Notes
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[1]
L’écriture de cet article découle d’une présentation effectuée dans le cadre d’un symposium intitulé « Figures de la paternité : une réalité plurielle, des dispositifs à construire » (mars 2017) lors du 2e colloque départemental du département de psychologie de l’Université du Québec à Montréal. La direction du symposium était assumée par Mmes Raphaële Noël, Sophie Gilbert et Chantal Cyr, professeures.
1 Dans le champ des écrits sur l’accueil familial, rares sont ceux qui s’intéressent aux hommes dans la famille d’accueil. Pourtant, lorsqu’un enfant est placé, c’est toute une famille qui l’accueille et qui accepte d’en prendre soin. Au Québec, la loi sur les services de santé et les services sociaux (2010) reconnaît la famille d’accueil comme étant « une ou deux personnes qui accueillent chez elles au maximum neuf enfants en difficulté, qui leur sont confiés par un établissement public afin de répondre à leurs besoins et de leur offrir des conditions de vie favorisant une relation de type parental dans un contexte familial » (article 312, 1er alinéa). Ainsi, que l’on parle en termes de « familles d’accueil » ou de « ressources de type familial », l’idée de la famille est toujours présente dans la loi québécoise.
2 Comment se fait-il alors que les études sur les familles d’accueil ne s’intéressent que très rarement aux hommes de ces familles, alors que les enfants accueillis sont parmi les plus vulnérables de la société et qu’une figure masculine dans l’accueil a des fonctions essentielles ? Le présent article s’intéresse à l’expérience subjective de pères d’accueil québécois et propose une réflexion sur la place de ces hommes dans le système de placement, ainsi qu’auprès des enfants placés.
Contexte théorique
3 À ce jour, les connaissances concernant l’expérience et le vécu subjectif des parents d’accueil sont encore limitées, en particulier concernant les enjeux psychiques qu’implique leur position. Ces individus, hommes comme femmes, assurent un rôle important et complexe, soit celui d’assurer le bien-être et la sécurité d’enfants maltraités et négligés. Mais les échantillons des études sont généralement composés en grande majorité ou exclusivement de femmes. La littérature reflète une diversité d’appellations des hommes dans la famille d’accueil et soulève la question de leur nomination et de leurs fonctions, dont il sera question en discussion.
Pourquoi s’intéresser à l’homme dans la famille d’accueil ?
4 Emmanuelle Martins (2011) relève que les interventions auprès des enfants placés seraient plus efficaces lorsque les hommes sont impliqués. Le soutien de la part de ces derniers contribuerait à des sentiments plus élevés de valeur et d’efficacité personnelle, ainsi qu’à une diminution des problèmes émotionnels chez les enfants accueillis (Gilligan, 2012). De leur côté, les femmes s’ajusteraient mieux et exerceraient mieux leur rôle de parent d’accueil lorsque leur conjoint est impliqué et soutenant (Orme et coll., 2004).
Qui s’intéresse aux hommes dans la famille d’accueil ?
5 Une seule étude s’est attardée sur l’intérêt porté aux hommes des familles d’accueil par les intervenants concernés par le suivi des enfants placés (Tassin, 2004). Bien que cette étude s’inscrive dans la situation de la France où l’assistante familiale, presque toujours une femme, occupe une place très importante dans l’accueil des enfants, elle amène des réflexions intéressantes. Il semblerait que l’intérêt accordé au conjoint de l’assistante familiale soit très variable selon les professionnels et loin d’être une pratique systématisée (Tassin, 2004).
6 Dans le même ordre d’idées, Emmanuelle Martins (2009) soulève une tendance des assistants sociaux à faire peu d’ajustements pour s’adapter à l’emploi du temps du conjoint de l’assistante familiale et à considérer que le suivi de l’enfant repose essentiellement sur la conjointe, l’assistante familiale. Ce constat a également été fait par Rhodes, Orme et McSurdy (2003) qui soulèvent la tendance des travailleurs sociaux de l’étude à sous-estimer l’implication des hommes et à considérer d’emblée que la femme a plus de responsabilités. Dans les faits, l’étude d’Emmanuelle Martins (2009) suggère que les conjoints seraient surtout impliqués dans le suivi par les intervenants au début du processus d’accueil d’un enfant, mais que cela s’estomperait au fil du temps. Par ailleurs, leur implication serait nettement plus grande lorsque les rencontres sont effectuées à domicile.
