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Article de revue

Pratiques maternelles : allaitement et sevrage dans les sociétés préhistoriques

Pages 17 à 28

Notes

  • [1]
    Crown 2000a, p. 17.
  • [2]
    Bolen 1992 ; Beausang 2000 ; O’Donnell 2004 ; Pomadere 2009 ; Sánchez Romero 2007 ; Sánchez Romero, Cid López 2018 ; Wilkie 2003.
  • [3]
    Bolen 1992, p. 49.
  • [4]
    Sánchez Romero 2006.
  • [5]
    Di Quinzio 1999, p. XVI.
  • [6]
    García Guixé 2005.
  • [7]
    Sánchez Romero 2008a.
  • [8]
    Picazo 1997 ; Montón Subías, Sánchez Romero 2008.
  • [9]
    Sánchez Romero 2014.
  • [10]
    Hernando Gonzalo 2005.
  • [11]
    Sánchez Romero 2008b ; Sánchez Romero 2008c.
  • [12]
    Alarcón García 2010a ; Montón Subías 2010.
  • [13]
    Montón Subías 2005 ; Alarcón García 2010a ; Sánchez Romero 2011 ; Alarcón García, Sánchez Romero 2015.
  • [14]
    Colomer i Solsona 2005.
  • [15]
    Sánchez Romero, Moreno Onorato 2005 ; Alarcón García, Sánchez Romero 2011.
  • [16]
    Sánchez Romero 2005.
  • [17]
    Sanahuja Yll 2007 ; Aranda Jiménez, Montón Subías, Jiménez Brobeil 2009.
  • [18]
    Sánchez Romero 2014 ; Alarcón García, Sánchez Romero 2015.
  • [19]
    Sánchez Romero 2017.
  • [20]
    Nájera Colino et alii 2010.
  • [21]
    Nájera Colino et alii 2010.
  • [22]
    Richards, Mays, Fuller 2002.
  • [23]
    Martin 2000.
  • [24]
    Williams, White, Longstaffe 2005.
  • [25]
    Ortner 2003.
  • [26]
    Skibo, Blinman 1999, p. 173.
  • [27]
    Crown 2000b, p. 253 ; Crown, Wills 1995.
  • [28]
    Wileman 2005, p. 23.
  • [29]
    Taylor 1996, p. 171.
  • [30]
    Claassen 2002 ; Sánchez Romero 2007.
  • [31]
    Nájera Colino 1984 ; Aranda Jiménez, Haro Navarro, Molina González, Nájera Colino, Sánchez Romero 2008.
  • [32]
    Nájera Colino et alii 2010.
  • [33]
    Nájera Colino et alii 2010.
  • [34]
    Nájera Colino et alii 2010.
  • [35]
    Fulminante 2015.
  • [36]
    Aranda Jiménez, Molina González 2006 ; Aranda Jiménez, Molina González, Fernández Martín, Sánchez Romero, Al Oumaoui, Jiménez Brobeil, Roca 2008 ; Aranda Jiménez, Montón Subías, Sánchez Romero 2015.
  • [37]
    Sánchez Romero 2004.
  • [38]
    Contreras Cortés 2000.
  • [39]
    Alarcón García 2010a.
  • [40]
    Alarcón García 2010a.

Introduction

1Le faible intérêt porté aux stratégies d’alimentation des enfants utilisées dans les sociétés du passé s’explique principalement par l’influence de deux facteurs. D’une part, l’allaitement et le sevrage sont des processus considérés comme naturels, immuables, universels et auxquels on attribue un caractère profondément essentialiste lié aux femmes. On s’est ainsi rarement penché sur le volume de travail qu’il représente, sur les diverses technologies impliquées dans le processus de substitution du lait maternel par d’autres aliments, ni même sur les stratégies sociales mises en place pour mener à bien ce processus et qui peuvent varier suivant les communautés. D’autre part, les destinataires de cette stratégie, les enfants en bas âge, eu égard à la vision actualiste que nous portons sur cette étape de la vie, n’ont pas non plus été considérés comme un objet d’étude pertinent pour l’analyse des sociétés passées.

