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Article de revue

Esthétique et Bildung

Pages 178 à 195

Notes

  • [1]
    Les « grands défis » figurent à l’ordre du jour des débats concernant la politique scientifique de l’Europe. Du point de vue des sciences humaines, le manque de considérations accordées aux problèmes culturels est frappant. Voir par exemple la Déclaration de Lund et son addendum, à l’adresse www.era.gv.at/space/11442/directory/11495/doc/12942.html.
  • [2]
    Des projets « art à l’hôpital » existent depuis au moins le début des années 90. Sur l’art et l’éducation, voir Bamford (2006) ; sur l’art et les affaires, voir Darsø (2004). Il faut saluer ces initiatives, malgré le fait que les comptes rendus qui en sont faits tendent souvent à se concentrer uniquement sur les résultats.
  • [3]
    Le verbe bilden s’emploie aujourd’hui principalement dans sa forme réflexive (sich bilden) et renvoie à l’idée d’auto-éducation (Nuissl 2010).
  • [4]
    Trois raisons président au choix de mon dialogue avec Kant et Humboldt. Premièrement, outre la grande influence qu’ils ont exercée sur leur époque et sur les philosophes qui leur ont succédé, leur réflexion contient des idées et des suggestions intéressantes et toujours modernes qui n’ont pas attiré l’attention qu’elles méritaient. Deuxièmement, idées et concepts – particulièrement dans les domaines de l’esthétique et de l’éducation – comportent une dimension historique et un parcours à travers l’histoire (Wirkungsgeschichte) dont on ne peut les démêler, mais qui doivent être considérées. Comparons ici avec Merleau-Ponty (1995), qui insiste sur l’interdépendance de la réflexion et de l’histoire et sur la matérialité de la pensée. Troisièmement, la distanciation historique constitue l’un des moyens permettant de percevoir ce qui commun, différent et singulier, trois éléments essentiels pour la Bildung esthétique.
  • [5]
    Cette analogie constitue au plus une ressource possible dans l’éducation morale.
  • [6]
    Le sensus communis au double sens de communauté et de communication apparaît déjà chez Shaftesbury (Escoubas 2004 : 20-21).
  • [7]
    Ce pragmatisme est précisément ce qu’Arendt (1991) estime central dans la pensée du dernier Kant, ce qui ne l’empêche pas de souligner que ces idées n’ont jamais été totalement explicitées par lui.
  • [8]
    Pour une lecture qui fait valoir le caractère critique et normatif de l’esthétique kantienne, voir Crowther (2010). Morgan (2000) replace Kant dans son contexte historique et prête attention à ses « points aveugles » mais les considère davantage comme des signes de la vitalité de sa pensée que comme des erreurs.
  • [9]
    On peut interpréter ici le terme « approprié » comme ce qui se rapporte au goût au sens de Pierre Bourdieu (1979). Avoir bon goût signifie donc avoir appris une manière de percevoir et d’apprécier les objets dans laquelle on renonce en réalité à la liberté de jugement.
  • [10]
    La nature publique de l’art est indéniablement plus qu’une caractéristique de la tradition occidentale. Dans sa théorie naturaliste de l’art, Denis Dutton (2009 : 54-55) remarque que dans toutes les cultures l’art est apprécié et débattu.
  • [11]
    Elaine Scarry (1985) a aussi montré l’importance de doter les valeurs d’une existence réelle et incarnée.
  • [12]
    Outre Humboldt, d’autres participants notables à ce débat furent Johann Gottfried von Herder, Moses Mendelssohn et plus tard Hegel. Humboldt était un ami proche de Goethe et Schiller, dont il influença les points de vue sur la question de l’éducation esthétique. Voir Escoubas (2004 : 89-98). L’essai de Humboldt (1999) est une analyse du poème Hermann et Dorothée de Goethe.
  • [13]
    Sur ce point il peut être utile de se tourner vers la discussion de Mikel Dufrenne (1992 : 221-257) sur le monde de l’œuvre d’art.
  • [14]
    Humboldt (1999 : 222 [304]) se montrait même critique envers le concept de « culture », qui « n’est pas une force, mais une simple possession, rien de vivant, mais un trésor inanimé qui doit être mis à profit sous peine de tomber dans l’inutilité ». Cette insistance se rapproche de celle de Walter Benjamin à ses débuts. Voir Docherty (2003).
  • [15]
    Le cas de la poésie orale est particulièrement intéressant. Elle est articulée et dotée d’une forme spécifique, mais lorsqu’elle n’est pas récitée elle n’existe nulle part ailleurs que dans l’esprit des gens. Et pourtant il s’agit d’un langage ouvragé, avec rythme, composition, tensions et autres qualités esthétiques.
  • [16]
    À comparer avec la définition interculturelle de Paul Crowther (2004 : 37) qui définit l’art comme « une capacité formative de représentation artéfactuelle ».
  • [17]
    Voir Kester (2004) pour une discussion intéressante du contraste entre les stratégies esthétiques employées par l’avant-garde moderniste (choc) et celles utilisées par l’art axé sur la communauté (dialogue).
  • [18]
    Voir Barenboïm et Saïd (2004 : part. 3-13). Voir aussi la page web de l’orchestre : www.west-eastern-divan.org
  • [19]
    Buchenwald a été expressément construit près de Weimar : exemple de trahison des valeurs culturelles.
  • [20]
    Un point souligné par Hollo (1959 : 77-78).
  • [21]
    Voir par exemple Dutton (2009) et Dissanayake (1995).

1On devrait inclure la compréhension et l’incompréhension entre groupes et individus parmi les « grands défis » contemporains [1]. Elles influent en effet sur la violence domestique, l’égalité sociale et l’agression entre États. L’un des aspects du problème est représenté par la disposition, ou l’absence de disposition, à considérer que groupes et individus méritent un effort de compréhension. Consciemment ou non, l’incompréhension contribue à la violence, à l’agression, à la peur et au malheur. Elle peut faire obstacle à la possibilité de trouver et de mettre en place des solutions aux crises. Cependant, pour comprendre d’autres individus et d’autres groupes il faut d’abord se comprendre soi-même. Depuis les temps anciens, la philosophie et la théorie de l’art ont reconnu le rôle de l’art dans ces processus de compréhension de soi et de l’autre. Et pourtant, dans les débats politiques actuels, la valeur instrumentale de l’art dans la promotion de la santé, de l’éducation ou de la croissance économique [2] est beaucoup plus proéminente que le pouvoir herméneutique et esthétique de l’art à exprimer la condition humaine.

