Dialogue 2020/2 n° 228

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Article de revue

Le placenta : approche historique, anthropologique et psychanalytique

Pages 181 à 200

1Dans le registre de la subjectivation de l’être humain, le fœtus et l’embryon se heurtent à des positions défensives extrêmement variées allant de l’évitement à la fascination. En ce sens, qualifier de « trin » l’espace que définissent ensemble le fœtus, la mère et le placenta veut indiquer la dimension essentielle qu’à notre sens il revêt. Ma pratique clinique de sage-femme et conseillère conjugale et familiale m’a conduite à devoir penser concrètement ce registre.

2Si le bébé en devenir mobilise ainsi de tels mouvements, on peut comprendre que le placenta qui lui est associé, sorte de double, suscite également de vives réactions. Élément constitutif dès son origine de l’unité fœto-placentaire, il obéit à un destin marqué par le sceau de la perte, réalisée à l’instant même de la naissance de l’enfant. Il est le premier élément dont tout individu naissant est amené à se séparer.

3Or, le placenta fait généralement l’objet, y compris dans le champ de la psychanalyse, d’un déficit de pensée, de représentations qu’il semble opportun d’étudier étroitement. Comme le nouveau-né lui-même, on comprend aisément qu’il puisse être la cible de sentiments ambivalents de la part de la mère qui peut éprouver des difficultés à penser dans le même temps son bébé qu’elle s’apprête à mettre au monde et cet organe qui peut susciter un sentiment d’inquiétante étrangeté. On peut penser qu’il puisse aider la mère à supporter le bébé réel, en projetant sur lui, plutôt que sur le nouveau-né, des réactions de recul, de réticence ou de franche hostilité. L’article porte sur l’histoire des pratiques autour du placenta, cette histoire dans ses multiples pratiques et représentations pouvant alimenter la réflexion des praticiens.

4Au-delà de la mère elle-même, tous les sujets présents à l’instant de la naissance ont été confrontés à la réalité placentaire pour ce qui concerne l’émergence de leur propre identité. Les phénomènes de résistance qui s’opèrent autour du placenta puisent leur origine autour de conflits générant de l’angoisse et qui pourraient se rejouer à l’occasion de l’accouchement. D’une part il confronte le sujet à la question de sa propre animalité et de sa propre analité. La placentophagie étant la règle dans le monde animal, il est la source d’un interdit puissant qu’il réactive : l’interdit du cannibalisme qui nous fonde humainement (Gélis, 1984).

5Par ailleurs, la résistance des sujets à investir le placenta sur le mode de la pensée, de l’évocation ou du rituel accompagnant son arrivée peuvent se comprendre à travers le prisme d’un autre interdit fondamental : l’interdit de l’inceste. En effet, de manière plus ou moins consciente, par la capacité du sujet à penser sa propre naissance ou par les traces mnésiques plus profondes qu’ont pu laisser à l’intérieur de lui les premières expériences fœtales en lien étroit, symbiotique avec la mère, c’est à un mécanisme de défense qu’on assiste, pour lutter contre ces vestiges qui le renvoient au corps de la mère.

6La psychanalyse contemporaine a conduit de nombreux chercheurs à se poser la question de la naissance psychique, à en proposer des représentations, à penser les conditions d’émergence du sujet humain. La naissance psychique s’établit pour une part à partir de perceptions et de sensations du nouveau-né et avant lui du fœtus qu’il a été. Ainsi, on peut affirmer que l’environnement fœtal, sa réalité biologique sont importants à considérer et à étudier. Il nous faut pouvoir penser simultanément la naissance de la vie psychique et les expériences sensorielles et corporelles très précoces en les reliant.

7C’est donc cette interface que nous allons questionner, à un endroit particulier, négligé d’une façon générale et cependant ontologiquement fascinant : le territoire placentaire. Ceci à partir d’une perspective historique articulée autour de deux grands axes : d’une part les mécanismes à l’œuvre au décours de la naissance physiologique, puis d’autre part les processus présents lors de l’élaboration de la vie psychique.

