Couverture de DIO_233

Article de revue

L'art de connaître un paysage

Pages 74 à 90

Notes

  • [1]
    Une première version de cet essai a été présentée comme conférence le 13 juin 2008 dans le projet de recherche Re-enchantment and Réclamation. New Perceptions of Morecambe Bay through Dance, Film and Sound, conduit en 2007 et 2008 par le Landscape & Environment Group of the Lancaster Institute for the Contemporary Arts (LICA).
  • [2]
    Afin de mieux délimiter mon propos, j’ai volontairement évité la question de l’appréciation esthétique chez les animaux (non-humains), bien que ceci fasse clairement partie d’une étude complète du sujet. Voir, par exemple, Welsch et Snaevarr (2004).
  • [3]
    « Anecdote of the Jar ». – Posé bocal au Tennessee, / Il était rond, sur une colline. / Le désordre des terres sauvages / Il vint entourer la colline. […] Il établit son dominion. [Traduction de Christine Pagnoulle].
  • [4]
    J’ai analysé longuement la question de la distance et du désintéressement dans l’expérience esthétique dans Berleant (2004).
  • [5]
    J’ai écrit plus longuement sur l’expérience de la peinture de paysage dans le troisième chapitre de mon livre Art and Engagement (Berleant 1991), « The Viewer in the Landscape », dont certaines de ces citations sont tirées.
  • [6]
    Parmi celles-ci : « Voiles », « Le vent dans la plaine », « Les sons et les parfums tournent dans l’air du soir », « Les collines d’Anacapri », « Des pas sur la neige », « Ce qu’a vu le vent d’Ouest », « La cathédrale engloutie », « Brouillards », « Feuilles mortes », « Bruyères », « La terrasse des audiences du clair de lune » et « Feux d’artifice ». D’autres compositions « environnementales » de Debussy sont « Jardins sous la pluie » et « Clair de lune », ainsi que d’autres morceaux pour piano et instruments.
  • [7]
    Dans son ouvrage phare The Tuning of the World R. Murray Schafer (2010) établit une distinction entre « keynote sound » (le son principal), « sound signal » (le son d’arrière-plan) et « soundmark » (un son qui caractérise une zone particulière). Voir aussi Järviluoma et Gregg (2002).
  • [8]
    On trouve des passages semblables dans Jude the Obscure, The Mayor of Casterbridge et Far from the Madding Crowd.
  • [9]
    La question de savoir s’il existe une différence entre l’appréciation de la nature et celle de l’art est abordée par Berleant (1962), ainsi que par Emily Brady (2003 : 60-70).
  • [10]
    « An Ordinary Evening in New Haven ». – « Dégagé des divisions du jour / Réunifié dans le grand Tout. »

1Cela fait près d’un demi-siècle que les philosophes se penchent à nouveau sur l’appréciation esthétique de l’environnement. Leur intérêt s’est d’abord focalisé sur la nature, sur la manière de reconnaître et d’apprécier la beauté naturelle. L’appréciation de la beauté du monde naturel est aussi ancienne que les débuts de l’activité humaine et s’est poursuivie parallèlement aux péripéties de l’histoire. L’art et les objets de la préhistoire révèlent déjà des signes de sensibilité esthétique et l’on constate dans beaucoup de sociétés non alphabétisées un sens du beau bien affirmé qui a continué à se manifester depuis les civilisations les plus anciennes jusqu’à nos jours. Dès l’époque moderne, l’intérêt esthétique pour la nature est devenu plus ciblé au xviie siècle jusqu’à se structurer en une discipline autonome à la fin du xviiie, particulièrement dans l’œuvre d’Emmanuel Kant dont l’influence a depuis lors laissé dans l’ombre bon nombre de travaux d’esthétique. Kant s’intéressait davantage à la beauté naturelle qu’à la beauté dans l’art, mais cet angle d’approche a changé avec l’essor prodigieux des arts en Europe occidentale au cours du xixe siècle et jusqu’au xxe quand l’esthétique a été assimilée à la philosophie de l’art.

2Au cours des dernières décennies du xxe siècle on a vu s’amorcer un retour à l’esthétique de la nature qui a pris de plus en plus d’ampleur avec l’expansion de la crise environnementale. Combinée à un renouveau d’intérêt pour le beau, à la fois dans la nature et dans l’art, l’esthétique de l’environnement a commencé à attirer un nombre croissant de chercheurs, conscients de la contribution originale que peut apporter l’esthétique à la philosophie de l’environnement. Cet intérêt esthétique s’est en même temps ouvert à toute une série de nouvelles approches. Les esthéticiens se sont intéressés à la ville et, avec l’urbanisation galopante de la population mondiale, l’esthétique urbaine reste en permanence une question de première importance. Plus récemment, les chercheurs se sont tournés vers la perception environnementale de la vie quotidienne et vers l’esthétique comparative. Et ainsi, le champ de l’esthétique environnementale n’a cessé de s’approfondir et de s’étendre.

3Une des questions débattues par les chercheurs porte sur ce qu’impliquent pour l’esthétique les conditions différentes de jouissance esthétique. Parlons-nous vraiment de la même chose lorsque nous écrivons sur l’appréciation esthétique de l’environnement naturel et de l’environnement humain ? Et ces deux attitudes diffèrent-elles à leur tour de l’appréciation de l’excellence artistique ? Comme il fallait s’y attendre, les chercheurs ont avancé des réponses contradictoires à ces questions. S’il est une chose qui ne fait aucun doute dans la distinction entre l’art et la nature, c’est que les humains créent des œuvres d’art mais ne créent d’aucune manière significative des objets naturels. Ce problème soulève aussi la question, plus importante encore, de savoir où se situe la valeur esthétique et, dans ce contexte, l’esthétique environnementale peut nous apporter bon nombre de réponses. Car l’intérêt pour l’environnement nous montre que ce qui compte avant tout, ce n’est pas l’objet de l’appréciation mais bien la voie par laquelle on y arrive, c’est-à-dire l’expérience esthétique. Il se produit ainsi dans l’esthétique environnementale un glissement de la focalisation, non plus sur la valeur esthétique de l’objet, c’est-à-dire de l’œuvre d’art, mais sur celui qui le perçoit. Ceci ne se manifeste nulle part plus clairement que dans l’appréciation du paysage, car celui-ci est à la fois un objet idéal pour l’appréciation de la nature, un sujet favori pour les peintres et une source d’inspiration fréquente pour les poètes et les romanciers.