2Cette contribution à ce numéro de Diogène se situe à la jonction de l’esthétique et de l’éducation, qui correspond aussi à la jonction de l’esthétique et de l’éthique, de l’art et de la politique. On reviendra sur la notion d’éducation en tant que Bildung, qui apparaît comme étant beaucoup plus productive, d’un point de vue herméneutique, qu’une conception de l’éducation limitée à l’enseignement, l’apprentissage ou la scolarité (Biesta 2006, Prange 2004). La Bildung sera réinteprétée comme un processus social et dialogique, au sein duquel les relations humaines jouent un rôle primordial aussi bien pour la circulation des idées que pour leur émergence. Nous allons donc déplacer vers la sphère sociale l’accent traditionnellement mis sur la Bildung individuelle [3]. On insistera également sur la dimension esthétique. Alors que les conceptions traditionnelles de la Bildung se concentraient sur la formation de la « belle âme », on insistera sur le rôle des images (Bilde, au sens large du terme) en tant qu’intermédiaires et points de référence permettant d’exprimer, communiquer et négocier des valeurs culturelles. Selon cette interprétation, le processus de la Bildung ne concerne pas uniquement l’accomplissement de soi en tant que personne civilisée, mais investit l’ensemble de la condition humaine à l’aide de ce que j’appellerai Bilde ou images.

3Cette perspective éducative fait valoir certaines dimensions de l’esthétique, en particulier les processus sociaux de création et d’appréciation de l’art. L’art est un domaine important de la création culturelle et les outils esthétiques jouent un rôle de premier plan dans l’affirmation, la transformation et parfois la trahison des valeurs culturelles et existentielles. Quelques exemples nous aideront à montrer que le pouvoir de communication de l’art et sa capacité à réaliser une humanité partagée restent des ressources fécondes et actuelles. Parallèlement, l’art implique souvent une affirmation de la singularité et de la différence, mettant en lumière les différences de milieu, points de vue, expériences et visions du monde du public. Dans les processus esthétiques créatifs ou réceptifs, notre interdépendance et notre réciprocité avec autrui sont régulièrement mis en évidence.

4Mon développement d’une Bildung esthétique invite le dialogue avec Emmanuel Kant et Wilhelm von Humboldt. Dans ma lecture de Kant, j’adopte le point de vue d’Hannah Arendt (1991), qui attribue au jugement esthétique kantien un caractère foncièrement social. Le jugement esthétique est comparé au court essai de Kant sur les Lumières et à sa plaidoirie en faveur d’un usage public de la raison. Je me tourne ensuite vers la notion de Bildung chez Humboldt, où la dimension esthétique-expressive se double d’une dimension sociale, de manière à inclure la pluralité et la diversité humaines. Ces travaux vont me permettre d’envisager la problématique qui nous préoccupe, à savoir l’esthétique en tant qu’éducation, comme un processus spécifique de Bildung. Je m’intéresse davantage à ce que cette interprétation peut signifier aujourd’hui qu’à une reconstruction historique [4]. Je conclurai par deux exemples qui montrent la profonde pertinence esthétique et politique de l’art à notre époque.

Jugement esthétique, valeurs et communauté

5Dans la philosophie critique de Kant, le jugement esthétique – celui par lequel nous trouvons que quelque chose est beau ou sublime – sert de médiateur entre la raison et l’imagination. La relation esthétique est indéterminée ; elle n’est gouvernée ni par les lois de la nature (science) ni par les maximes de la moralité. Ceci fait du jugement esthétique un jugement réfléchissant, où l’individu ne peut se reposer sur aucun principe donné. Aucun impératif logique n’oblige à parvenir à telle ou telle conclusion, et il n’y a pas de critère universel qui puisse être systématiquement appliqué. À la place, l’esprit se met en mouvement ou, comme le dit Kant, il joue.

6Quoique Kant ait soin de montrer qu’aucune connexion n’existe par défaut entre esthétique et moralité, son analyse du jugement de goût débouche de plusieurs manières autant sur l’éthique que sur la communauté. La nature indéterminée et réfléchissante du jugement esthétique pur a conduit les philosophes à des interprétations qui accentuent sa pertinence axiologique générale. Hannah Arendt (1982) a proposé une lecture du jugement de goût comme exemple d’un jugement de valeur essentiellement politique. Kirk Pillow (2000) pousse cet argument plus loin en affirmant que c’est le jugement du sublime plutôt que celui du beau qui instaure l’état réfléchissant crucial au jugement évaluatif et à l’entendement. Parce qu’il est source de disharmonie et de perplexité, le sublime pousse le sujet à réfléchir à sa propre stature morale.

7Certains passages de la Critique de la faculté de juger visent explicitement la communauté et la moralité. Kant déclare par exemple que je peux prétendre à ce que les autres partagent mon jugement (Kant 1995 : §§ 6 et 32). En un sens, nous ne jugeons donc pas seulement pour nous-mêmes, car nous sommes conscients de participer à une plus large communauté d’êtres qui nous ressemblent. C’est le cas eu égard à la beauté humaine et à l’art. La beauté des êtres humains est un exemple de beauté conditionnée ou adhérente, où le jugement esthétique est influencé par des idées ainsi que par l’entendement (Kant 1995 : §§ 16-17). Dans le cas des beaux-arts, en revanche, nous sommes conscients qu’il s’agit d’objets réalisés par des êtres humains, et ce, malgré leur apparence « naturelle », c’est-à-dire sans aucune visée particulière. Cette conscience de l’origine humaine de l’objet joue un rôle dans la formation de notre jugement (Kant 1995 : § 45). Kant décrit également la beauté libre comme un « symbole de moralité » car elle nous rappelle nos capacités intellectuelles et morales et leur harmonie. De plus, nos caractérisations esthétiques, telles que « majestueux », « heureux » ou « modeste » témoignent d’une affinité avec les états d’esprit causés par les jugements moraux (Kant 1995 : § 59) [5].

