Dialogue 2023/1 n° 239

Couverture de DIA_239

Article de revue

Pratique des sexualités ponctuelles entre hommes

Pages 155 à 169

Notes

  • [1]
    Argoji. Argot français classique, dictionnaire en ligne : https://www.russki-mat.net/argot/Argoji.php

Introduction

Dualité sensuel/tendre

1 Dans deux textes écrits l’un en 1910, l’autre en 1912, Freud analyse la possible dissociation entre un courant sensuel, orienté vers une satisfaction des pulsions, et un courant tendre où la dimension affective a davantage d’importance. Le courant tendre, le plus ancien des deux, s’associerait à des personnes interdites mais hautement valorisées psychiquement, en d’autres termes des personnes inconsciemment associées au choix d’objet infantile primaire. Le courant sensuel ne serait quant à lui autorisé qu’avec des personnes peu ou pas valorisées, dépréciées. En général, dans la vie d’adulte, ce second courant ne méconnaît pas ses buts, contrairement au premier. Lorsque cette séparation est marquée, un objet satisfaisant à l’un des courants ne satisfait pas à l’autre et les positionnements subjectifs associés peuvent différer.

2 Dans ces deux textes, l’amour sexuellement inhibé et la prostitution apparaissent comme des polarités au regard de cette dualité. Interroger la pratique des sexualités ponctuelles entre hommes peut constituer un terrain intéressant pour mieux appréhender cette dualité – qui peut parfois devenir franche séparation. Le terrain exploré ici se rapporte aux rencontres ponctuelles entre hommes, pratique plus fréquente que pour les hommes désirant les femmes. Explorer les enjeux psychiques des rencontres sexuelles ponctuelles dans d’autres configurations (entre femme et homme, entre femmes) est également digne d’intérêt, mais n’entre toutefois pas dans le périmètre de cet article.

Plan et conjugalité entre hommes

3 Chez les hommes qui désirent les hommes, cette dualité se manifeste notamment à l’occasion de la pratique dite du « plan ». Ce terme désigne une rencontre ponctuelle à des fins principalement sexuelles, sans chercher, la plupart du temps, à revoir le partenaire. Pour ces hommes, lorsqu’ils sont célibataires, le plan est assez souvent la seule mise en œuvre non auto-érotique de leur sexualité. Ils considèrent en général que les sentiments et la sexualité peuvent être dissociés, que cette modalité est praticable et présente des avantages, mais elle est aussi régulièrement déplorée. La situation apparaît donc comme potentiellement conflictuelle sur un plan psychique.

4 La pratique du plan n’est pas réservée aux seuls hommes célibataires, elle est aussi courante dans les couples d’hommes. Le cas des couples ayant un peu d’ancienneté est souvent illustratif : l’activité sexuelle peut y être modérée, peu ou pas satisfaisante, ou avoir complètement cessé, sans pour autant que le couple ne se sépare – ce cas de figure n’est pas rare. Une organisation dite de « couple libre » peut alors se mettre en place. Elle vise à satisfaire les pulsions sexuelles par des plans en s’appliquant à ne pas donner de considération sentimentale aux partenaires occasionnels – pour autant que la chose soit maîtrisable – ou a minima à affirmer que « le couple passe d’abord », quand bien même un régime de frigidité aurait été institutionnalisé entre les conjoints. S’il est possible de trouver des couples où l’exclusivité est revendiquée au début, la pratique majoritaire tend cependant vers le couple libre avec les années.

5 Plus globalement, il est aussi requis de situer cette question relativement aux conjugalités masculines. Les minorités sexuelles, en particulier les hommes désirant les hommes, présentent une fréquence accrue de troubles psychiques, notamment de l’angoisse (Bostwick et coll., 2010). Selon Aggarwal et Gerrets (2014), le stress de minorité n’explique qu’une partie de cette surfréquence. Il importe alors de considérer un second facteur causal, à savoir l’absence d’un partenaire régulier : approximativement 50 % des hommes désirant les hommes n’ont pas de partenaire régulier (10 % pour les hommes désirant les femmes). Pour établir un lien stable, ils doivent en particulier surmonter une hégémonie de l’esthétique, du corps parfait (Drummond et Filiaut, 2007) ; certains auteurs allant jusqu’à parler d’un « body facism » (Signorile, 1997). L’enjeu du couple est notamment sensible chez les retraités. Pour les retraités séropositifs, Thibaut Jedrzejewski (2016) indique que cette question supplante celle des traitements quant à la qualité de vie, Michèle Delaunay (2013) généralisant ce propos aux retraités séronégatifs.