4Ce que je voudrais explorer ici, c’est l’expérience du paysage à la fois par les arts et comme un art, un art d’appréciation environnementale. Une compréhension plus claire du paysage, de l’environnement et de l’art, ainsi que de la notion de « connaissance » dans le contexte de l’expérience environnementale, devrait également nous aider à mieux saisir comment les arts peuvent contribuer à rendre l’expérience du paysage plus intime et plus engagée et comment ce processus lui-même peut être interprété comme un art dans lequel l’observateur est quasi-artiste.

5Je voudrais faire ceci en remettant des mots et des idées sur le métier pour proposer une nouvelle trame qui nous aide à comprendre la relation entre l’art, le paysage et l’observateur. Les fils que je propose d’entrelacer sont au nombre de quatre : art, environnement, paysage et « connaître » dans le sens d’apprécier. J’espère montrer comment leur maillage lâche peut s’étendre sur un paysage particulier de telle façon que celui-ci remplisse le canevas ainsi formé et qu’en retour le canevas entre dans le paysage. Je suis conscient d’avoir poussé ma métaphore un peu loin, aussi vais-je la laisser de côté, en espérant qu’elle poursuivra son rôle d’image conductrice dans la présentation et l’application des idées que je vais développer maintenant.

L’appréciation du paysage

6Commençons par nous poser une triple question : En premier lieu, qu’entendons-nous par expérience du paysage et comment pouvons-nous la décrire ? Deuxièmement, comment expérimentons-nous le paysage dans les arts ? Et troisièmement, quels sont les liens entre les arts et le paysage ? Je suis conscient que ces questions contiennent des éléments à la fois descriptifs et normatifs, mais ils sont inévitables et mieux vaut les reconnaître que les ignorer. Comment, dès lors, pouvons-nous commencer à décrire l’expérience du paysage ?

7Lorsqu’on parle d’appréciation esthétique, il est d’usage de choisir un élément clé dans le domaine esthétique, en général un objet d’art comme un tableau ou une composition musicale, et d’examiner de quelle manière ses caractéristiques formelles, ses supposées qualités esthétiques et son rôle social ou institutionnel le distingue d’autres objets considérés comme plus ordinaires. Cette façon de procéder semble garantir l’objectivité de la démarche. Une autre approche courante consiste à examiner la réaction d’appréciation à cet objet, autrement dit sa composante émotionnelle. Ici le fait de faire appel à l’expérience appréciative est une invitation au subjectivisme. Je pense toutefois que ces deux façons d’aborder l’appréciation esthétique, l’objective aussi bien que la subjective, sont l’une comme l’autre également inappropriées pour l’expérience du paysage.

8Je considère pour ma part que l’appréciation du paysage est plutôt une expérience holistique à laquelle contribuent de nombreux facteurs. Une des façons de la décrire a été de l’appeler écologique en soulignant le fait que site et observateur se fondent dans un contexte situationnel dont tous les éléments sont interdépendants. On peut d’ailleurs étendre cette affirmation à l’expérience esthétique en général, qu’elle soit de l’art ou de la nature. L’appréciation du paysage est une sérieuse remise en question de la notion de subjectivité de l’expérience qui prévaut largement dans la philosophie occidentale. Les deux approches, subjective et objective, de l’expérience appréciative, ne sont ni claires ni dépourvues d’ambiguïté car elles contiennent l’une et l’autre des éléments imprévus et inversent l’ordre correct de l’investigation.

9Il n’est pas question d’engager ici une critique générale de la recherche esthétique, mais pour en revenir au paysage, nous constatons que les deux approches en question se fourvoient de la même manière. Il s’agit, en premier lieu, d’une méthodologie qui divise la question en parties aisément identifiables pour ensuite centrer l’investigation sur chacune d’entre elles individuellement. Si cette méthode s’est avérée efficace dans certains types de recherches, surtout dans les premières phases des recherches en sciences physiques, elle a moins bien réussi dans les sciences sociales et encore moins bien dans le domaine normatif.

10On a parfois reconnu les lacunes de cette pratique en esthétique. Elle repose en grande partie sur l’hypothèse généralement acceptée que l’on peut comprendre séparément les objets et les réactions esthétiques avant de les relier les uns aux autres. Cette démarche reste fermée sur elle-même car la question qui se pose est de savoir comment l’expérience doit être comprise. Penser que l’on peut y répondre en traitant chaque partie séparément est déjà une façon de prescrire un type de réponse bien défini. Ceci met également en évidence l’ordre inversé d’une telle investigation, car quoique l’on puisse dire d’autre sur l’appréciation du paysage (ou de n’importe quel autre objet), celle-ci ne se présente pas en phases distinctes mais se dégage d’un contexte situationnel dans lequel s’insère l’activité de l’appréciation et à laquelle elle contribue.

11Il est donc bien évident que toute description spécifique de l’appréciation du paysage reflètera les conditions particulières dans lesquelles celle-ci se produit : quoi, quand, où, et par qui. Mais il est possible de dégager certains traits communs entre ces différentes circonstances. Je ferai la suggestion heuristique suivante : s’il est une chose que l’on peut affirmer avec certitude, c’est que l’appréciation du paysage se produit dans un contexte impliquant (du moins pour ce qui nous préoccupe dans l’immédiat) un observateur humain dans un endroit bien défini [2]. Comprendre cette situation comme un tout intégré et non comme un assemblage de parties distinctes est d’autant plus approprié pour comprendre l’appréciation du paysage que cela se vérifie chaque fois qu’il est question d’une telle appréciation. Et cela ne suppose pas un type particulier de paysage car les mêmes considérations s’appliquent dans tous les cas, aussi bien pour un espace sauvage que pour un environnement rural, urbain, ou maritime.

