Dialogue 2020/2 n° 228

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Article de revue

Le meurtre conjugal comme tentative d’appropriation subjective des expériences traumatiques familiales

Pages 141 à 160

1Cet article interroge le meurtre conjugal à la lumière de la psychologie clinique, selon le référentiel psychanalytique. À partir d’un cas clinique, nous montrons en quoi la scène conjugale apparaît comme un autre lieu de répétition de l’expérience traumatique. Selon cet éclairage, nous discutons en quoi la violence et le meurtre conjugal peuvent constituer une tentative de réappropriation subjective des expériences traumatiques familiales. Par ailleurs, cette contribution s’inscrit dans un contexte sociétal particulier où le fléau des violences conjugales et des « féminicides » est plus que jamais au cœur des préoccupations sociopolitiques. Pourtant, malgré une législation renforcée et la multiplication de campagnes de prévention, la violence envers les femmes persiste et suscite un intérêt toujours grandissant pour la compréhension et l’explication de ce phénomène afin de mieux penser sa prise en charge. Considérant les violences conjugales, et dans celles-ci le meurtre du conjoint, comme un phénomène complexe résultant de l’interrelation d’une multitude de facteurs, notre approche sous le prisme de la psychologie clinique d’orientation psychanalytique se révèle une lecture possible mais non exclusive. Ainsi, la théorie psychanalytique, en tant que science du fonctionnement psychique, nous permet ici d’interroger le meurtre conjugal du côté du sujet auteur au regard de sa dynamique psychique, de son histoire de vie et du rapport qu’il entretient à son acte.

Clinique du meurtre conjugal

2Dans un précédent article, nous discutions en quoi le meurtre conjugal peut se révéler une des conséquences de la violence conjugale lorsque celle-ci arrive à son paroxysme (Harrati et Vavassori, 2018). De ce fait, les modalités du fonctionnement psychoconjugal sous-tendues par l’alternance des jeux de pouvoir et de possession s’actualiseraient dans la mise en acte du meurtre du conjoint. La violence conjugale traduit, d’une part, l’échec des fonctions de confortation narcissique et de maintenance d’une relation de désir au sein du couple et, d’autre part, une dynamique relationnelle fondée sur la destructivité et la manifestation d’atteintes physiques et/ou psychiques afin d’opprimer l’autre et de le dominer. Dans un contexte de violences répétées, le meurtre conjugal résulterait d’une relation d’emprise révélant une séparation impossible et une tentative de maintien du lien (Bastien, 2005 ; Smadja, 2013 ; Harrati et Vavassori, 2018). Aussi, pour certains auteurs, comme Roman et Dumet (2009), l’agir violent constitue un reflet de la conflictualité psychique sur la scène externe afin de pouvoir s’en ressaisir de l’intérieur. Dans cette lignée, nous soutenons que le recours à la violence et au meurtre conjugal s’inscrit dans une tentative de réponse aux traumas vécus, la scène conjugale apparaît comme un autre lieu de répétition de l’expérience traumatique.

Du traumatisme et de l’agir violent

3De nombreux travaux d’orientations diverses s’intéressent à l’agir violent. Parmi eux, ceux de Claude Balier (1988, 2005) se révèlent incontournables dans la compréhension psychodynamique de la place de l’agir. Selon les perspectives psychanalytique et psychocriminologique ouvertes par cet auteur, l’agir est analysé comme un mécanisme face à la menace de séparation, au risque d’un effondrement psychique. L’agir se présenterait comme une solution de recours « en rapport avec une dépression impossible, une haine inassumable et une incapacité à élaborer, symboliser et organiser des éprouvés originaires » (Harrati et Vavassori, 2018). En plus de signaler la présence d’un fonctionnement psychique archaïque fondé sur la décharge motrice, l’agir serait révélateur de la faillite des processus de symbolisation et de subjectivation (Harrati et Vavassori, 2015). Selon André Ciavaldini (2005), le caractère inachevé de l’affect, présent chez ces sujets auteurs d’agir, ne leur permet plus de réfléchir leur subjectivité. L’agir criminel porterait donc la trace de ces « éprouvés originaires » et fonctionnerait comme le contre-investissement d’un monde psychique interne terrifiant. À ce propos, René Roussillon (2008) propose la notion d’« actes messagers » pour signifier que des expériences archaïques tentent de s’exprimer dans différents agirs. L’acte serait ainsi porteur d’une valeur symbolisante et son contenu aurait une signification singulière en ce qu’il constitue un message adressé à un autre. La tentative d’élaboration et de symbolisation par l’agir subsisterait en résonance avec des scènes de terreur et d’effractions traumatiques.