7 L’étude américaine de D. J. Cherry (2007) souligne, quant à elle, que le choix de devenir famille d’accueil est presque toujours le choix de la conjointe, mais que l’implication du conjoint adviendrait avec la réalité concrète de l’accueil d’enfants. Wilson, Fyson et Newstone (2007) soulignent que ce choix émergerait la plupart du temps d’une initiative conjointe (48 % de l’échantillon) ou d’une décision de la conjointe (36 %). Dans tous les cas, la décision de devenir famille d’accueil est rarement initiée par l’homme.
Des rôles et des fonctions multiples
8 La littérature sur les hommes dans les familles d’accueil témoigne de la diversité de leurs rôles et fonctions qui rejoignent souvent ceux des pères dans la famille en général. Les auteurs évoquent notamment des rôles d’autorité (Mainpin, Minary et Boutanquoi, 2016) et d’éducation (ibid. ; Gilligan, 2000 ; Tassin, 2004). Robbie Gilligan (2012) aborde également l’importance de l’homme de la famille d’accueil dans l’établissement d’un sentiment d’appartenance chez les enfants placés au sein d’une nouvelle famille. Le rôle de soutien auprès de la conjointe est également souligné dans ses dimensions d’accompagnement des émotions suscitées par l’accueil des enfants ainsi que comme source de réassurance, de répit et de réflexion commune (Mainpin, Minary et Boutanquoi, 2016). L’homme représente une figure masculine positive pour les enfants (Gilligan, 2012 ; Wilson, Fyson et Newstone, 2007) et joue un rôle de « facilitateur social », en ce sens qu’il peut agir de façon à favoriser les relations sociales des enfants (Gilligan, 2012 ; Tassin, 2004). Finalement, le conjoint remplit également un rôle d’aide plus concrète dans l’organisation des tâches et des activités quotidiennes de la famille (Gilligan, 2012).
9 Au plan symbolique, l’homme du couple d’accueil représente certaines fonctions. Il assume d’abord une fonction de tiers (Chassey, 2014 ; Mainpin, Minary et Boutanquoi, 2016), essentielle à la régulation de la dyade mère-enfant, à l’expérience de limites chez l’enfant ainsi qu’à la différenciation entre parents et enfants (Noël et Cyr, 2009), conceptualisée par la psychanalyse comme fonction psychique paternelle (Freud, 1923 ; Lacan, 1938, 1966). Nathalie Chapon (2011) désigne la fonction de l’homme en famille d’accueil en termes de « paternalité sociale », ce qui permet d’inclure l’exercice de ces fonctions paternelles assumées (et partagées avec la conjointe) dans un mandat professionnel de famille d’accueil.
10 Finalement, les écrits mentionnent différents enjeux inhérents au fait d’être un homme dans la famille d’accueil. Ces hommes auraient un engagement plus discontinu que la femme (Tassin, 2004). Cela peut s’expliquer notamment par le fait que les hommes rapportent peu de moments partagés à deux avec l’enfant, mais plutôt du temps avec l’ensemble de la famille et dans le cadre d’une activité (ibid.). Les hommes seraient moins impliqués quant aux rôles éducatifs et affectifs que les femmes et ils seraient également moins impliqués dans la résolution de problèmes au sein de la famille (Cherry, 2007). Toutefois, ces caractéristiques prodiguent à l’homme une position particulière qui lui permet notamment d’avoir une vision plus objective du fonctionnement de la famille d’accueil, dans la mesure où il serait moins impliqué émotionnellement (Orme et Combs-Orme, 2014). Il constituerait parfois un médiateur entre la conjointe et les intervenants (Gilligan, 2000). L’homme peut également favoriser les liens avec les parents d’origine de l’enfant, en agissant comme un tiers et en représentant une figure plus neutre que la femme de la famille d’accueil (Gilligan, 2012).