8Vers la fin de l’analyse du jugement esthétique, Kant insiste sur l’importance des humanités pour le développement de nos facultés, et inscrit le goût dans le contexte plus large de la société humaine. L’humanité est décrite comme sentiment d’appartenir à une communauté et comme capacité à communiquer ses pensées de manière adéquate. L’art joue un rôle essentiel dans le développement de la sociabilité car il permet aux différents individus d’interagir ; il est par ailleurs lié au développement du sentiment moral (Kant 1995 : § 60 ; voir §§ 20-22) [6]. Dans ce contexte, Kant évoque le rôle que jouent l’éducation esthétique et le goût dans la communication sociale, mais ne fait aucune référence aux maximes morales [7].

9J’ai mentionné ces trois aspects de la théorie esthétique kantienne pour souligner le rôle qu’y jouent la moralité et la sociabilité, rôle que l’on a tendance à négliger. Cela ne remet pas en cause l’autonomie du jugement esthétique. Dans les pages qui suivent, je prendrai les défenses du caractère social de l’art et de l’autonomie du jugement esthétique : le fait qu’il soit libre et non-coercitif. Il y a lieu de penser que la plus grande pertinence axiologique (éducative, sociale et politique) de l’esthétique relève précisément de son irréductibilité à quelque ensemble de valeurs que ce soit. La beauté sait résister à des normes auxquelles nous adhérons explicitement. L’esthétique peut aller plus loin que n’importe quel système de valeur que nous tenons pour établi ; et l’une des fonctions de l’esthétique peut être alors de réanimer un jugement moral figé.

10On a reproché à la théorie esthétique de Kant d’avoir déformé notre compréhension de l’existence humaine, présentée comme particulière, historique et incarnée. De telles critiques tendent à représenter Kant comme un constructeur de systèmes se souciant peu de la réalité historique de son époque. Mais si l’on se souvient de la manière dont il a insisté sur la particularité et l’irréductibilité du jugement esthétique, ainsi que de ses suggestions concernant les relations entre esthétique et autres valeurs, et si nous lisons sa théorie esthétique en conjonction avec d’autres écrits, la possibilité d’une interprétation plus critique et politique se fait jour [8]. Si la relation entre idées morales et jugement esthétique ne s’actualise que dans l’expérience individuelle, il faut s’attendre à ce qu’elle soit influencée par des idéologies et des contextes sociaux et historiques.

11Lu en conjonction avec la Critique de la faculté de juger, l’article de Kant sur les Lumières fournit d’utiles observations. Kant (1991) insiste sur l’usage public de la raison d’une manière très instructive quant aux arts et à la communauté. Les Lumières exigent certaines conditions sociétales, éducatives et individuelles. L’être éclairé est en mesure de juger par lui-même ; il s’est affranchi de l’enfance ou de la tutelle d’autrui et est entré dans l’âge adulte. Cet individu mûr, éclairé, utilise sa raison en public, de manière autonome, au lieu d’être guidé par autrui. Deux points communs aux Lumières et au jugement esthétique méritent ici notre attention.

12Le premier est l’impartialité du jugement. L’article sur les Lumières se concentre sur la vie publique plutôt que sur les questions théoriques de la philosophie morale. La condition la plus importante pour les Lumières est la liberté, et la forme la plus importante de liberté consiste à « faire un usage public de sa raison » (Kant 1991 : 45). Les Lumières se présentent avant tout comme un bénéfice pour les gens réunis en communauté ; le jugement public de l’individu éclairé sert la totalité plutôt que lui-même. De plus, il est difficile à un individu d’arriver à la majorité par lui-même. Tout groupe ne peut être néanmoins qualifié de « public » : Kant distingue entre usage public et privé de la raison. Dans le premier cas, le savant « s’adresse au public proprement dit, c’est-à-dire au monde » (Kant 1991 : 47). L’usage privé de la raison se rapporte à une sphère limitée, telle celle du fonctionnaire à son poste de travail, où l’usage de la raison est régulé afin que l’ordre des choses soit respecté. Néanmoins le rôle du savant (ou de l’intellectuel) est tel que tout individu pourrait et devrait l’adopter au moment de se prononcer sur des problèmes d’intérêt général. Il serait ainsi paradoxal qu’un prêtre, qui est responsable de sa congrégation, reste sous la tutelle d’autrui (ibid.).

13Les questions d’intérêt public qu’envisage Kant peuvent être de nature générale, mais relèvent aussi de l’organisation pratique de la société. En insistant sur ce dernier point, nous pourrions reprendre l’idée des Lumières pour mettre davantage en valeur la diversité humaine. Des débats équilibrés et des solutions raisonnables aux disputes sociales et idéologiques nécessitent que l’on connaisse les différentes traditions et situations, et que l’on comprenne la vie des personnes impliquées. Les jugements portant sur de telles questions doivent être sensibles au contexte de la même manière que Kant exige qu’ils soient publics : il faut les soumettre à une critique et à un débat qui soient d’ordre général et non partial. De plus, ils ne peuvent être validés qu’au moment où la situation sociale est exposée au grand jour, c’est-à-dire lorsque suffisamment de voix différentes sont entendues. Nous ne pouvons pas parler à la place d’autrui, même si nous pouvons certainement et devons souvent parler pour autrui.

14À l’instar de l’usage éclairé de la raison, le jugement esthétique n’est pas axé sur l’individu, même si l’on présuppose et affirme l’autonomie de l’individu. Quoique subjectif, le jugement n’est pas relatif à ce que je considère comme esthétiquement valable, mais à ce que je considère être, dans un cas précis, ce que toute personne considérerait comme esthétiquement valable. Ceci étant, mon jugement reste influencé par mes circonstances personnelles. D’intéressants débats à propos du jugement esthétique et de l’art en particulier témoignent souvent de différentes histoires humaines et de différents ensembles de valeurs. Kant (1995 : §§ 56-57) a souligné que même si ces questions ne pouvaient être résolues par l’argumentation, de telles discussions restaient néanmoins constructives. L’autonomie du jugement esthétique signifie que mon jugement se forme sans contrainte, mais aussi sans prêter attention à ce que d’autres attendent, pensent ou considèrent approprié [9]. Toutefois, être autonome ne signifie ni se séparer de ses frères humains ni ignorer leurs préoccupations. Au contraire, participer à un débat sur le goût – ou à un problème public – est le signe d’une préoccupation à l’égard d’une question d’intérêt commun. Comme aucun critère n’est donné à jamais, le débat peut nous sensibiliser à la nature et au statut des normes sociales ou morales.