4Pour la clinique psychanalytique, l’événement traumatique se présente comme un choc violent inattendu, une commotion psychique (Ferenczi, 1927-1933), qui anéantit le sentiment de soi, la capacité de résister, d’agir, de penser et de se défendre (Janin, 1999). La perturbation massive du fonctionnement psychique et des défenses établies jusque-là peut aller jusqu’à créer une blessure narcissique entamant les capacités de figuration et de symbolisation du sujet. Le trauma, action négative et désorganisatrice du « traumatisme », peut ainsi conduire le sujet à adopter des logiques négativantes, destructives face aux sentiments de désespoir ou d’effondrement qui l’animent. Ce qui fait alors précisément traumatisme, c’est l’état d’impréparation de la psyché (Freud, 1920), les atteintes précoces du Moi et les blessures d’ordre narcissique qui en résultent (Freud, 1939). Chez Ferenczi (1927-1933), le traumatisme découle des conséquences des stratégies de survie psychique et physique développées par le sujet, dans son enfance, pour faire face aux abus et au déni des adultes. Il est le résultat d’une réponse affective inadéquate ou absente, de la part de l’adulte, aux sollicitations tendres de l’enfant. Ces conjonctures psychiques peuvent entraîner chez le sujet tant une paralysie psychique secondaire à la sidération que l’asphyxie ou l’agonie de la vie psychique par sentiment de dés-espoir (Bokanowski, 1997, 2010). Ces traumatismes précoces pouvant perturber gravement l’organisation même de l’économie pulsionnelle et la symbolisation engageraient inévitablement le rôle de l’objet et de l’environnement à un âge très précoce (Janin, 1999 ; Bokanowski, 2002). Ces considérations théorico-cliniques mettent ainsi en évidence l’importance des expériences vécues au cours de l’enfance et, parmi elles, des événements traumatiques manifestes dans la famille d’origine pouvant affecter profondément et durablement le sujet. Au cours de cette période, l’enfant demeure extrêmement vulnérable car entièrement dépendant de son environnement sociofamilial. La famille, principale structure d’organisation des êtres humains, jouerait donc un rôle décisif dans le développement de l’enfant puisqu’elle constitue un pivot sur lequel ce dernier va pouvoir s’étayer pour se construire. De ce fait, la qualité de l’organisation psychique infantile aurait une incidence majeure sur la façon dont le sujet, devenu adulte, s’adapte et gère les excitations externes et internes. L’organisation psychique fragilisée par des vécus familiaux instables, insécures et pathogènes peut donc se voir débordée à l’âge adulte par de nouvelles expériences traumatiques si la quantité d’excitation générée par celles-ci est trop importante. Lorsque l’angoisse atteint son paroxysme et les mécanismes de défenses se révèlent inefficients, l’appareil psychique peut avoir recours à l’agir criminel comme ultime solution pour assurer sa survie. L’agir violent/criminel interviendrait alors « comme forme de maintien de l’homéostasie du Moi » (Houssier, 2009).

5De nombreux auteurs s’accordent sur le fait que l’agir criminel sur-viendrait pour lutter contre des effets désorganisateurs (Marty, 1997 ; Roussillon, 1995 ; Houssier, 2009). Autrement dit, l’investissement de l’agir se propose comme une modalité de contrôle défensif face à de fortes excitations. Au-delà de cette modalité défensive, il paraît pertinent d’interroger la place de l’agir dans le travail de subjectivation puisque ce dernier permet au sujet d’une part de revenir sur son histoire de vie et, d’autre part, de mettre en lien les événements qui y ont pris sens. Aussi, dans son versant économique, l’agir violent/criminel protégerait contre la désorganisation psychique et, dans son versant dynamique, il participerait au processus de réappropriation subjective. À ce propos, André Ciavaldini (1999) signale « la double valence délétère et potentiellement réorganisatrice de l’agir ». Si ce dernier peut se révéler une modalité défensive, en quoi participerait-il à la réappropriation des expériences traumatiques familiales ?

