Notes
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[1]
Ceci n’est pas sans rapport avec un ouvrage qui a fait beaucoup de bruit à l’époque et qui, sur le fond, dénonce magistralement ces confusions entre famille et institution : L’anti-ædipe de Gilles Deleuze et Félix Guattari (1972). Certes on peut y voir une attaque de la psychanalyse et de la pierre angulaire que représente l’œdipe (ce qui est vrai), mais si l’on prend du recul sur cet aspect polémique, on s’aperçoit que la perspective développée des « flux » ou des « rhizomes » indique surtout une manière de penser le social qui ne répond pas à son appréhension selon une grille « névrotique », familiale. Le courant héritier de cette perspective est celui de Multitudes avec les travaux de Félix Guattari, Toni Negri et actuellement ceux d’Yves Citton (2014) qui portent notamment sur « l’économie de l’attention ». Le social ne peut être réduit sans risque idéologique à une problématique familiale. Faut-il pour autant nier la question de l’inconscient dans sa constitution ? Nous ne le pensons pas. Jean Furtos (2008), par exemple, fondateur de la revue Rhizome, s’est attelé à penser la précarité avec une perspective analytique « psychosociale ».
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[2]
« Tandis que les autres écoutent dans un état d’esprit libre et d’attention flottante » (Balint, 1957, p. 329-330). Bion recommandait l’attention, un « état d’esprit » fait de « patience » et de « sécurité » (1970), Balint insiste sur l’idée du temps (1957, p. 324, 329), de la patience (ibid., p. 327) et de la création d’une « atmosphère » réceptive, un espace aussi en deçà de l’interprétation. Le cadre de travail du groupe Balint est d’abord constitué par des éléments très archaïques du psychisme.
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[3]
Il resterait intéressant de repérer le travail différent qui peut se réaliser en supervision d’équipe ou en analyse des pratiques selon également que ce groupe se situe au sein même d’un établissement avec des professionnels d’une même équipe ou bien à l’extérieur avec des professionnels de différentes institutions. Ce « qui fait équipe » dans chacun de ces différents dispositifs est plus ou moins proche ou éloigné du travail d’une d’équipe porté par un groupe particulier.
1 Penser les supervisions d’équipe ou l’analyse des pratiques des professionnels au regard d’une attention à la dimension « familiale » de la vie psychique ne va pas de soi. Dans cet article, nous examinerons les différentes façons de voir la question familiale pour montrer comment sa reconnaissance peut devenir motrice d’un réel changement clinique sous certaines conditions. Préalablement nous indiquerons les différentes manières d’utiliser cette problématique avec le risque du familialisme ou au contraire l’inclusion de la problématique familiale dans le fait institutionnel.
2 Le risque du « familialisme » est toujours présent. Cette attitude consiste à transposer sans recul sur les problématiques professionnelles ou sociales les enjeux propres aux individus dans leur famille. Ce « plaquage » a souvent une fonction idéologique dans la mesure où il masque d’autres types de rapports de force sur le terrain. Cette figure du « familialisme » est tenace, si elle a été depuis longtemps dénoncée, elle transparaît dans la manière de rabattre parfois les problèmes professionnels à de seuls problèmes personnels, privés. Il en a été ainsi au début pour ce que l’on appelle le burnout, il a été mis à charge de la santé mentale du professionnel, l’institution se dédouanant de toute responsabilité.
3 À l’opposé, si l’on considère les familles qui ont un de leurs membres accueilli en institution, leurs places interrogent plus profondément les rapports institutionnels, le travail des professionnels et la théorie implicite que l’on a de l’institution. La famille fait-elle partie de l’institution ? Quelle place a-t-elle ? Si on la considère dès le départ comme constitutive de la dynamique institutionnelle, il s’agira alors de « restituer » cette place ou tout au moins d’en tenir compte dans l’élaboration des pratiques.