Méthodologie

6 Le matériel de cet article est issu de 30 entretiens semi-directifs consacrés aux liens entre hommes, menés sur la base d’un guide ; il a notamment été demandé aux participants de raconter un plan. Différents modes de prise de contact ont été utilisés : des associations, un site internet et une application de rencontre, des connaissances personnelles, des connaissances de connaissances. Pour les hommes contactés via des sites, il est arrivé assez fréquemment que notre message initial n’ait pas de réponse (sur beaucoup d’applications de rencontre prévaut le principe du « Pas de réponse est une réponse »). Les associations ont été contactées par courriel contenant un document de présentation de la recherche. Celui-ci soulignait l’importance de documenter singulièrement les difficultés des liens entre hommes, par-delà les approches normatives, d’une part, et l’exclusive de l’analyse sociale d’autre part (exclusive propre à certaines formes de militance où tout ce qui arriverait dans les vies des minoritaires tend à être pensé comme étant uniquement social). La plupart du temps un échange téléphonique ou un rendez-vous a été fixé avec un responsable, puis l’appel à participants a été diffusé dans le réseau associatif.

7 Pour analyser pourquoi certains ont accepté et pas d’autres, nous pouvons avancer les éléments de réponse suivants. Pour les premiers, la curiosité et l’intérêt pour le sujet traité ont constitué un premier moteur. Le fait de contribuer à une recherche visant à améliorer la qualité de vie des hommes qui désirent les hommes a aussi joué, dans une perspective un peu plus collective et militante. Pouvoir parler de soi et être écouté dans ses questionnements a également été facteur de motivation. Parallèlement, d’autres personnes n’ont pu passer outre certaines réticences. Une dizaine de personnes ont accepté, voire effectué, l’entretien préliminaire sans aller au-delà. Parmi ces dix personnes, bien que je me sois appliqué à ne pas laisser planer d’ambiguïté, deux se sont positionnées sur le plan d’une rencontre personnelle. Mais c’est surtout l’angoisse qui a constitué un frein, perceptible notamment dans l’embarras manifesté à l’idée que les entretiens seront enregistrés ou de communiquer un numéro de téléphone. Dans les entretiens effectifs, le chercheur conduisant les entretiens étant un homme, une attention a été portée aux dynamiques transféro-contre-transférentielles. Elles sont cependant restées assez atténuées, même si quelques commentaires relatifs à l’âpreté du rejet du partenaire ont parfois pu produire chez l’interviewer un certain étonnement. Le guide d’entretiens a été suivi la plupart du temps d’assez près, sans pour autant empêcher les digressions.

8 Les entretiens ont été précédés d’une présentation de la recherche aux potentiels participants, à l’oral et à l’écrit. Le consentement informé de participation à une recherche a été formalisé par un document signé en double exemplaire par le participant et l’intervieweur. Suite aux entretiens, un retour a été effectué. À des fins exclusives de travail, les propos ont été enregistrés, l’anonymat et la confidentialité ayant été garantis. Une variabilité et/ou une représentativité des personnes interviewées a été recherchée en termes de csp, d’âge, de lieu de résidence, de statut conjugal et de statut sérologique relativement au vih. Approximativement la moitié des hommes interrogés avaient eu au moins un lien sentimental avec une femme, un quart étaient père.