12Tout ce que l’on peut dire d’autre découle, je pense, de cette condition initiale d’entièreté. Elle reconnaît que l’observateur se trouve dans le paysage, en fait partie intégrante et n’y est pas extérieur. On n’entre pas dans un paysage. Se trouver dans un paysage n’est pas la même chose qu’entrer dans une chambre, ce n’est pas une progression au-delà d’un seuil vers un espace distinct et séparé. Nous nous trouvons là, ici, nous en faisons partie. C’est l’expérience d’être présent et, par cette présence, de contribuer à la formation du paysage et à sa tonalité unique. C’est un peu comme le bocal au Tennessee de Wallace Stevens (1954 : 76-77) :

13

I placed a jar in Tennessee,
And round it was, upon a hill,
It made the slovenly wilderness
Surround that hill
………..
It took dominion everywhere [3].

14Tout comme le bocal du poème, une présence humaine crée le paysage. En son absence, il n’y a pas de paysage mais seulement une aire géographique.

15Il est également important de reconnaître que l’expérience du paysage est avant tout liée à la perception. Celle-ci n’est pas uniquement visuelle, mais implique la présence dynamique du corps avec tout son appareil sensoriel. Les quelques récepteurs que distingue par commodité le sens commun sont souvent groupés en deux catégories, les récepteurs à distance et les récepteurs immédiats. La vue nous permet de discerner la lumière, la couleur, la forme, le modèle, le mouvement, ainsi que la distance et la notion abstraite qui lui correspond, l’espace. L’ouïe nous fait percevoir les sons en tant que bruit ou tonalité (« pitch »), laquelle varie selon le timbre, le niveau, l’ordre, la séquence, le rythme et autres paramètres. Il s’agit là des récepteurs à distance, et il est d’usage en philosophie de considérer la vue et l’ouïe comme les sens esthétiques par excellence car ils permettent une contemplation sereine depuis toujours associée à la beauté idéale. Mais ces canaux sensoriels ne sont pas les seuls, et ils ne sont pas séparés des autres.

16Pour introduire les autres sens dans la perception esthétique il faut dépasser la tradition établie, car s’appuyer sur une participation directe du corps remet en question la contemplation désintéressée que cette tradition considère comme essentielle pour le plaisir esthétique. C’est là une regrettable division des sens, surtout lorsqu’il s’agit de la perception de l’environnement, duquel nous ne pouvons jamais nous distancer puisqu’il requiert notre présence et notre participation [4]. Les récepteurs immédiats font tout autant partie de l’appareil sensoriel de l’homme que les distaux et sont activement impliqués dans l’expérience environnementale. Le sens olfactif est intimement lié à notre conscience du lieu et du temps, et même le sens gustatif peut contribuer à cette prise de conscience, comme nous pouvons le constater par les résonances mnémoniques qu’évoquent en nous certains goûts et certaines odeurs. L’expérience tactile, quant à elle, n’est pas aussi simple que l’on pourrait imaginer. Elle appartient au système sensoriel haptique qui englobe à la fois la perception tactile et la perception sous-cutanée de la texture des surfaces, du contour, de la pression, de la température, de l’humidité, de la douleur et de la sensation viscérale. Elle inclut également d’autres canaux sensoriels généralement ignorés ou confondus avec le toucher mais qui en diffèrent à beaucoup d’autres égards. Le sens kinesthésique implique la conscience musculaire et la sensation des os et des articulations par lesquelles nous percevons la position et la solidité des surfaces selon leur résistance : dur, doux, tranchant, émoussé, ferme, mou. Et le système vestibulaire nous aide à saisir indirectement les mouvements du corps lorsque nous montons ou descendons, faisons des tours ou des détours, rencontrons un obstacle ou trouvons le champ libre.

17À côté du champ sensoriel de la perception environnementale il est tout aussi important de tenir compte de la synesthésie, qui se caractérise entre autres par la fusion des modalités sensorielles. C’est par la réflexion, l’analyse et des conditions expérimentales appropriées, bien plus que par le contact direct de l’expérience immédiate, que l’on peut arriver à faire la distinction entre ces différents concepts perceptuels. Plus que toute autre situation, la perception environnementale engage la totalité de l’appareil sensoriel humain fonctionnellement interactif dans un processus où nous devenons partie intégrante de notre environnement par une interpénétration du corps et de l’espace observé.

L’expérience du paysage dans les arts

18Il est clair que cette brève entrée en matière sur l’expérience du paysage mérite d’être approfondie. Pour ce faire, il nous faut examiner à la fois ses aspects situationnels et ses aspects perceptuels. On peut tout d’abord retourner à la seconde question mentionnée plus haut. Comment expérimentons-nous le paysage dans les arts ? Une réponse complète à cette question, comme à toutes les questions empiriques de ce type, requiert une investigation minutieuse, mais il s’agit également d’une question théorique qui prend en considération une série d’éléments qui peuvent nous aider à trouver cette réponse. Les présentations descriptives du paysage dans l’art font partie de ces éléments. Orientons-nous donc, maintenant, vers l’utilisation esthético-artistique du paysage.

19Les artistes ayant depuis toujours été attirés par le paysage, le plus simple est de commencer par les arts visuels et plus particulièrement par la peinture de paysage. On pourrait croire que je parle ici de paysage au sens courant du terme, à savoir, un espace physique offert à l’appréciation d’un observateur : un spectacle visuel ou, en quelque sorte, un objet visuel. Il n’en est rien et ce, pour plusieurs raisons.