4 Parallèlement, nous devrons envisager la spécificité des supervisions et l’analyse de la pratique pour situer notre thèse et l’illustrer. La transposition de l’intervention analytique sur le terrain des professionnels est source de malentendus, la tentation est grande de « plaquer » le modèle de la problématique transférentielle propre à la psychothérapie, alors que les participants sont rassemblés pour y voir plus clair dans leurs relations professionnelles. Ce qui réellement « se transfère » dans ces groupes, ce sont les situations professionnelles portées par les participants. Le modèle du groupe Balint sera rappelé car il est centré sur la professionnalité, l’attention et l’association de points de vue des professionnels. Le travail clinique passe ici par la « construction de cas » qui permet à chacun de se rassembler autour de situations communes.
5 Au stade ici de notre réflexion nous ne distinguerons pas ces deux cadres d’intervention que sont la supervision d’équipe et l’analyse de la pratique car ils relèvent l’un et l’autre de la sphère du travail, de la professionnalité et de l’institution. La thèse que nous défendons dans cet article est que la problématique familiale est toujours présente dans la clinique de ces groupes des institutions sanitaires, sociales ou éducatives. Elle ne doit pas être « ajoutée » à ce qui se passe, car elle est de notre point de vue consubstantielle à ces institutions. Dans les échanges, sa présence cependant est souvent « en négatif ». Il s’agira ainsi de « tenir » sur l’associativité du travail groupal, sur les possibilités de penser des participants et du groupe pour faire face à ce « négatif », en reconnaître la nature, voire le transformer à partir de la construction de la réalité psychique de « cas » de personnes accueillies.
Le risque du familialisme
6 Le risque du familialisme a été depuis longtemps dénoncé quand on réduisait l’institution à une somme de relations personnelles. Si ce n’est généralement plus le cas aujourd’hui, il pourrait prendre de nouvelles formes quand domine dans l’analyse une vision uniquement personnelle des problèmes professionnels. Ce serait « la famille imaginaire » du professionnel qui serait l’unique levier de l’intervention en groupe clinique.
7 Considérer le rapport à un chef comme la seule reproduction d’un transfert paternel est le type même de fourvoiement du familialisme. Si on ne peut nier l’existence de tels transferts, se cantonner à ce rapport affectif, c’est dénier le lien social, hiérarchique et de pouvoir impliquant ces deux sujets. On sait par exemple que le « paternalisme » a été/est une modalité courante qu’utilise le patronat pour « acheter » la soumission des employés ou ouvriers. « La société n’est pas une famille », titrait Gérard Mendel (1993), il dénonçait par là le risque de « psychologiser » ce qui relevait des rapports de travail : les conflits sociaux, le rapport au patron répondent à des logiques qui sont celles des rapports sociaux, des logiques de classe. Voir le patron comme la « figure d’un père », c’est détourner l’individu d’une prise de conscience sociale, politique de sa condition. Il prônait ainsi des interventions, avec l’école du « groupe Desgenettes », sur des groupes « homogènes » du point de vue de leur place sociale (les élèves, les professeurs, les médecins, les patients entre eux, car chaque catégorie est mue par un même intérêt politique). Plus près de nous, Jean-Pierre Vidal (1987) a lui aussi dénoncé avec pertinence le « familialisme » comme « masque », une mise en scène fantasmatique, imaginaire, que le groupe institutionnel se donne par nécessité [1].
8 Ce familialisme admet une autre configuration quand seules les relations personnelles du professionnel sont analysées, ce qui est une manière de dénier l’identité professionnelle des sujets, leur « soi professionnel ». Cet aspect peut trouver ses racines dans l’approche psychanalytique. Dans les premiers temps de la psychanalyse groupale, Didier Anzieu (1975) prend l’exemple d’un chef d’entreprise et des problèmes de succession rencontrés. Son analyse du groupe est basée sur l’analyse de la problématique névrotique du chef d’entreprise et de ses « héritiers », mais elle a surtout valeur d’illustration du poids de la problématique personnelle des sujets quand ils sont en groupe, comme dans une petite entreprise. Par la suite il inscrira l’intervention clinique beaucoup plus clairement dans la problématique des professionnels. Dans l’intervention avec le psychodrame dont il rend compte dans un hôpital de jour, il souligne alors l’élaboration du « contretransfert des soignants sur les enfants psychotiques » (Anzieu, 1977, p. 698). Les travaux de René Kaës se situent sans ambiguïté dans la dimension institutionnelle, la distinction qu’il fait par ailleurs entre l’affiliation (institutionnelle) et la filiation (familiale) clarifie le risque de confusion entre ces deux groupes ou « institutions ».