8Nous poursuivrons par une réflexion centrée sur le placenta, la manière de pouvoir le penser pour enfin le considérer d’un point de vue psychanalytique. Les rites et les habitudes traditionnelles qui entourent la naissance font régulièrement l’objet d’interprétations à la lumière de la psychanalyse – on connaît l’importance dans le champ de la psychanalyse du corps, des interactions précoces dont il est le support, du travail de psychisation auquel il est soumis (Smadja, 2011).

À propos de la perception de sa propre identité

9Une des préoccupations premières des psychanalystes s’est orientée autour de l’étude du développement primitif de l’être humain. Pour Winnicott (1951), « dès le début, il est possible à l’observateur de voir qu’un nourrisson est un embryon d’être humain, une unité ».

10« La santé mentale du fœtus et de l’enfant repose sur le fait qu’il peut s’identifier à deux personnes. C’est à ce niveau que le père est garant de son identité psychique. […] Lorsqu‘on dit d’un enfant qu’il s’identifie à son père, cela signifie qu’il puise chez lui les éléments psychiques nécessaires à sa construction. S’il ne se construisait qu’avec une seule personne, il ne pourrait être mentalement autre chose que la poupée russe de sa maman. C’est donc la relation qu’il établit avec son père qui lui permet de se construire comme un individu différent de ses deux parents. Privé de cette identification, il lui devient impossible de penser qu’un jour, il devra quitter sa mère et sa construction mentale en est gravement perturbée » (Dumas, 2000, p. 31). Lorsque l’auteur s’aventure à évoquer la santé mentale du fœtus, il poursuit sa réflexion en abandonnant en quelque sorte le fœtus pour se limiter à la nécessité que l’enfant a de quitter sa mère à partir de la relation qu’il aura établie avec son père. Mais quid du fœtus pour quitter sa mère, si ce n’est à partir de la réalité biologique du placenta, autre que lui, extérieur à lui et qui, en quelque sorte, contient du père... ?

Naissance physiologique, épreuve biologique

Le placenta, quelques éléments d’anatomie et de physiologie

11Dès le début, les mécanismes en œuvre au moment de la fécondation vont mettre en évidence ce que la médecine désignera sous l’expression d’« unité fœto-placentaire » (Gélis, 1988). À partir de cette unité anatomique, une différenciation va s’établir très précocement, distinguant d’une part l’embryon qui préfigure ce qui deviendra le fœtus et d’autre part le trophoblaste qui précède ce que sera le placenta.

12On peut considérer que les mécanismes de l’accouchement vont avoir comme effet de séparer définitivement ces deux entités, d’abord par la naissance du nouveau-né, source d’investissement, destiné à vivre, puis par l’expulsion du placenta, destiné à disparaître ou à être traité en fonction des rites culturels qui ont cours dans cette société-là à ce moment-là.

13Dans notre société, la sage-femme qui préside aux accouchements aura charge d’assister la parturiente au moment de la naissance de l’enfant puis de pratiquer la délivrance, moment le plus périlleux de la mise au monde. Cette double polarité nourrit les représentations clivées de la sage-femme, bonne ou mauvaise, capable tout à la fois de présider à la naissance de l’enfant, de favoriser la rencontre avec la mère et l’établissement des relations précoces (bonne mère) et très rapidement de recueillir le placenta, de le toucher et d’une certaine manière d’être au plus près des pulsions animales, voire cannibaliques, de l’être humain (Gélis, 1984).

Anatomie et fonctions placentaires

14Le placenta a un rôle de nutrition qui préfigure la fonction de nourrissage qui reviendra à la mère après la naissance. Il assure également un rôle de protection sur un plan immunologique. Il agit en quelque sorte comme un filtre, chargé de trier les éléments qui parviennent jusqu’à lui pour assurer à l’enfant en devenir un environnement favorable. Cette fonction évoque d’ores et déjà une certaine analogie avec la fonction alpha et l’appareil à penser que la mère va devoir prêter à son enfant aux fins de détoxifier certains stimuli et transformer des éléments bruts en éléments assimilables psychiquement. Le placenta est cet organe nourricier où vont s’organiser les échanges permettant à l’enfant de se développer et de mûrir pour pouvoir, à terme, s’adapter à la vie aérienne. Toit et nourriture : fonctions symboliques fondamentales que le père aura ultérieurement à assumer ?

