Diogène 2006/2 n° 214

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Article de revue

Origines du langage : sources matérielles

Pages 59 à 70

Notes

  • [*]
    Marcel Otte : professeur à l’université de Liège. Vice-président de la Commission du Paléolithique supérieur de l’uispp. Travaille surtout sur les origines de l’Homme moderne en Eurasie, ses traditions culturelles, son activité esthétique et son fonctionnement spirituel. La relation entre pensée et religion comme mécanisme propre a l’espèce humaine est considérée sous son aspect évolutif. [Université de Liège, Préhistoire, place du xx Août 7, Bât A1, 4000 Liège, Belgique (prehist@ulg.ac.be)]
  • [1]
    Trichterbecherkultur (NdlR).
English version

Rétroaction anatomique

1Par la station dressée et la locomotion bipède, les structures osseuses des hominidés ont tendu vers le développement de l’encéphale : les attaches musculaires s’atrophient, sur le crâne comme sur la nuque. La manipulation, ainsi favorisée, déleste les mâchoires des fonctions puissantes de préhension, de découpage, de préparation alimentaire, d’attaque ou de défense. Les masses osseuses ainsi récupérées sont progressivement investies pour agrandir l’enveloppe crânienne dans un effet rétroactif, car dans le même temps le comportement se complexifie et s’enrichit (outillages, chasse, habitats, traditions).

Fig. 1

Le recul des mâchoires est un effet universel, rétroactif entre l’anatomie et le comportement : les fonctions basculent de la face aux mains. En même temps, l’encéphale se développe en récupérant la masse osseuse des attaches musculaires en une mince paroi toujours plus volumineuse

Fig. 1

Le recul des mâchoires est un effet universel, rétroactif entre l’anatomie et le comportement : les fonctions basculent de la face aux mains. En même temps, l’encéphale se développe en récupérant la masse osseuse des attaches musculaires en une mince paroi toujours plus volumineuse

(d’après Leroi-Gourhan)

2Tous ces acquis culturels doivent être symbolisés, conçus, enregistrés et transmis, voire adaptés à de nouvelles situations. Ainsi, à long terme, l’anatomie reflète-t-elle la « sélection culturelle », c’est-à-dire l’adaptation à la maîtrise du symbolique : la face se réduit et les muscles nucaux plongent verticalement. La tête tient finalement en équilibre comme la bille d’un bilboquet et le contenu de l’encéphale s’accroît, à mesure où il est rendu nécessaire dans le statut même de notre espèce : désormais, nous ne pouvons plus subsister d’une façon purement « naturelle » ; la culture est devenue une composante vitale pour l’humanité entière et son anatomie n’a fait que s’y adapter progressivement.

Fig. 2

L’importance prise par la symbolisation se manifeste indirectement par le rapport de l’encéphale aux datations (d’après Eccles). L’importance prise par le comportement au fil du temps justifie et souligne cette évolution qu’elle semble davantage enclencher que suivre

Fig. 2

L’importance prise par la symbolisation se manifeste indirectement par le rapport de l’encéphale aux datations (d’après Eccles). L’importance prise par le comportement au fil du temps justifie et souligne cette évolution qu’elle semble davantage enclencher que suivre

Aptitudes phonatoires

3Depuis les Néandertaliens au moins, les modulations du pharynx furent aussi souples que celles de l’Homme actuel. L’os hyoïde découvert à Kebara le prouve avec clarté (attache des muscles de la langue) et la longueur totale de cet espace phonatoire n’a guère augmenté depuis les Homo erectus. Les moulages endocrâniens dont nous disposons illustrent aussi les développements des lobes cérébraux mis en action lors de l’expression langagière. Il paraît donc vraisemblable que cet accroissement des lobes cérébraux fut à la fois rendu possible par la bipédie (rétroaction anatomique) et requis pour la maîtrise des concepts agencés de manière toujours plus complexes, dont les comportements témoignent durant les mêmes périodes : ce qui est dit doit d’abord être conçu et l’élaboration de cette conscience laisse d’évidentes traces matérielles. Il s’agit ici, à nouveau, d’interactivité entre les capacités neuronales et le contrôle des activités culturelles, dont le langage constitue la principale illustration.