2Ces deux approches nous semblent erronées, la variabilité et la complexité de ces pratiques étant à la hauteur de la diversité des communautés dans lesquelles elles se produisaient. Sachant que l’allaitement maternel est le meilleur type d’alimentation qui soit, en particulier dans les sociétés aux conditions hygiéniques et sanitaires déficientes, il nous faut admettre que la pratique et le sevrage qui en découlent sont influencés (dans le passé comme à l’heure actuelle) par différents facteurs environnementaux, de santé publique, culturels, sociaux, etc. et que chaque communauté a réagi et résolu ces problèmes moyennant des mécanismes alliant des stratégies de solidarité, des éléments de culture matérielle ainsi qu’un large éventail de connaissances.

3D’autre part, on ne saurait justifier l’invisibilité des enfants dans les discours sur le passé. En effet, c’est à cette période de la vie qu’interviennent de nombreuses pratiques ayant trait aux soins, à l’alimentation, à l’apprentissage et à la socialisation par le biais desquelles sont acquises des compétences et des capacités physiologiques et sociales qui définissent les adultes et que l’on doit exploiter pour connaître et expliquer ces sociétés.

4L’objectif de ce texte est de découvrir comment s’est déroulé ce processus essentiel à la survie d’un groupe humain dans les sociétés de la Préhistoire récente, notamment depuis l’âge du bronze du sud de la péninsule Ibérique. Nous placerons les pratiques d’allaitement et le processus de sevrage dans le contexte des activités d’entretien, un concept à partir duquel nous construirons un récit mettant en exergue le travail, la technologie, les connaissances et l’importance sociale de ces stratégies.

I- L’alimentation des enfants dans le contexte des activités d’entretien

5L’analyse des ossements d’enfants de la plupart des sociétés préhistoriques révèle que deux séries de facteurs sont à l’origine de leur décès : des causes endogènes, influencées par les circonstances survenues avant ou pendant l’accouchement et des causes exogènes, provoquées par la qualité de l’environnement postnatal. Parmi les causes exogènes, le moment le plus critique pour les nourrissons se produit au terme de l’allaitement ; le passage des enfants du lait maternel et de la sécurité qui y est associée à une autre sorte d’aliment est un processus délicat, suite en particulier aux conditions hygiéniques et sanitaires précaires chez ces populations. Dans certaines sociétés aux conditions de salubrité insuffisantes, le sevrage précoce peut provoquer des diarrhées et des allergies car les systèmes immunologiques et digestifs ne sont pas complètement formés. Pour y remédier, les populations mettent sur pied des stratégies qui répondent à des critères biologiques tout en étant influencées par des facteurs culturels.

6Or, comme nous l’avons signalé, ces stratégies n’ont pas été prises en compte pour expliquer les sociétés du passé. La maternité a généralement été considérée comme l’un des éléments définisseurs de la femme au cours de l’histoire de sorte que sa capacité de reproduction a souvent été l’élément central de la construction de son identité de genre. Les femmes en âge de se reproduire, celles qui ne le sont pas, celles qui ont des enfants et celles qui n’en ont pas sont perçues différemment si bien que leurs responsabilités, leur autorité, leur pouvoir et leur prestige évoluent au fil du temps [1]. Cependant, ce débat a rarement pris en considération le travail, l’expérience, le savoir, la modification de leur corps, de leurs relations et de leurs sentiments qu’implique la reproduction pour les femmes. Il nous faut admettre, en définitive, que la maternité est une construction culturelle, à l’instar d’autres expériences sociales et que, comme celles-ci, elle est susceptible d’être redéfinie et constamment renégociée aussi bien dans le discours public que privé.

