Dialogue 2020/3 n° 229

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Article de revue

Psychanalyse de la pop culture, Florian Houssier, érès, 2020

Page I

1 On connaît Florian Houssier de diverses façons : psychologue clinicien et psychanalyste, il est président du Collège international de l’adolescence (cila), directeur de l’Unité transversale de recherches en psychogénèse et psychopathologie » (utrpp, université Paris 13). Il a publié de très nombreux articles et ouvrages d’importance. En voici un nouveau : Psychanalyse de la pop culture. Ce livre est une contribution originale dans laquelle le psychanalyste interroge le champ par trop délaissé de la pop culture en nous projetant dans cet univers. Florian Houssier nous propose une forme de « psychopathologie de la culture quotidienne ». Il éclaire d’un nouveau jour certains objets culturels qui font désormais partie de notre quotidien en explorant la manière dont nous les avons, l’air de rien, investis. Série, cinéma, peinture, jeu vidéo, bande dessinée, manga, livre ou autre performance, c’est un vaste pan de la culture moderne qui nous est conté. On se plonge dans cette étude avec bonheur. Je préfère cependant vous prévenir par avance : lire cet ouvrage est dangereux, car il donne systématiquement envie d’en savoir plus. Nous sommes en effet plongés au cœur d’intrigues palpitantes. On entre dans la vie de personnages, réels ou fictionnels, grâce auxquels on comprend un peu mieux la vie. Le temps d’un film, d’un roman ou d’une danse (de Michaël Jackson, par exemple), on s’enrichit sur le plan intellectuel tout en se divertissant. En même temps qu’il nous initie à l’imaginaire de la pop culture, Florian Houssier en dévoile le sens caché. Nous sommes conviés à un véritable voyage dans « le corps de l’œuvre », pour reprendre le titre du splendide ouvrage de Didier Anzieu (1981).

2 Une amie me disait que bien écrire, c’est savoir « prendre le lecteur par la main » pour l’accompagner sur le chemin, parfois périlleux, de nos pensées. En l’occurrence, on est ici servi. Le lecteur est choyé de bout en bout ! L’auteur excelle dans l’art des phrases ciselées, qui donnent de la fluidité au propos. Aussi ce livre est-il profond mais jamais fastidieux. Pourtant les sujets auxquels il s’attaque sont complexes : les relations familiales dans la modernité ; les variations subjectives dans un monde en mouvement ; notre rapport aux images, etc. Tout en le lisant, je me rappelais Winnicott et cette agilité d’esprit qui amène le lecteur à se dire : « Oui, bien sûr ! » – l’idée est rendue si accessible que vient l’impression de la posséder déjà. Cet ouvrage se lit comme un bon roman. Mettant la psychanalyse au service des objets culturels, Florian Houssier met aussi les images, les sonorités et les histoires dont il traite au service d’une question centrale, traitée à la façon d’une intrigue : « Qu’est-ce qu’être vivant aujourd’hui ? »

3 On comprend d’emblée que l’auteur est passionné par l’univers auquel il nous convie. Plus qu’une analyse de la pop culture, ce livre nous engouffre dedans en s’offrant comme une aventure. Distillée avec parcimonie, la théorie n’y empêche jamais la vie. Tout en avançant dans l’élaboration, cet ouvrage invite à la régression en nous immergeant littéralement dans l’imaginaire qui nous est conté. Les références pop y sont employées à la façon des mythes. Les superhéros et les personnages de séries ne font-ils pas désormais partie du quotidien ? Avec eux, on est entraînés dans un véritable voyage associatif.

4 Le champ culturel et la pratique clinique sont associés dans un va-et-vient continu fort stimulant. La part belle est néanmoins laissée aux œuvres et aux artistes. On en apprend beaucoup sur eux. Saviez-vous, par exemple, qu’au-delà de ses talents de peintre Turner était un rude compétiteur ? Avant une exposition, il alla en cachette améliorer son tableau afin d’écraser à la dernière minute ceux qu’il voyait comme des rivaux. « L’ambition d’être peintre, ce désir dont Turner est l’incarnation la plus extrême, ne pouvait s’accomplir que dans une vaste compétition » (p. 12). Poursuivant la réflexion sur le processus créateur, l’auteur nous fait ensuite naviguer entre les anamorphoses tridimensionnelles de Markus Raetz – décrites comme une invitation à la « dépersonnalisation passagère » – et le travail d’Hermann Rorschach, l’inventeur des planches du même nom. Chemin faisant, on rencontre Harry Potter dans la salle à manger de Poudlard. Avant de croiser la route du désormais célèbre Gollum, obsédé par son fameux « précieux ».