Fig. 3

Les endocrânes reflètent ces aptitudes plus sûrement encore : à mesure où la tête s’équilibre sur la colonne, le voile osseux s’étend et s’amincit et permet l’expansion cervicale devenue vitale

Fig. 3

Les endocrânes reflètent ces aptitudes plus sûrement encore : à mesure où la tête s’équilibre sur la colonne, le voile osseux s’étend et s’amincit et permet l’expansion cervicale devenue vitale

(d’après Arsuaga et Martínez)
Fig. 4

Les éléments fondamentaux des capacités phonatoires sont en place dès nos origines paléontologiques ; encore fallait-il avoir quelque chose à dire. Les témoins archéologiques ne laissent aucun doute sur l’importance cruciale prise par le transfert d’informations aux agencements toujours plus complexes

Fig. 4

Les éléments fondamentaux des capacités phonatoires sont en place dès nos origines paléontologiques ; encore fallait-il avoir quelque chose à dire. Les témoins archéologiques ne laissent aucun doute sur l’importance cruciale prise par le transfert d’informations aux agencements toujours plus complexes

(d’après Lieberman)

Gratification et stimulation

4Les expériences sur le nouveau-né montrent qu’il existe une stimulation du cerveau durant la prime enfance (ontogenèse), analogue à celle considérée pour toute l’évolution (phylogenèse). Les entités sonores sont captées au fil de leur utilisation et à mesure où elles sont gratifiées ; ainsi, se constitue le « lexique ». La fluidité grammaticale s’acquiert de cette façon, sur un mode « épigénétique » qui sélectionne, parmi toutes les aptitudes éventuellement disponibles, celles qui acquièrent une réalité opportune (la syntaxe). Les règles sont alors induites au fil des relations rencontrées les plus régulièrement. Il n’y a donc, jusque-là, aucune « logique » à y percevoir.

5Mais ce qui s’observe dans la jeunesse d’un individu prend un tout autre sens sur le plan évolutif, car les stimulations et les gratifications, une fois socialisées, se combinent à l’infini avec les productions issues de ces modes de communication.

Fig. 5

Considérée globalement, cette rétroaction du biologique au culturel prend un sens social : elle se reflète dans les styles, les modes, les traditions. L’accroissement des facultés d’abstraction devient ainsi un processus indispensable et sans fin voire sans contrôle

Fig. 5

Considérée globalement, cette rétroaction du biologique au culturel prend un sens social : elle se reflète dans les styles, les modes, les traditions. L’accroissement des facultés d’abstraction devient ainsi un processus indispensable et sans fin voire sans contrôle

6Les groupes sociaux constituent alors des systèmes où tout l’ordre symbolique bascule : du simple échange d’informations à la condition même de survie et d’identification. Curieusement, à l’échelle planétaire, ces évolutions furent partout enclenchées selon des voies parallèles : partout l’outil, la sépulture, l’art, l’agriculture et l’écriture surgissent, sur un fond d’ordre conceptuel et sur des humanités totalement dissociées. Devant de telles similitudes fonctionnelles, il n’est pas plus besoin d’expliquer l’émergence spontanée d’un outil quelconque (la hache, par exemple) que l’apparition de règles grammaticales, dans les aires les plus éloignées de l’habitat humain. Les lois de convergences s’imposent dès que l’esprit est en action, autant dans les milieux techniques, les aptitudes cognitives et les sphères langagières qui en sont les reflets.

La grille technique

7Les différentes aptitudes à la pensée, donc à la parole, sont les plus universellement témoignées par enchaînements de gestes techniques dont les témoins de pierre nous sont parvenus en grand nombre. Comme ils sont systématiques, ces agencements successifs peuvent être reconnus dans leur régularité autant que dans leurs variations. La roche répond à chaque fois à des séquences gestuelles clairement définies : autour d’un thème général dominant, des variations de type grammatical s’installent, alors que l’ensemble de ces systèmes langagiers se perfectionne aussi globalement.