7À l’exception des travaux de certaines auteures [2] la maternité et ses pratiques sont absentes de la littérature archéologique sur la Préhistoire. La naturalisation et la conviction de l’immobilité de la mise en œuvre des pratiques maternelles, la non-reconnaissance des enfants comme des composants de plein droit de la société ainsi que l’insuffisance d’outils méthodologiques adéquats ont contribué à l’absence de recherches sur la maternité préalables aux changements relevés à partir de la fin du xixe siècle.

8Il est désormais évident qu’il existe une maternité biologique et une maternité sociale qui peuvent être exercées par la même personne ou par des personnes différentes [3]. Certes, les mécanismes de la reproduction nécessitent le corps des femmes pour que la grossesse et l’accouchement puissent se produire ; c’est là un phénomène universel. Cependant, ce qu’il advient du nouveau-né en dehors de l’utérus maternel relève d’une multiplicité de possibilités, tout comme la façon dont les femmes vivent la maternité, précisément car il s’agit d’une construction culturelle [4].

9De notre point de vue, les pratiques maternelles doivent être analysées selon une perspective incluant l’ensemble des arguments évoqués précédemment, c’est-à-dire qui tienne compte des mécanismes biologiques inhérents à la maternité tout en sachant que les pratiques maternelles sont construites ; le tout devant être interprété dans un cadre qui appréhende les aspects culturels liés à la maternité sans les rendre essentiels au déroulement de la vie des femmes [5]. Des pratiques telles que l’allaitement ou des faits ponctuels comme l’âge de sevrage sont des facteurs culturels qui diffèrent selon les populations mais pas en leur sein [6]. Par conséquent, à travers l’étude de cas individuels de populations du passé, il serait possible de dégager certaines tendances concernant ces processus à certaines époques ou à l’intérieur de certains groupes culturels.

10Pour étayer notre argumentation du point de vue théorique et méthodologique, nous allons faire appel à l’un des concepts les plus porteurs pour l’étude des sociétés préhistoriques : celui des activités d’entretien. La capacité des groupes sociaux à se perpétuer dépend tout à la fois de la reproduction biologique et de la réalisation d’activités collectives qui contribuent à la survie des sociétés et se produisent dans le cadre de la vie quotidienne [7]. Le concept d’activités d’entretien [8] suppose une nouvelle approche du travail des femmes dans les sociétés préhistoriques. Les activités d’entretien permettent la reproduction du système économique de n’importe quelle société et sont indispensables à la perpétuation du système socio-économique. Il s’agit de tâches liées à la préparation de la nourriture, à la prise en charge et la socialisation des enfants, à l’entretien des espaces de vie mais également aux stratégies d’hygiène et de santé publique. Ces activités s’insèrent dans le quotidien, elles sont indissociables du tissu relationnel qu’elles génèrent et sont les garantes, au bout du compte, des liens fondamentaux qui assurent la cohésion du groupe. Ces tâches exigent des savoir-faire et un ensemble d’expériences qui se traduiront, comme toutes les technologies, par des innovations et des évolutions et qui n’ont pas toujours été reconnues à leur juste valeur [9].

11Cette catégorie d’analyse a débouché sur l’une des réflexions les plus intéressantes de l’archéologie espagnole de ces dernières années avec l’examen des raisons pour lesquelles l’histoire n’a pas tenu compte de la valeur de ces activités [10] et l’étude détaillée de certaines d’entre elles, à savoir l’apprentissage et la socialisation des enfants [11], leur prise en charge [12] ainsi la production et la consommation des aliments [13]. Elle a permis l’avènement de nouvelles perspectives et de nouveaux questionnements sur d’autres types de production comme la manufacture céramique [14] ou les processus de production métallurgique [15] ou lithique [16] et a remis en question les rôles et les modèles de masculinité projetés depuis le présent [17].