La parole aux hommes
11 Parmi les études recensées, certaines s’attardent davantage sur ce que les hommes disent de leur expérience. Certains craignent d’être envahis par les problèmes de l’enfant ou de trop s’attacher (Tassin, 2004). D’autres anticipent le départ des enfants comme un deuil important qui génère stress et ambivalence (Inch, 1999). Il y en a qui redoutent d’être l’objet d’éventuelles fausses accusations d’abus de la part des enfants (ibid.). Certains ont le profond désir de changer l’image des hommes souvent négative aux yeux des enfants placés (Gilligan, 2012 ; Riggs, Delfabbro et Augoustinos, 2010) ou souhaitent jouer un rôle positif de façon globale dans la vie de l’enfant (ibid.).
Une place à définir
12 La situation de la France nous montre que la place des hommes dans les familles d’accueil est fonction des législations en place dans un système de protection de l’enfance donné. Les écrits français soulignent que la place de l’homme dans la famille d’accueil est en quelque sorte déniée (Neyrand, 2005), puisque seule l’assistante familiale est reconnue légalement. La reconnaissance et l’implication des conjoints des assistantes reposent donc essentiellement sur la volonté des intervenants (Chapon, 2011 ; Mainpin, Minary et Boutanquoi, 2016). Au Québec, bien que le couple qui accueille les enfants soit une entité reconnue, les hommes demeurent généralement absents des études sur le placement. L’intégration des hommes dans ce champ de recherche semble donc constituer un défi allant au-delà des lois en place.
Recherche qualitative sur l’expérience de parents d’accueil québécois : objectifs et méthodologie
13 Le présent article vise à décrire les enjeux spécifiques de l’expérience et du vécu d’hommes dans les familles d’accueil québécoises et à réfléchir à la place de ces hommes dans un contexte d’accueil familial [1].
14 Les résultats sont tirés d’une recherche plus large sur l’expérience affective de parents de familles d’accueil régulières au Québec. Les familles d’accueil régulières se caractérisent par l’absence de lien de parenté entre les parents et l’enfant accueilli (famille d’accueil dite spécifique) et ne s’inscrivent pas dans une démarche éventuelle d’adoption (famille d’accueil dite banque-mixte). Il s’agit d’une étude qualitative dont l’un des objectifs est d’explorer l’expérience spécifique des conjoints. L’échantillon est constitué de dix parents d’accueil, dont cinq hommes et cinq femmes, chacun en couple hétéroparental. Le présent article se concentre donc sur les données relatives aux participants hommes (dix entretiens). Les caractéristiques des différents hommes de l’échantillon sont très variées afin de couvrir la complexité du phénomène à l’étude et d’approcher le plus possible l’exhaustivité des données recueillies (Mayan, 2009 ; Maykut et Morehouse, 1994). Les hommes interrogés ont entre 39 et 66 ans et entre deux ans et demi et vingt-sept ans d’expérience comme parent d’accueil. Ils ont tous des enfants biologiques en plus des enfants qu’ils accueillent.
15 Les participants ont été rencontrés à deux reprises pour des entretiens d’environ une heure à chaque fois. Les rencontres ont été effectuées à une semaine d’intervalle afin de favoriser la profondeur de la réflexion des participants, mais également de s’assurer de recueillir les réflexions qui pouvaient survenir en après-coup de la première rencontre (Gilbert, 2009). Le type d’entretien privilégié est un entretien non directif (Tracy, 2013). L’entretien débute ainsi par une question large et ouverte : « Pouvez-vous me raconter votre histoire comme parent d’accueil ? » L’ensemble des entretiens ont été retranscrits intégralement et analysés selon l’analyse thématique en continu (Paillé et Mucchielli, 2012).