9 Épistémologiquement, il est en effet important de distinguer ce qui s’institue du côté de la famille et qui a ses propres « lois » ou organisateurs, comme André Ruffiot, Alberto Eiguer et d’autres l’ont montré avec la thérapie familiale psychanalytique (Robert, 2014), de ce qui s’institue dans les institutions, notamment soignantes, et qui répond à d’autres organisateurs. Une institution n’est pas fondée comme la famille sur des rapports d’alliance et de filiation marqués par la différence des sexes et des générations, mais sur des rapports entre des professionnels et des personnes accueillies au regard de partenaires et lois sociales. L’articulation de ces différentes places montre l’aspect « symbolique » du cadre institutionnel (Mellier, 2018). L’équivalent de la « barrière de l’inceste » résidera alors dans la transgression des places qui rend possible toute poursuite de la « tâche primaire » de l’institution. Paul Fustier (1987) montrait ainsi que certains « privilèges différenciateurs » avaient un sens en institution car ils « posaient » symboliquement la place des professionnels par rapport à celle des personnes accueillies.
10 Malgré cela, il reste toujours très tentant d’envisager la scène d’une équipe comme la reproduction d’une configuration familiale, avec un « père » ou une « mère » bienveillant ou tyrannique, etc. Il s’agit pour nous d’une production de l’imaginaire, ou plus exactement d’un « roman familial institutionnel » qui a pour fonction groupale de masquer l’histoire et les dénis institutionnels afin de produire une image acceptable par tous. Ceci demeure plus subtil quand il s’agit de penser la place des fondateurs, régulièrement associés à des places « d’ancêtres » à l’instar d’une problématique familiale.
11 Si, individuellement, chaque participant peut être « pris » par une reviviscence des problèmes de sa filiation par la scène institutionnelle, par son affiliation, ceci est du domaine du « contretransfert » du soignant, d’un travail privé qu’il a à opérer en rapport avec sa fonction professionnelle. L’idée de l’existence d’un « moi professionnel », d’enveloppes professionnelles ou d’une professionnalité des sujets engagés sur le terrain institutionnel permet de mettre sans arrêt en rapport les enjeux affectifs, forcément personnels (et en ce sens « familiaux » car ils touchent le sujet dans l’intimité de son histoire), avec ceux de la prise en charge des personnes accueillies, partagés par les autres membres de l’équipe. Une nouvelle version du « familialisme » serait de ne prendre en compte que le versant « personnel » d’un problème à l’articulation de ces deux dimensions.
La famille constitutive du fait institutionnel
12 La place réelle des familles des personnes accueillies ne doit pas être négligée dans les institutions soignantes ou éducatives, concernant ou non les enfants. La famille est d’abord une « cible » projective pour les professionnels, mais elle participe aussi plus fondamentalement au scénario organisateur du fait institutionnel.
13 Paul Fustier (1987) a montré à quel point il fallait penser la dynamique institutionnelle avec des « cibles de substitution » pour envisager le devenir de ce que les professionnels ne pouvaient contenir dans leur rapport aux personnes accueillies. Parmi ces cibles les familles sont des cibles « rêvées » (Mellier, 2004). Un exemple sommaire : un bébé a tendance à la crèche à pleurer souvent, sans raison apparente, il ne se calme pas immédiatement, la professionnelle se trouve débordée, ses collègues sont occupées, elle doit « faire avec », son impuissance la met en position de n’être pas « compétente », de ne pouvoir efficacement remplacer sa mère, son parent. Une défense immédiate consiste à se décharger sur la famille, à « renvoyer » à la mère l’impact reçu : « Bien sûr, elle le prend tout le temps », « Il est trop gâté chez lui » ou « Ce n’est pas étonnant avec ce qu’ils lui font vivre le week-end », peut-elle dire – ou encore, ce qui dénote une cristallisation d’un problème : « Sa mère est spéciale », « bizarre », etc.