20Reconnaissons d’emblée que pour identifier un paysage, il faut avoir été formé à le faire, même entraîné à un niveau assez sophistiqué. Nous commençons à enseigner aux enfants dès leur plus jeune âge à reconnaître des objets : un doigt, une balle, et plus tard, une personne. C’est ainsi que nous en arrivons rapidement à comprendre que le monde est composé d’objets. Ceci est alors transposé sur l’interprétation du paysage comme exemple d’objet, un large espace scénique devant lequel s’impose un recul admiratif. Et pourtant, bien que le paysage soit habituellement assimilé au monde des objets, il n’en est pas un au même titre que les autres. On doit délimiter ses contours, une approche courante du paysage au xviiie siècle lorsqu’on le regardait dans un miroir de Claude. Une telle approche persiste encore de nos jours lorsqu’on admire un paysage sur des photos ou des tableaux ou, de manière encore plus évidente, à travers le viseur d’un appareil photographique. C’est une démarche aisément transférable à l’appréciation de paysages réels et qui est d’ailleurs encouragée par la désignation de certains sites comme « points de vue » et même comme « points photos ».

21Nous ne devons cependant pas nous contenter de regarder le paysage. On comprend bien maintenant comment la métaphore visuelle si largement répandue peut limiter et déformer la nature de l’expérience, dans ce cas précis en réduisant à une surface visuelle la totalité de l’expérience multisensorielle. Car regarder un paysage, non seulement n’est pas l’expérience complète, mais n’est qu’un seul aspect de l’expérience. Ce qui se passe quand celle-ci s’élargit, c’est plutôt une interaction dynamique entre le paysage et l’observateur, celui-ci se fondant dans celui-là, le regardant non pas de l’extérieur mais de l’intérieur, conscient du magnétisme physique qu’il exerce de toutes parts sur son propre corps, du sens kinesthésique de ce qui l’entoure comme une chose dans laquelle il peut pénétrer, s’engager, qu’il peut traverser et, tel un nageur, s’y immerger [5].

22Kandinsky a évoqué une telle expérience d’immersion dans l’environnement, ce que j’appelle un engagement esthétique, lors d’une visite effectuée pendant un séjour dans le district de Vologda en Russie. Cette expérience l’avait si profondément marqué qu’il en gardait un souvenir vivace :

23

Ces maisons magnifiques m’ont fait vivre une chose qui ne s’est jamais répétée depuis. Elle m’ont appris à me mouvoir dans le tableau, à exister dans le tableau. Je me souviens encore de la première fois où, sur le point d’entrer dans la pièce, je me suis arrêté net devant la vision inattendue… Quand j’ai finalement franchi le seuil, je me suis senti entouré de toutes parts par la peinture dans laquelle je venais de pénétrer. C’est probablement là et nulle part ailleurs, au départ d’impressions de ce genre, qu’ont pris forme en moi mes projets ultérieurs, les buts de mon art à moi. Pendant des années, j’ai cherché le moyen de laisser le spectateur « flâner » dans le tableau, l’obligeant à oublier sa propre existence et à se fondre dans la toile.
(Kandinsky 1964 : 31, cité dans Berleant 1991 : ch. 3).

24Des expériences environnementales de ce genre ne se limitent pas aux arts visuels mais se produisent également dans les autres arts. Le système sensoriel haptique et kinesthésique évoque l’art de la danse, un art qui engendre une expérience esthétique grâce en grande partie aux possibilités offertes par ces modalités sensorielles. Le mouvement et le toucher ont un côté direct et immédiat, une spécificité spatiale et particulièrement prononcée, des qualités fondées sur l’expérience que la danse partage avec l’engagement physique dans l’environnement. De ce point de vue, toute danse est en quelque sorte une expérience environnementale au même titre que marcher et courir. Il n’y a pas d’exemple plus éloquent que la chorégraphie de Merce Cunningham. « Comment passer, frapper, tomber et courir » se base sur ces mouvements ordinaires, et la simple action de marcher est l’une des caractéristiques principales de beaucoup de ses ballets. Cunningham est loin d’être le seul à utiliser la marche comme mouvement de danse. La marche peut s’intégrer dans la structure dramatique d’une chorégraphie, comme lorsqu’Orphée sort des enfers, hésitant et torturé, dans le ballet de Balanchine. Ce dernier utilise également la marche dans « Le fils prodigue » où le héros qu’on avait vu fanfaronnant et plein d’énergie au début du ballet, s’avance accablé de remords à son retour, allant d’un pas de plus en plus mal assuré, jusqu’à se traîner en rampant aux pieds de son père. Ce que je veux montrer ici, c’est que l’art de la danse peaufine les mêmes sensibilités kinesthésiques que celles liées à toute expérience somatique, y compris les formes qu’elle prend dans le paysage. Il peut paraître plus bizarre de parler du paysage en tant que danse que de l’expérimenter comme une danse.

25L’expérience musicale partage un certain nombre de caractéristiques intéressantes avec la danse, et l’on peut sans hésiter mettre en parallèle l’espace environnemental et l’espace acoustique. En effet, ces deux espaces ne sont jamais entièrement séparés. John Cage a eu une influence incontestable en nous faisant prendre conscience de la présence constante du son ambiant et de la manière dont l’audition intérieure remplit l’espace acoustique même lorsqu’aucune source extérieure n’est audible ni identifiable. La nature spatiale du son, couplée à son intangibilité et sa liberté de tout lien, a attiré des compositeurs depuis la Renaissance italienne. Au xvie siècle Adrian Willaert et, plus tard, Andrea et Giovanni Gabrieli ont utilisé la grande caisse de résonance acoustique de la basilique Saint-Marc, et plus particulièrement les deux grands chœurs s’y faisant face de chaque côté du maître autel, pour y développer leur célèbre style antiphonal vénitien.