8La technologie permet donc de toucher les performances spirituelles et la tolérance accordée aux variations autour du principe d’une idée comme les différences de styles apparaîtraient dans une même langue. Néanmoins, l’articulation générale du langage tend vers les mêmes opérations et l’on voit apparaître, partout indépendamment, les débitages Levallois, laminaires puis lamellaires, qui reflètent sans doute la même tendance à l’allègement, à la souplesse et à la complexité. Il a donc fallu, parallèlement, que des « discours » (dits ou pensés) aient suivi cette expansion technique et aient présenté les points d’inflexions, attestés matériellement et qui ont nécessairement requis leurs équivalents conceptuels et langagiers. Le décodage des gestes techniques équivaut donc à la transcription de paroles et de pensées, nécessaires et suffisantes pour leur réalisation. Comme, essentiellement, ce furent les roches qui nous sont parvenues, toutes les composantes organiques (manches, hampes, étuis, gaines) devaient élargir bien davantage encore la gamme des combinaisons mécaniques : la technique, telle qu’elle fut conservée, n’est plus que le squelette de la technicité et de la pensée : les organes et la chair sont à chercher ailleurs.

Fig. 6

Dans le domaine technique, les « variations » tolérées autour d’un thème global reflètent clairement la flexibilité de la pensée et de la parole. À la fois des traditions s’imposent régionalement et des universaux traversent toute l’humanité : comme pour le langage, il s’agit là de distinguer la part traditionnelle de celle due aux seules aptitudes, également répartie sur la terre

Fig. 6

Dans le domaine technique, les « variations » tolérées autour d’un thème global reflètent clairement la flexibilité de la pensée et de la parole. À la fois des traditions s’imposent régionalement et des universaux traversent toute l’humanité : comme pour le langage, il s’agit là de distinguer la part traditionnelle de celle due aux seules aptitudes, également répartie sur la terre

(d’après Ploux)

Le langage et les signes

9Un effet indirect de la symbolisation apparaît par la concentration de sens donné dans les agencements graphiques non-verbaux. Par exemple, la disposition toute éphémère des cauris, installés sur le sol selon un ordre et une position particulière : les concepts passent dans les signes sans l’intermédiaire de la parole. Des signes dits « abstraits » dérivent aussi de schématisations à partir de figures réalistes hautement chargées de sens. Du serpent aux traits curvilignes, de l’eau aux traits ondulés, du soleil aux cercles radiaires, par exemple. De tels messages peuvent alors contenir des informations densifiées, destinées aux communications lointaines : les exemples abondent en ethnographie (message-sticks) et évoquent des bâtons incisés du Paléolithique supérieur.

Fig. 7

Les signes sont bâtis sous une forme conventionnelle : ils peuvent contenir un message aussi éphémère qu’hermétique. Le jeu entre les deux faces des cauris (mâle et femelle) permet d’exprimer des messages codés

Fig. 7

Les signes sont bâtis sous une forme conventionnelle : ils peuvent contenir un message aussi éphémère qu’hermétique. Le jeu entre les deux faces des cauris (mâle et femelle) permet d’exprimer des messages codés

(d’après Lefèvre et Cheick)

10Le langage ici ne fait aucun doute puisqu’il agit, actif aux deux extrémités de la chaîne, dont le bâtonnet sert d’intermédiaire. Ces messages graphiques, structurés existent dès le Paléolithique mais tendent à se schématiser au cours de la Protohistoire : les images sont alors à la limite du reconnaissable et toute leur valeur est portée dans le sens des agencements, donc du jeu symbolique orchestré entre les images et les significations de leur contexte propre. Dénommées « mytho-grammes » par André Leroi-Gourhan, ces constructions graphiques requièrent un récit en amont dont les signes développent le sens. La permanence des roches donne une pérennité à un récit mythique, par ailleurs fluide et éphémère dans le langage parlé. Néanmoins, de telles élaborations témoignent d’abstractions fréquentes et subtiles, au moins équivalentes dans le langage abstrait que dans les « discours » plastiques.