6Par cette contribution, nous questionnons en quoi l’agir violent/criminel participerait au travail psychique de réappropriation d’un vécu familial traumatique. À partir du cas clinique de Joseph, nous montrons en quoi, pour le sujet, la reprise élaborative de son histoire de vie permettrait une mise en sens des traces traumatiques inélaborées et par conséquent la possibilité d’une réappropriation subjective du vécu traumatique familial. Aussi, nous soutenons l’hypothèse que la violence et le meurtre conjugal pourraient constituer une tentative de mise en sens des expériences familiales traumatiques ou pathogènes. Nous tentons de mieux comprendre la violence conjugale et ses figures extrêmes mais aussi d’identifier la vulnérabilité du sujet et les processus psychiques témoignant d’une expérience traumatique familiale passée, processus réactualisés au sein de la sphère conjugale. Précisons ici que cette hypothèse ne déresponsabilise aucunement le sujet de son acte et ne vise nullement à nier sa gravité. Cette dernière résulte d’une clinique instruite par l’écoute du sujet et de son vécu dans une temporalité précise, celle de la condamnation et de l’incarcération. Aussi, notre hypothèse s’inscrit dans une tentative de compréhension – et non d’explication des faits – du sens et de la fonction psychique de la violence conjugale, notamment lorsqu’elle atteint son paroxysme – ici le meurtre – au regard de l’organisation psychique, du récit de son histoire et de son acte.

Vignette clinique : Joseph

7Joseph est âgé de 50 ans au moment où nous le rencontrons. Il est incarcéré depuis cinq ans et a été condamné à une peine de quatorze ans de réclusion criminelle pour le meurtre de son épouse. Nous l’avons rencontré dans le cadre d’une recherche clinique analysant les liens entre les expériences traumatiques familiales et l’agir criminel. Joseph nous a donné son consentement éclairé à propos de l’utilisation des données de ses entretiens à des fins de production scientifique. Afin de préserver son anonymat, nous lui avons attribué un prénom d’emprunt.

8À partir d’entretiens cliniques, nous avons investigué l’histoire de vie de Joseph (crises, traumatismes, accidents, transitions et événements de vie qui structurent et orientent ce dernier) et celle de l’acte (processus et dynamique psychiques mobilisés dans la mise en acte criminelle). Ainsi, dans la trame de son récit, Joseph parvient à la mise en place d’une histoire personnelle subjectivée construite dans l’après-coup à partir de ses fantasmes et de ses représentations inconscientes. C’est précisément ce remaniement après coup des événements du passé qui confère un sens au choix des événements racontés, mais aussi à la manière de les raconter (Harrati, Chraibi et Vavassori, 2012).

Le récit de son histoire

9D’emblée, Joseph relate l’histoire de ses parents : « Mon père, c’est un Espagnol, quand il y a eu Franco il a été arrêté [...] et ma mère, son père était maquisard pendant la guerre de 45 et il est mort. Quelqu’un, avec une pierre, lui a fracassé le crâne et il est mort devant eux. » Dans son récit, l’image paternelle est dépeinte sous l’emprise d’une figure maternelle violente et exigeante. Il semble insister sur les événements douloureux qui ont marqué leur enfance comme pour les disculper d’avoir failli dans leur propre rôle parental. Son environnement familial se révèle carencé, marqué par la rupture et un double abandon : celui de son père puis de sa mère. Selon lui, ces derniers ne parvenaient pas à répondre à ses besoins primaires. Élevé par sa tante et son oncle jusqu’à l’âge de 12 ans, Joseph fait état d’un nouvel environnement familial insécure, caractérisé par des violences intrafamiliales et conjugales : « Il y avait beaucoup de méchancetés, de bagarres à la maison […] je me faisais souvent frapper. » Il relate également avoir été victime, dès l’âge de 10 ans, d’abus sexuels de la part de sa mère lorsque celle-ci lui rendait visite. La figure maternelle, déjà discréditée par le discours de sa tante, semble l’être d’autant plus après ces agressions répétées : « Des fois, quand elle venait, ma mère m’obligeait à venir au lit avec elle… Et donc elle voulait jouer avec moi, elle s’amusait et des fois elle me touchait mon zizi… et moi ça me plaisait pas. » Joseph se dit « choqué, marqué » par ces événements. Il paraît incapable d’élaborer psychiquement ses éprouvés fixés à la trace traumatique suscitée par cette violation des limites corporelles et psychiques. En plus du caractère effractant pour le Moi, le discours de Joseph signale un vécu d’atteinte narcissique par sidération du Moi relevant d’une asphyxie, voire d’une agonie, de la vie psychique.