5 Plongeant plus avant dans « l’art de regarder », on découvre le parcours ahurissant d’Alliston Stokke, une jeune perchiste de 18 ans devenue célèbre surtout grâce à sa beauté (p. 23) après qu’une photo d’elle a fait le tour d’Internet. Cette célébrité éphémère amène un riche questionnement sur notre rapport aux images. À travers d’infimes détails de situations bien choisies, l’auteur interroge le monde que nous habitons et notre manière de le faire. Le particulier et l’universel s’éclairent mutuellement. Ainsi, quand il évoque le cas d’un patient persuadé que le président de la République n’est pas réel, Florian Houssier interroge à la fois le processus créateur et la manière dont les images peuvent être utilisées dans la cure (p. 28). Les images n’ouvrent pas seulement le champ des associations, elles s’intercalent entre le thérapeute et le patient, devenant potentiellement « le tenant-lieu d’un espace psychique auxiliaire » (p. 35).

6 Avec ce livre, nous sommes ainsi entraînés vers de nouveaux recoins inexplorés de la clinique et de la culture. Et nous voici en transition vers le futur par le biais de Years and years. Sans jamais spoiler, l’auteur nous donne bigrement envie d’aller la regarder, cette série faite de « gens sympathiques, imparfaits, des époux, des amants, des parents, des enfants qui ont les mêmes inquiétudes quotidiennes que nous et qui paraissent tellement impuissants face aux dérèglements d’un monde de plus en plus complexe et violent : crises financières, guerres qui menacent, attentats, changement climatique, populisme carnassier ». On y est ! Mais pas seulement dans la série, dans la façon dont le psychanalyste s’en empare pour éclairer le monde : « Cette fois, le méchant n’est pas spécifiquement incarné et c’est un des meilleurs qui puisse exister : la folie du monde et ses conséquences sur tout un chacun. Une vie entière qui défile sous nos yeux, à toute allure, dans une espèce d’urgence électrisante, soit la mise en scène d’un chaos annoncé » (p. 39). Ici, une adolescente annonce sa « transition » à ses parents. Il ne s’agit pas là d’une transition de genre, mais de celle menant vers un corps digitalisé. Or, la technologie employée appartient à un État crypto-fasciste qu’on ne peut trahir sans danger. Par petites touches fines et bien dosées, l’auteur analyse en profondeur les bouleversements subjectifs que la modernité engendre en s’appuyant sur cette adolescente qui désire modifier son corps. Sur ce chemin, on rencontre Michaël Jackson. Une occasion de redécouvrir la vie irréelle de la pop star planétaire et sa trajectoire controversée. Une « lutte contre la psychose » ? Suivant ce fil de l’homme augmenté, on rencontre un nouveau personnage extraordinaire : Iron Man. La bande dessinée est utilisée comme une nouvelle voie d’exploration des conflits inconscients de l’homme. À la différence des superhéros, celui qui se cache sous l’armure ne possède pas de superpouvoirs. Au contraire ! Ayant le cœur fragile, Tony Stark est contraint de porter constamment cet encombrant pacemaker pour rester en vie (p. 49). Ce personnage ouvre aussi un questionnement à propos des liens de dépendance entre l’homme et les nouvelles technologies. Pour Iron Man, vivre sans elles semble impossible, mais vivre avec s’avère néanmoins complexe (p. 53). « To be or not to be » ?

7 Il est à relever qu’un implicite travaille cet ouvrage : son auteur apprécie la culture américaine. Un fan ? Dans le chapitre intitulé « Voyage américain », il utilise avec finesse les séries made in usa pour interroger les maux de cette société, notamment les violences qui la traversent. D’abord avec The Wire, série employée comme un documentaire sur la délinquance. Une docufiction sur l’Amérique éclairée par la pensée psychanalytique, donc… L’analyse de la violence que sécrète l’american way of life continue avec Scarface et la série Les Soprano. Après quoi vient un roman, Moins que zéro, de Brett Easton Ellis (1986). Roman consacré à des adolescents de la jetset, invisibles pour leurs parents. « […] personne ne répond aux questions, personne n’est là pour se préoccuper vraiment de ces jeunes désœuvrés, qui sombrent et s’enfoncent dans la noirceur du désespoir au fil d’un récit atone, en forme de spirale en cul-de-sac. […] Les parents ? On apprend ce qu’ils font par la lecture des journaux people, on en parle comme d’étrangers partis ailleurs, même lorsqu’ils sont présents. L’indifférence, toujours » (p. 74).

