Diogène 2005/1 n° 209

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Article de revue

Utopie-poésie résister au fracas

Pages 134 à 138

Notes

  • [*]
    Rafaël Argullol, écrivain et philosophe catalan, et auteur de nombreux essais, dont Le quattrocento ; L’attraction de l’abîme ; Le héros et l’unique ; La fatigue de l’Occident et La fin du monde comme œuvre d’art. Il est également dramaturge, romancier et lauréat du Prix Nadal pour son œuvre poétique La raison du mal. Il est en charge de la chaire d’esthétique et de théorie des arts à l’Université Pompeu Fabra de Barcelone, où il dirige l’Institut universitaire de culture (IUC). Ses recherches portent sur la philosophie de la culture, les mythes culturels et littéraires, et la tragédie grecque.
  • [1]
    F. Hölderlin, Œuvres, Paris, Gallimard 1967, p. 823
  • [2]
    R. M. Rilke, Élégies de Duino, Paris, Flammarion, 1992. p. 42.
  • [3]
    P. Celan, La Rose de personne, Paris, éditions José Corti 2002. p. 39.
  • [4]
    G. Leopardi, Les chants, Paris, L’Âge d’Homme 1982, p. 67.
  • [5]
    J. W. Goethe, Épigrammes, Paris, 1889, p. 50.
English version

1Sept arguments en faveur de la poésie face au bruit. On pourrait dire aussi : Sept arguments en faveur de l’utopie face aux lieux communs. Dans les deux cas, les arguments sont aussi des scénarios et des attitudes. Le silence, l’origine, l’intempestif, l’épuration, la lenteur, le jeu, la jovialité : entre eux se noue une dépendance mutuelle, leur rôle consistant aujourd’hui tant à élaborer les contours du fait poétique qu’à repérer les pistes d’une certaine rébellion ou résistance.

2D’abord le silence, parce que la poésie est essentiellement liée au silence, y compris dans un sens anatomique. La poésie est un ruissellement verbal ayant pour point de départ le silence. Elle circonscrit la frontière du silence. Il est important de le dire à l’heure où nous évoluons dans un vacarme vertigineux.

3Si l’on pouvait établir une topographie des écritures, l’écriture de l’information, celle des médias se trouverait à l’une des extrémités de la courbe, et la poésie, à mon sens, à son opposé. L’écriture informative se lie au bruit quotidien par une nécessité interne. La poésie à son tour s’écarte de ce bruit, inclinée qu’elle est à l’introspection, à l’investigation, éloignée de l’une des déesses de notre monde, l’information.

4Ce lien essentiel de la poésie avec le silence rend obsolètes les classifications habituelles sur l’avant-gardisme ou le traditionalisme d’un poème. Évidemment, la poésie est présidée par le rythme et par le jeu, mais ce qui la détermine de façon décisive est son dialogue avec le silence. Peut-être que cette affirmation est choquante pour notre époque, mais elle n’implique aucune nouveauté. La communion intime de la poésie avec le silence remonte aux mythes fondateurs eux-mêmes. Dans celui d’Orphée, par exemple, qui intègre toutes les étapes du fait poétique. Le silence était un des attributs d’Orphée. En tant que poète et musicien primitif il était celui qui enchantait la forêt et apaisait le rugissement des bêtes sauvages. Bien que soumis par moments aux processus trépidants, il était directement attaché à la magie du silence. Voyageur des enfers, héros supplicié par les Ménades et ressuscité, Orphée est chant et silence.