15Lumières et esthétique ont chez Kant un deuxième point commun, sur lequel je souhaite attirer l’attention : il s’agit de la nature publique de l’art. L’art a toujours été créé pour une communauté et pour y être apprécié. Il correspond aux articulations, suggestions et interprétations du monde humain. Depuis l’époque moderne, il a été institué comme objet de critique et il est devenu fondamentalement public, précisément au sens où l’entend Kant : fait pour tous, pour le « monde » [10]. Dans Vita activa, Hannah Arendt (2005 : ch. 23-34). accorde à l’art un rôle particulier en relation à l’action et à la liberté [11]. C’est dans l’action politique que les valeurs sont articulées et rendues publiques ; c’est là qu’elles deviennent réelles. C’est le royaume de la liberté, au cœur duquel de nouvelles idées peuvent voir le jour. L’art appartient au domaine de la confection ou fabrication, où les valeurs articulées dans l’action politique acquièrent présence et permanence. Dans cette perspective, le rôle de l’art, « la plus durable et donc la plus terrestre des choses » ne consiste pas principalement à créer des valeurs mais à leur donner une présence concrète et réelle par le biais de la forme sensible (Arendt 2005).

16L’art peut aussi être considéré comme une forme d’action, particulièrement de nos jours. Qu’on lui accorde ou non la possibilité de créer des valeurs, le rôle qu’il joue pour les intégrer, les rendre publics et les partager, donc sa capacité à les soumettre à l’appréciation et à la critique, est indiscutable. L’art est une pratique culturelle publique qui touche aux idées et aux valeurs et utilise des moyens d’expression esthétiques. C’est précisément sa nature publique et esthétique qui lui confère une place dans le processus d’éducation.

Dimensions esthétiques et sociales de la Bildung

17La notion classique de Bildung, qui puise ses racines dans la conception chrétienne de l’homme conçu à l’image (Bild) de Dieu, est contemporaine de l’avènement de l’esthétique moderne à la fin du xviiie siècle. Les débats des Lumières conservent l’idée centrale de la formation de l’individu, mais l’accent se déplace : au lieu de devenir comme Dieu, l’homme devrait façonner et développer ses propres facultés pour être au service de l’humanité. Parmi les penseurs allemands qui se sont intéressés à cette idée, l’analyse de Wilhelm von Humboldt quant au rôle que jouent l’imagination et l’art dans l’autocompréhension de l’humanité constitue un point de départ fécond pour une conception contemporaine du potentiel éducatif de l’art [12].

18Pour Humboldt, l’imagination joue un rôle crucial dans l’existence humaine. Lorsque nous imaginons, notre monde ne se limite plus à ce qui existe dans les faits ; nous devenons conscients d’autres possibilités. L’imagination est une force créative (Kraft) et l’art représente son domaine de prédilection (von Humboldt 1999 : 64-65 [127]). Le véritable artiste étant un homme d’esprit (Geist), l’œuvre est empreinte de vie et d’intensité. Une telle œuvre peut éduquer son public plutôt que de lui enseigner simplement quelque chose (von Humboldt 2004). Dans son essai d’esthétique, Humboldt commente longuement les qualités subjectives, physiques et affectives de l’art. Il est évident qu’il leur accorde une attention considérable dans sa conception de la subjectivité. Comme l’écrit un commentateur : « le chemin kantien qui mène à l’autodétermination (…) doit (…) passer par l’éducation de la sensualité de l’homme » (Mueller-Vollmer 2007 : ch. 3, § 1).

19L’œuvre d’art est créée par un individu. L’intérêt que nous lui portons est lié à l’intérêt que nous portons à l’individu [13]. Mais si Humboldt décrit l’artiste comme un individu exceptionnel, sa préoccupation ultime n’est pas l’individu en tant que tel. Il s’intéresse plutôt à la manière dont l’art peut nous amener à mieux comprendre comment des personnes possédant des tempéraments variés et issues de conditions sociales différentes développent des relations et des visions du monde. En s’exprimant, l’artiste contribue à une compréhension plus approfondie et plus étendue de l’humanité ; et son point central, son pôle est la Bildung humaine (Dieser Mittel-punkt ist nemlich: die Bildung des Menschen, von Humboldt 1999 : 55 [127]). Humboldt insiste sur la nécessité pour chaque individu de se rattacher aux autres et d’interagir avec le monde. Notre intériorité a besoin du monde extérieur ; mais ce monde n’est pas homogène car il se reflète différemment dans chaque individu (von Humboldt 1903b : 287). L’éducation de l’humanité ne peut progresser sur une seule voie ; elle est semblable à un réseau dont les nœuds d’interaction sont essentiels. L’épanouissement humain n’est possible qu’au sein d’une réalité sociale et politique concrète, où les citoyens sont en mesure de nouer librement des relations d’association et de coopération les uns avec les autres, puisque « l’être humain ne peut se réaliser en tant qu’individu qu’en société » (Mueller-Vollmer 2007 : chap. 3, § 2). Et la compréhension de l’agir humain ne peut se faire qu’en tenant compte de la toile historique complexe où il prend place (von Humboldt 1999).

20Dans sa réflexion sur l’art, Humboldt insistait sur la production de la nouveauté plutôt que sur la reproduction ou la mimésis. L’art n’est pas un capital culturel que l’on acquiert et possède ; c’est un mode d’expression, de communication et de création [14]. Or, si l’individu représente un élément central de la Bildung, l’humanité en tant que totalité multiforme, voire hétérogène, est tout aussi importante. Historiquement, un changement s’est opéré dans la conception de la Bildung. L’insistance initialement mise sur l’individu s’est déplacée vers la société ainsi que vers le rôle de l’art et de l’esthétique. Dans cette Bildung esthétique, l’accent est moins mis sur l’individu et son auto-éducation que sur l’articulation, les interprétations et les répercussions d’une « image » (Bild). Même si les participants à ce processus y jouent un rôle clef, on cherche moins à former des êtres humains bons (ou parfaits) qu’à faciliter une meilleure compréhension et peut-être de meilleures pratiques dans un monde commun. L’accent se déplace, en d’autres termes, des qualités personnelles morales de l’individu aux fonctions morales qui président à la production et à l’interprétation des représentations, un processus qui prend place dans une communauté et en relation avec elle.