Prise de contact virtuelle et lieux des plans

9 Depuis une vingtaine d’années, les sites internet et les applications mobiles sont devenus le moyen le plus utilisé pour prendre contact avec d’autres hommes. Pour les utiliser, une personne doit construire un profil ; il lui faut donner quelques renseignements sur elle-même, puis rédiger un court texte de présentation. Elle doit ensuite ajouter quelques photos qui peuvent être standards, dénudées ou sexuellement explicites. Les prises de contact se font sur la base des profils en envoyant un message écrit. Une conversation peut alors s’établir, suivant un rythme variable et qui peut être asymétrique. Il est assez fréquent que les prises de contact n’obtiennent pas de réponses ou que les échanges s’arrêtent brutalement. Il faut aussi relever que ces sites possèdent tous une fonctionnalité permettant de bloquer, de bannir l’autre, l’empêchant de recontacter. En termes de temps passé, ces sites sont souvent vus comme chronophages, peu efficaces, voire addictifs : « Pour avoir du sexe quand tu n’es pas en couple, tu vas aller sur les applications, tu vas chercher, donc tu vas perdre du temps […] Ce n’est pas l’acte charnel en lui-même, c’est tout le processus qu’il y a pour y arriver qui est pénible. Qui est de recommencer des conversations, à chaque fois les mêmes. Avoir parfois de l’agressivité aussi, un certain nombre de mots sont agressifs. Je peux me prendre des réflexions sur mon physique, sur mes envies, sur... Pfff ! Que sais-je. Des gens à qui je dis non et qui se mettent à t’insulter, voilà. Il y a un côté quand même parfois… pénible dans la recherche. »

10 Le plan se déroule dans la moitié des cas au domicile de l’un ou l’autre partenaire, pour 25 % d’entre eux dans des endroits qui ne sont pas a priori dédiés à la sexualité : parking, voiture, cinéma, église, porte cochère, pour 25 % dans les lieux de drague et les saunas. Si la sociabilité dans ces lieux peut être plus ou moins mise en avant, leur fonction principale reste cependant la facilitation des rencontres sexuelles fugaces. Dans les saunas ou les lieux extérieurs, le principe consiste à déambuler, parfois de longs moments, afin qu’un choix avec un ou plusieurs autres hommes s’effectue, puis à s’isoler. L’appariement se produit souvent sans qu’un seul mot ne soit échangé, en silence et dans une obscurité parfois complète. Une éventuelle luminosité, même faible, laisse voir que le choix de l’autre homme se fait souvent en surmontant une attitude dédaigneuse (Meunier, 2014). La pénombre, la nudité, le silence ou la musique très forte, l’alcool, le recours aux drogues visent à limiter les effets d’inhibition.

Un objet difficilement pensé

Comment le plan est-il pensé ?

11 Proposer au commentaire la pratique du plan a été parfois considéré comme une chose curieuse : soit indirectement, le sujet prenant la peine de préciser qu’il ne voulait porter aucun jugement moral (2 personnes), soit plus directement en exprimant un étonnement suspicieux une fois la question posée (2 personnes). Une cinquième personne formula même un réprobateur : « Ça ne veut rien dire votre question », comme si le plan ne pouvait être pensé (la question était : « Que pensez-vous des plans ? »). Sur les 30 personnes interviewées, il n’y eut toutefois aucun refus catégorique. En interrogeant les raisons qui avaient pu amener ces cinq personnes à exprimer une réticence, l’hypothèse la plus probable est celle d’une forme de refoulement de difficultés ressenties. Évoquer ce sujet, c’était en effet amener à la conscience des choses potentiellement pénibles et conflictuelles : faire un plan par désespoir tout en y trouvant parfois de la tendresse, trouver cela très agréable tout en en faisant peu, être en couple depuis vingt ans tout en n’ayant plus de sexualité depuis de nombreuses années avec le conjoint. L’une de ces cinq personnes employa le mot « coup » pour parler des plans – dans le sens de tirer un coup. Reprenant son terme dans l’échange, j’eus la surprise de constater qu’il le comprit au sens du « coup » que l’on reçoit quand on est frappé. Un autre raconta un plan sur un registre particulièrement neutre et triste, où la notion de plaisir était entièrement absente et où il était juste question d’amoindrir une tension accumulée, comme si l’objet n’existait pas.