Résultats
Représentation « traditionnelle » de la famille et de la paternité
16 L’analyse thématique montre que les participants décrivent leur conjointe comme assumant la majorité des soins de l’enfant ; c’est elle qui s’occuperait du côté affectif et émotionnel des enfants : « [Ma conjointe] aime ça, rendre service, elle aime s’occuper de quelqu’un et puis elle aime discuter de façon profonde [avec les enfants]. Moi j’suis actif, quand c’est le temps de faire quelque chose je vais le faire, mais elle, elle va même travailler pour gratter, pour savoir ce qui ne va pas. Elle y va, comme on dit, avec son cœur. » Même un participant étant à la maison à temps plein reconnaît que les soins restent pour l’essentiel assumés par sa conjointe qui s’assure de soutenir les aspects affectifs du quotidien des enfants.
17 Parallèlement, les participants abordent systématiquement l’importance de la complémentarité entre eux et leur conjointe : « Ce que l’on a surtout à cœur comme responsabilité, c’est d’éduquer conjointement l’enfant. » Ils décrivent leur couple comme une équipe essentielle à la réussite d’un mandat complexe : « Parmi les ingrédients qui font que ça marche, il faut que les parents se soutiennent. »
18 Les rôles décrits par les participants revêtent un caractère plus traditionnellement associé aux pères de famille. En effet, il est question d’assumer un rôle d’éducation auprès des enfants et d’assurer un soutien pratique dans l’organisation de la vie quotidienne (transports, activités…). Ils partagent également leur sentiment de responsabilité vis-à-vis du modèle masculin positif qu’ils incarnent. Plusieurs décrivent un rôle plus ludique au sein de la famille : « Je suis un papa un peu clown qui joue avec les enfants, qui fait des grimaces. Je ne suis pas très affectueux, mais à certains moments je peux l’être. Ils vont venir se coucher sur moi, je vais les tenir dans mes bras. Dans le fond je suis très à l’écoute des enfants. » D’autres évoquent leur rôle dans l’intégration des enfants accueillis au sein de leur famille.
19 Une grande sensibilité, mais également un attachement évident se dégagent des propos des participants dans la relation qui s’établit entre eux et les enfants qu’ils accueillent, via une relation caractérisée par l’action et le jeu.
Identité parentale et idéal de famille
20 Le discours des participants traduit une conception de leur rôle essentiellement centrée sur une définition parentale : « Y’a quand même des barrières. On n’est pas les parents naturels, mais du fait qu’on l’accueille depuis longtemps, ça a disparu, cette frontière-là. Maintenant ça peut être conflictuel pour l’enfant quand il retourne voir ses parents. Sa mère, elle est là et c’est elle la mère. Ce qu’on dit toujours : “C’est sûr qu’on n’est pas ton parent naturel, mais on joue le rôle de ton parent”. »
21 Ainsi, la description que les participants font de leur rôle s’apparente davantage à une fonction parentale allant au-delà de la reconnaissance légale d’un statut parental. Les hommes rencontrés considèrent les enfants qu’ils accueillent comme les leurs. Ils portent également tous un idéal de famille, un souhait de ne former qu’une seule et même famille unie : « Tout le long, quand on est famille d’accueil, on essaie de traiter les enfants de façon égale, on ne fait pas de différence entre nos enfants naturels et eux. On essaie de devenir une grande famille. » De plus, les participants abordent leur « bagage » de père sur lequel ils disent s’appuyer afin de prendre soin de ces enfants accueillis. Le fait qu’ils aient eu des enfants biologiques avant de devenir famille d’accueil constitue selon eux des assises à leurs capacités en tant que parents d’accueil : « Je ne travaille pas en psychologie, je suis dans les chiffres toute la journée, donc j’y vais avec ma mentalité de père, je regarde tous leurs problèmes comme si j’étais leur père. » Ainsi, ils expriment une grande fierté de ce que les enfants accueillis les désignent à leur tour comme un père : « Il m’appelait Dad, il m’a touché. Il est venu près, il avait besoin de mon contact, de mes conseils, et puis il s’est développé une belle relation avec lui. Il est devenu presque comme mon garçon, si on veut. » Cette nomination de la part des enfants semble particulièrement touchante et importante pour les hommes rencontrés. Certains sont toutefois mal à l’aise d’aborder ce sujet sachant que les parents d’origine font toujours partie de la vie des enfants accueillis. Par ailleurs, ils parlent de la difficulté à s’attacher à des enfants qui peuvent partir n’importe quand. Les départs sont vécus comme de réelles épreuves par ces pères d’accueil : « Je ne suis pas sûr qu’elle va rester longtemps, donc j’veux pas trop m’attacher. Mais c’est difficile, c’est un enfant. Il faut toujours que j’aie en tête que “Ah, oui tu t’en occupes, oui tu en prends soin, mais ça se peut qu’elle parte”. »
Des thèmes spécifiques à leur expérience
22 Tel que dit précédemment, les participants s’inscrivent dans une perspective traditionnelle de la famille dans laquelle les qualités d’accueil, écoute, générosité, dévouement, etc. sont dévolues aux femmes.