8 S’ensuit une réflexion passionnante à propos du cadre thérapeutique et du rêve, dans la partie bien nommée « Avancer en reculant ». Puis, très logiquement, sans s’en apercevoir, on arrive aux portes de « l’espace familial » (p. 82). On commence avec la présentation d’un cas, servant d’écrin à l’analyse d’univers familiaux hétéroclites. D’abord celui de Little Miss Sunshine, un film drôle et touchant dont l’héroïne est une gamine poussée par sa mère à participer au concours de Miss Californie fillette. Avec le style délié et enjoué qui le caractérise, l’auteur nous plonge dans cet univers familial de la sorte : « Dans la famille Foutraque, je demande les enfants. Le fils adolescent a fait vœu de silence jusqu’à ce qu’il réalise son idéal : intégrer une école pour devenir pilote d’avion. Pourtant, on perçoit très vite son extrême sensibilité à tout ce qui l’entoure ainsi que la raison qui le pousse à cette chasteté verbale. Les conflits parentaux, le conformisme d’un père obsédé par la réussite, relayé par le projet de sa sœur – gagner un concours de Miss – constituent quelques raisons valables de ne rien dire pour éviter de trop en dire. Mais, en se privant de l’usage de la parole, il devient comme un stradivarius : sensible au moindre frôlement relationnel, au moindre dérapage » (p. 83). Une nouvelle constellation familiale succède à la précédente avec Captain Fantastic, film attachant nous mettant en présence d’un père parti élever ses six enfants dans la forêt pour les initier à un mode de vie alternatif. Il leur apprend la survie en milieu hostile tout en développant leur esprit critique. Son rêve s’effondre cependant lorsqu’il réalise qu’il a été trop loin. « C’est une erreur, une magnifique erreur », s’exclame-t-il en percevant comment son éducation a paradoxalement entravé l’esprit d’indépendance qu’il prônait. Florian Houssier effectue un parallèle entre ladite erreur et l’école d’Hietzing, fondée par Anna Freud (Houssier, 2010) dans une démarche guidée par les idéaux psychanalytiques d’alors.

9 Pour ce qui est d’idéaux mis à mal, on est servi par les romans policiers d’Henning Mankell évoquant un pays autrefois modèle de quiétude dans lequel tout semble désormais déraper. Suit la partie consacrée au film La nuit nous appartient – « et sa promesse d’une aube douloureuse ». Le bon fils et le mauvais fils se disputent la reconnaissance du père. Mais, surprise, à sa mort, « le sale gosse » devient le moteur de la dynamique familiale, son héros caché. Son frère lui avoue qu’il a toujours jalousé sa liberté pendant que lui se figeait dans l’obéissance. De là émergent des questions fondamentales : « faut-il qu’un sacrifice ait lieu pour que nous acceptions de regarder qui nous sommes et ce que nous voulons vraiment ? Est-il nécessaire d’attendre le chaos pour changer de place, de position ? Et, enfin, aimer son père, pour un fils, implique-t-il un sacrifice de soi ? » « On force un enfant », la partie qui suit, fournit des réponses. Elle est consacrée au parcours de la réalisatrice Maïwenn, enfant programmée pour devenir une star : « Ma mère ne m’aimait qu’à travers un écran de cinéma », dit-elle (p. 96). Sidérant ! La mise à mort symbolique des parents s’avère parfois vitale. Mais quand cette mort n’est plus symbolique, comment la symboliser ? La série Six Feet Under repose sur le décès d’un homme laissant derrière lui une entreprise de pompes funèbres, une femme et trois enfants (deux hommes et une adolescente). À partir de cette situation de départ, on découvre leurs parcours croisés autour d’un deuil libérant les potentialités névrotiques de chacun (p. 97).

