusons ne sont possibles que par les orthodoxies que nous acceptons. En construisant des doctrines de la violence légitime et de la guerre juste, en justifiant l’usage raisonnable de la violence, les orthodoxies justifient déjà l’abus des intégristes. Car la violence n’est pas raisonnable ; elle est un abus. Pour combattre la violence des extrémismes, il faut venir la traquer et la débusquer dans les repaires où elle s’abrite au sein des orthodoxies.

55Dans la confrontation des cultures qui a lieu partout sur terre et dans chacune de nos sociétés, le message de non-violence que Gandhi a voulu donner au monde peut être essentiel. Pour affirmer leur identité, les hommes et les peuples se réfèrent constamment aux valeurs qui fondent leur propre culture et leur propre civilisation. Chacun affirme que ces valeurs correspondent aux exigences les plus profondes de l’humanité et prétend donc qu’elles ont vocation à être universellement reconnues. Il résulte de ces prétentions contradictoires des antagonismes, des oppositions et des heurts. L’histoire d’hier et d’aujourd’hui nous montre que ces conflits peuvent facilement devenir sanglants et meurtriers. Car chacun, au nom de ses propres valeurs, est tenté d’aller livrer bataille contre les autres.

56Pour apaiser ces conflits et établir le fondement d’une existence pacifique entre les communautés et les peuples, nous avons pris l’habitude d’appeler à la tolérance à l’égard des autres cultures. Nous faisons valoir que si nous faisons l’effort de mieux les connaître et mieux les comprendre, nous découvrirons ce que chacune renferme de grandeur et de noblesse. Et nous affirmons que, pour vivre en paix les uns avec les autres, nous devons accepter nos différences.

57Cela est vrai, mais pour une part seulement. Car, en réalité, n’est-ce pas plutôt nos ressemblances qui engendrent nos querelles, nos conflits et nos batailles ? N’est-ce pas parce que nous imitons nos erreurs et nos fautes que nous nous retrouvons si souvent en guerre les uns contre les autres ? Plus précisément, n’est-ce pas parce que toutes nos civilisations sont pareillement imprégnées par la culture de la violence que nous sommes continuellement sur le point de nous blesser et de nous meurtrir les uns les autres ?

58En réalité, l’idéologie de la violence nécessaire, légitime et honorable qui domine toutes les cultures tend à effacer toutes les différences et à faire apparaître des ressemblances effrayantes. Dès lors, l’urgence, pour construire un avenir pacifié, n’est pas tant d’accepter nos différences que de refuser nos ressemblances.

59Il est contradictoire et quelque part malhonnête de s’étonner de récolter la violence après l’avoir cultivée. Cultiver la violence, c’est en faire une fatalité, mais c’est une fatalité tout entière faite de mains d’hommes. C’est pourquoi nous sommes mis au défi de cultiver la non-violence. Sans quoi, nous devons craindre d’être incapables d’apprendre l’espérance à nos enfants.

Déconstruire les murs et construire des ponts

60La violence ne peut que détruire des ponts et construire des murs. La non-violence nous invite à déconstruire les murs et à construire des ponts. Malheureusement, il est plus difficile de construire des ponts que des murs. L’architecture des murs ne demande aucune imagination : il suffit de suivre la loi de la pesanteur. L’architecture des ponts demande infiniment plus d’intelligence : il faut vaincre la force de la pesanteur.

61Les murs les plus visibles qui séparent les hommes sont les murs de béton qui martyrisent la géographie et divisent la terre qu’il faudrait partager.

62Mais il existe aussi des murs dans le cœur et dans l’esprit des hommes. Ce sont les murs des idéologies, des préjugés, des mépris, des stigmatisations, des rancœurs, des ressentiments, des peurs. La conséquence la plus dramatique de la violence, c’est qu’elle construit des murs de haine. Seuls ceux qui, dans quelque camp qu’ils se trouvent, auront la lucidité, l’intelligence et le courage de déconstruire ces murs et de construire des ponts qui permettent aux hommes, aux communautés et aux peuples de se rencontrer, de se reconnaître, de se parler et de commencer à se comprendre, seuls ceux-là sauvegardent l’espérance qui donne sens à l’à-venir de l’humanité.

Vers une culture de la non-violence

63La sagesse de la non-violence que Gandhi voulut expérimenter aussi bien dans la vie quotidienne que dans la vie politique, invite chacun de nous à revisiter sa propre culture et à discerner en elle, d’une part, tout ce qui légitime et honore la violence contre l’autre homme et, d’autre part, tout ce qui demande que l’autre homme soit respecté et aimé. Ce double discernement fera apparaître une double exigence. Une exigence de rupture avec tous les éléments d’idéologie qui justifient le meurtre dès lors qu’il prétend servir une cause juste ; et une exigence de fidélité aux « valeurs » qui confèrent à l’homme dignité, grandeur et noblesse. Par elles-mêmes, ces valeurs viennent contredire la prétention de la violence à régenter la vie des hommes et des sociétés. C’est en fidélité à ces valeurs que chacun de nous pourra découvrir dans sa propre culture les fondements de la sagesse de la non-violence.

64Ainsi, chacune de nos cultures est invitée à découvrir cette exigence de non-violence qui s’est trouvée recouverte par les scories de l’idéologie de la violence. Chacune de nos cultures est invitée à construire une philosophie de la non-violence et à dialoguer avec toutes les autres cultures pour exprimer ensemble l’universel humain. Chacune de nos cultures donnera sa propre couleur à sa philosophie qui viendra s’inscrire dans l’arc-en-ciel de la non-violence annonciateur, au cœur des ténèbres qui recouvrent les mondes, d’une nouvelle aurore.

Bibliographie

Références

  • Camus, A. (1951) L’Homme révolté. Paris : Gallimard.
  • Gandhi, M. K. (1924) Young India, 1919-1922. Madras : S. Ganesan.
  • Gandhi, M. K. (1938) Hindswaraj or Indian Rule. Ahmedabad : Navajivan.
  • Gandhi, M. K. (1960) All Men are Brothers. Ahmedabad : Navajivan.
  • Gandhi, M. K. (1965) The Collected Works of Mahatma Gandhi, vol. 18. New Delhi : Publications Division, Ministry of Information and Broadcasting, Govt. of India.
  • Gandhi, M. K. (1971) The Collected Works of Mahatma Gandhi, vol. 44. New Delhi : Publications Division, Ministry of Information and Broadcasting, Govt. of India.
  • Gandhi, M. K. (1979) The Collected Works of Mahatma Gandhi, vol. 75. New Delhi : Publications Division, Ministry of Information and Broadcasting, Govt. of India.
  • Girard, R. (1983) Des choses cachées depuis la fondation du monde, recherches avec J. D. Oughourlian et Guy Lefort. Paris : Grasset.
  • Horace (1955) Épitres. Paris : Belles Lettres.
  • Kant, E. (1952) Fondements de la métaphysique des mœurs. Paris : Delagrave.
  • Kant, E. (1983) La Religion dans les limites de la simple raison. Paris : Vrin.
  • Nietzsche, F. (1947) Ainsi parlait Zarathoustra. Paris : Gallimard.
  • Ricœur, P. (1955) Histoire et vérité. Paris : Seuil.
  • Weil. É. (1974) Logique de la philosophie. Paris : Vrin.
  • Weil. É. (1982) Philosophie et réalité. Derniers essais et conférences. Paris : Beauchesne.
  • Weil. É. (1984) Philosophie politique. Paris : Vrin.
  • Weil. É. (1992) Philosophie morale. Paris : Vrin.

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