Fig. 8

Les message-sticks d’Australie, en bois, montrent bien la densité des discours dont ils constituent l’intermédiaire matériel. En amont et en aval se situent deux mondes d’expressions abstraites qui se limitent à l’expression verbale

Fig. 8

Les message-sticks d’Australie, en bois, montrent bien la densité des discours dont ils constituent l’intermédiaire matériel. En amont et en aval se situent deux mondes d’expressions abstraites qui se limitent à l’expression verbale

(British Museum)

Langage et religion

11Dans les espaces somptueux des cavernes, les récits mythiques furent déployés le plus amplement dans une intime complicité entre les thèmes figurés et l’architecture naturelle des parois et des voûtes. L’organisation harmonieuse des décors, dans les thèmes autant que sur les parois, illustre des récits complexes où l’homme se situe dans la nature mythique : de tels récits présentent à la fois une cohérence logique et une diversité régionale, s’accordant bien aux degrés de variation présentés autour d’un thème commun, dans les mythologies amérindiennes. Comme leurs images, ces récits illustrent ainsi la souplesse d’une pensée collective qui s’adapte aux situations spécifiques où ces récits furent revitalisés.

Fig. 9

Des signes abstraits peuvent dériver de schémas élaborés à partir de figures conventionnelles, désincarnées au gré des divers matériaux. Si leur sens originel demeure (c), il n’est pas nécessaire que les utilisateurs aient conscience de cette métamorphose, pas plus que nous réalisons l’origine figurative de notre propre alphabet lorsque nous l’employons

Fig. 9

Des signes abstraits peuvent dériver de schémas élaborés à partir de figures conventionnelles, désincarnées au gré des divers matériaux. Si leur sens originel demeure (c), il n’est pas nécessaire que les utilisateurs aient conscience de cette métamorphose, pas plus que nous réalisons l’origine figurative de notre propre alphabet lorsque nous l’employons

Fig. 10

Aux âges des Métaux, la délimitation des signes organisés dans le cadre du support reflètent la densité prise par les discours symboliques. On peut encore y reconnaître les figures, mais elles ne sont plus montrées qu’à l’état réduit d’évocations schématiques : leur sens doit émerger de leur association

Fig. 10

Aux âges des Métaux, la délimitation des signes organisés dans le cadre du support reflètent la densité prise par les discours symboliques. On peut encore y reconnaître les figures, mais elles ne sont plus montrées qu’à l’état réduit d’évocations schématiques : leur sens doit émerger de leur association

(d’après Anati)
Fig. 11

L’architecture des grottes profondes fut mise à contribution dans les messages mythiques déployés par les peuples chasseurs. Les animaux y sont traités de façon naturaliste (leur identification ne fait aucun doute) mais leurs agencements sont le produit de récits exemplaires, restés abstraits

Fig. 11

L’architecture des grottes profondes fut mise à contribution dans les messages mythiques déployés par les peuples chasseurs. Les animaux y sont traités de façon naturaliste (leur identification ne fait aucun doute) mais leurs agencements sont le produit de récits exemplaires, restés abstraits

(Las Monedas, d’après Leroi-Gourhan)

12Une structuration quasiment inverse se retrouve en Protohistoire, lorsque l’édification du temple (templum : découpé) vient concentrer les activités religieuses, ainsi extraites du monde de la cité, devenue « païenne ». Les récits sont alors reflétés dans les agencements d’éléments mobiles, telles les statuettes, banquettes, cuves ou tels les foyers. La pensée protohistorique est celle de la possession territoriale, d’un rapport au sol manifesté par des symboles agraires et fertiles : le langage religieux s’accorde alors à la pensée productrice (ou l’inverse).