10La période de l’adolescence se caractérise par son retour contraint au domicile de la mère et son adoption par le compagnon de cette dernière. Selon ses dires, le changement de nom, auquel il s’oppose, provoque une confusion du sentiment identitaire amplifiée par les ruptures avec l’environnement de son enfance et le décès de sa grand-mère qu’il considérait comme un « repère ». « Ce fut un gros choc pour moi, déjà de changer de nom, puis quand il a fallu déménager à X. Je suis rentré en sixième, donc je vous dis pas le choc, on n’a plus de copains, rien, c’est fini. En plus, j’ai changé de nom… je l’ai très mal vécu. » Dans ce contexte, il se dit en perte de repères socio-familiaux engendrant une consommation excessive et répétée d’alcool et le recours à la violence : « À l’école, il y avait beaucoup de bagarres, d’agressivité […] j’étais un peu la victime, les deux ou trois plus forts s’en sont pris à moi […] je me suis retrouvé devant le plus fou, avant qu’il commence à me donner des coups, j’ai donné un grand coup de pied entre les jambes. »

11S’agissant de sa scolarité, ses résultats sont modestes, les apprentissages semblent peu investis. À ce propos, Joseph évoque des souvenirs douloureux d’un vécu de rejet en raison de sa situation sociale défavorisée : « J’étais renfermé sur moi-même. Les autres parents, ils venaient, ils faisaient des cadeaux à la maîtresse, aux sœurs… Nous, on n’avait pas tout ça, on avait des difficultés à vivre à la maison. »

12Après l’obtention de son cap, Joseph rencontre sa femme. Telle qu’il la relate, la période des débuts de sa vie sentimentale semble contribuer à la revalorisation de son image et de son estime de soi. De cette rencontre, il ne peut rien dire. De même qu’il ne peut décrire son épouse en dehors de la relation conjugale et de son rôle maternel. À ce titre, il évoque l’image d’une femme violente et maltraitante vis-à-vis de lui et de leurs deux fils : une mère imposant un climat familial peu sécurisant, peu chaleureux pour accueillir des enfants ; une épouse peu affectueuse, humiliante, rejetante, attaquante, provoquant des conflits répétés. Paradoxalement, dans son récit, son couple paraît vécu à la fois comme un objet menaçant en raison de la violence conjugale qui s’y manifeste et comme un support étayant privilégié. Dès lors, la dynamique conjugo-familiale laisse entrevoir combien le lien conjugal et/ou parental attise et réactive des failles subjectives. Joseph évoque des angoisses d’abandon et de séparation venant mettre en échec les fonctions contenantes et de pare-excitation du couple. Aussi, les éprouvés exprimés mêlent une souffrance à vivre ensemble autant qu’une impossibilité à se séparer : « Ça faisait vingt-cinq ans qu’on était ensemble, depuis le début on s’est toujours disputés [...] On passait pas un mois sans s’engueuler. » La violence physique, dont il se dit auteur, semble soutenue par une défense narcissique : « Je l’ai bousculée deux ou trois fois et je l’ai attrapée par les cheveux […] elle m’insultait et les gamins ils entendaient les choses, elle me traitait plus bas que terre et ça faisait mal, c’était insupportable. » Telle que Joseph la relate, cette dynamique intrapsychique et interpersonnelle paraît relever d’une « transaction narcissique paradoxale » (Caillot et Decherf, 1982) et constituer le socle psychique du couple en tant que modalité organisatrice du couple (Harrati, Coulanges et Vavassori, 2018).

Le récit de son acte

13Joseph décrit son acte comme un mouvement passionnel dans lequel suicide et/ou homicide semblent un ultime recours pour échapper à l’angoisse de séparation. L’acte émerge ici dans un contexte où existent une fatigabilité importante, une lassitude psychique et physique liées à des difficultés familiales et professionnelles. « C’était pas facile, je me suis retrouvé au domicile pendant trois ou quatre mois à tourner en rond alors que moi je suis quelqu’un de très actif […]. Tout s’est enchaîné, à quelques mois près tout s’est enchaîné, quoi, c’était insupportable. C’était trop ! [...] Je me serais suicidé, c’était invivable. » Son discours traduit un vécu diffus d’incomplétude et d’insatisfaction à mesure qu’il accumule des échecs et ressent péniblement un sentiment de perte de contrôle de sa vie. « Dans tout ça, voilà où j’en suis arrivé avec ma femme... Il y avait plein de choses à gérer, ma mère, enfin tout, tout est arrivé en même temps... J’y arrivais plus... »