12 Le discours relatif au plaisir dans les plans s’est aussi manifesté, mais il n’a pas été aussi fréquent qu’on aurait pu le croire. Le plan a été présenté comme « très agréable, très pratique », « excellent », comme quelque chose dont la pratique est appréciée car cela permet d’avoir des « sensations fortes », de ressentir l’excitation dans l’approche, le frisson de la rencontre. Toutefois, aucune de ces personnes n’a défendu l’idée que la pratique des plans est idéale, entièrement positive ; à ce titre les personnes interviewées précisent bien que cela ne doit se pratiquer que de temps en temps, ne pas se faire au détriment du couple, qu’il peut y avoir des périodes sans plans, qu’un plan régulier est mieux qu’un plan ponctuel, que la recherche et l’organisation du plan prennent du temps, etc. Plusieurs personnes ont aussi souhaité préciser qu’aujourd’hui elles y avaient moins recours que par le passé, témoignant ainsi d’une réserve en actes.

13 On relève par ailleurs aussi des jugements sévères sur les plans : triste, sordide, dégoûtant, superficiel, perte d’humanité. Une personne a déclaré être effrayée par le fait que cela serait devenu une « normalité » : « Avant c’était le sexe qui était tabou, aujourd’hui ce sont les sentiments. » Un autre ensemble de commentaires présentait les plans comme un besoin, sur un registre éloigné de celui du désir. Ces commentaires furent notamment le fait de célibataires qui pouvaient voir le plan comme une façon de vivre leur sexualité ; notons qu’ils précisaient alors, assez souvent, qu’ils ne pourraient pas envisager de s’en passer même s’ils pouvaient simultanément le déplorer.

Récits de plans et inconscient

14 Si les entretiens ont donné accès à des éléments manifestes, l’exercice consistant à raconter un plan a permis d’aller plus avant et d’explorer des dimensions latentes. Parler, élaborer sur ce sujet ne fut toutefois pas aisé car le plan est parfois utilisé comme une anti-pensée. Cette demande a produit des résistances, une personne a même préféré ne pas y répondre. Souvent il m’a fallu insister un peu pour obtenir ces récits, tout en prenant garde à ne pas inscrire la sollicitation dans un registre de confession ni de production d’un aveu de soi (Foucault, 1994) et en évitant soigneusement tout forçage. La résistance à cet exercice a pu prendre également la forme de phrasés hésitants, parfois saccadés, de récits très courts, comme las, ou bien de paroles marmonnées. De temps en temps, certains ont commencé à développer une théorie du plan alors qu’il s’agissait de raconter un plan singulier. Le fait d’avoir « fait tellement de plans » a aussi parfois été mentionné, paradoxalement, comme une difficulté à la remémoration.

15 Lorsque l’on demande les souvenirs que les personnes gardent des plans, la réponse se fait assez souvent en termes de satisfaction/insatisfaction. Le plaisir et l’absence de plaisir paraissent organiser la mémoire, dans une perspective où il s’agit plutôt d’agir et de ressentir que d’élaborer (Estellon, 2012). Dans beaucoup de cas, les plans semblent être oubliés, partiellement ou entièrement : « Ça passe à la trappe. » Ces modalités constituent l’ordinaire en particulier des personnes présentant une addiction sexuelle, les souvenirs des plans sont alors traités par des annulations rétroactives obsessionnelles (Estellon, 2012, 2015). Les oublis peuvent parfois amener à des situations embarrassantes lorsque, recroisant le partenaire du plan plusieurs années après, le sujet ne se rappelle plus l’épisode, à l’inverse de son ex-comparse.