Fig. 12

À l’inverse, au Néolithique, l’espace sacré est bâti, délimité au sol (templum : découpé) et les messages religieux y furent transmis par les dispositions des figurines et des accessoires (banquette, four, vasque). Ainsi, des systèmes de valeurs peuvent-ils être identifiés : chacun s’y conforme afin d’être reconnu, à l’instar d’une langue et de ses idiomes régionaux

Fig. 12

À l’inverse, au Néolithique, l’espace sacré est bâti, délimité au sol (templum : découpé) et les messages religieux y furent transmis par les dispositions des figurines et des accessoires (banquette, four, vasque). Ainsi, des systèmes de valeurs peuvent-ils être identifiés : chacun s’y conforme afin d’être reconnu, à l’instar d’une langue et de ses idiomes régionaux

(Sabatinivka, Moldavie, d’après Gimbutas)

Langues et peuples en Europe

13À mesure où l’on remonte le temps, il est facile de relier les peuples de langues européennes à des comportements tels que les techniques, les pratiques religieuses et les goûts artistiques. Par exemple, Romains ou Celtes sont clairement identifiables par toutes les traces archéologiques. De même que les Ibères ou les Étrusques appartiennent à un « autre monde », décelé autant par leurs langues (non européennes) que par leur styles et les pratiques funéraires, au moins. En suivant ce fil, on peut « tester » la méthode archéologique en distinguant les peuples hongrois, d’origine externe récente (Haut Moyen Âge), des peuples slaves ou germaniques qui les entourent : l’archéologie ne laisse aucun doute sur les particularités fondamentales de la pensée hongroise ; de même, pour les Avares, les Turcs, les Mongols, tous immédiatement identifiables par leurs comportements plus encore que par leurs langues. Ainsi, des « taches » existent sur un fond culturel proprement européen, Anatolie incluse. Pavel Dolukhanov (1993) a bien montré que les peuples ouralo-altaïques (Estoniens, Finnois, Lapons) furent pratiquement d’origine locale et que l’on peut suivre leur remontée vers le nord dès le Tardiglaciaire, à partir du Mésolithique. Mais qu’en est-il du reste du continent, essentiellement constitué des peuples « indo-européens » et de leurs origines ?

14Via l’archéologie, « préhistorique » cette fois, on peut poursuivre indéfiniment cette remontée dans le temps, afin de saisir l’éventuelle cassure évolutive où les peuples et les cultures européennes seraient apparus. Cette « cassure » n’existe nulle part dans les périodes protohistoriques (âges des Métaux), là où les linguistes situaient un mouvement de peuples issus des steppes orientales qui auraient apporté à la fois les langues, la sidérurgie, le patriarcat et la « mythologie indo-européenne ». Aucune de ces composantes n’est attestée par la moindre source archéologique, comme un fait d’origine extérieure. Aucune trace d’un quelconque mouvement, de la Crimée à l’Irlande, où pourtant subsistent les plus anciennes langues d’Europe. Colin Renfrew (1987) a ensuite voulu voir l’apparition des Indo-Européens dans la diffusion du Néolithique. Cependant, si l’archéologie révèle d’évidentes similitudes entre Anatolie et Balkans au Néolithique, tout le reste du continent semble bien procéder par acculturations des Mésolithiques à la nouvelle économie, tant le Néolithique continental (Rubané) se distingue des marges égéennes. De plus, l’Anatolie elle-même (comme le Zagros aujourd’hui) appartenait complètement à l’aire linguistique européenne (Grecs, Hittites) jusqu’à la chute de Constantinople, autant dire hier ! Enfin, la répartition géographique actuelle des langues européennes s’étend bien au-delà de l’Anatolie, vers l’est (jusqu’au Pendjab), là où le Néolithique n’a rien à voir avec les côtes de la mer Noire.

15Il faut donc admettre que les diverses innovations (agriculture, métallurgie, panthéons) se sont constituées à travers des populations largement restées sur place et qu’elles se retrouvent, par convergence, dans de tout autres milieux culturels, de la Chine aux Bantous ! Elles ne marquent en rien des facteurs ethniques, dès qu’elles sont considérées à un tel niveau de généralisation.