14Joseph présente son acte comme impulsif, réponse à une atteinte narcissique et à une « crainte d’effondrement » (Winnicott, 1971) que représente la menace de séparation formulée par son épouse. Cette menace semble avoir entraîné, chez Joseph, de graves désordres dans la stabilité et la cohérence du Moi caractérisés par l’angoisse, la haine, la révolte et le grand désarroi qu’il témoigne : « Pendant le trajet, j’ai ruminé et j’avais décidé que si jamais on ne se réconciliait pas… je me fous en l’air, j’en avais trop… j’arrivais plus à gérer, je subissais… […] J’étais perdu, démoli, j’avais plus rien qui me rattachait à la vie. Donc je suis allé chercher l’arme, je me la mets sous le cou et, avec l’autre main, je commence à chercher la gâchette et je dis à ma femme : regarde ce que je fais, t’as vu, voilà c’est bien fait, tu vois c’est à cause de toi !... C’était ma façon de lui faire payer. » Un danger vital résulte du risque de perte de la relation objectale narcissique au point que l’acte vient réaliser une forme de fusion du sujet à l’objet dans la mort. L’échec amoureux a, semble-t-il, ravivé les avatars carentiels ou abandonniques et, d’une certaine manière, dévoilé l’illusion d’un unisson narcissique. Nous pourrions ici faire écho au nécessaire renoncement à la possession totale de l’objet (Racamier, 1992) instaurant une défense face aux inévitables deuils qui scandent l’existence, dans la mesure où le sujet peut entrevoir que le vide ne sera pas total après la perte ; ressource défensive dont Joseph semble singulièrement dépourvu. Aussi, nous pouvons ici nous interroger sur la manière dont l’acte tente de suturer dans le présent un vécu d’effondrement ancien et permet ainsi au sujet de se protéger d’un vécu interne non subjectivé. En quoi la violence et le meurtre conjugal auraient-ils confronté Joseph au retour d’un pan de son passé traumatique, jusque-là honteusement dissimulé et inélaboré ?

Discussion

15Le cas de Joseph ouvre probablement plusieurs pistes de réflexion. Dans le cadre de cet article, nous nous appuierons sur une série d’hypothèses cliniques non exhaustives et qui, comme tout produit d’élaboration clinique, restent sujets à discussion. La clinique de Joseph oriente notre discussion sur ses vécus carentiels et de violence dans sa famille d’origine, la violence conjugale et le meurtre de son épouse avec comme points d’articulation la réactualisation et l’impact de l’expérience traumatique. Dès les débuts de notre rencontre avec Joseph, nous sommes confrontés à un récit qui clame une douleur psychique, des ruptures répétées blessantes, la perturbation des repères filiatifs, des vécus de vide, d’isolement et de rejet aux niveaux familial et social, des moments d’angoisse et dépressifs ainsi que des éprouvés de honte relatifs aux attouchements sexuels dont il se dit victime de la part de sa mère ; autant d’éléments que nous envisageons d’une part comme traumatiques en raison de leur impact désorganisateur sur la psyché du sujet et, d’autre part, comme la répétition de temps traumatiques précoces non élaborés. Cependant, nous convenons que les formations traumatiques rencontrées dans l’histoire de Joseph ne relèvent pas des mêmes effets. Nous sommes tentés de soutenir l’hypothèse d’un « traumatisme chaud » (Janin, 1999) activé par l’inceste maternel à l’instar du trop-plein d’excitations venant déborder le pare-excitation et les processus défensifs du sujet se superposant à un traumatisme froid né des carences de soins maternels. L’imbrication de traumatismes peut ainsi maintenir le sujet en position de passivité en le détruisant par humiliation, maltraitance, négation de sa subjectivité. Dans le cas de Joseph, ces catastrophes, vécues très tôt dans l’enfance, semblent avoir altéré l’organisation des processus de subjectivation et de symbolisation. En effet, ces traumas sont relatés par Joseph mais ils subsistent dans le présent sans traces de symbolisation, sans remise en circuit dans le vécu actuel, sans régime associatif. À ce propos, Christine Condamin (2009) explique qu’en raison de leur précocité « les traumatismes primaires, qui ne peuvent être métabolisés ni recevoir de statut intrapsychique, sont souvent non représentables et en attente de symbolisation ».