10 Pour ce qui est de la névrose, The Big Bang Theory lui fait la part belle en rendant les inhibitions hilarantes. Cette série explore la vie d’un groupe de geeks accrochés à une adolescence sans fin, avec pour protagoniste central le génial Sheldon : « Ses réponses parfois logorrhéiques sont remarquablement intelligentes, logiques, mais aussi perspicaces. Et pourtant, il est constamment à côté de la plaque ! […] il atteint le sommet du savoir sans pour autant arriver à comprendre quoi que ce soit sur lui-même » (p. 101). On prend plaisir à côtoyer ce petit groupe de personnages formant une sorte de famille réinventée. Mais un autre type de famille étrange nous attend au tournant avec United States of Tara, une série qui plonge le spectateur dans le quotidien d’une famille dont la mère possède plusieurs personnalités. Parfois, elle est Buck, un vétéran du Vietnam, à d’autres moments elle est T., une adolescente délurée, ou encore Alice, une femme au foyer sortie des années 1950. La famille de Tara vit au gré de ses transformations (p. 107). Autour de cette série, l’auteur trouve l’occasion de nous faire découvrir la pathologie psychiatrique nord-américaine des « multiples ». Pathologie potentiellement factice. « Et si c’était vrai ? » Tel est le titre de la partie consacrée ensuite à la mode du biopic et du storytelling. La réalité est-elle plus fantastique que la fiction ? Cette dernière peut en tout cas se révéler plus vraie que la réalité, comme en témoigne la série House of cards. À l’instar de la série française Baron noir, elle est venue dépoussiérer une façon de montrer la politique et ses combats. Mais pour ce qui est de l’hyperréalisme, on n’en a pas fini, puisqu’on découvre ensuite In treatment, série qui nous plonge dans la pratique d’un psychologue : « Paul et ses patients vivent une aventure limite, au sens figuré et, parfois, dans ses errances, au sens propre. Bien sûr, ça dérape… » Florian Houssier rappelle que, à l’instar de cette série, une séance ne s’arrête pas forcément au moment où on le décide, car les patients interpellent aussi une « clinique du pas de la porte », à travers la mise en acte de leurs conflits. Enfin, pour ce qui est de la mise en acte, on approche de la fin de ce voyage avec Dors et fais pas chier (Mansbach, 2011), un livre qui bat en brèche les consensus mous de la parentalité par une forme de réalisme poétique (p. 115). Il y est question d’un père épuisé de ne pas parvenir à coucher sa fillette. « Voilà les pères confrontés au partage des enjeux éducatifs, voici le couple exposé aux vents de tous les conflits liés à l’enfant et sa façon d’être. » Mais, au-delà de la révolution des mœurs éducatives, Florian Houssier nous initie à de nouvelles modes sociales, qu’il décrypte avec brio. À commencer par le « flashmob » : la constitution d’attroupements éphémères et spontanés à la marge de tout système, de toute récupération publicitaire ou politique. À Athènes, trente personnes tournent en rond dans une rue passante devant un mixeur de cuisine en lui adressant des prières. « À New York, d’où le mouvement est parti, plusieurs centaines d’habitants ont voulu acheter le même tapis au même moment dans un magasin. Une fois l’action jouée, la foule se disperse en tout anonymat » (p. 122). En subvertissant la fonction dévolue aux objets, en tournant en dérision le quotidien, on crée un langage onirique commun, explique l’auteur. Sortir des limites du champ social en caricaturant leur caractère figé, tel serait l’un des objectifs latents : l’absurde ne réside-t-il pas dans les contraintes sociales que tout adulte s’impose pour « tenir dans le cadre » ? Ce qui pouvait paraître absurde prend un sens nouveau avec ce livre. Il en va ainsi d’un genre littéraire trop délaissé : le manga. « Ainsi, un jour, un préadolescent entre dans votre champ perceptif pour vous conseiller une bande dessinée ; bardé d’incertitudes, on croit alors que cet objet va choir rapidement, tomber des mains comme un vêtement trop serré dont on se débarrasse avec ardeur. Et puis, au fil de la lecture, l’impression d’une confirmation : tout n’est pas joué d’avance, l’effet de surprise cueille, accroche, puis finalement emporte l’adhésion, contre toute attente » (p. 126).

11 Enfin, pour finir en beauté, Florian Houssier nous invite à une expérimentation cinéphilique. Pour son dernier film, Spielberg a offert aux spectateurs une vertigineuse balade dans le futur, qui est aussi un virtuose hommage aux années 1980. Le film L’oasis est, explique Houssier, infiltré par l’idée qu’« un jour il ne nous restera plus que le jeu pour vivre, que les espaces virtuels pour que la vie garde son sel » (p. 134). La vie des terriens du futur étant lourde, ils passent en effet leur temps avec un masque de réalité virtuelle sur les yeux pour pénétrer dans un jeu vidéo en ligne. Son fondateur a décidé de léguer sa fortune au joueur qui découvrira « l’œuf de Pâques » dissimulé au cœur du jeu. Or celui qui parviendra à prendre le contrôle de l’Oasis prendra finalement le contrôle du « vrai » monde… L’environnement le plus humain pour se sentir vivant sera-t-il virtuel, comme il est anticipé par le réalisateur de cet ouvrage ?

12 Je reprendrai à mon compte une phrase de la conclusion : « Il est des objets culturels qu’on reçoit comme un lapsus, ébahi, comme un coup de poing à l’estomac… » Pour ma part, il en est allé ainsi de cet ouvrage, avec les imaginaires multiples qui s’y déploient et les réflexions qu’il offre en partage. Un livre à lire urgemment !

13 Sébastien Chapellon

14 Maître de conférences en psychologie Université de Guyane


Date de mise en ligne : 23/11/2020

https://doi.org/10.3917/dia.229.0205a

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