12Parmi ces activités, les tâches liées à la préparation des vivres pour leur consommation sont celles qui posent les défis majeurs lorsqu’il s’agit d’en évaluer les implications en termes de technologie, d’efforts ou de savoirs [18]. Les pratiques culinaires, c’est-à-dire l’ensemble des processus appliqués aux aliments pour les transformer en produits aptes à la consommation ou pour en assurer la conservation jouent un rôle fondamental dans une communauté. Pour atteindre ces objectifs, il faut mettre en œuvre des actions telles que l’approvisionnement en matières premières et leur transformation, utiliser différentes techniques de cuisson ou créer des stratégies de conservation et de stockage des aliments transformés. Toutefois, malgré l’importance des processus technologiques impliqués, des dimensions liées à la transmission du savoir et à l’apprentissage, au mélange de la tradition et de l’innovation ou aux éléments comme l’identité et la mémoire, ces pratiques ont été très rarement utilisées pour expliquer les sociétés [19]. Analyser ces processus et en assurer la visibilité dans le registre archéologique nous permettra d’appréhender la véritable dimension technologique et sociale de ces pratiques et de les situer au cœur de l’organisation des communautés du passé. Parmi ces processus, les pratiques d’alimentation des enfants, du début de l’allaitement jusqu’à la fin du sevrage constituent un domaine de choix de la recherche pour découvrir comment s’articulent les mécanismes biologiques, culturels, sociaux et technologiques dans chacune des sociétés étudiées.

II- Méthodologie pour l’étude de l’allaitement et du sevrage

13Le terme « sevrage » s’applique à la période au cours de laquelle des aliments supplémentaires sont introduits dans l’alimentation du nourrisson jusqu’à l’interruption complète de l’allaitement maternel. Dans les sociétés non industrialisées, l’allaitement maternel ou celui réalisé par une nourrice constitue pratiquement la seule source d’alimentation des nourrissons de moins de six mois. Le lait maternel apporte les protéines et les anticorps nécessaires à l’immunité. Ces six premiers mois coïncident avec l’apparition des premières dents et c’est l’âge jusqu’auquel les nourrissons tolèrent mal le lait d’autres mammifères comme le lait de vache, de chèvre ou de brebis. Le passage à la consommation d’aliments solides expose le jeune enfant à une augmentation des infections bactériennes, virales ou parasitaires, principalement à cause du manque d’hygiène lors de la préparation de la nourriture et à la fragilité due à l’immaturité de leur système immunitaire. Les infections du tube digestif et les intolérances alimentaires provoquent des diarrhées qui peuvent entrainer la mort de l’enfant. En outre, une alimentation offrant une faible valeur nutritionnelle se traduit par un retard de croissance et de développement [20].

14Pour connaître la durée de l’allaitement, il faut comprendre quelles sont les traces laissées par le sevrage sur le corps des enfants. Le début du processus de sevrage engendre chez la plupart des nourrissons un stress métabolique dont on retrouve la signature sur leur corps. Les nourrissons alimentés exclusivement de lait maternel présentent des modèles isotopiques enrichis en δ15N typiques d’une alimentation à base de protéines animales, plus élevés que ceux des herbivores et souvent que ceux des carnivores car le lait humain est plus riche en δ15N. Au cours du sevrage, lorsque le lait maternel est remplacé progressivement par des bouillies ou des gruaux de céréales, les enfants affichent les niveaux d’azote les plus bas jusqu’à ce que des produits d’origine animale soient introduits dans leur alimentation, ce qui se traduit alors par des valeurs comparables à celles de la majorité des adultes [21].