15En dehors de ces fonctions, le placenta constitue également un espace, circonscrit par les membranes amniotiques qui en sont le prolongement, dans lequel l’embryon puis le fœtus vont connaître leurs premières expériences corporelles. De par sa nature même, le sac ovulaire définit un dedans et un dehors. Ce premier espace renvoie parallèlement à la notion d’enveloppe psychique contenante.

16Notons qu’en cas d’effraction de cette enveloppe, par rupture ou par simple fissuration des membranes, la porosité alors réalisée entre intérieur et extérieur fragilise la grossesse et en impose l’interruption à plus ou moins brève échéance à cause des risques infectieux qui en résultent. Après la naissance de l’enfant, le placenta va se décoller de la muqueuse utérine à partir d’un plan de clivage qui va se produire dans un délai rapide. Il faut rappeler que c’est bien ce temps de délivrance qui est le temps périlleux de l’accouchement, responsable dans une grande majorité des cas des décès maternels par hémorragie.

Le placenta comme lieu de fantasmes

17La localisation placentaire normale est de type utéro-fundique, permettant les mécanismes locaux de dilatation cervicale qui précèdent la mise au monde. Il arrive que les échographies mettent en évidence des insertions basses du placenta, alors situé à proximité du col utérin ou le recouvrant. Ces malpositions placentaires, si elles se montraient définitives, compromettraient l’accouchement par voie basse pour des raisons mécaniques évidentes. On parle alors, aussi bien chez les parturientes que dans le personnel médical, de la nécessité que le placenta remonte... comme si celui-ci était animé et doué de mouvement, voire d’une certaine autonomie d’action. Les contrôles échographiques suivants guettent alors la migration placentaire ! Si le placenta ne remonte pas, l’extraction par césarienne sera rendue obligatoire. Ce mouvement de déplacement placentaire n’est pas sans évoquer ces fantasmes très répandus au cours du xviiie siècle, où l’utérus était considéré comme un animal vivant que les femmes portaient à l’intérieur d’elles, être vivant de surcroît possédé du désir de faire des enfants (Breuer dans Freud et Breuer, 1895).

18En cas de décollement précoce pendant la grossesse, la vitalité de l’embryon ou du fœtus est compromise. A contrario, en cas de décollement trop tardif, c’est la mère qui risque la mort. Il existe des pathologies placentaires, dont l’étiologie est complexe et qui compromettent la poursuite de la grossesse. Des retards importants de la croissance fœtale, imputés à un fonctionnement placentaire de mauvaise qualité, vont imposer l’arrêt de la grossesse pour garantir la survie de l’enfant.

19Le placenta suscite généralement un mouvement de répulsion, de dégoût. On sait que chez les animaux, ovipares ou vivipares, les femelles mangent naturellement leur arrière-faix. Les ruraux confortés au xixe siècle par les recommandations des vétérinaires s’opposent à cette pratique en soustrayant le placenta dès son expulsion, convaincus du risque subséquent de voir la femelle dévorer ses petits (Gélis, 1984). De la même façon redoute-t-on dans notre espèce cette attitude de la femme mangeant son placenta, considéré comme le double symbolique de l’enfant qu’elle vient de mettre au monde. Dès lors, en effet, le risque existe du glissement (fantasmatique ?) vers la mère dévorant ses petits (ibid.).

20Après avoir été longtemps l’objet de rituels anciens, le placenta est aujourd’hui relégué en zone d’ombre. Rares sont les femmes qui se préoccupent de son devenir, plus rares encore celles qui souhaitent le récupérer. En le faisant disparaître rapidement, en le soustrayant à la vue, cherchons-nous à dénier ces pratiques faisant douter de notre humanité ? Les différentes appellations du placenta évoquent bien cette notion d’ingestion. Il a été dénommé « tourteau », « tarte » ou « galette ». Aujourd’hui encore on examine attentivement le « gâteau placentaire », c’est-à-dire sa face utérine (ibid.).