23 Mais ce n’est pas le seul point où divergent hommes et femmes. Ainsi, contrairement aux femmes de l’échantillon, les hommes ont systématiquement abordé l’aspect financier de leur mandat, soulignant l’importance d’avoir accès à des moyens pour bien faire leur travail d’accueil et de soutien de ces enfants. Ils ont également clairement évoqué leur agacement face à l’intérêt insistant que certaines personnes portent au fait qu’ils soient rémunérés, remettant ainsi en question l’authenticité de leur motivation. Ils ont même exprimé que cela pouvait les amener à se retenir de parler du reste de leur expérience.
24 Par ailleurs, le discours des hommes de l’étude est caractérisé par des propos plus nuancés à l’égard de l’institution que celui des femmes rencontrées. Cela pourrait être dû au fait qu’ils sont souvent moins présents lors des rencontres avec les intervenants, ce qui semble leur permettre d’avoir un certain recul. Ils peuvent ainsi soutenir leur conjointe dans leurs difficultés avec l’institution et les aider à remettre les choses en perspective.
L’expérience d’un espace de parole
25 Pour les hommes de l’étude, l’espace de parole qui leur a été offert dans le cadre des entretiens représente une expérience nouvelle et surprenante. Au premier abord, leur attitude dégage un certain malaise à occuper l’espace. C’est pour eux la première fois qu’ils s’expriment librement sur leur expérience de parent d’accueil : « C’est spécial, j’ai jamais eu à le faire, généralement quand on a une discussion, un problème, on va parler de l’enfant, mais jamais de nous. » Les rencontres sont marquées par une certaine retenue dans ce cadre vécu comme étrange et nouveau. Il n’en demeure pas moins que dans un deuxième temps, les participants ont confié ressentir un effet libérateur à parler de leur expérience. Pour certains, la parole a permis une prise de conscience et la remise en perspective de leur rôle.
Discussion
26 Soulignons d’abord que le recrutement d’hommes n’a pas posé de problème dans cette étude. Cela pourrait s’expliquer par le fait que l’un des objectifs porte spécifiquement sur leur expérience à eux et qu’ils ont été sollicités personnellement par les intervenants du Centre jeunesse. De plus, les résultats traduisent l’appréciation des participants hommes quant à leur expérience d’un espace de parole, bien que cette modalité leur soit d’abord apparue étrange et ait suscité un certain temps d’adaptation. L’anticipation anxieuse face à une tâche verbale chez certains hommes (Castonguay et Noël, 2019) pourrait expliquer leur hésitation à participer à des recherches. Par ailleurs, les paramètres temporels et logistiques apparaissent importants à considérer (Dubeau et coll., 2016), en privilégiant par exemple plusieurs rencontres potentiellement de courte durée et à domicile. Enfin, il est intéressant de rappeler que les participants ont souligné en après-coup qu’ils ont apprécié de pouvoir s’exprimer sur leur propre expérience et sur les thèmes de leur choix, en dehors d’un questionnement portant spécifiquement sur les enfants accueillis.