16Si on revient aux milieux européens et associés (Anatolie, Caucase, Zagros), le Néolithique local se rattache au Mésolithique immédiatement antérieur : du Montbanien au Rubané ; toutes les cultures néolithiques du nord de l’Europe se rattachent à leur Mésolithique local (trbk[1] et Ertebøllien). Et ce Mésolithique ne présente pas de discontinuité avec le Paléolithique final local. De telle sorte que la seule cassure vraiment nette, pour les cultures comme pour les peuples, correspond à l’apparition de l’Homme moderne et à l’Aurignacien, qui brisent à tous points de vue les traditions locales. Or, sur le plan culturel au moins, cette population nouvelle se trouve axée, précisément, sur le futur domaine linguistique indo-européen : de l’Afghanistan (Kara-Kamar) aux Balkans (Bacho-Kiro), en passant par l’Anatolie (Karain b) et l’Iran (Warwasi, Yafteh). Les quelque quarante mille ans qui nous séparent de ce processus justifient la variété des langues européennes, du Gaélique à l’Arménien. Toutefois, partout dans ces régions immenses, la culture aurignacienne est commune, et semble d’ailleurs bien plus ancienne dans les aires orientales (Zagros) qu’en Europe où elle se présente toujours en intrusion, quel que soit le fond culturel local, du Portugal à la Crimée.

17Récemment, nos recherches en Iran ont montré la probabilité d’une émergence locale de cet Aurignacien, à partir d’un contexte moustérien (Warwasi). Aucun reste osseux humain n’y est toutefois encore connu. Une transition analogue est vraisemblable en Anatolie, quoique moins nettement documentée.

Conclusion

18À travers les filigranes des millénaires, la prise de conscience des unités ethniques s’est faite autour de valeurs communes qui correspondront, aux temps historiques, aux variétés des langues européennes. Nous pouvons discerner leur constitution à travers les témoins archéologiques : peuples germaniques, germains, slaves sont clairement distingués, à côté d’autres qui sont, soit disparus (Vénètes), soit acculturés (Bulgares), soit encore d’origine externe (Hongrois, Étrusques, Basques). Cette toile de fond européenne ne connaît aucune déchirure chronologique jusqu’aux premiers Aurignaciens, dont le rythme démographique était nettement supérieur aux Moustériens locaux (ainsi se sont-ils « imposés », ainsi ont-ils migré hors de leur centre originel). Cette histoire des langues et des peuples européens possède à la fois une constante unité repérée par les linguistes et les sociologues (Benveniste 1969), mais elle participe aussi aux divers processus innovateurs propres à l’espèce humaine et que l’on retrouve partout sur la terre, de la mythologie à la céramique. Il faut donc s’abstenir de confondre ces deux niveaux d’approche : du particulier à l’universel. Comme l’amorce des sciences humaines, en général, fut plutôt une affaire européenne, on a trop souvent eu tendance à confondre l’histoire des peuples de langue européenne avec celle de l’humanité entière. Un peu de recul (dans le temps !) prouve que le destin des Européens fut lié à la transition (ici, brutale) au Paléolithique supérieur. Partout ailleurs, d’autres processus ont eu lieu : de l’Afrique du Sud à la Polynésie, et ils ont correspondu à d’autres systèmes de valeurs, reflétés autant dans les langues que dans les mythes. Cette diversité n’exclut pas des régularités logiques, dues à la cohérence de l’esprit humain lentement constitué dans les phases paléontologiques de son émergence, durant des millions d’années.


Date de mise en ligne : 01/12/2007

https://doi.org/10.3917/dio.214.0059

Notes

  • [*]
    Marcel Otte : professeur à l’université de Liège. Vice-président de la Commission du Paléolithique supérieur de l’uispp. Travaille surtout sur les origines de l’Homme moderne en Eurasie, ses traditions culturelles, son activité esthétique et son fonctionnement spirituel. La relation entre pensée et religion comme mécanisme propre a l’espèce humaine est considérée sous son aspect évolutif. [Université de Liège, Préhistoire, place du xx Août 7, Bât A1, 4000 Liège, Belgique (prehist@ulg.ac.be)]
  • [1]
    Trichterbecherkultur (NdlR).

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