26Les compositeurs ont parfois intégré dans leurs compositions musicales des expériences acoustiques supposées représenter des lieux, des scènes et des événements particuliers. On retrouve cette association dans nombre des poèmes symphoniques du xixe siècle comme La Moldau de Smetana, Une nuit sur le Mont Chauve de Moussorgski et La Mer de Debussy. Debussy semble avoir eu une prédilection pour les qualités sonores de différents environnements, comme le prouvent les titres de beaucoup de ses Préludes pour Piano et autres compositions [6]. On pourrait peut-être parler, à propos de ces œuvres, de musique des paysages, bien qu’il me semble sage de ne pas essayer d’établir un lien entre musique et paysage. Les ressources et les sons de l’environnement ont été redécouverts par maints compositeurs contemporains qui exploitent les possibilités liées à la technologie électronique, à l’utilisation de microphones et de haut-parleurs ou encore aux différentes sources de sons combinées de musique enregistrée et de musique live. Non seulement les paysages acoustiques n’ont pas été utilisés uniquement par les compositeurs, ils sont aussi devenus un sujet à part entière de la recherche environnementale. Le domaine en pleine éclosion de l’acoustique environnementale étudie systématiquement les dimensions des sons de l’environnement qui caractérisent des endroits ou des périodes historiques spécifiques [7].

27Dans ce survol partiel des arts, penchons-nous finalement sur la littérature, peut-être le plus indirect et par là même le plus évocateur des arts environnementaux. Les descriptions littéraires peuvent évoquer des expériences de lieux. De toute évidence, ces expériences ne correspondent pas à la réalité, bien qu’on puisse peut-être, par fausse ironie, les appeler « littérales ». J’entends par là qu’elles sont moins réelles comme lieux décrits que comme expériences de lieux. Ce qui est unique dans ces expériences, à la fois à l’intérieur et à l’extérieur de la littérature, c’est la manière dont elles sont centrées sur l’expérience sensorielle prenant sa source dans un corps humain lui-même situé dans un emplacement particulier. Ce champ complexe d’expériences perceptuelles implique un engagement de la personne et de l’environnement et inclut inévitablement l’influence de modèles sociaux et d’un ethos culturel.

28Il est important de faire la distinction entre des descriptions littéraires comme évocations d’endroits et les descriptions littéraires comme expériences d’endroits. Parmi les innombrables exemples que nous offre la littérature, les romans de Thomas Hardy présentent de nombreuses descriptions de paysages ruraux qui recréent une expérience de lieu. Dans Loin de la foule déchaînée, l esthétique devient dimension intégrante d’un paysage agricole, comme le découvre Gabriel Oak sur le chemin de Shottsford (2011 : 58) :

29

La route traversait des prairies inondées, sillonnées de petits ruisseaux dont la surface tremblante se passementait au centre et se plissait sur les côtés. Quand le courant était plus rapide, elle était panachée d’écume blanche, qui glissait sur l’eau avec une sérénité immuable. Sur la route, les carcasses sèches des feuilles mortes affleuraient le sol après avoir été emportées de-ci de-là par le vent, et les petits oiseaux dans les haies s’ébrouaient avant de se blottir confortablement pour la nuit, restant sur place si Oak ne faisait que passer, mais s’envolant s’il s’arrêtait pour les regarder. Il passa par la forêt de Yalbury, où le gibier était juché sur son perchoir. Il entendit le cri rauque des faisans : « cou-ouk, couk » et le sifflement poussif des faisanes.

30Il est intéressant de noter que l’apport particulier de l’auteur à la création de cette scène est la manière dont il utilise en détail les sons de l’environnement – l’eau, les feuilles, les plumes des oiseaux et les voix. En effet, les descriptions de paysages dans les romans de Thomas Hardy ont un tel pouvoir d’évocation qu’elles créent souvent une scène dont le lecteur devient virtuellement partie. On pense aux descriptions du cottage et du jardin dans The Woodlanders (1996 : 94), au village de Marlott et ses environs dans Tess of the D’Ubervilles (1893 : 7-8, 93-94) et à la brillante évocation d’Egdon Heath dans The Return of the Native[8] (1994 : 3-6, 178, 199-200).

31Une telle expérience d’engagement dans l’environnement est décrite avec une précision minutieuse dans Les Ambassadeurs de Henry James (1967 : 465-467, 470-471) où le paysage est comparé à un tableau :

32

[…] il avait pris le train […] dans une gare […] pour la vouer toute entière [la journée …] à cette France agreste, au vert d’une fraîcheur si particulière, que son regard n’avait scruté qu’à travers la petite vitre oblongue des peintures […] Il pouvait encore éprouver un petit frisson d’aventure et de fièvre, à l’idée qu’il existât pour lui une chance de voir, quelque part, quelque chose qui lui rappellerait certain petit Lambinet qui l’avait charmé, il y avait bien des années, chez un marchand de Boston [dans Tremont Street …] Le train s’arrêta juste à point nommé […] Le cadre doré et oblong ordonnait ses frontières ; les peupliers et les saules, les roseaux et la rivière […] composaient un ensemble d’un bonheur extrême, dans la limite même de ses éléments ; le ciel était argenté, turquoise, vernissé ; le village à main gauche était blanc, et l’église, à main droite, grise ; bref, tout y était : c’était […] Tremont Street, c’était la France, c’était Lambinet. Qui plus est, il se promenait en liberté dans ce cadre. Il se promena, pendant une heure, tout son saoul, se dirigeant droit sur l’horizon ombreux et boisé, et s’ouvrant un chemin si profond parmi ses sensations et son oisiveté, qu’il aurait presque pu les percer de part en part, une fois de plus, pour arriver au mur brun […] Il passa réellement ainsi dans le cadre de ce tableau […] le reste de ce jour vagabond […] vers les six heures il se trouva […] sur le seuil de l’auberge du plus important des villages environnants […] un mélange de blancs, de bleus et de difformités tortueuses, serti dans un vert cuivreux, et derrière (ou devant) lequel (on ne pouvait dire) coulait la rivière […] Il avait eu d’autres aventures avant cela… Et de tout ce temps, il n’avait pas enfreint d’un seul pas le cadre oblong et doré.