21On lui attribue en effet depuis toujours des vertus fertilisantes (ibid.). L’opothérapie placentaire est pratiquée dès l’Antiquité et jusqu’au xviiie siècle, époque à laquelle on déclare le placenta chose répugnante dont il est urgent de se débarrasser. On abandonne son utilisation thérapeutique en même temps que se pose aux hommes d’église une inquiétante question : « Quelle fut l’attitude d’Adam et Ève face au placenta de Caïn ? » Elle divisera théologiens et accoucheurs jusqu’à l’aube du xixe siècle qui redécouvre les vertus immunitaires et galactogènes du placenta.

22Si l’ingestion placentaire comme rituel de fertilité est clairement condamnée, on en retrouve la quintessence, la trace symbolique au travers de la cérémonie des relevailles que l’Église s’efforcera d’imposer. L’accouchée en recherche de purification doit apporter deux petits pains ou deux gâteaux qu’elle fait alors bénir. Elle en laisse un au sanctuaire et partage le second avec les membres de sa famille ou plus souvent avec les femmes de sa communauté en âge de procréer, particulièrement celles qui sont encore sans enfant. Cette pratique s’est peu à peu éteinte, sa valeur originelle ayant été effacée (ibid.).

23Relevons actuellement une pratique qui, bien que marginale, témoigne d’un regain d’intérêt pour les vertus placentaires : l’ingestion par la jeune accouchée de granules homéopathiques constituées à partir de son placenta. Cette utilisation moderne du placenta est censée favoriser l’involution utérine et renforcer les défenses immunitaires de la jeune accouchée. N’est-ce pas là une forme « culturellement correcte » de l’ingestion placentaire ? Sommes-nous si éloignés du comportement animal ?

Pouvoir penser le placenta

Point de vue anthropologique et historique

24Dans l’ensemble des études anthropologiques, le placenta, conçu comme le lien entre la mère et l’enfant pendant la période prénatale, est l’objet de pratiques rituelles dont il convient de mesurer l’importance (Gélis, 1988).

25Dans beaucoup de sociétés africaines, le placenta bénéficie d’un statut symbolique puissant. En Afrique de l’Ouest, deux représentations prévalent : celle du jumeau de l’enfant ou celle du second enfant, celui « qui est plus soi-même que soi-même », pour reprendre les termes des Gourmantché du Burkina Faso. Chez les Joola, l’enfant n’est pas considéré comme né tant que le placenta n’est pas expulsé. Les soins ne seront prodigués à la mère et à l’enfant que lorsque la délivrance sera effectuée. Le placenta est recueilli dans une poterie réalisée à cet effet, emplie d’eau et qui sera enterrée rituellement. Les sages-femmes sont nommées « celles qui vont enterrer la chose la nuit ». L’individu dont le placenta n’aurait pas bénéficié de ce rituel serait compromis dans son inscription territoriale ou dans sa relation aux ancêtres tutélaires. Chez les Dogons, le placenta est considéré comme un référent primordial de la cosmogonie. Tout placenta est considéré comme la réplique du placenta primordial, celui du dieu créateur Amma, qui l’a gravé de tous les signes de la création de l’univers. Les héros contestataires se révoltant contre l’ordre divin commettent leur premier acte de rébellion en déchirant un fragment placentaire. Chez les Muong du Vietnam, le placenta doit rapidement être emporté hors de la maison et exposé à la vue des Ma, ces âmes redoutées désincarnées des morts qui n’ont pas accédé à l’ancestralité et se désintéressent alors du nouveau-né (Gélis, 1984).