15L’analyse de côtes et de dents issues du site médiéval de Wharrant Percy au Royaume–Uni a ainsi révélé que les enfants étaient sevrés vers deux ans, juste à l’âge recommandé par les textes de l’époque, qui préconisaient un changement alimentaire progressif moyennant le remplacement du lait maternel par du lait animal ou des bouillies. Cependant, même si ces textes suggéraient également de sevrer les garçons six ou douze mois avant les filles, cette recommandation n’était pas suivie dans la pratique puisque les ossements n’ont dévoilé aucune différence d’alimentation en fonction des sexes [22]. Ceci témoignerait de l’importance des pratiques quotidiennes sur les décisions concernant l’alimentation des enfants, indépendamment des prescriptions des textes sanitaires de l’époque. Cet écart de l’âge de sevrage entre les garçons et les filles a néanmoins été attesté dans d’autres cas : les analyses des populations préhispaniques du sud-ouest des États-Unis montrent que la période de sevrage des filles commençait avant celle des garçons car leur santé à trois ans était plus précaire du point de vue physiologique que celles des garçons du même âge à cause d’un apport nutritionnel plus pauvre entraîné par un sevrage plus précoce [23]. D’autres études confirment que le sevrage ne se produisait pas brusquement mais qu’il se prolongeait sur plusieurs années. Les résultats de l’étude isotopique de deux gisements mayas de la période postclassique indiquent que le processus commençait vers douze mois et que l’apport de lait maternel ne cessait que vers trois ou quatre ans [24].

16L’hypoplasie de l’émail dentaire est un autre marqueur de l’apparition des processus de sevrage. Elle résulte d’un défaut de l’amélogènèse qui se manifeste par des stries transversales à la surface des dents. On les attribue généralement à des épisodes de santé délicate suivis d’un rétablissement de sorte que leur étiologie peut être multifactorielle [25]. Dans ce cas, il ne faut pas seulement étudier les ossements d’enfants mais aussi ceux de sujets adultes puisque les stries se forment pendant l’enfance. Ces adultes représentent les enfants qui étaient en meilleure santé et qui achevèrent leur croissance.

17Outre les éléments anthropologiques, des progrès technologiques apparus dans des productions artisanales spécifiques permettent également d’observer les mécanismes liés à la fin de l’allaitement. Des études ethnographiques ont montré que lorsque les femmes doivent accomplir des tâches de subsistance incompatibles avec l’allaitement, le sevrage commence plus tôt et les gruaux de céréales constituent l’aliment idéal pour introduire ce changement d’alimentation. Mais la préparation des gruaux implique une cuisson prolongée car pour que les céréales soient faciles à digérer la température de cuisson doit atteindre 100 degrés centigrades [26]. Pour ce faire, des récipients en céramique spéciaux sont nécessaires. C’est la raison pour laquelle certains changements constatés à différentes périodes dans les choix ou la transformation de la production de céramiques chez les populations préhistoriques des États-Unis ont été mis en rapport avec les pratiques alimentaires des enfants [27]. Parmi les différents artefacts liés à l’alimentation figurent les cornes de bovidés utilisées comme biberons pratiquement sans être modifiées [28], des pis de bovidés séchés faisant office de dispositif de succion, en passant par différents modèles de biberons fabriqués en céramique [29] et qui n’ont été identifiés comme tels que très récemment. Au-delà des avancées technologiques, d’autres stratégies d’organisation sociale ont pu être mises en place pour permettre aux mères de s’affairer à leurs tâches sans leurs enfants, comme la prise en charge de ces derniers par d’autres membres du groupe, notamment des enfants plus grands et des personnes âgées [30].

III- La culture matérielle de l’allaitement et du sevrage : les corps d’enfants

18Comme nous venons de le voir, les stratégies d’alimentation des enfants entrainent l’apparition d’une culture matérielle identifiable dans le registre archéologique. Nous allons à présent observer comment les ossements d’enfants de l’âge du bronze du sud de la péninsule Ibérique peuvent nous renseigner sur le déroulement de certaines de ces pratiques.