33D’autres arts que la danse, la peinture, la musique et la littérature peuvent également figurer, chacun à leur manière, dans l’expérience du paysage, des arts tels que l’architecture, la sculpture, la photographie et le cinéma. Je pense cependant que les exemples évoqués suffiront pour illustrer notre propos.

Les arts du paysage et l’expérience du paysage

34Quand nous nous tournons vers la troisième question, à savoir, quel est, d’une manière plus générale, le rapport entre les arts et l’expérience du paysage, nous touchons le cœur même du lien entre art et paysage. Je commencerai par quelques réflexions sur l’appréciation du paysage.

35On note souvent que l’appréciation d’une œuvre d’art ne se limite pas à regarder un tableau, écouter un morceau de musique, lire un poème, assister à un spectacle de danse ou à une représentation théâtrale. L’appréciation doit être apprise, cultivée. Il s’ensuit que le caractère, la qualité, ou même la forme de l’appréciation peut différer de manière très significative d’une époque historique à une autre, d’une tradition culturelle à une autre, et d’un individu à l’autre. Il n’y a pas de différence marquante entre le développement de nos capacités d’appréciation et celui de n’importe quelle autre capacité : nous apprenons par l’enseignement, par l’émulation, et par un processus constant d’expériences variées dont la profondeur ne cesse de s’approfondir et la résonance de résonner. La question de savoir s’il y a ou non similitude entre l’appréciation de l’art et l’appréciation de la nature est un faux problème provenant de la focalisation sur l’objet et non sur l’expérience réelle [9].

36En outre, le processus ne va pas de l’art vers la nature, comme le voulait Wilde, ni de la nature vers l’art, ce que Platon condamnait. Il est plutôt réciproque, chacun se nourrissant de l’autre. J’expliquerai ceci un peu différemment. Contrairement à Orphée qui, au retour des enfers, n’a pas le droit de se retourner, l’appréciation du paysage dans la nature ou dans l’art, exige au contraire que l’on se retourne constamment pour découvrir chaque fois un paysage différent. Et chaque retour est aussi un retour sur nous-mêmes. En fin de compte, l’art et la nature sont inséparables. Ici encore, on pense à ces deux vers de Stevens (1954 : 482) :

37

Unfretted by day’s separate selves,
Being part of everything come together as one [10].

38Il est essentiel de ne pas perdre contact avec le paysage, celui que nous contemplons. Car nous ne contemplons pas le paysage d’une manière générale étant donné qu’il n’y a pas un seul paysage, mais uniquement certains paysages. Et il n’y a pas d’art du paysage en tant que tel, mais seulement des circonstances au cours desquelles un paysage réel ou dépeint est au centre de l’expérience esthétique. On pourrait dire qu’il s’agit d’une expérience de terrain (sans jeu de mots), un terrain esthétique dont les deux facteurs essentiels sont l’événement artistique et l’emplacement spécifique. Bien qu’ils soient deux, ces facteurs font partie intégrante d’une même expérience.

39Ma question devient alors, que se passe-t-il lorsque l’on juxtapose un événement artistique avec un site naturel précis ? Il ne s’agit pas d’une question générale sur la relation entre l’art et le paysage, mais d’une question particulière sur la relation entre tel événement artistique et tel paysage particulier. On ne peut évidemment pas répondre en un seul mot à ces questions, à la fois générales et spécifiques, mais il est néanmoins essentiel de les identifier et de les distinguer. Car c’est de notre compréhension de l’appréciation artistique que dépend notre manière d’interpréter le rapport entre l’appréciation de l’art et celle d’un site naturel. Au lieu de nous interroger, de manière générale, sur les liens entre l’appréciation de l’un et celle de l’autre, demandons-nous plutôt : quel est l’impact de l’expérience du paysage dans l’art sur celle du paysage réel et, inversement, comment l’expérience de paysages réels affecte-t-elle notre vision du paysage dans l’art ? Ces questions nous permettront peut-être de voir que c’est précisément là que l’expérience du paysage dans l’art et, si j’ose dire, de l’art du paysage, s’éclairent mutuellement.

40Prenons l’exemple de la danse. L’expérience du paysage peut élargir notre perception de la danse et inversement la perception de la danse peut affecter notre expérience du paysage puisqu’il s’agit dans les deux cas d’un mouvement du corps dans l’espace. En effet, le plaisir esthétique éprouvé pour la danse peut attirer notre attention sur le paysage et en augmenter la jouissance et vice-versa. Ils ont l’un et l’autre quelque chose en commun avec l’art cinétique qui organise l’espace au moyen des éléments visuels et mobiles qui le composent. C’est ce qui se passe lorsque nous marchons sur un chemin de terre et que nous sentons sous nos pas les contours et la résistance du sol, l’effleurement de l’herbe, des feuilles et des brindilles, la pression de la brise, la chaleur du soleil sur notre peau, l’odeur du terreau de feuilles mortes et de la végétation. Bien sûr, on ne peut pas comparer une promenade à la campagne ou une randonnée en forêt à une danse dans un paysage, mais j’ai tendance à croire qu’une même dynamique s’y produit.

Connaître le paysage

41Penchons-nous pour finir sur la question du sens, de ce que nous entendons par paysage et de ce que signifie paysage. Je me suis interrogé sur la dialectique complexe entre le paysage et l’art, et entre l’esthétique du paysage et l’esthétique de l’art du paysage et je dois bien constater qu’il n’y a pas de canal clair pour y arriver. Lorsque nous admirons un paysage particulier, nous pouvons nous demander si c’est bien ce paysage-là que nous admirons ou celui qu’un artiste nous a appris à aimer. Devant une cathédrale dans un décor rural, voyons-nous ce qui est devant nos yeux ou bien, nous rappelant la cathédrale de Salisbury peinte par Constable, la voyons-nous à travers le filtre translucide de la cathédrale peinte ? Pouvons-nous nous empêcher de penser aux meules de Monet devant les monticules de foin dans les champs quand nous roulons dans la campagne un jour d’automne, ou ne pas évoquer ses tableaux quand, sur l’autre rive de la Tamise, le Parlement de Londres émerge à travers le brouillard au coucher du soleil ? Et comment ne pas penser à van Ruysdael devant un arbre dans sa grandiose maturité ? On pourrait citer un nombre infini d’exemples de toiles dont les images, une fois contemplées, remplissent de leur présence les paysages réels dans lesquels nous évoluons.