21Il nous faut donc définir la notion de Bild ou image sans pour autant réduire la richesse de ses connotations. D’abord, le fait de souligner la place de la Bild dans la Bildung a pour principal objectif d’attirer l’attention sur le rôle des objets fabriqués et perceptibles dans la médiation des valeurs et des significations culturelles. De tels objets représentent des foyers d’accord et de désaccord potentiels : ils sont produits, perçus et chaque fois refaits à travers des interprétations. Afin d’en souligner la nature concrète, j’emploierai le terme technique Bild. Deuxièmement, il est utile de faire la distinction entre image (multimodale) et image visuelle, tel une peinture ou un dessin. Si une image visuelle consiste en un objet en deux dimensions, la Bild ou image (multimodale) n’a aucune limitation de ce genre. Un morceau de musique ou un poème est considéré comme une Bild (image), et une image peut combiner plusieurs sens. En troisième lieu, une image peut être mentale et n’être perceptible que pour une seule personne. Mais si elle n’a pas nécessairement la forme d’un objet matériel (peinture, statue), elle n’est pas moins perceptible et concrète, présentée ou interprétée – comme en musique, danse, théâtre ou d’autres arts de la scène – ou répétable, comme dans le cas des œuvres littéraires [15]. Quatrièmement, la Bild ou image est créée : elle est fabriquée intentionnellement par un ou plusieurs individus. Finalement, parce qu’elle est fabriquée, elle reflète nécessairement des conceptions, valeurs, coutumes et idées humaines.

22Le fait d’être fabriquée constitue une caractéristique importante de l’image. Le verbe allemand bilden peut se traduire par « former », « construire », « façonner », « donner forme, « formuler » « générer » et bien sûr « éduquer », en sus de nombreux autres verbes. La plupart d’entre eux renvoie à la création : la mise en existence d’un ensemble qui n’existait pas auparavant. On pourrait donc envisager les œuvres d’art comme des images et reprendre la conception d’Arendt qui considérait l’art comme des objets créés, conférant significations et valeurs à une existence concrète, et généralement conçus pour durer [16]. En réalité, la signification est rarement permanente ; elle est plutôt sujette à la négociation et tombe parfois dans l’oubli. Cependant, grâce à la présence physique des œuvres, l’existence de certaines valeurs et croyances est établie (ou contestée) en tant que partie constituante d’un monde commun. L’agir artistique – qui peut être partagé par plusieurs individus, y compris commanditaires et interprètes – est central dans ce processus pour deux raisons. D’abord, il détermine la forme esthétique propre à l’œuvre. En second lieu, il est important en tant qu’effort de création. Mais une fois créée, l’œuvre d’art continue d’influencer et d’être influencée par des réseaux d’objets et de textes culturels, politiques et sociaux. Perception, interprétation et discussion sont aussi importantes à la vie culturelle de la Bild/image que sa création.

23Selon une telle conception, l’œuvre d’art constitue une formation, un nœud qui rassemble certaines significations et les rend perceptibles, leur permettant d’être perçues comme réelles et d’être partagées entre individus. L’art accepte en permanence de nouvelles significations. Ce processus entraîne évidemment moult incertitudes, particulièrement lorsqu’il s’agit de décrire ce qui est ou n’est pas partagé. Les œuvres d’art sont uniques, tout comme le sont les situations dans lesquelles elles sont présentées. Quelle que soit notre perspective d’analyse, on a parfois du mal à comprendre les significations d’une œuvre. Il faut plutôt laisser s’articuler des points de vue différents : des critiques d’art, mais aussi des discussions et réactions formelles et informelles moins spécialisées, se prolongeant dans le temps et parfois destinées à rester ouvertes.

La Bildung en tant qu’agir esthétique commun

24Une grande part des discussions actuelles sur l’art porte sur des exemples controversés et difficiles. Ils incluent des œuvres politiquement, religieusement ou sexuellement provocatrices que certains jugent de mauvais goût et que d’autres considèrent comme importantes ou révélatrices. Si l’on laisse de côté la possibilité de mépriser des œuvres pour des raisons morales, les œuvres difficiles sont typiquement celles qui ne se conforment pas au système de valeur d’un groupe particulier. Elles ne correspondent pas au goût reçu. Parfois, elles brisent des tabous. Il se peut alors que l’œuvre soit jugée sur la base d’un préjugé et rejetée. Parallèlement, on trouvera plus facilement des œuvres fécondes pour la Bildung esthétique parmi celles qui demandent un effort cognitif, moral ou esthétique, que parmi celles plus faciles à apprécier. Une appréciation positive peut cependant être socialement et politiquement importante et n’implique aucune passivité [17]. Mais particulièrement dans le cas des œuvres difficiles, le travail d’appréciation demande souvent du temps. Cela est dû au fait qu’il peut impliquer des changements à plusieurs niveaux : au niveau de la perception de l’objet, à celui de la compréhension du monde, et au niveau de notre positionnement. Cette lenteur ne résulte pas uniquement des processus qui s’opèrent chez le récepteur ; elle peut aussi être causée par des changements d’ordre contextuel, par la manière dont d’autres répondent à l’œuvre et par les interprétations qu’elle subit au fil du temps.

25La difficulté des œuvres d’art controversées ne relève généralement pas de points de vue personnels et particuliers, mais de notre conception du monde réel ou idéel. L’art peut jouer un rôle important dans la transformation des relations humaines ou des manières d’envisager certains problèmes. Considérons deux exemples qui illustrent le rôle de l’art dans des situations de conflit implicite ou explicite. Dans les deux cas, le changement véhiculé par l’art ne constitue pas une solution au conflit, mais permet d’élargir nos conceptions de façon à fournir matière à solution. Aucun de ces exemples ne se concentre sur une œuvre qui traduirait en elle-même une vision particulière du monde, pas plus qu’ils ne se concentrent sur l’enseignement qu’un individu pourrait tirer de lui-même de l’œuvre. Ils mettent plutôt en évidence la nature relationnelle de l’art dans des contextes particuliers ainsi que la pluralité des publics ou des participants.