27 Si leur propre réticence à se confier et le fait que la logistique de leur quotidien semble conditionner leur disponibilité (Martins, 2009 ; Pentecôte, Turcotte et Paquette, 2014 ; Turcotte et Pentecôte, 2014) peuvent en partie expliquer que les hommes des familles d’accueil soient quasi absents des études sur le placement familial, on peut également penser que les chercheurs et les intervenants ont leur rôle à jouer. Le soin des enfants étant traditionnellement associé aux femmes dans notre société, l’élan naturel serait de se tourner vers elles en premier lieu afin de mieux connaître les familles d’accueil. Les hommes eux-mêmes, lors du premier contact téléphonique, ont eu tendance à donner la parole à leur conjointe. Pourtant, lorsque l’intérêt porté spécifiquement à leur propre expérience a été reprécisé, ils ont accepté de participer sans hésitation. Geneviève Turcotte et Clémence Pentecôte (2014) soulèvent que l’importance accordée à la dyade mère-enfant dans les interventions en protection de l’enfance tend à créer une mise de côté des pères. Martine Lamour (2010, p. 18) souligne à son tour que le contexte de placement est « un monde de femmes et d’enfants dont les hommes, les pères, sont trop souvent exclus, un monde où il est difficile d’être à trois, d’être une famille, d’être en famille ». Les hommes dans ce contexte institutionnel portent souvent le poids de représentations de pères absents ou dangereux (Turcotte et Pentecôte, 2014). De plus, même au plan de la formation des intervenants, des lacunes importantes sont constatées quant aux informations relatives aux thèmes de la paternité et à l’intervention auprès des hommes (Montigny et coll., 2009 ; 2017). Bien que ces études s’attardent essentiellement aux pères dont les enfants ont été pris en charge par la Direction de la protection de la jeunesse (dpj), on peut se demander si les hommes des familles qui accueillent ces enfants ne sont pas soumis aux mêmes croyances et représentations.
28 L’étude a également permis de souligner l’incarnation traditionnelle de la famille supportée par les hommes dans les familles d’accueil québécoises rencontrées. Les résultats indiquent d’ailleurs que, même lorsque la division du travail est moins conventionnelle (un homme à la maison et une femme qui travaille), les rôles assumés par chacun auprès de l’enfant accueilli demeurent traditionnels. La femme prend en charge les soins des enfants et les enjeux plus affectifs et le père veille aux besoins de subsistance de la famille et aux aspects sociaux du développement des enfants (Paquette, 2004).
29 La position que les participants décrivent correspond ainsi à une position périphérique dans la famille d’accueil par rapport à la dyade mère-enfant, une position de tiers (Chapon, 2011 ; Chassey, 2014 ; Mainpin, Minary et Boutanquoi, 2016) renvoyant à la fonction psychique paternelle (Noël et Cyr, 2009, 2010). Celle-ci semble leur permettre de réguler la charge émotionnelle liée à l’accueil d’enfants maltraités et négligés et d’adopter une attitude plus nuancée dans les rapports avec l’institution. Or, cette posture est rendue possible par la complémentarité avec une conjointe plus impliquée émotionnellement auprès des enfants placés. Ainsi, peut-être faut-il réhabiliter cette position « périphérique » en reconnaissant sa valeur régulatrice, en particulier dans le contexte ici étudié où le lien adulte-enfant est marqué par la répétition de modes relationnels traumatiques, en miroir avec l’histoire relationnelle des enfants (Lamour, 2010). Il y aurait ainsi une méprise à considérer cette position périphérique comme étant de moindre importance ou comme signifiant un moins grand engagement dans l’accueil. Le fait de chercher à interpeller directement les hommes dans les familles d’accueil est certainement une première étape essentielle, mais cela n’est pas toujours suffisant. Il faut parfois leur resignifier au cours de la procédure de recrutement que c’est bien à eux que l’on s’intéresse spécifiquement (Dubeau, Clément et Chamberland, 2005). Lorsqu’ils sont soutenus par des propositions de réflexion plus concrètes, les hommes apprivoisent plus facilement l’espace de parole.