42Si je mentionne ces exemples, ce n’est pas pour appuyer la demi-vérité de Wilde selon laquelle la nature imite l’art, mais pour soulever une question plus complexe, ou plutôt, une question d’une complexité différente. Il ne s’agit pas de la question insoluble du rapport entre le paysage dans l’art et le paysage réel. Posée de cette façon la question ne peut mener qu’à un débat stérile. Il ne s’agit pas non plus de l’ordre inverse dans l’imitation, autrement dit, de la question correspondante qui part de l’image vers le paysage lui-même. Mes exemples servent plutôt à rappeler ma troisième question sur le rapport entre les arts dans le paysage et notre expérience des paysages naturels et humains. Et inversement sur l’apport, pour les arts du paysage, de nos propres expériences de paysages. En posant la question de cette façon, nous laissons entendre que c’est à partir de notre appréciation des paysages représentés dans l’art que nous apprenons à connaître et à apprécier les paysages réels et que, dans le même temps, c’est notre expérience des paysages réels qui affecte la manière dont nous réagissons à ceux que nous rencontrons dans l’art. En fait, mettre le problème sous la forme d’une relation entre deux choses bien distinctes et séparées, ou entre deux paires de relations, tend à déformer la question et à la rendre confuse.

43Nous sommes maintenant mieux en mesure de reconsidérer et d’écarter entièrement la question de savoir s’il existe une ressemblance ou une dissemblance entre l’appréciation de l’art et celle d’un paysage naturel, ou si l’une de ces expériences a une quelconque influence sur l’autre. Je voudrais plutôt proposer une autre manière d’aborder la question. Au lieu de partir de deux situations supposées dissemblables et, par conséquent, de deux expériences dissemblables, il serait plus utile et, je pense, plus juste de partir d’une seule : l’expérience appréciative. Dans ce cas, à la question de l’appréciation du paysage, nous pouvons donner la réponse différente que voici : l’appréciation du paysage constitue une expérience unitaire, qu’elle se situe dans l’art ou dans la nature. Elle ne devient un problème que si nous commençons notre investigation en séparant nature et art, et en les transformant en objets d’appréciation. La question n’a plus de raison d’être quand nous commençons par l’appréciation du paysage plutôt que par un paysage offert à l’appréciation. Il ne s’agit pas ici de la substitution ingénieuse d’un problème par un autre mais en réalité d’une question d’ontologie humaine. À cet égard, l’appréciation du paysage peut être d’une aide précieuse parce qu’elle offre un exemple on ne peut plus clair de la notion d’être humain, d’être humain dans le paysage, de l’étant au monde humain.

44Introduire une dimension ontologique à ce stade peut sembler à la fois incongru et déplacé étant donné que notre propos porte sur l’expérience et l’appréciation du paysage et non sur la métaphysique de l’être. Pourtant le lien est plus que fortuit, car l’expérience est avant tout un mode primordial de l’étant humain et fait partie de l’être au sens plus général. Nous avons affaire ici à un canevas conceptuel beaucoup plus large que celui dans lequel nous avons projeté le paysage, ce qui justifie qu’on le prenne en compte, certainement plus que je ne puis le faire ici. Peut-être pouvons-nous à tout le moins considérer cet essai comme une sorte de préface à cette problématique plus vaste.

45Pour saisir entièrement le sens de l’appréciation esthétique et, à travers elle, de l’être humain lui-même, il conviendrait d’introduire encore une dimension supplémentaire, à savoir, la notion de connaissance. Il existe, je pense, une façon de connaître le paysage qui aide à comprendre cette appréciation. Il ne s’agit pas de connaître dans le sens factuel ou scientifique, comme une relation logique entre des abstractions ou comme une généralisation fondée sur des données empiriques. En fait, il ne s’agit nullement de connaître dans l’abstrait, mais plutôt de connaître dans le concret, ce qui implique toujours une connaissance des particularités. Deleuze (1968 : 277) a écrit, « Ainsi les plus hautes généralités de la vie dépassent les espèces et les genres, mais les dépassent vers l’individu et les singularités préindividuelles, non pas vers un impersonnel abstrait. » Cette façon de penser rappelle Bergson (1903) pour qui la source de la connaissance est à l’intérieur et non à l’extérieur de la vie. Dans le contexte de l’expérience du paysage nous pourrions assimiler cela à une sorte de connaissance corporelle, de connaissance par le corps. Ou encore, pour utiliser le langage de Heidegger, de connaissance comme mode de « l’être-au-monde », venant non pas de l’extérieur, mais de l’intérieur. On pense à la connaissance corporelle, intraduisible en mots, de l’athlète, du danseur et du musicien qui « savent » quand quelque chose est « juste » parce qu’ils le sentent au moyen de leur corps, au moyen de la totalité de leur être.

46C’est ainsi que l’appréciation est un mode de connaissance en soi. Humboldt considérait que la jouissance esthétique de la nature par les arts, particulièrement par la représentation de sites naturels, permet à l’homme de transcender le domaine purement objectif de la description scientifique de la nature. « Afin de décrire la nature dans sa sublimité exaltée nous ne devons pas nous arrêter exclusivement à ses manifestations externes, nous devons retracer son image » telle qu’elle se reflète dans l’esprit et les sentiments de l’homme (Humboldt 1987). L’appréciation, c’est précisément cette entrée dans l’expérience comme connaissance directe, une connaissance engagée et totale. Par son esthétique elle donne vie à un site comme présence pour ceux qui y vivent, pour ceux qui y travaillent ou pour ceux qui le visitent.