5Dans ces conditions, la poésie, parole frontalière, chemine sur le fil du rasoir : d’un côté l’absolu, de l’autre, rien. Décomposition et recomposition, mort et résurrection. Le son de la poésie est le son entouré du silence. Il en a toujours été ainsi, mais il le demeure d’une manière d’autant plus fracassante que la civilisation qui l’entoure est servilement attachée à une rhétorique superficielle. Face au bruit de la surface, la poésie nous permet une immersion que personne n’a mieux exprimée que Friedrich Hölderlin dans les vers de la fin de l’Archipel : « Permets à mon âme d’aller, au fond de ton abîme, se souvenir de ta Tranquillité [1]. »

6Le silence, la tranquillité des profondeurs a tout à voir avec la sonorité originelle. La poésie est un retour à l’origine, mais dans une perspective paradoxale d’évocation et de nostalgie : l’origine est devant nous. Il s’agit, donc, d’un retour à la patrie du futur, ce qui implique une certaine circularité. Osip Mandelstam a donné la meilleure définition du poète que je connaisse : le poète est le maître de l’écho.

7Le poète lutte avec les formes du langage pour saisir la sonorité originelle mais il doit se contenter de la résonance, de l’écho. On peut en déduire quelque chose à partir de l’affirmation des scientifiques, selon laquelle le son du Big Bang continue à se répandre à travers l’Univers. Par la résonance on a l’intuition de la sonorité originelle ou l’illusion de pouvoir la saisir.

8La poésie doit aussi s’affronter à un son vagabond. C’est pourquoi elle ne peut pas être l’œuvre absolue d’un auteur, mais un flux, un courant qui, en traversant le temps et l’espace retrouve ses interlocuteurs dans différentes traditions, cultures et langues. L’histoire de la poésie est un chœur circulaire avec plusieurs masques. L’écho voyage toujours. Il n’a besoin que d’un interprète qui sache écouter.

9À chaque fois que l’écoute se produit, naît également l’expression. C’est pourquoi l’écho renvoie, bien que transitoirement, à l’origine et à la présomption d’une deuxième naissance. Peut-être à celle qu’évoquait Rainer Maria Rilke : « [Il] aimait ce qu’il portait à l’intérieur de lui-même, ce chaos sauvage, cette forêt ancestrale qui était en lui […] puis il l’abandonna, suivit ses propres racines, les quitta pour entrer dans l’origine puissante où sa petite naissance était déjà révolue [2] ». Cette circularité de la poésie explique pourquoi les poèmes nous informent sur des sujets peu nombreux. Si l’on rassemblait dans un ordinateur toute l’histoire de la poésie, on constaterait une pénurie de thèmes poétiques. Profondément intempestive, la poésie se place à l’autre extrême de la « rageuse actualité » qui est tellement vantée à notre époque.

10La poésie est plus verticale qu’horizontale. Sa vérité est un retour continu à son doute. C’est pourquoi le savoir qu’elle nous dispense est si distinct de celui que nous octroie la science. La logique de la science est cumulative et linéaire : chaque progrès déborde et dépasse l’étape antérieure. Ce n’est pas le cas de la poésie. La vérité de Hölderlin ou de Rilke ne dépasse ni ne déborde l’antique vérité de Sophocle ou de Shakespeare. On peut l’affirmer catégoriquement : une poésie ancienne n’est jamais plus ancienne qu’une poésie moderne ; une poésie moderne n’est jamais plus moderne qu’une poésie ancienne.

11La poésie est portée par un flux continu auquel la structure du temps de la culture moderne, avec son historicisme et sa vision linéaire, ne saurait s’ajuster. Ses thèmes sont peu nombreux : l’amour, la fugacité, la mort, la nostalgie, la joie… sont autant de leitmotivs qui tournent comme une noria autour de l’axe central de la condition humaine. Dans cette circularité, les interlocuteurs poursuivent à travers le temps leurs dialogues dans d’innombrables langues et cultures.

12Ce retour continu, et surtout l’ambition verticale de la poésie, prescrivent au fait poétique une exigence d’épuration formelle. Le point de tension de la poésie me rappelle notamment l’un des plus admirables mythes platoniques sortis de la bouche de Socrate dans Le Banquet. Pour Socrate, Éros, au contraire de ce qu’affirmaient précédemment ses collègues, n’est pas le dieu des croyances antiques. Éros est une force intermédiaire, un médiateur entre le ciel et la terre, une tension en difficile équilibre entre abondance et carence, entre Poros et Penia.