26Le premier exemple nous est fourni par l’atelier West-Eastern Divan fondé par Daniel Barenboïm et Edward Saïd en 1999 [18]. L’idée était de faire venir de jeunes musiciens professionnels arabes et israéliens à Weimar, capitale culturelle de l’Europe en 1999, pour qu’ils y jouent de la musique durant la journée et participent ensemble le soir à des discussions portant sur la musique, la culture et la politique. Le nom donné au projet fait écho à un recueil de poèmes publiés par Goethe en 1819 et inspirés par la poésie coranique et perse. Le choix de Weimar était significatif puisqu’il s’agissait de la ville natale de Goethe et qu’elle se trouvait non loin de Buchenwald [19]. Au départ, il y a eu une grande résistance et beaucoup d’animosité parmi les participants, mais la situation a peu à peu évolué. Depuis sa création, l’atelier se réunit tous les étés et l’orchestre a donné des concerts en Israël et dans les territoires palestiniens.

27La signification de cet atelier repose en grande partie sur son contexte. Ce qui pourrait être considéré ailleurs d’un point de vue purement musical s’attire d’autres significations. Mais si, comme le suggère Barenboïm, l’expérience musicale peut avoir un profond impact sur des questions existentielles, tels que la liberté et les possibilités humaines, ces significations, qui ont encore plus de poids dans une société où dominent la violence et la force et où la liberté est rare, ne sont pas étrangères à la performance et à l’appréciation. De surcroît, une partie du répertoire que Barenboïm répète et interprète avec ses instrumentistes, telle que la musique de Beethoven, a été composé dans une société où, pour la majorité des gens, la liberté tenait davantage de l’idée que de la réalité – très semblable à la Prusse qui, selon Kant, n’avait alors atteint que l’esprit des Lumières sans être parvenue à un véritable état éclairé (Kant 1991 : 48-49).

28Maints exemples témoignent du pouvoir de l’art dans les sociétés totalitaires ou quasi-totalitaires. Une atmosphère de violence efface toute trace d’humanité et ne tolère aucune ambiguïté ou ironie – elle ne tolère rien qui ne soit pas univoque. Dans une telle situation, l’art peut devenir une fuite nécessaire pour affirmer la dignité et les aspirations humaines. La situation entre Israël et la Palestine est plus proche de la guerre que de la paix. Elle est nourrie de propagande et de suggestions quant au caractère diabolique et dangereux de l’autre. Faire de la musique avec des gens appartenant à l’ennemi et s’efforcer d’atteindre l’excellence, produire ensemble un son dans l’harmonie et avec passion à l’occasion de chaque performance – où l’ensemble dépend de chaque musicien et représente bien plus que la somme des individus – s’avère, dans une telle situation politique, insolite, voire miraculeux. L’existence même de l’orchestre maintient en vie l’espoir, la beauté, la liberté, le bien et l’idéal de l’humanité. Comme le dit Barenboïm : « Ils ont essayé de faire quelque chose ensemble. C’est aussi simple que cela… une fois parvenus à cette note, ils ne peuvent plus se regarder de la même façon parce qu’ils ont partagé une expérience commune » (Barenboïm et Saïd 2004 : 10).

29Le West-Eastern Divan nécessitait que tous soient résolus à produire quelque chose qui ne peut naître qu’à partir du moment où chacun s’engage sans faille à jouer en collaboration avec les autres musiciens. Que ce processus soit artistique et esthétique, qu’il exige une participation physique et affective ainsi que des aptitudes techniques et expressives est crucial. Cet engagement affectif et esthétique, combiné à la nature éphémère de la musique, rend indéniablement réel le moment de l’exécution musicale. Il y a communauté de sentiment mais aussi communauté d’interprétation et de création. Outre les performances musicales, ce que le West-Eastern Divan crée comme Bildung c’est l’orchestre lui-même, qui devient un symbole d’espoir. Cela n’implique en rien que les instrumentistes soient des individus méritants à tous points de vue. Ce que nous montre le projet c’est qu’ils sont admirables lorsqu’ils travaillent ensemble et se montrent capables de semblables performances dans une telle situation historique. Comme le fait remarquer Saïd, l’interprète est « un artiste étant moins concerné par l’articulation du soi que par l’articulation d’autres soi » (Barenboïm et Saïd 2004 : 11).

30Une pièce de théâtre constitue le second exemple. La première des Enfants de Médée eut lieu à Stockholm en 1975. Elle était mise en scène par Suzanne Osten et co-écrite avec Per Lysander après des recherches approfondies avec des enfants, à la fois protagonistes et public visé par la pièce. Celle-ci s’inspire vaguement de la tragédie d’Euripide où l’héroïne, après avoir été trahie par son mari, tue la maîtresse de celui-ci puis leurs enfants. La version d’Osten est une pièce sur le divorce vu du point de vue des enfants. La mère ne tue ses enfants que dans les rêves de ces derniers, et la trahison est celle des enfants par les parents. La pièce fut favora blement reçue par les enfants mais causa un scandale parmi les adultes. Le débat fut centré sur l’emploi d’un mot grossier prononcé par l’un des enfants dans la pièce, mais l’analyse du problème proposée par la metteuse en scène est révélatrice. Elle suggère que la responsabilité conjointe de Jason et de Médée et leur manque d’empathie envers leurs enfants ont déclenché des sentiments de culpabilité. « Il devenait évident que les adultes … voulaient exercer un contrôle émotionnel total sur le théâtre auquel assistent les enfants… Les pièces ne devraient susciter aucune critique contre les parents ni créer d’“anxiété” parmi les enfants » (Helander et Osten 2008 : 4).

31Les Enfants de Médée semblent un exemple plus insignifiant comparé au précédent, mais les droits des enfants sont constamment enfreints dans nombre de pays. Même dans des régions riches du globe, leur liberté d’expression et leurs droits culturels sont régulièrement transgressés. La culture pour enfants (par des adultes) est souvent produite selon une conception rigide du public visé, qui n’est supposé comprendre qu’une partie de ce qu’on lui montre. Le public est, en d’autres termes, dévalorisé dès le départ ; il est ramené au niveau que l’on juge approprié. Osten refusa d’adopter ce comportement. Au lieu d’offrir diversions ou consolations, elle donne une forme artistique aux pensées, fantasmes et sentiments réels des enfants dans des représentations publiques. Au lieu d’en faire des victimes, elle accorde aux enfants le statut de protagonistes. Ils sont invités à prendre part à un agir artistique et interprétatif d’une manière qui les libère momentanément de la tutelle qui fait partie de leur vie quotidienne. Conformément à l’habitude d’Osten, la représentation des Enfants de Médée s’accompagne ensuite d’une discussion. La pièce opère donc comme une Bild, une image auquel un public confère une signification à travers le débat, sans pour autant viser une interprétation finale unique. Les interprétations peuvent rester ambiguës, comme peuvent l’être des situations dans la vraie vie.