19La première de ces études de cas porte sur le gisement de l’âge du bronze de la Motilla del Azuer (Daimiel, province de Ciudad Real) [31], un site avec une fortification centrale constituée par trois remparts à peu près concentriques. Le noyau intérieur comporte une tour et des couloirs avec les rampes et les escaliers qui la desservent. D’autres espaces complètent la zone fortifiée, notamment une grande cour où se trouvent des structures complexes liées à l’approvisionnement en eau et sa gestion (puits, rampes, plateformes d’accès, etc.) ainsi que deux grandes enceintes entourées de deux murailles fortifiées qui tenaient lieu principalement d’entrepôt de céréales et d’espace de transformation et de gestion du bétail. Les logements du village, ovales ou rectangulaires, avec des soubassements en maçonnerie et des murs en terre, se dressaient à l’extérieur de l’enceinte fortifiée. Les espaces situés à l’extérieur des remparts n’ont été utilisés comme espace résidentiel que lors de la période la plus récente du site. Les datations radiocarbone réalisées sur des vestiges anthropologiques, graines et bois, ont permis de dater le début de l’occupation de La Motilla del Azuer vers 2 200 cal BC et son abandon vers 1 350 cal BC, s’agissant donc d’un site occupé en continu pendant 800 ou 900 ans. Les sépultures de la nécropole de La Motilla del Azuer se trouvent à l’intérieur du village, ce qui correspond au modèle habituel des cultures de l’âge du bronze de la péninsule Ibérique. Plus de 62 tombes d’inhumation individuelle ont été localisées et attestées à ce jour ainsi que des restes osseux d’au moins 73 individus supplémentaires provenant de tombes détruites suite à l’activité des habitants du site lors des différentes périodes d’occupation à l’âge du bronze [32].

20Les enfants découverts lors des fouilles de La Motilla del Azuer sont au nombre de 43 dont 26 proviennent des sépultures et 17 correspondent à des découvertes d’ossements épars issus du déplacement d’anciennes sépultures par les habitants du site. L’âge de 35 de ces individus a pu être établi. Les enfants représentent 30,9 % du total des ossements étudiés à La Motilla del Azuer [33].

21L’analyse ostéologique des enfants de La Motilla del Azuer indique que des maladies infectieuses et parasitaires entraînées par la malnutrition sont généralement la cause de leur décès. À La Motilla del Azuer, les résultats de l’analyse du δ15N laissent entrevoir la possibilité d’une substitution du lait maternel par des aliments riches en céréales plus précoce chez les filles que chez les garçons. De plus, certains garçons ont continué à être allaités car ils affichent une forte teneur en protéines animales mais leur état de santé est moins bon. Il semble donc évident que les mères essayaient de sauver ces garçons en leur apportant un supplément alimentaire riche en protéines, soit en les allaitant d’avantage que ce qui était habituel à leur âge soit en leur donnant d’autres aliments complémentaires [34].

22Pour d’autres sites de l’âge du bronze de la péninsule Ibérique, l’information dont nous disposons nous est fournie par la présence de marqueurs du stress métabolique tels que l’hypoplasie de l’émail dentaire ou la cribra orbitalia. Ces deux marqueurs, analysés sur les sites argariens d’El Cerro de la Encina (Monachil, province de Grenade) et de Peñalosa (Baños de la Encina, province de Jaen) sembleraient indiquer une période de sevrage plus longue que ce que l’on ne pensait jusqu’à présent (de 18 mois jusqu’à trois ou quatre ans) avec l’association chez beaucoup d’enfants de lait maternel à petite dose et d’aliments d’adultes jusqu’à l’âge de cinq ou six ans. D’autres études suggèrent même que la prise d’aliments autres que le lait maternel pouvait commencer plus tôt vers l’âge de six mois [35].