16 Les réticences à formuler des avis sur les plans, les résistances qui se manifestent au cours des récits, la perspective d’un agir plus qu’un élaborer, la tendance à l’oubli viennent souligner l’importance du versant inconscient des plans. Dans l’ancien argot des voleurs et des prisonniers, le plan se rapportait d’ailleurs à la prison : « Être au plan », « être en planque » signifiait être en prison (dictionnaire Argoji [1]). Le verbe « déplanquer » correspondait à la sortie de prison, à l’acte de retirer des objets d’une cachette (d’un plan). Quant au substantif « plan », il désignait aussi un étui oblong permettant au prisonnier de dissimuler des objets dans son rectum, en cas de fouille (la proximité avec le « plan cul » moderne est ici directe). Le terme « plan » présente donc une proximité avec le verbe planquer, avec l’enfermement, la prison, le fait de cacher dans le corps, de cacher le corps : « Finalement il en a eu marre et m’a laissé en plan », expliqua un homme. Le plan se cache, il est tenu à l’écart, à l’image de ses occurrences réalisées dans des caves, des parkings ou encore des aires d’autoroute la nuit. La pensée du plan apparaît comme puissamment soumise au refoulement : la planque du plan.

Parler de l’autre, éprouver l’autre

Ce qui se dit de l’autre

17 Comment le partenaire est-il désigné ? La première mention de l’autre et sa première qualification ont été recensées. En tant que sujet grammatical, il est introduit par des termes convoquant son caractère genré dans un tiers des cas (« gars », « garçon », « monsieur », « mec »), par des noms ou des pronoms indéfinis (« quelqu’un », « la personne ») pour un quart, par des pronoms personnels à la troisième personne (« il »/« lui ») pour un quart. Le prénom n’a été employé qu’une seule fois. Dans l’un des récits, le partenaire du plan n’est même jamais apparu comme sujet grammatical, le narrateur restant sur un registre générique. Si l’on étudie sa première qualification, l’autre reste indéfini dans un tiers des cas, est qualifié par le lieu ou le trajet à effectuer dans quatre cas, est associé à une difficulté ou une impossibilité à « réaliser le plan » dans deux cas. Les caractéristiques sociodémographiques ont été mobilisées huit fois (trois fois pour l’identité, cinq fois pour l’âge). Le registre sexuel n’a été mentionné que deux fois, ce qui peut étonner dans la mesure où la pratique du plan est présentée comme étant avant tout sexuelle, et les qualifications affectives ne sont apparues que deux fois.

18 En ce qui concerne la discussion et le dialogue : aucun échange n’a été rapporté dans un cas sur trois, une rapide discussion relative à des questions matérielles a été mentionnée également dans la même proportion. Le dernier tiers mentionne un dialogue plus substantiel. Le style indirect y est en général préféré au style direct, comme s’il fallait tenir à distance. Lorsque que le style direct est néanmoins employé, il porte en premier lieu sur les paroles énoncées par le narrateur. Quand il s’agit de faire parler l’autre, celui-ci semble alors faire irruption dans le récit avec des paroles qui sont souvent, explicitement ou implicitement, sexuelles ou marquantes. Dans l’un des récits, le narrateur indiqua avoir eu envie de parler avec son partenaire mais s’être heurté à un service minimum du langage, dont il rendit compte avec un lapsus particulièrement bien ciblé : « Il me branlait avec la main de laquelle il ne s’écrivait pas. »

19 Au moment de son entrée en scène, le partenaire du plan apparaît donc majoritairement comme un homme indéfini, qualifié de manière neutre, représenté comme mutique ou peu loquace, même s’il peut arriver que certaines de ses paroles rapportées soient lourdes de sens.

Les affects avant, pendant et après le plan

20 Avant le plan, l’affect le plus communément éprouvé est l’excitation. Celle-ci peut être graduelle, indépendante d’un manque, ou bien très forte et aller jusqu’à l’euphorie. Plusieurs personnes ont toutefois indiqué ne rien ressentir, d’autres ont mentionné l’inquiétude, l’appréhension, la sensation d’un danger, la peur. Le registre sentimental n’a été cité qu’une seule fois. En ce qui concerne la perception de l’autre, celui-ci est fréquemment présenté comme attirant, bien que certaines fois une impression de grande neutralité à son endroit puisse aussi prévaloir. L’organisation du plan à partir de sites internet peut susciter de l’inquiétude quant à la fidélité des photos et au fait de savoir si l’autre viendra bien.