14 Prenons d’autres exemples, un enfant turbulent à l’école, une personne âgée dans un ehpad qui sans cesse essaie de sortir en allant devant la porte de l’ascenseur ou un patient à l’hôpital général qui appelle une infirmière pour un oui, pour un non. Dans toutes ces situations, très irritantes pour le professionnel, la personne accueillie le met à bout. On dira parfois qu’elle « teste ses limites », comme si ce bébé, cet enfant, ce patient, ce pensionnaire faisait « exprès », volontairement, d’importuner le professionnel ! Les répétitions de tels faits, le contretransfert extrêmement négatif qui tend à se communiquer auprès des autres professionnels indiquent la « valeur » institutionnelle de ces situations et la place des familles. La confrontation du professionnel à ses propres limites l’amène à identifier ailleurs la cause de ce qui est intolérable pour lui et c’est bien souvent la famille qui est « identifiée » comme inadaptée, négative.
15 Ces phénomènes ne sont ainsi pas uniquement projectifs ; plus complexes, ils sont liés à l’identification projective : déni de la souffrance, expulsion du négatif et attribution de ce négatif (identification) à une autre personne – avec une peur en retour de recevoir ce qui a été expulsé, ce qui maintient le processus dans la circularité. C’est la faute de la mère de ce bébé s’il n’arrête pas de pleurer, c’est la faute du parent de cet enfant qui « lui laisse tout faire à la maison », c’est la faute des enfants de cette personne âgée qui ne s’occupent pas bien de leur mère, c’est la faute du conjoint de ce résident, etc. Paradoxe, quand le professionnel est face à cette mère, ce parent, ces enfants, ce conjoint, les problèmes ne peuvent se dire, les rapports restent superficiels, « polis », distants. Des collusions projectives coupent toute réelle communication.
16 Ces phénomènes, qui peuvent se décliner dans différentes configurations, sont constitutifs des alliances inconscientes entre professionnels et familles. Ils sont très visibles dans les institutions qui accueillent des enfants – ou, de manière générale, dans les lieux où séjournent des personnes (hôpitaux, foyers, ehpad, etc.) –, mais néanmoins présents à bas bruit dans les autres situations. La famille étant par essence le groupe d’appartenance d’un individu, s’il a un problème avec un professionnel, on ne peut pas ne pas l’envisager à un moment comme source du négatif. Plus fondamentalement, les familles participent au « fait institutionnel » et en ce sens elles sont « toujours déjà là » dans les enjeux d’élaboration des pratiques en institutions soignantes. Elles sont profondément « inscrites » dès la fondation même de l’institution (Mellier, 2018). Le foyer, l’hôpital, la crèche, l’école, la maison d’enfants existent parce que la société a pris à un moment en charge ce qui relevait de la famille élargie ou de la communauté à laquelle appartenait l’individu. Ces institutions se sont posées en « séparant » les individus de leur groupe d’appartenance, en rejetant à « l’extérieur » la place de ce groupe d’appartenance primaire de l’individu. Telle a été en Occident la configuration de nos institutions. Elles ne se réduisent pas ainsi à une dualité de places, entre professionnels et accueillis, professeurs et élèves, soignants et soignés, mais dans un scénario organisateur où cette relation duelle des places se fait au regard de la famille des accueillis et de la société qui impose ce lien institutionnel (pensons aux modalités coercitives que l’État a déployées pour rendre obligatoire l’école ou à l’interdiction initiale de la place de la famille à l’hôpital). Le professionnel est ainsi, initialement, en place de substitut fantasmatique des parents, de la famille par rapport au sujet qu’il prend en charge. La famille est « en creux » toujours présente dans les fantasmes des professionnels. De ce fait elle prend parfois une place projective, très négative, comme vu plus haut.
Le modèle du groupe Balint : professionnalité, attention et associativité
17 Pour envisager une position clinique dans le cadre des supervisions d’équipe ou de l’analyse des pratiques des professionnels, nous nous référerons ici au modèle du « groupe Balint » (Even, 2008 ; Cohen-Léon, 2008) bien que de nombreux autres travaux puissent également être pris en compte.