32Malgré ce déplacement de la Bildung vers les processus sociaux et esthétiques, la disposition à changer n’en reste pas moins l’une des conditions préalables de ce processus. Dans le domaine de l’art et de l’éducation des enfants, il s’agit de comprendre à quel niveau l’agir artistique et interprétatif est partagé. Avec de jeunes personnes, les limites de ce qu’ils peuvent savoir, faire et dire sont souvent prédéterminées : or elles peuvent être irréalistes eu égard à leur monde, qui est aussi chargé de problèmes existentiels, sociaux et politiques que celui des adultes. Si ces limites sont rigides, le public est pour ainsi dire mis sous tutelle, mais les tuteurs ratent aussi l’occasion de réfléchir à et de comprendre une autre perspective. La difficulté des Enfants de Médée réside dans le fait que la pièce oblige les adultes à se regarder selon le point de vue des enfants, et qu’elle suggère que les enfants ont une compétence interprétative et peuvent influencer la balance des pouvoirs dans la famille.

33Si le fait que les enfants n’ont pas voix au chapitre dans leur propre vie est un problème en soi, cette situation mérite encore plus d’insistance dans une discussion sur l’esthétique et la Bildung. Premièrement, ce sont surtout les enfants qui sont soumis à l’éducation, et l’une des différences importantes entre éducation ou Bildung d’un côté, et apprentissage ou scolarité de l’autre, repose dans la réciprocité du processus. Un véritable éducateur est lui-même soumis à éducation [20]. En art, le modèle producteurs/artistes vs. consommateurs/public risque d’être foncièrement malavisé. Avec la Bildung esthétique, qui concerne pour une grande part l’expérience humaine, la question du niveau de contribution de l’enfant (ou du public) devient encore plus importante. En deuxième lieu, du fait de leur ouverture d’esprit, de leur curiosité et de leur imagination, qui sont socialement canalisées par nature, les enfants occupent une position exemplaire en tant que sujets de la Bildung esthétique. Finalemement, les ressources esthétiques (imagination, narration d’histoires, création d’images, chant, jeu) sont cruciales au développement humain, et divers arts jouent un rôle central dans nos sociétés à travers le monde [21]. L’importance et le sérieux que l’éducation accorde à l’esthétique et aux arts est donc une question centrale.

Conclusions

34On a critiqué la notion traditionnelle de Bildung au motif qu’elle illustrait une vision étroite et idéalisée de l’humain (Biesta 2006 : 2-8). Si nous gardons cette idée en tête, changer l’orientation de la Bildung en insistant sur la capacité de réflexion et de communication par le biais de représentations physiques matérielles ou d’œuvres (Bilde) ouvre une perspective différente et moins aléatoire. Pour que l’esthétique assume son potentiel éducatif, il faut reconnaître et respecter la légitimité de différents points de vue ainsi que les désaccords présents dans les conflits politiques et existentiels. Le West-Eastern Divan n’aspirait pas au consensus politique, pas plus que Les Enfants de Médée n’a affranchi parents ou enfants des douleurs du divorce. Pour que l’art entre dans le processus de la Bildung, il nous faut accepter l’hétérogénéité des processus interprétatif et appréciatif. Au lieu de rechercher une interprétation correcte univoque, il est utile d’être ouvert à la critique et à l’autocritique, au débat et au désaccord. Comme l’illustrent les exemples que j’ai choisis, que l’art porte ou non sur des situations de conflit, des conflits existent dans le monde et influencent de la sorte l’expérience de l’art. Mais ces deux exemples illustrent aussi la manière dont l’art peut unifier des groupes aux vues opposées. Une communauté temporaire peut se constituer autour d’une œuvre d’art ou d’une performance et se substituer, pour un temps du moins, aux anciens groupes. Il est clair que le dialogue et l’interaction sont nécessaires à l’instauration d’une telle communauté. L’espoir est que la nouvelle communauté, même temporaire, puisse changer la perception que les individus ont d’eux-mêmes et d’autrui, leur langage et peut-être leurs actes. Les philosophes de la Bildung ont traditionnellement insisté sur l’auto-éducation. Cet aspect – la volonté de s’engager dans l’autocritique et de changer – est nécessaire, mais ce qui change en fin de compte n’est pas tant notre soi présumé que notre relation au monde.

35Je propose que nous envisagions le binôme esthétique-éducation comme un processus intensifiant notre compréhension du monde et notre interaction avec le monde, qu’il s’agisse de la nature, des autres êtres humains, ou des objets qui fonctionnent comme des messagers et comme des composantes des coutumes, histoires et modes de pensée que nous avons en commun. Ce processus peut être dialogique et pacifique, mais il est plus souvent difficile que paisible et comporte des éléments de résistance, de discordance, voire de souffrance. Parallèlement, détacher la Bildung de l’individu a pour effet de produire une conception plus esthétique et artistique du processus formateur. En mettant l’accent sur les œuvres d’art en tant qu’images, la Bildung peut s’ouvrir davantage à des vues opposées. Ceci représente un atout majeur, particulièrement à notre époque, à l’heure où les différences humaines et la compréhension que nous en avons représentent autant un défi qu’une valeur.