16Par ailleurs, ces traumas cumulatifs ont manifestement créé chez Joseph des blessures d’ordre narcissique et ainsi affecté la maturation et les limites de son Moi. Nous soutenons l’hypothèse que la problématique narcissique de Joseph s’enracine dans la défaillance de l’investissement parental et la faillite de l’introjection des bons objets (Klein, 1932). Les premiers objets de Joseph étant défaillants, ce dernier n’a pas pu introjecter dans son Moi un objet interne suffisamment bon pour dépasser l’état persécutif. Les transactions familiales caractérisées par la violence psychologique, physique et sexuelle face à laquelle Joseph n’a reçu aucune protection ont semble-t-il entravé son système pare-excitation. C’est ainsi qu’au moment de l’adolescence, temps favorisant la rencontre avec les aspects les plus intenses de la vie psychique, Joseph s’est montré dans l’incapacité de contenir sa pulsionnalité et de faire face à sa violence.

17De plus, plusieurs éléments cliniques tels que la violence d’une pulsionnalité peu contenue, les difficultés rencontrées dans la traversée de la position dépressive ou encore le maintien de mécanismes de défense primaires signalent que chez Joseph la perte ou la séparation réactive des angoisses massives et accentue une dépendance à l’objet. Joseph se montre en attente d’étayages affectifs et narcissiques, comme en témoignent ses modalités d’investissement de la relation conjugale. En effet, le récit de son histoire conjugale laisse entrevoir à la fois la recherche de gratifications et d’une sécurité interne, probablement non acquises dans la petite enfance, et l’incapacité à gérer la distance et la séparation avec son épouse. Ce défaut de sécurité intérieure participerait au redoublement de ses besoins auprès de sa partenaire, partenaire décrite essentiellement au travers de cette fonction de contenance. De ce fait, les besoins éprouvés par Joseph seraient-ils vécus comme une dépendance envers l’objet potentiellement insupportable puisqu’elle constituerait une menace envers le Moi (Jeammet, 2002) ? À travers l’agir, le sujet rechercherait-il à affirmer son identité et à ajuster sa relation aux objets d’investissement ? Dans la logique de ce questionnement, nous supposons que la répétition d’agirs violents témoignerait d’une tentative de représentation des expériences familiales traumatiques ou pathogènes.

18Dans cette perspective, pour Joseph, la relation conjugale, à valeur narcissique, présenterait une menace en tant qu’elle comporterait un risque de rupture intolérable, cruelle et réactiverait des angoisses de dépendance à l’objet. Ici, nous considérerons la violence et le meurtre conjugal du sujet comme une tentative de se dégager d’un lien qui ne lui permet pas d’exister comme sujet différencié. Aussi, les répétitions agies seraient-elles une manière de combattre ou d’attaquer ce lien car réactivant la souffrance liée à des expériences douloureuses et dévastatrices restées en manque de sens ?

19En admettant que le couple se présente comme un espace d’élaboration possible des traumatismes et souffrances infantiles jusqu’alors non élaborés, ce dernier dans sa fonction de contenance (Garcia, 2011) participerait à la réparation du vécu de chaque partenaire ; chacun devenant alors le contenant des traumatismes de l’autre. Cependant, dans le cas de Joseph, les crises et la violence au sein du couple signalent l’achoppement des « tentatives conjugales de réparation/symbolisation du vécu traumatique des partenaires » (Garcia, 2009). L’excitation pulsionnelle et les fragilités individuelles manifestées par Joseph ne peuvent être contenues par des remaniements relationnels et laissent place à la décharge agressive, destructrice. Pour le sujet se répète au sein du couple une relation insatisfaisante, toxique, maltraitante sans possibilité de séparation face au risque d’un effondrement psychique.

20Selon cet éclairage, une autre logique de la répétition de la violence conjugale tiendrait à l’attente insatisfaite de réparation que Joseph manifeste à l’égard de son épouse ; attente que son épouse le gratifie, le reconnaisse, soigne ses éprouvés infantiles de détresse. Dans cette logique, l’agir violent et meurtrier de Joseph relèverait d’une attaque de l’objet perçu comme persécuteur car déniant ses attentes primaires ou incapable d’y répondre. Le passage par la violence, puis le meurtre conjugal constitueraient une manière de donner forme aux expériences traumatiques passées qui trouveraient dans la sphère conjugale l’occasion de s’actualiser, de se déployer et, par là même, de se représenter et prendre sens. Comme si, pour Joseph, le passage vers une autre scène, ici conjugale, conditionnait une possibilité d’élaborer et de se réapproprier ses expériences traumatiques familiales ou du moins une partie.