21 Dans le discours se rapportant au plan en lui-même, le registre du plaisir et du courant sensuel vient en premier. Il est question d’un plaisir plus ou moins important, voire très fort. Les affects tendres, bien que restant rarement cités, sont un peu plus présents dans cette phase. Si la récurrence de la fréquentation d’un partenaire peut être associée à un courant tendre plus marqué, cela n’est cependant pas une règle. Dans les plans non récurrents, le positionnement de neutralité affective est en revanche la règle ; et lorsque le sujet prend le risque de transgresser cet axiome il peut se heurter à un mur. La peur, l’impression de danger ressenties dans l’avant du plan peuvent aussi perdurer et prendre une tonalité masochiste. Enfin, des impressions d’absurdité et de consternation ont aussi été rapportées.

22 Dans l’après, le soulagement, la satisfaction, le fait de ressentir une détente sont mentionnés régulièrement. Les sentiments de déception ne sont toutefois pas rares. Une culpabilité par rapport à un éventuel conjoint peut parfois être éprouvée. Si l’envie de garder un lien est parfois évoquée, la tonalité principale est cependant différente : la nécessité de prendre de la distance se fait rapidement sentir. L’autre redevient neutre, est ressenti comme étrange, est déprécié et des jugements négatifs peuvent être portés sur lui, rendant alors compliquée la construction d’un lien affectif. Un analysant me rapporta un épisode où, ayant exprimé à son partenaire son souhait de rester plus longtemps, ce dernier lui répondit vertement : « Tu n’es qu’un plan. »

La désaffectation, l’inquiétante étrangeté de ces rencontres

23 Le plan présente aussi un versant de négativation. Dans Théâtres du corps, Joyce McDougall (1989) propose un concept pour penser cet enjeu : la désaffectation, néologisme construit sur les mots « affect » et « désaffecté », permettant de pointer le retrait ou l’absence d’affects envers une personne. Il évoque les lieux désaffectés, désertés, mais qui gardent quelque chose de leur utilisation antérieure, soulignant ainsi la déconnexion du sujet d’avec ses propre affects. Dans les situations de sexualité addictive, la désaffectation est fréquente et puissante. Si la pratique des plans n’est pas équivalente à la sexualité addictive, la désaffectation peut cependant y affleurer, voire s’y affirmer nettement. Elle se manifeste par du mutisme : les mots peuvent être rares dans le plan, voire gênants. Paradoxalement, la présence de l’autre, pourtant nécessaire pour la relation sexuelle, n’est pas toujours souhaitée. Ainsi, un homme expliqua, sur un ton de lassitude, qu’il pouvait lui arriver de couper court à l’acte et de renvoyer l’autre. Un autre commenta : « Y’a des moments où il faut y aller quand même » en tentant de se blinder, au risque de se blaser et de ne plus y croire.

24 Dans les situations de sexualité addictive, en particulier quand le plan se combine à une prise de produits, le partenaire est souvent désobjectalisé, seules les sensations qu’il procure importent. Pour McDougall (ibid.), à la place d’objets transitionnels suffisamment bien construits et servant à faire avec l’absence de l’autre, les produits seraient des objets « transitoires », leur caractère temporaire engendrant les dynamiques addictives. Substituts très imparfaits d’un objet fondamental encrypté dans l’inconscient, ces objets, que ce soient les substances ou le corps de l’autre, ne sauraient être perçus que comme décevants et sans valeur. Les sujets fonctionnent alors en circuit court, dans une hypostase mortifère qui semble vouloir figer toute vitalité affective. Lorsque le sujet est indifférent psychiquement à l’anéantissement de l’objet, lorsque la satisfaction hallucinatoire du désir est absente, le partenaire d’un moment ne sera alors presque jamais revu. Rendu non advenu, l’effacement des traces l’emporte. Dans ces situations extrêmes, les liens intimes se déshumanisent, se désaffectent, quand ils ne sont tout simplement pas détruits ou rendus impossibles ; la fonction de désobjectalisation du narcissisme de mort déploie ici ses ailes sinistres (Green, 2010).