23Le village argarien d’El Cerro de la Encina se dresse sur la rive droite du Monachil, à quelques kilomètres de la ville de Grenade. Perché sur une large colline formant une espèce de plateau aux versants escarpés, il se détache du paysage environnant. Cette bourgade centralisait et exerçait le contrôle de l’exploitation du vaste territoire de la plaine fertile de Grenade ; elle présente les caractéristiques d’un site assumant une fonction hiérarchique dans la région. Les datations radiocarbone révèlent que le village fut occupé de 2000 cal BC à 1450 cal BC. De grande dimension, il s’étendit à certaines périodes sur près de 12 hectares. Il possédait un caractère nettement défensif comme l’attestent sa structure de défense spectaculaire ainsi que son emplacement qui lui offre une protection naturelle et la possibilité de dominer visuellement toute la plaine de Grenade. Enfin, il se distingue par la richesse de sa culture matérielle, que ce soit dans les contextes domestiques ou funéraires [36].

24Les sépultures de cette bourgade répondent aux caractéristiques de la culture d’El Argar et se trouvent à l’intérieur de l’espace domestique ; il s’agit de fosses ou de cistes creusées dans le sol ou dans les murs arrière des demeures. La nécropole d’El Cerro de la Encina compte 22 sépultures dont 17 ont fait l’objet de fouilles systématiques et huit d’entre elles sont des tombes d’enfants. Elles correspondent à un rituel d’inhumation, individuel ou collectif avec des corps déposés en décubitus latéral fléchi. Onze enfants ont été retrouvés lors des fouilles d’El Cerro de la Encina. Parmi ceux dont l’état de conservation ont permis l’analyse figure le jeune individu de la sépulture 19 (de neuf ou dix ans) dont l’émail des couronnes des incisives et des canines présentait des stries d’hypoplasie, révélant des épisodes de stress qu’il parvint à surmonter. Un cas similaire est celui de l’enfant de trois ou quatre ans de la tombe 20. Il présente une petite strie d’hypoplasie sur le bord proximal des couronnes des dents définitives. Cet individu, au moment de sa mort, traversait ainsi une période de stress, probablement nutritionnel, infectieux ou parasitaire, dont il ne put se remettre et auquel il n’a pas survécu. D’autre part, cette même sépulture contient les restes d’un deuxième enfant de neuf ou dix ans qui présente une hypoplasie en bandes témoignant d’au moins trois épisodes de stress nutritionnel entre trois et six ans [37].

25Quant à Peñalosa (Baños de la Encina, province de Jaen), toujours de la culture d’El Argar, il s’agit d’un site métallurgique situé dans la vallée du Rumblar, recouvert en partie par les eaux du barrage du même nom. Il reprend le modèle d’un site argarien typique : érigé sur un éperon d’ardoise surplombant la rivière, ses maisons rectangulaires sont disposées à flanc de colline moyennant la formation de terrasses artificielles. Les dates d’occupation du village vont de 1850 BC jusqu’à 1450 BC. Ici aussi, les sépultures se trouvent à l’intérieur des habitations, parfois sous les bancs où l’on réalise les activités domestiques et parfois dans le sol. Ce village se distingue par ses tombes à ciste, on y trouve également des sépultures sous la forme d’urnes (uniquement pour les enfants) et quelques fosses [38]. Trente sépultures y ont été découvertes certaines individuelles, doubles ou triples. Au total, on dispose d’un échantillon de 43 individus dont 13 enfants de 18 mois à six ans. Les enfants représentent donc plus de 30 % du total des individus mis au jour dans ce village [39].

26Il faut souligner parmi les pathologies enfantines de Peñalosa l’hypoplasie de l’émail, présente sur au moins quatre individus. Dans trois cas, elle a été identifiée sur les couronnes dentaires des canines définitives, ce qui signifie que ces enfants furent atteints de cette pathologie impliquant des épisodes de stress nutritionnel lorsqu’ils étaient âgés de 18 mois à deux ans. Cela ne fut pas pour autant la cause directe de leur décès puisqu’ils survécurent jusqu’à cinq ou six ans. En ce qui concerne la deuxième pathologie la plus fréquente chez les enfants, la criba orbitalia, elle n’a été attestée que sur un enfant de moins de deux ans [40].