18 Balint se situe très clairement du côté de l’extension de la psychanalyse, « hors la cure », avec une centration sur ce qu’on pourrait appeler la « professionnalité » des sujets (en l’occurrence des médecins généralistes). La distinction entre « transfert public » et « transfert privé » (Dosda, 1989) a permis « d’exporter » ces groupes dans de nombreuses professions, sociales, éducatives ou d’enseignement, etc. La problématique privée des participants, notamment en rapport avec leur propre famille, n’est pas négligée, elle est bien le moteur du désir du soin, par exemple, mais elle n’est pas interprétée en tant que telle. Elle participe à la construction du « soi professionnel ». Le centre de l’attention, ce sont les situations professionnelles (ce qu’elles mettent en jeu comme transfert, nous pourrions ajouter).
19 L’invention par Balint de groupes de formation pour les médecins généralistes repose ainsi sur une véritable transposition du modèle analytique (Mellier, 2002). En luttant pour ne pas plaquer le modèle de la cure sur son travail avec les médecins, en luttant pour ne pas reproduire une relation psychanalyste-patient, il a ouvert un dispositif clinique qui met au travail de manière spécifique certains registres de la réalité psychique difficilement mobilisables autrement, comme l’archaïque (ou la zone de « création primaire » d’où seraient issues les maladies somatiques) et ce qui s’institutionnalise dans une pratique (comme les stéréotypes professionnels qui ont perdu de leur sens).
20 Selon ce modèle nous aimerions mettre en relief deux processus : l’attention et l’associativité. Balint met l’accent sur la discussion, l’atmosphère qu’il faut favoriser pour que le médecin se sente libre de s’exprimer, pour qu’il puisse développer jusqu’au bout son point de vue sur la situation [2]. Par ailleurs, le travail en groupe ne consiste pas en une suite d’associations libres sur un sujet ou un autre, il est centré sur l’exposé d’une situation et sur les différents points de vue qui peuvent surgir à partir de cette situation. Nous parlerons alors d’« association de points de vue » (ou vertex, en reprenant l’idée Bion, 1970).
21 À partir de la lecture d’une situation rapportée, lors du groupe, chacun perçoit la situation selon ses propres identifications à un aspect d’un des protagonistes. Chacun a un point de vue qui n’est pas une simple opinion consciente sur ce qui se passe mais qui engage l’ensemble de sa personnalité, ses réactions émotives et infantiles (son vertex). En dehors des débats épistémologiques où il comparait le point de vue religieux et ceux du scientifique ou du psychanalyste, Bion désignait la difficile rencontre de deux perceptions du monde (vertex) difficilement conciliables car risquant d’approcher des zones d’angoisses catastrophiques (1970), c’est dans ce sens plus profond qu’il faudrait pouvoir envisager l’idée d’une « association de points de vue ». Les changements de perspective sont longs et parfois douloureux, mais ils aboutissent effectivement à un changement de regard et de perception de la réalité psychique, à un « changement de personnalité limité mais durable », selon l’expression de Balint.
22 La conduite du groupe consisterait ainsi à favoriser « l’association » de ces points de vue. L’interprétation ou le positionnement du leader viserait surtout à permettre qu’une nouvelle pensée émerge grâce à la réunion, à une certaine « contenance » de ces points de vue. Cette perspective peut être reliée à l’évolution de la psychanalyse où l’attention (Houzel, 1998) et l’associativité (Roussillon, 2009) sont devenues des aspects importants de sa compréhension. Le travail dans les groupes cliniques centrés sur les enjeux d’une pratique doit beaucoup à de tels processus qui permettent une « écoute » de chacun, une « résistance » à des effets immédiats de contagion ainsi qu’une « remontée » de situations profondément enkystées dans le terreau institutionnel, dans un syncrétisme difficile à mettre en forme, comme c’est souvent le cas pour la problématique institutionnelle de la famille.
La « construction du cas » et le négatif de la problématique familiale
23 La problématique familiale peut ainsi apparaître de manière manifeste et bruyante dans des supervisions d’équipe ou l’analyse des pratiques, quand telle ou telle famille est visée, ou bien elle peut être complètement absente d’une situation, clivée, déniée. Un travail rassemblé autour d’un « cas » permet le déploiement de l’associativité et l’élaboration des situations.