36Il est certain qu’une telle réflexion sur l’esthétique et l’éducation continue à se concentrer sur le sujet, mais celui-ci n’est plus l’objectif principal du processus. Ce qui est en jeu c’est plutôt l’articulation, l’affirmation et l’instauration de pratiques et de valeurs favorables à de meilleures conditions de vie pour tous – même au-delà de l’espèce humaine. La Bildung n’a pas pour visée ultime l’individu, mais le monde humain et naturel. Aussi implique-t-elle une disposition et une détermination à reconfigurer de manière radicale la culture plutôt que la simple transmission de valeurs héritées. En termes d’acculturation, l’individu devient un agent potentiel de re-création culturelle au lieu de demeurer un serviteur passif ou un consommateur de haute culture. Le rôle de l’art et de l’expérience esthétique est essentiel à ce processus car l’art, tel que nous le concevons dans l’esthétique moderne, est une pratique qui autorise et encourage même la réflexion libre et indéterminée. Il est aussi une sphère au sein de laquelle nous pouvons, de manière plus radicale que dans nombre d’autres institutions culturelles et sociales, nous émanciper de toute tutelle et libérer en même temps nos enfants ainsi que toute personne moins favorisée en termes culturels.

Bibliographie

Références

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  • Scarry, Elaine (1985) The Body in Pain. The Making and Unmaking of the World. New York & Oxford : Oxford up.

Notes

  • [1]
    Les « grands défis » figurent à l’ordre du jour des débats concernant la politique scientifique de l’Europe. Du point de vue des sciences humaines, le manque de considérations accordées aux problèmes culturels est frappant. Voir par exemple la Déclaration de Lund et son addendum, à l’adresse www.era.gv.at/space/11442/directory/11495/doc/12942.html.
  • [2]
    Des projets « art à l’hôpital » existent depuis au moins le début des années 90. Sur l’art et l’éducation, voir Bamford (2006) ; sur l’art et les affaires, voir Darsø (2004). Il faut saluer ces initiatives, malgré le fait que les comptes rendus qui en sont faits tendent souvent à se concentrer uniquement sur les résultats.
  • [3]
    Le verbe bilden s’emploie aujourd’hui principalement dans sa forme réflexive (sich bilden) et renvoie à l’idée d’auto-éducation (Nuissl 2010).
  • [4]
    Trois raisons président au choix de mon dialogue avec Kant et Humboldt. Premièrement, outre la grande influence qu’ils ont exercée sur leur époque et sur les philosophes qui leur ont succédé, leur réflexion contient des idées et des suggestions intéressantes et toujours modernes qui n’ont pas attiré l’attention qu’elles méritaient. Deuxièmement, idées et concepts – particulièrement dans les domaines de l’esthétique et de l’éducation – comportent une dimension historique et un parcours à travers l’histoire (Wirkungsgeschichte) dont on ne peut les démêler, mais qui doivent être considérées. Comparons ici avec Merleau-Ponty (1995), qui insiste sur l’interdépendance de la réflexion et de l’histoire et sur la matérialité de la pensée. Troisièmement, la distanciation historique constitue l’un des moyens permettant de percevoir ce qui commun, différent et singulier, trois éléments essentiels pour la Bildung esthétique.
  • [5]
    Cette analogie constitue au plus une ressource possible dans l’éducation morale.
  • [6]
    Le sensus communis au double sens de communauté et de communication apparaît déjà chez Shaftesbury (Escoubas 2004 : 20-21).
  • [7]
    Ce pragmatisme est précisément ce qu’Arendt (1991) estime central dans la pensée du dernier Kant, ce qui ne l’empêche pas de souligner que ces idées n’ont jamais été totalement explicitées par lui.
  • [8]
    Pour une lecture qui fait valoir le caractère critique et normatif de l’esthétique kantienne, voir Crowther (2010). Morgan (2000) replace Kant dans son contexte historique et prête attention à ses « points aveugles » mais les considère davantage comme des signes de la vitalité de sa pensée que comme des erreurs.
  • [9]
    On peut interpréter ici le terme « approprié » comme ce qui se rapporte au goût au sens de Pierre Bourdieu (1979). Avoir bon goût signifie donc avoir appris une manière de percevoir et d’apprécier les objets dans laquelle on renonce en réalité à la liberté de jugement.
  • [10]
    La nature publique de l’art est indéniablement plus qu’une caractéristique de la tradition occidentale. Dans sa théorie naturaliste de l’art, Denis Dutton (2009 : 54-55) remarque que dans toutes les cultures l’art est apprécié et débattu.
  • [11]
    Elaine Scarry (1985) a aussi montré l’importance de doter les valeurs d’une existence réelle et incarnée.
  • [12]
    Outre Humboldt, d’autres participants notables à ce débat furent Johann Gottfried von Herder, Moses Mendelssohn et plus tard Hegel. Humboldt était un ami proche de Goethe et Schiller, dont il influença les points de vue sur la question de l’éducation esthétique. Voir Escoubas (2004 : 89-98). L’essai de Humboldt (1999) est une analyse du poème Hermann et Dorothée de Goethe.
  • [13]
    Sur ce point il peut être utile de se tourner vers la discussion de Mikel Dufrenne (1992 : 221-257) sur le monde de l’œuvre d’art.
  • [14]
    Humboldt (1999 : 222 [304]) se montrait même critique envers le concept de « culture », qui « n’est pas une force, mais une simple possession, rien de vivant, mais un trésor inanimé qui doit être mis à profit sous peine de tomber dans l’inutilité ». Cette insistance se rapproche de celle de Walter Benjamin à ses débuts. Voir Docherty (2003).
  • [15]
    Le cas de la poésie orale est particulièrement intéressant. Elle est articulée et dotée d’une forme spécifique, mais lorsqu’elle n’est pas récitée elle n’existe nulle part ailleurs que dans l’esprit des gens. Et pourtant il s’agit d’un langage ouvragé, avec rythme, composition, tensions et autres qualités esthétiques.
  • [16]
    À comparer avec la définition interculturelle de Paul Crowther (2004 : 37) qui définit l’art comme « une capacité formative de représentation artéfactuelle ».
  • [17]
    Voir Kester (2004) pour une discussion intéressante du contraste entre les stratégies esthétiques employées par l’avant-garde moderniste (choc) et celles utilisées par l’art axé sur la communauté (dialogue).
  • [18]
    Voir Barenboïm et Saïd (2004 : part. 3-13). Voir aussi la page web de l’orchestre : www.west-eastern-divan.org
  • [19]
    Buchenwald a été expressément construit près de Weimar : exemple de trahison des valeurs culturelles.
  • [20]
    Un point souligné par Hollo (1959 : 77-78).
  • [21]
    Voir par exemple Dutton (2009) et Dissanayake (1995).
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