26Traditionnellement, dans la France rurale, quand l’accouchement se déroulait à la maison, le placenta était enterré. Considéré comme le double symbolique de l’enfant, son ensevelissement était associé à un vœu concernant les qualités du nouveau-né, exprimé par le choix de la plante ou de l’arbre planté sur le lieu d’ensevelissement. Cet ensevelissement du placenta revenait au père qui, bien que n’assistant pas à l’accouchement, avait cependant un certain nombre de tâches à accomplir – le rôle du père n’est pas que séparation mais participation à une contribution au processus de paternalisation. Les usages vis-à-vis du placenta s’inscrivaient, on le voit, dans une répartition sexuée des tâches. Le placenta est renvoyé au destin final du corps humain dans la tradition occidentale : la terre. Les précautions prises pour le traitement du placenta sont liées à l’idée que ce qui adviendrait au placenta adviendra par analogie à l’être humain qui vient de naître. Cette liaison irrémédiable présente dans la tradition française commande de ne pas brûler le placenta, de ne pas le jeter à l’eau, de ne pas le livrer aux bêtes (Gélis, 1988).

27Par ailleurs, cet acte de planter un arbre sur les matières fertiles qui constituent le placenta permet de faire prendre racine à l’arbre, perçu comme une autre composante de l’identité. Des traces de cette représentation sont perceptibles dans les contes qui permettent de connaître le destin de la personne partie en voyage par l’examen de l’arbre planté sur le placenta (cf. le « Conte de l’homme qui devint un arbre », dans Salomé, 2007).

28L’ensevelissement du placenta qui a précédé la médicalisation de la naissance reposait sur une analogie entre l’avenir du nouveau-né et le devenir de cette substance de l’accouchement, visualisée par la plante ou l’arbre se nourrissant des propriétés fertiles dont le fœtus avait bénéficié jusqu’alors. Cet acte témoignait des liens établis et persistants entre l’humain et son environnement physique. À l’occasion de la naissance, les pratiques observées jusqu’au xxe siècle soulignaient donc les liens perçus entre l’homme et la nature.

Et dans la société moderne ?

29Le xiiie siècle voit l’émergence du savoir obstétrical et les premiers traités d’obstétrique portent une attention particulière à la délivrance. Ils mettent en évidence la menace qu’elle représente, le risque vital qu’elle peut faire encourir à la jeune accouchée au moment de son expulsion. La vision dominante n’est plus la relation entre l’enfant et le placenta mais une vision ontologique de celui-ci. Devenu inutile dès la naissance de l’enfant, cet organe est attendu avec la hantise d’une sortie partielle qui fait redouter l’hémorragie, voire la mort maternelle. Cette importance de la dimension ontologique est confirmée par les savoirs médicaux actuels. Si la dimension relationnelle entre mère et enfant est bien reconnue durant la grossesse, le placenta est renvoyé à une réification exempte de dimension relationnelle une fois le fœtus expulsé.

30L’hospitalisation de la naissance est un phénomène récent qui s’est mis en place progressivement depuis la fin du xixe siècle jusqu’au début des années 1980. L’accouchement en maternité a dû attendre 1875 et la fin des épidémies de fièvre puerpérale pour s’affirmer. Ce n’est que progressivement au cours du xxe siècle que les jeunes femmes se rendent à l’hôpital pour y accoucher.

31La construction des savoirs médicaux et les pratiques associées ont permis de contribuer à la diffusion du savoir d’une profession, celle de la sage-femme, qui a peu à peu remplacé les interventions traditionnelles de la matrone. Rémunérée en argent et non plus en biens, recevant une formation savante et non plus seulement celle de l’expérience, relayée par le médecin en cas de difficultés, la sage-femme contribue peu à peu à la médicalisation de la naissance qui a profondément modifié les relations humaines autour de la mère et du nouveau-né. Simultanément elle a recréé à sa manière un rite de passage, socialisant la séparation physique des corps de la mère et du nouveau-né, reconstituant une période où la mère et l’enfant se trouvent à l’écart des activités quotidiennes, qu’elles soient domestiques ou professionnelles, avant de trouver une nouvelle place dans la société.

32Le placenta a une destinée tout à fait particulière. Si on le considère comme une pièce anatomique d’origine humaine, on pourrait imaginer qu’il suive les mêmes trajets vers l’incinérateur dans un crématorium habilité à cette tâche par les collectivités territoriales. Si on le voit comme un déchet recyclable d’activité de soin, il est opéré à son prétraitement par des appareils de désinfection agréés par les ministères chargés du travail, de la santé, de l’environnement et de l’industrie après avis du Conseil d’hygiène publique. C’est cette deuxième voie qu’il suit actuellement en vue de le débarrasser de tout pouvoir néfaste. Notons par ailleurs que l’opothérapie placentaire est depuis longtemps effective dans le soin des esquarres.