13Dans la même veine, la poésie traite des aspects les plus somptueux de la condition humaine, mais avec des moyens austères : la plus grande richesse expressive exige le plus grand dépouillement, l’épuration de la forme. L’homme est, avant tout, un « nommeur » et un créateur. La plus éminente des passions humaines est celle de créer les formes et de les nommer. La poésie est la distillation de cette passion.

14La tension nécessaire entre abondance et carence ramène inlassablement la poésie aux territoires frontaliers : l’effort d’exprimer l’inexprimable révèle sa condition évocatrice. La poésie se veut une évocation de l’expérience amoureuse ou mystique ou encore de celle de la mort. Mais dans cette évocation, elle frôle toujours l’inexprimable, comme si sa vocation secrète était celle du funambule qui traverse le vide plein d’espoir. Paul Celan a su synthétiser cette tension extrême dans cinq vers à peine : « un rien nous étions, nous sommes, nous resterons, en fleur : la rose de rien, de personne [3] ».

15La lenteur, le répit. L’épuration formelle de la poésie est une expérience de l’espace qui correspond à une expérience temporelle différente. La poésie transforme radicalement l’envers du temps. Le vertige se canalise en lenteur, en répit. Si Mandelstam voit le poète comme « maître de l’écho », Baudelaire le voit comme « maître de la mémoire ». On s’approche de la perception des grecs, qui invoquaient la Muse.

16Mais le poète n’est le maître de la mémoire que si la mémoire est la maîtresse du poète. Il s’agit d’un combat et d’une grâce. Le poète se bat dans le labyrinthe de la mémoire à la recherche du centre et de la sortie. Ses pistes sont celles du langage. Il écoute les mots et avance avec eux. Mais il lui faut la grâce de la mémoire pour survivre. La mémoire est sélective, aristocratique, arbitraire. Elle ne s’ouvre qu’à quelques-uns de ceux qui la poursuivent, mais à eux elle accorde la grâce dont la poésie ne peut pas se passer. Pour atteindre cette grâce, l’homme doit écouter d’une façon différente le monde. Le vertige, le bruit sont assourdissants. Seule l’oreille attentive sait écouter dans le fracas ; seul celui qui s’arrête à l’écoute des hommes et discerne les formes. Cette expérience de répit concerne autant le poète que le lecteur.

17Giacomo Leopardi, dans son poème L’infini, décrivit admirablement l’essence de cette expérience, notamment dans les vers centraux, où la voix poétique, confrontée à l’infini nocturne, est accablée par l’incertitude et le trouble. C’est à ce moment de danger qu’apparaît le trait rédempteur qui maîtrise la mémoire.

18Grâce au sifflement du vent que la voix poétique entend entre les branches, la transfiguration de la beauté anéantissante de l’infini peut se réaliser. En comparant les deux bruits, celui de l’infini et celui du vent, le moi poétique voyage à travers le passé et le présent, par la matière morte et par la vivante, parvenant à tout transformer en organisme palpitant. Le fracas devient joyeux : « Dans l’immensité / sombre ma pensée / et le naufrage m’est doux sur cette mer [4] ».

19Cette proposition léopardienne nous conduit directement au jeu en tant qu’arrière-pensée de la poésie. La poésie est tout cela parce qu’elle est aussi un jeu. Un jeu très sérieux, mais un jeu. Un jeu de l’imagination avec une beauté mise en relief par Leopardi, pour qui le jeu imaginatif transfigurait ce qui dépassait la compréhension.

20Aristote l’avait anticipé dans la Poétique lorsqu’il déclarait la poésie supérieure à l’histoire, car celle-ci enregistre ce qui est arrivé, et l’autre comprend ce qui a pu, peut ou pourrait arriver. La poésie est le jeu des possibilités. De n’importe quelle possibilité. Et en tant que jeu, la poésie reflète ce que renferment la profondeur et le silence et le hisse à la légèreté du vol. Ainsi le poétique fait irruption dans nos vies comme une jouissance de la sensibilité et un plaisir des sens. L’idée ne survit que dans la sensation et la profondeur n’est manifeste que dans la houle de la surface.