24 Dans le premier cas, classique, la « bascule » du changement de regard provient de la réflexion clinique sur le cas qui permet de réévaluer la vision négative sur la famille. Prenons l’exemple de Marc, placé par le juge dans une Maison d’enfants. Lors d’une analyse de la pratique, le comportement de sa mère est « dénoncé » : elle est omniprésente, envahissante et sans arrêt en train de critiquer les professionnels. Elle « remue » les élus pour contester le placement. Dans les rencontres médiatisées, le père est plus silencieux. L’équipe a appris qu’ils se séparaient. Le groupe est « fixé » sur le caractère négatif de cette mère, quels que soient les différents essais de « compréhension » de son attitude ou d’analyse de la situation de placement. Puis vient un retour dans les échanges sur l’enfant, son âge, ses relations, son éveil, la présence d’un attachement, signe d’une relation antérieure positive néanmoins avec sa mère. Finalement le regard change. Sous les traits envahissants de cette mère, qui ne s’était pas du tout manifestée au début du placement, pointe une mère qui a effectivement une « vraie » relation avec son enfant, ses critiques incessantes peuvent être mises sur le compte de sa « peau écorchée », les professionnels peuvent « mettre des filtres » (c’est-à-dire résister à ses projetions/leurs projections), laisser de côté ces critiques et se concentrer seulement sur les échanges entre elle et la vie quotidienne de son enfant.
25 Dans le second cas le changement de regard provient d’une réflexion clinique sur le cas qui permet de souligner « en creux » l’importance de la dimension familiale. L’équipe de ce service psychiatrique accueille des patients très régressés. Lors de la supervision, des infirmiers expriment leur désarroi avec Bernard, 35 ans, qui mord les autres patients. Ceux-ci en ont peur, les morsures sont soudaines, et peuvent être profondes, sans qu’ils ne perçoivent un élément déclencheur. Ce patient est là depuis bientôt dix ans, il est venu d’un foyer qui ne pouvait plus le garder et les soignants espèrent qu’il aura une place dans une mas (Maison d’accueil spécialisée) qui va s’ouvrir, mais « on ne lui a pas dit, au cas où il n’y aurait pas de place ». Peu de temps avant, il déchirait tous ses pyjamas, les mettant en lambeaux. Que se passe-t-il ? Je pose des questions sur ses attaches familiales. Ses parents sont décédés depuis quelques années, il a un frère qui venait régulièrement le voir avant de devenir père. Il n’a désormais plus de visites. Par ailleurs, il apparaît qu’il y a eu pour lui plusieurs changements dans le service : le départ d’un infirmier qui le connaissait bien, l’arrêt d’activités qu’il avait beaucoup investies. Un infirmier « s’emballe » assez vite en critiquant l’attitude de collègues, ils en ont beaucoup parlé en réunion clinique, mais « certains ne feraient pas ce qui a été dit ». Après discussion, il apparaît qu’il mordrait surtout les nouveaux patients. Un lien est fait avec l’attention qu’il recherche auprès des infirmiers suite aux différents changements/ruptures qu’il a vécus sans savoir ce qui lui arrivait, que cela soit dans sa famille ou dans le service (il ne parle pas, mais les infirmiers disent qu’il comprend ce qu’on lui dit). Ses crises sont mises en relation avec ce qui est maintenant pour lui comme une rupture de ses étais, familiaux et institutionnels, d’autant plus que la perspective d’un départ, qui lui a été cachée mais qu’il doit pressentir, majore le climat d’instabilité dans lequel il se retrouve.
26 Dans ces exemples, trop brièvement racontés, nous voudrions illustrer le fait que ce n’est que par les associations de points de vue des professionnels autour de la « construction » de ce qui serait la réalité psychique de la personne accueillie (« le cas ») qu’une transformation potentielle peut se produire. Se centrer sur le patient, le pensionnaire, le résident et permettre à une équipe de dérouler le « kaléidoscope » de ses différentes facettes, c’est rendre plus complexe, et moins culpabilisante, la vie d’un sujet accueilli, porteur de toute une dimension familiale parfois bien insoupçonnée. Si la problématique familiale est importante à restituer dans ces dispositifs, c’est bien sûr celle des personnes accueillies, plus que celle que chaque professionnel doit néanmoins activer pour faire face à tous les enjeux de son travail et qu’il doit élaborer dans son contretransfert.