IV- Discussion et prospective : l’importance sociale de l’allaitement et du sevrage

27Certes, de fortes contraintes persistent lorsque l’on prétend appréhender les stratégies d’allaitement et de sevrage dans les communautés préhistoriques, mais il n’est pas moins vrai que les avancées de ces dernières années dans le domaine des approches théoriques et conceptuelles de cette problématique et de la méthodologie développée ont ouvert des voies inespérées qu’il nous faut continuer à explorer.

28L’étude des pratiques d’alimentation et des soins apportés aux enfants dans les sociétés préhistoriques peuvent nous renseigner sur les conditions économiques et sociales dans lesquelles ces besoins surviennent mais également sur les circonstances sociales et culturelles qui ont rendu possible l’avènement de ces pratiques et qui permirent la survie du groupe. En ce qui concerne la prise en charge des enfants, l’indicateur du succès de cette activité est la survie des individus au-delà de cette étape de la vie. L’une des premières conclusions que nous sommes à même d’avancer est celle de la complexité de ces processus, qu’il faut éloigner de toute tentative de naturalisation et de rattachement à l’essence des femmes. Les associer presque exclusivement aux femmes revient à les condamner aux interprétations construites sur les femmes dans les discours historiques traditionnels et à leur double corollaire : l’invisibilité et une faible valorisation. Et ceci, même si le moindre symptôme d’une maladie ou d’une nécessité de prise en charge entraîne automatiquement la mobilisation de tout un éventail de savoirs, de tâches, de technologies et d’expériences de la part des groupes sociaux dont la réalisation fournit une information fort intéressante sur les pratiques sociales, économiques et idéologiques de ces groupes.

29Comme nous l’avons évoqué, la durée de l’allaitement ainsi que celle du sevrage était influencée par des facteurs biologiques, environnementaux, culturels et sociaux. Avec l’analyse des ossements d’enfants de l’âge du bronze au sud de la péninsule Ibérique, il nous faudra très probablement nuancer les dates du début et de la fin du sevrage et envisager ce dernier comme un processus bien plus long que ce qu’on pensait jusqu’à présent et qui bien entendu, doit être replacé dans son contexte culturel. L’évolution des techniques d’analyse liées aux isotopes, les progrès des études anthropologiques et leur utilisation continue sur les ossements humains des communautés préhistoriques va nous permettre dans les années à venir de mieux connaître ces pratiques, indispensables dans toute société quelle qu’elle soit.

30Nous devons également mettre en œuvre d’autres stratégies pour donner à ces pratiques l’importance qui est la leur ; observer quelle a pu être leur influence sur les changements technologiques détectés dans certaines productions comme celle de la céramique mais également sur le choix et les formes de préparation des aliments destinés aux enfants en bas âge. Il serait ainsi très intéressant d’avancer dans l’analyse des contenus des récipients en céramique. Jusqu’à récemment, ces analyses portaient sur des récipients susceptibles d’avoir contenu des aliments associés à un certain statut ou à un comportement social car on cherchait essentiellement des traces de consommation de vin, de bière, de drogues diverses etc., alors que les récipients associés aux activités domestiques étaient considérés comme moins porteurs d’explication sociale et discriminés. Admettre que les activités d’entretien sont essentielles à la découverte de la réalité quotidienne de ces communautés préhistoriques s’avère indispensable pour mieux appréhender les stratégies économiques et sociales de ces groupes. En définitive, examiner les pratiques d’allaitement et le processus de sevrage et se pencher sur leur organisation et leur fonctionnement dans chaque société contribue à notre connaissance des sociétés du passé.

Notes

  • [1]
    Crown 2000a, p. 17.
  • [2]
    Bolen 1992 ; Beausang 2000 ; O’Donnell 2004 ; Pomadere 2009 ; Sánchez Romero 2007 ; Sánchez Romero, Cid López 2018 ; Wilkie 2003.
  • [3]
    Bolen 1992, p. 49.
  • [4]
    Sánchez Romero 2006.
  • [5]
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