21Il y a un poème qui reflète ce jeu avec une mystérieuse complexité. Il s’agit du Cimetière marin de Paul Valéry, où l’homme, spectateur de sa mer natale, se trouve sous l’emprise du sortilège du Midi absolu. Tombant droit sur la mer, le soleil teint le monde d’une blancheur absolue. L’existence est ensorcelée, immobile. Et l’homme habite cette immobilité avec une fascination destructrice. Il ne peut survivre à cette fascination.

22Pour y échapper et vivre, il a besoin d’ombres, de nuances. La contemplation absolue annule. L’action lui devient indispensable pour séjourner dans une contemplation féconde. C’est pourquoi Valéry introduit la figure symbolique du nageur, l’homme qui brise le sortilège en agissant, en traversant l’horizon des sensations. En se glissant dans l’eau, en nageant, le nageur libère le contemplateur envoûté par le soleil du Midi. La lumière verticale de celui-ci est éblouissante : belle mais inhabitable. La déclinaison des heures rehausse les couleurs et les nuances. Elle rehausse la vie. Il nous faut le corps, il nous faut les sens pour pouvoir percevoir l’esprit. Il nous faut les vicissitudes du corps pour que l’âme grandisse.

23Voici le jeu favori de la poésie : pousser l’homme à habiter le monde autrement. Orphée mort et mutilé, mais recomposé, vécut une vita nuova. La poésie nous oblige à regarder au-delà de la frontière et à revenir changé – autre. Voilà le sens de toutes les vita nuova, de Dante à nos jours. Pour cette capacité de rajeunissement moral et de résurrection spirituelle, je revendique l’attribut de la jovialité. Dans le poétique réside le jovial. Une disposition différente.

24Dans un épigramme, Goethe a écrit : « Si l’œil n’était pas solaire, / Comment apercevrions-nous la lumière ? / Si ne vivait pas en nous la force propre de Dieu / Comment le divin pourrait-il nous ravir ? ». Ce que nous voyons, nous pouvons le célébrer parce qu’il se trouve aussi dans notre for intérieur. Nous pouvons célébrer ce qui est en nous parce que nous le reconnaissons dans les formes du monde. La poésie est la médiatrice de ce processus. Elle nous permet d’apercevoir l’utopie, nous permet la jovialité d’aspirer à une vita nuova sans que nous soyons asservis à un ajournement continu.

25Dans une autre épigramme Goethe écrit : « Dis-moi, comment vis-tu ? Je vis ! Et si des centaines et des centaines d’années étaient accordées à l’homme, je désirerais pour moi que demain fût comme aujourd’hui [5]».

26Traduit de l’espagnol par Tania Hernández.


Date de mise en ligne : 01/12/2007

https://doi.org/10.3917/dio.209.0134

Notes

  • [*]
    Rafaël Argullol, écrivain et philosophe catalan, et auteur de nombreux essais, dont Le quattrocento ; L’attraction de l’abîme ; Le héros et l’unique ; La fatigue de l’Occident et La fin du monde comme œuvre d’art. Il est également dramaturge, romancier et lauréat du Prix Nadal pour son œuvre poétique La raison du mal. Il est en charge de la chaire d’esthétique et de théorie des arts à l’Université Pompeu Fabra de Barcelone, où il dirige l’Institut universitaire de culture (IUC). Ses recherches portent sur la philosophie de la culture, les mythes culturels et littéraires, et la tragédie grecque.
  • [1]
    F. Hölderlin, Œuvres, Paris, Gallimard 1967, p. 823
  • [2]
    R. M. Rilke, Élégies de Duino, Paris, Flammarion, 1992. p. 42.
  • [3]
    P. Celan, La Rose de personne, Paris, éditions José Corti 2002. p. 39.
  • [4]
    G. Leopardi, Les chants, Paris, L’Âge d’Homme 1982, p. 67.
  • [5]
    J. W. Goethe, Épigrammes, Paris, 1889, p. 50.

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