33L’avènement du sida a jeté un discrédit important sur le placenta. Il est dorénavant détruit en prenant des précautions particulières. En effet, il est considéré comme un produit à risque, potentiellement contaminé. Cependant, de nouveaux indices témoignent d’un regain d’intérêt en sa faveur. La présence de cellules souches fœtales dans le placenta ainsi que dans le cordon ombilical en fait une source possible de matière utile dans les cas de maladie nécessitant une greffe. Ainsi des indications de greffe de tissus issus de la délivrance voient-elles le jour dans certaines affections oculaires.

Pouvoir penser psychanalytiquement le placenta

34Les représentations de la naissance offrent un panorama d’une grande diversité. Centrer ainsi un intérêt particulier sur le placenta peut-il s’accompagner d’un réel travail de pensée psychanalytique ? Ou l’intégration même de ces données qui proviennent d’un autre champ menace-t-elle la discipline psychanalytique ou ce qui la fonde, à savoir la reconnaissance du rôle spécifique de l’inconscient, de la pulsion et de la sexualité infantile ?

35Si l’on se réfère à la pensée freudienne, il est possible d’établir une certaine validité à notre démarche en se référant à la citation suivante du 5 juin 1917 (citée dans Martin-Juchat, 2008) : « L’inconscient est certainement le véritable intermédiaire entre le somatique et le psychique ; peut-être le missing link tant cherché. » Ce qui retient l’attention, notamment celle de Paul-Laurent Assoun (1997), est ici l’allusion de Freud à un certain chaînon manquant, en anglais dans le texte, qui renvoie aux interrogations darwiniennes, chaînon supposé manquant dans la chaîne des êtres vivants. Freud corrèle donc la question du lien entre inconscient et corps à celle du rapport entre animalité et humanité. Ce qui, nous semble-t-il, apporte une certaine pertinence à la réflexion autour du placenta et d’une certaine manière du manque de représentations qui l’accompagne. Le fait que nous ne mangions pas notre placenta distingue notre espèce des autres mammifères, exception faite, semble-t-il, des cétacés.

36Dans la pensée lacanienne, le placenta est situé comme prototype de l’objet a. C’est dans le séminaire X (1962-1963) que Lacan énonce clairement des désaccords entre sa pensée et la doctrine freudienne. Les divergences portent d’abord sur la théorie de l’angoisse telle qu’elle est développée dans Inhibition, symptôme, angoisse (Freud, 1926). Il considère que l’angoisse de la naissance n’est pas de nature phylogénétique, c’est-à-dire propre à l’espèce, et l’idée de peur ancestrale lui paraît absurde. Il stipule que l’angoisse de séparation de l’enfant ne porte pas sur la mère mais précisément sur les enveloppes placentaires. C’est cette angoisse d’être séparé du placenta qui explique pour Lacan l’angoisse de la naissance et non, comme le pose et le présuppose Freud, une quelconque reproduction phylogénétique. Le schéma anatomique des rapports du placenta et du fœtus s’approche de la figuration géométrique qui représente pour Lacan la nouvelle topologie de l’espace psychique, le cross-cap, d’où l’intérêt soutenu qu’il leur porte.

37Lacan récuse de même la catégorie d’objets partiels (sein, phallus et enfant) car Freud en fait des objets dont on peut être séparé. Il les nomme « objet petit a » et stipule qu’ils sont angoissants non parce qu’on pourrait les perdre mais parce qu’on pourrait avoir à les partager. Pour Lacan c’est le « a » qui permet la coupure entre intérieur et extérieur. Le premier « objet a », c’est le placenta.