47Ce mouvement vers l’ontologie n’est donc pas une simple digression, mais est intimement lié à l’expérience du paysage, laquelle à son tour nous éclaire de manière significative sur ce que signifie être au monde. En même temps, cette façon d’aborder le problème nous emmène au-delà de l’appréciation du paysage et même au-delà de l’appréciation tout court. Non seulement elle dégage l’appréciation esthétique de son retranchement dans une subjectivité inaccessible et irrationnelle, mais elle réhabilite l’esthétique comme discipline philosophique avec des racines qui plongent jusqu’à ses couches les plus profondes, offrant un terrain différent et fertile particulièrement propice à l’investigation. C’est une esthétique qui façonne l’ontologie et, en quelque sorte, une ontologie qui façonne l’esthétique. Mais ceci nous entraîne sur un nouveau terrain où s’étale devant nos yeux un paysage philosophique différent.

Références

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  • Berleant, Arnold (1962) « The Aesthetics of Art and Nature », dans Salim Kemal & Ivan Gaskell (éds) Landscape, Natural Beauty, and the Arts, p. 228-243. Cambridge : Cambridge UP.
  • Berleant, Arnold (1991) Art and Engagement. Philadelphia : Temple University Press.
  • Berleant, Arnold (1992) The Aesthetics of Environment. Philadelphia : Temple University Press.
  • Berleant, Arnold (2004) Re-thinking Aesthetics. Rogue Essays on Aesthetics and the Arts. Aldershot : Ashgate.
  • Berleant, Arnold & Carlson, Allen, éds (2007) The Aesthetics of Human Environments. Peterborough, ON : Broadview.
  • Brady, Emily (2003) Aesthetics of the Natural Environment. Edinburgh : Edinburgh University Press.
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    Hardy, Thomas (2011) Loin de la foule déchaînée. Paris : Sillage.
    Hepburn, Ronald W. (2001) The Reach of the Aesthetic. Aldershot : Ashgate.
  • Humboldt, Alexander von (1987) Ansichten der Natur [1808-1847], hrsg. und kommentiert von Hanno Beck. Darmstadt : Wissenschaftliche Buchgesellschaft.
  • James, Henry (1967) Les Ambassadeurs. Paris : Robert Laffont.
  • Järviluoma, Helmi et Wagstaff, Gregg, éds (2002) Soundscape Studies and Methods. Helsinki : Finnish Society for Ethnomusicology.
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  • Murray Schafer, Robert (2010) Le paysage sonore : le monde comme musique. Paris : Wildproject.
  • Snaevarr, Stefan (2004) « Talk to the Animals: A Short Comment on Wolfgang Welsch’s ‘Animal Aesthetics’ », Contemporary Aesthetics, 2 ; www.contempaesthetics.org.
  • Stevens, Wallace (1954) The Collected Poems of Wallace Stevens. New York : Knopf.
  • Welsch, Wolfgang (2004) « Animal Aesthetics », Contemporary Aesthetics, 2 ; www.contempaesthetics.org.

Date de mise en ligne : 26/04/2012

https://doi.org/10.3917/dio.233.0074

Notes

  • [1]
    Une première version de cet essai a été présentée comme conférence le 13 juin 2008 dans le projet de recherche Re-enchantment and Réclamation. New Perceptions of Morecambe Bay through Dance, Film and Sound, conduit en 2007 et 2008 par le Landscape & Environment Group of the Lancaster Institute for the Contemporary Arts (LICA).
  • [2]
    Afin de mieux délimiter mon propos, j’ai volontairement évité la question de l’appréciation esthétique chez les animaux (non-humains), bien que ceci fasse clairement partie d’une étude complète du sujet. Voir, par exemple, Welsch et Snaevarr (2004).
  • [3]
    « Anecdote of the Jar ». – Posé bocal au Tennessee, / Il était rond, sur une colline. / Le désordre des terres sauvages / Il vint entourer la colline. […] Il établit son dominion. [Traduction de Christine Pagnoulle].
  • [4]
    J’ai analysé longuement la question de la distance et du désintéressement dans l’expérience esthétique dans Berleant (2004).
  • [5]
    J’ai écrit plus longuement sur l’expérience de la peinture de paysage dans le troisième chapitre de mon livre Art and Engagement (Berleant 1991), « The Viewer in the Landscape », dont certaines de ces citations sont tirées.
  • [6]
    Parmi celles-ci : « Voiles », « Le vent dans la plaine », « Les sons et les parfums tournent dans l’air du soir », « Les collines d’Anacapri », « Des pas sur la neige », « Ce qu’a vu le vent d’Ouest », « La cathédrale engloutie », « Brouillards », « Feuilles mortes », « Bruyères », « La terrasse des audiences du clair de lune » et « Feux d’artifice ». D’autres compositions « environnementales » de Debussy sont « Jardins sous la pluie » et « Clair de lune », ainsi que d’autres morceaux pour piano et instruments.
  • [7]
    Dans son ouvrage phare The Tuning of the World R. Murray Schafer (2010) établit une distinction entre « keynote sound » (le son principal), « sound signal » (le son d’arrière-plan) et « soundmark » (un son qui caractérise une zone particulière). Voir aussi Järviluoma et Gregg (2002).
  • [8]
    On trouve des passages semblables dans Jude the Obscure, The Mayor of Casterbridge et Far from the Madding Crowd.
  • [9]
    La question de savoir s’il existe une différence entre l’appréciation de la nature et celle de l’art est abordée par Berleant (1962), ainsi que par Emily Brady (2003 : 60-70).
  • [10]
    « An Ordinary Evening in New Haven ». – « Dégagé des divisions du jour / Réunifié dans le grand Tout. »

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