Synthèse et conclusion

25 Dans cette réflexion il convient de prendre garde à ne pas rabattre les plans sur les ambiances mortifères de la sexualité addictive. Ceux-ci peuvent en effet présenter un certain versant de sociabilité, le courant tendre n’y étant pas toujours absent. Si les « plans réguliers » manifestent parfois une forme d’engagement où les partenaires se reconnaissent quelques droits et devoirs, dans les plans ponctuels la sociabilité n’est pas non plus forcément exclue (Race, 2015). Peut-être est-elle la conséquence du fait que l’étendue des possibilités de rencontres n’est pas infinie ?

26 La tonalité des récits de plans est souvent neutre, marquée de l’inquiétante étrangeté (Freud, 1919). Le film L’inconnu du lac (Guiraudie, 2013) en rend compte en mettant en scène des rencontres dans un lieu de drague où des meurtres se produisent. Un sentiment de menace, voire de peur, ressort parfois des récits relativement à la phase qui précède le plan ; chose qui ne surprendra pas car le partenaire est bien souvent un parfait inconnu. Mais l’angoisse interroge davantage quand elle se poursuit durant la relation intime.

27 Deux tendances se manifestent après le plan. La première est une tentative de retrancher l’inquiétant et étrange partenaire, de le rejeter à la limite, à la frontière du royaume, royaume dont, par un décret inconscient, il pourra être banni. La seconde vise à le contenir dans le royaume. La piste interprétative consistant à mobiliser le sens de « prison » pour le mot « plan » fonctionne ici assez bien. Si la déambulation, voire l’errance, est courante dans les lieux de drague, le plan dans un domicile s’associe davantage à la sédentarité. Faire un plan reviendrait-il alors à rendre visite à un prisonnier, à quelqu’un dont la mise à l’écart, le confinement, est souhaité ? Et quand il ne s’agit pas d’enfermer l’autre, dedans par la carcéralisation ou dehors par le bannissement, de l’isoler ou de le rendre non advenu, le sujet peut certaines fois être tenté de se retrancher lui-même, de se planquer dans le plan – éventuellement en ayant recours à des produits ou en mettant en place une sexualité addictive.

28 D’un point de vue interprétatif et clinique, il peut être intéressant de mobiliser deux complexes, deux mythes familiaux inconscients pour élaborer les plans. Le premier est celui de la mère morte d’André Green (2007), renvoyant à une expérience traumatique vécue par l’enfant d’une mère qui désinvestit brutalement son lien filial, en devenant comme morte à la relation. La béance qui s’installe brutalement en l’enfant tend alors, paradoxalement, à le maintenir dans un lien fort à l’objet primaire maternel. L’envahissante présence de son absence laisse alors bien peu de place pour que s’établissent d’autres liens sentimentaux, liens qui ne répéteraient pas cette fixation. Le second renvoie à la scène mythique entre Abraham et Isaac. Cheminant vers le lieu du sacrifice, Isaac demande ingénument à son père : « Mais où est l’agneau pour le sacrifice ? » Ici le désir incestueux envers le père s’associe fantasmatiquement à une menace vitale ; le désirer, inconsciemment, reviendrait à se sacrifier, à mourir. Cette piste interprétative possède une certaine pertinence au regard de l’angoisse ressentie dans les « plans » et pour les épisodes où Isaac tente de saisir le couteau pour inverser la menace, voire pour la mettre à exécution en bannissant le partenaire, l’archange n’arrêtant pas alors le bras.

Bibliographie

Bibliographie

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Mots-clés éditeurs : dualité sensuel/tendre, Plan, récits, affects, désaffectation

Mise en ligne 29/03/2023

https://doi.org/10.3917/dia.239.0155

Notes

  • [1]
    Argoji. Argot français classique, dictionnaire en ligne : https://www.russki-mat.net/argot/Argoji.php
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