38À l’épreuve de la métaphorisation et en lien avec la métapsychologie (Bion, 1991), on peut considérer que, par le sac ovulaire qui le constitue, délimitant un espace clos, protégeant le fœtus mais permettant des échanges avec le milieu extérieur, le placenta et ses enveloppes nous évoquent la notion d’enveloppe psychique contenante telle qu’elle a pu être définie par Winnicott (1971) : le lieu d’expériences corporelles précoces, d’échanges intimes et de rencontres avec la mère, celui des impacts qui sont susceptibles de s’ensuivre en termes de sensorialité et d’émotionnalité groupale, socle de la pensée à venir.

39Par sa fonction de filtre détoxifiant certains éléments, le placenta nous évoque la fonction alpha, le rôle de pare-excitation de la mère tels qu’ils ont été définis par Bion (1991) où la mère prête son appareil à penser pour transformer des éléments bruts en éléments assimilables par le nouveau-né.

40Par sa réalité d’organe se situant anatomiquement entre la mère et son enfant, mais dans une proximité très étroite et comme mystérieusement relié, le placenta évoque un équivalent si ce n’est d’objet, en tout cas d’espace transitionnel ou d’aire intermédiaire tels que Winnicott les a définis (1951). L’espace transitionnel est décrit comme un espace paradoxal, ni dedans ni dehors, qui va jouer un rôle essentiel dans les processus de représentation et de symbolisation et va permettre un premier décollement d’avec l’objet maternel.

41Enfin, par l’espace trin que constituent mère, bébé et placenta, ce dernier – de par aussi sa constitution en termes de matériel génétique – nous évoque la figure du tiers, tiers séparateur, en miroir de ce que sera la triade père, mère et bébé.

Le placenta au risque des concepts psychanalytiques

42De la même manière, la représentation de couper le cordon pour métaphoriser la séparation mère-enfant puis les séparations qui viendront – et tout particulièrement celle marquant la résolution du complexe d’Œdipe – se fait sans passage par le sexuel et participe du même mécanisme de refoulement. Se répète, sur un plan symbolique, ce qui est à l’œuvre au moment de la naissance : l’occultation du placenta et, à travers lui, de cette entité énigmatique et mystérieuse autre que la mère et l’enfant, espace trin pour ne pas dire tiers.

43Au-delà du « il n’y a pas de rapport sexuel » lacanien, la désexualisation de la naissance où se manifestent en creux le mystère des origines et sa cohorte d’éléments associés tels que le manque, l’absent ou l’objet perdu, cette représentation nous évoque L’origine du monde de Gustave Courbet. On sait que l’émergence de la vie s’accompagne inévitablement de perte et de séparation. La notion de deuil est donc clairement à l’œuvre à l’instant de la mise au monde. Mort du fœtus au profit du nouveau-né. Disparition du placenta devenu inutile. Deuil de la nullipare laissant place à la primipare, processus qui sera reconduit à chaque naissance ultérieure.

Point de vue réflexif psychanalytique sur le placenta

44Le constat : le placenta est historiquement l’objet de rites qui tradui-sent la place importante qu’il occupe dans l’imaginaire. Depuis le xviiie siècle, époque moderne de médicalisation, on peut constater un changement de statut, un appauvrissement des représentations et des résistances à la fantasmatisation. Comment penser d’un point de vue psychanalytique cette évolution ?

45Plusieurs hypothèses : d’une part la contemporanéité de cet effacement placentaire avec la masculinisation de la naissance (directement liée à la médicalisation) dont on imagine combien elle a modifié les pratiques. On connaît les différences de processus entre le devenir mère, qui satisfait d’une certaine manière les désirs œdipiens, et le devenir père qui, au contraire, réactive un certain renoncement. On pourrait dire en quelque sorte qu’il y a du père dans le placenta. D’autre part, les mécanismes de répulsion, de dégoût proviendraient de ce qu’il se produit en fait, un peu à la manière d’un trauma, un deuxième contact avec la réalité placentaire, le premier renvoyant à nos toutes premières expériences liées à la proximité maternelle, symbiotique et par là à une réactivation de la tentation incestueuse. Ce deuxième contact organise en quelque sorte la résistance de la remémoration de ces traces archaïques placentaires. Notons à cet égard le processus de réticence effectué par la parturiente la conduisant à ne pas porter intérêt au placenta que le personnel médical soustrait rapidement à sa vue.