21Ici, les effets de rencontre avec le féminin mériteraient d’être interrogés. Pour Joseph, l’agir violent et meurtrier constituerait-il une tentative de maîtriser le féminin, objet qui fait défaut, voire effraction, et qui, rencontré en miroir dans le regard de son épouse, l’aurait contraint à la passivité ? Enfin, la dynamique conjugo-familiale relatée par Joseph questionne l’hypothèse de « transactions narcissiques paradoxales » (Caillot et Decherf, 1982) contaminant les liens intrafamiliaux. Le meurtre conjugal s’inscrirait-il dans un fonctionnement intrafamilial au sein duquel les mouvements d’emprise, la mise en acte de violences agies et/ou subies, les vicissitudes des jeux de pouvoir et de possession alterneraient les positions d’auteur et de victime ?

Conclusion

22La clinique de Joseph met en exergue le poids des expériences traumatiques passées et leur effet après coup. Ces dernières ont généré chez le sujet des peurs primitives de la cruauté et de la force des mauvais objets ainsi qu’un effondrement du fonctionnement psychique en souffrance d’élaboration, d’intégration. Le cas de Joseph interroge alors la façon dont le clinicien peut soutenir le travail d’élaboration psychique de l’expérience traumatique dévoilée par l’agir violent/criminel et ses répétitions. Comment peut-il permettre au sujet de (re)prendre confiance en son monde environnant et en la fonction protectrice des bons objets internes et externes ? De (re)trouver la capacité intérieure d’assurer les limites de son individualité ?

23Dans ce cadre, pour le sujet, le travail d’élaboration consisterait notamment à intégrer les excitations dans le psychisme, à établir entre elles des connexions associatives, à entrevoir les relations entre les différentes constellations traumatiques. Le travail clinique doit alors encourager « la communication, la verbalisation et l’échange, avant même que le sujet soit en capacité de comprendre son passage à l’acte et de le relier à des événements de vie, à élaborer psychiquement sa problématique » (Harrati et Vavassori, 2015). Le travail de penser et d’associer autour de l’histoire, voire de l’agir, commence uniquement lorsque le sujet est en capacité de partager avec le clinicien son vécu, ses expériences et ses émotions. Les vicissitudes du transfert et du contretransfert en favoriseront la compréhension. Le souci du clinicien est donc d’instaurer un climat suffisamment confiant pour que le sujet parvienne à livrer l’insoutenable et à l’y inscrire dans une histoire et une temporalité subjectives. Néanmoins, une question se pose concernant le clinicien : dans quelle mesure pourra-t-il faire face à l’insoutenable ? Sera-t-il capable d’accompagner et de supporter l’indicible et l’innommable ? Jusqu’à quel point peut-il entendre un discours qui le plonge au cœur de la détresse et de la souffrance humaine ? Finalement, cela revient à interroger son contretransfert, pour lequel il n’existe pas de réponse simple et univoque mais dont l’analyse apparaît centrale. En conséquence, pour assurer au mieux cette prise en charge, le clinicien doit à la fois faire preuve de neutralité face à l’insoutenable et se prémunir du risque de nier la gravité des faits. Pour le clinicien, la lecture clinique psychanalytique consiste à interroger la position subjective du sujet dans ce qui lui arrive. Toutefois, cette interrogation n’a pas pour visée de résonner en incrimination, en assignation et/ou en prescription de posture subjective. Ainsi, à côté de divers abords psychologiques des violences conjugales (systémiques, gestaltiques, phénoménologiques) qui consistent à décrire les phénomènes, à y déceler des régularités, nous avons tenté, dans le cadre de cet article, de montrer en quoi le récit de l’acte violent/meurtrier conjugal ne se limite pas à une identité intrapsychique d’agresseur ontologisée, mais convoque une irréductible dimension relationnelle. Si, dans la compréhension du meurtre conjugal, d’autres dimensions sont à prendre en compte – telles les dimensions anthropologique, socioculturelle, psychopathologique –, l’examen de la posture et de l’expérience subjectives du sujet auteur se révèle tout aussi pertinent et complémentaire.

Bibliographie

Bibliographie

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