Conclusion
27 Pour conclure, nous pouvons dire que la place donnée à la problématique familiale dans les supervisions d’équipe ou l’analyse des pratiques des professionnels est souvent envisagée « en négatif », soit parce qu’elle trop présente, invasive, soit parce qu’elle est absente, « en creux ». Nous avons mis au centre des échanges en supervision d’équipe ou en analyse des pratiques des professionnels la problématique clinique de la personne accueillie, ou « la construction d’un cas », car elle peut servir de « médiation » entre les participants, en respectant la place de chaque professionnel et son engagement affectif dans la situation. Préalablement nous avons dénoncé le risque du « familialisme » qui consiste à réduire l’institution à une famille ou à interpréter sans écart le problème des professionnels uniquement selon leur propre histoire personnelle. Nous avons, à l’opposé, montré comment les familles des personnes accueillies « font partie de l’institution », du côté de la réelle place qu’elles ont dans un établissement, mais aussi du côté de la représentation interne que les professionnels ont d’elles, une « cible rêvée » pour chacun d’eux [3].
28 Le management actuel et la désinstitutionalisation s’accentuent sur le terrain et rendent plus difficile tout groupe clinique. Il nous semblait important pourtant de clarifier certains points d’intervention pour maintenir vivante la clinique, c’est aussi à ce prix qu’une « résistance » peut se construire.
Bibliographie
Bibliographie
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Mots-clés éditeurs : attention, Professionnalité, groupe, cas clinique, institution, famille, Balint, associativité, équipe
Date de mise en ligne : 27/06/2019.
https://doi.org/10.3917/dia.224.0095Notes
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Ceci n’est pas sans rapport avec un ouvrage qui a fait beaucoup de bruit à l’époque et qui, sur le fond, dénonce magistralement ces confusions entre famille et institution : L’anti-ædipe de Gilles Deleuze et Félix Guattari (1972). Certes on peut y voir une attaque de la psychanalyse et de la pierre angulaire que représente l’œdipe (ce qui est vrai), mais si l’on prend du recul sur cet aspect polémique, on s’aperçoit que la perspective développée des « flux » ou des « rhizomes » indique surtout une manière de penser le social qui ne répond pas à son appréhension selon une grille « névrotique », familiale. Le courant héritier de cette perspective est celui de Multitudes avec les travaux de Félix Guattari, Toni Negri et actuellement ceux d’Yves Citton (2014) qui portent notamment sur « l’économie de l’attention ». Le social ne peut être réduit sans risque idéologique à une problématique familiale. Faut-il pour autant nier la question de l’inconscient dans sa constitution ? Nous ne le pensons pas. Jean Furtos (2008), par exemple, fondateur de la revue Rhizome, s’est attelé à penser la précarité avec une perspective analytique « psychosociale ».
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[2]
« Tandis que les autres écoutent dans un état d’esprit libre et d’attention flottante » (Balint, 1957, p. 329-330). Bion recommandait l’attention, un « état d’esprit » fait de « patience » et de « sécurité » (1970), Balint insiste sur l’idée du temps (1957, p. 324, 329), de la patience (ibid., p. 327) et de la création d’une « atmosphère » réceptive, un espace aussi en deçà de l’interprétation. Le cadre de travail du groupe Balint est d’abord constitué par des éléments très archaïques du psychisme.
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[3]
Il resterait intéressant de repérer le travail différent qui peut se réaliser en supervision d’équipe ou en analyse des pratiques selon également que ce groupe se situe au sein même d’un établissement avec des professionnels d’une même équipe ou bien à l’extérieur avec des professionnels de différentes institutions. Ce « qui fait équipe » dans chacun de ces différents dispositifs est plus ou moins proche ou éloigné du travail d’une d’équipe porté par un groupe particulier.