La construction psychique, place de l’objet

46La place de l’objet dans la construction psychique est posée par Freud dès 1895. Les processus de transformation des phénomènes corporels en phénomènes psychiques définissent le travail de psychisation du corps. Les psychosomaticiens, avec Pierre Marty (1988) puis aujourd’hui Claude Smadja (2008), ont interrogé le fonctionnement psychique à travers les difficultés d’impression des traces mnésiques de l’objet. Le développement de la psychanalyse de l’enfant active sans cesse un travail de représentation, de métaphorisation de cette origine du fonctionnement psychique. L’accent est porté sur le rôle de l’objet primaire mais aussi sur le corps et la sensorialité.

47« Objet non objet », « moitié moi, moitié autre », intuitivement nous pensons que les difficultés à pouvoir penser le placenta se jouent chez l’adulte (comme parent, comme psychanalyste) à un niveau complexe, faute d’un espace qui serait une interface entre l’investissement narcissique (je suis enceinte) et l’investissement objectal (j’attends un enfant). Mais « je » n’attends pas un placenta. Cela oblige ou impose un certain désinvestissement. L’importance du lien psyché/soma invite à penser conjointement naissance, émergence de l’activité psychique et naissance physiologique, émergence du corps physique se déprenant du statut organique fœtal. Ces deux phénomènes peuvent être considérés comme des composantes de la fabrication du Moi ou du Self (Winnicott, 1956).

48En matière de savoir obstétrical, on considère que le placenta, dès le stade du trophoblaste, appartient au fœtus. Des conditions nécessaires à la subjectivation aux conditions indispensables à la symbolisation, comment penser le déficit de représentations attachées au placenta ? À ce stade intra-utérin de l’organisation psychique, le placenta peut-il être pensé comme un objet ? Le cas échéant, à qui appartiendrait cet objet ?

49Deux concepts viennent nourrir cette réflexion et témoignent de la nécessité de penser de manière créative cette tension paradoxale qui frôle l’aporie. Winnicott (1959) ouvre une perspective qu’il semble pertinent d’appliquer au placenta quand il évoque la question du « non advenu de soi ». Cet objet étrange, non advenu de soi, peut alors être pensé pour ce qu’il est ou a été dans sa réalité sans avoir à être continûment évoqué à travers le prisme du deuil ou de la perte. Sylvain Missonnier (2006), s’inscrivant dans la pensée de Serge Lebovici (1983), plaide pour la reconnaissance d’une anthropologie du fœtus. Il s’attache à penser le processus de subjectivation en considérant la période anténatale comme une composante essentielle de l’histoire du sujet. Dans ce contexte, il pose l’hypothèse d’une relation virtuelle de l’objet parents/embryon qui participerait de processus communs entre le devenir parent et le naître humain ou le devenir humain, engagés dans une réciprocité. Cette hypothèse clinique admet de considérer le site utéro-placentaire comme une interface fœtus/environnement.

Conclusion

50Une telle modalité conceptuelle nous semble tout à fait pertinente pour ce qui concerne la construction psychique de l’un (le père en devenir), de l’une (la mère en devenir), de l’autre (le bébé en devenir), car elle autorise un prolongement orienté vers le placenta.

51En effet, si on considère qu’il s’agit bien des deux versants d’un même processus, on ne peut traiter à l’identique le devenir de l’un, de l’une et de l’autre. L’un et l’une devenant parents restent en quelque sorte entiers, fondamentalement inchangés. L’autre (le fœtus) est double et devra pour devenir nouveau-né renoncer à une part de lui-même (le placenta) dont il gardera la trace sous la forme d’un stigmate corporel. Ce faisant, il nous fait plonger fantasmatiquement dans les abîmes de la perte et de la séparation. Le placenta, destiné à disparaître quand naît l’enfant du dedans, nous engage à une réflexion profonde incluant le passage de la relation d’objet partiel à la relation d’objet total, dont il préfigure la nécessité.

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