30 Finalement, le présent article souligne la question du statut des hommes dans la famille d’accueil, mais également des parents d’accueil en général. Le système de protection de l’enfance québécois reconnaît le couple qui accueille les enfants en tant qu’entité. Ainsi le fait d’être « père » d’accueil implique à la fois de partager avec la conjointe une fonction parentale également assumée par les parents biologiques de l’enfant et de souffrir de ne pas avoir la possibilité d’être reconnu officiellement comme un parent des enfants accueillis. Les participants ont exprimé clairement la difficulté de créer un lien auprès d’enfants qui risquent de partir et avec qui ils ne sont pas liés par une filiation biologique. Il est possible qu’une partie du regret des hommes interrogés vis-à-vis de cette non-reconnaissance comme parent des enfants qu’ils accueillent provienne de la nature même du système de protection de l’enfance en place. En effet, au Québec, il n’existe pour le moment pas de reconnaissance spécifique des fonctions qui pourraient être attribuées au père de la famille d’accueil, de par sa position périphérique. De plus, d’autres systèmes, tel le système français, soulignent la difficulté à articuler parentalité d’accueil et parentalité d’origine afin de les concevoir dans une complémentarité de leurs fonctions respectives, plutôt que dans une logique exclusive. Une conception pluriparentale du système de placement, quel que soit le pays, ne faciliterait-elle pas l’appropriation d’un statut par les hommes dans les familles d’accueil ? Et peut-être faudrait-il alors trouver une nouvelle façon de nommer ces acteurs si importants dans la famille d’accueil et pour le développement des enfants, afin de reconnaître à juste titre leur place ? La présente étude nous montre que l’aménagement d’espaces de réflexion pourrait du moins constituer un moyen de partager leur expérience avec un autre professionnel et ainsi de s’approprier leur place auprès des enfants accueillis. Néanmoins, pour que ces espaces existent, il est du ressort des intervenants et des chercheurs de s’appliquer à rejoindre les hommes là où ils sont, même si cela implique parfois de modifier les façons de faire.
Conclusion
31 L’absence des hommes des études dans le champ du placement familial reste à interroger dans les recherches à venir et dans les pratiques d’intervention au quotidien. Leur mission est complexe et implique de nombreux défis. Il apparaît nécessaire de s’intéresser à eux pour les faire exister davantage, au plan du développement des connaissances comme dans la définition de leur place au sein du système de placement. Mieux comprendre ces hommes permettra bien sûr de mieux les soutenir mais, ultimement, d’assurer un environnement plus favorable aux enfants vulnérables de notre société ; la plus-value apportée par la présence de l’homme dans la famille d’accueil pour les enfants et l’assistante familiale n’est pas à mettre en doute mais pourrait être analysée plus précisément dans la suite des recherches. L’offre d’un espace de parole semble constituer une première initiative pertinente afin de s’intéresser directement, spécifiquement et pleinement à l’expérience de ces hommes, bien distincte d’une demande institutionnelle centrée sur les besoins de l’enfant. Bien que l’exemple de la famille d’accueil soit rarement utilisé pour contribuer aux réflexions dans les domaines de la paternité et de la masculinité, l’expérience des hommes dans la famille d’accueil fournit matière à penser. Ils se décrivent comme étant en périphérie de la famille d’accueil, pourtant leur rôle est central et essentiel au bien-être des enfants qu’ils accueillent, en ce qu’elle renvoie à la fonction de tiers. Nécessitant probablement la déconstruction de certaines représentations sociales, la question est alors de savoir comment replacer cette périphérie au centre de nos réflexions sur l’accueil familial et la complémentarité des fonctions parentales.
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Mots-clés éditeurs : soutien, Placement, famille d’accueil, protection à l’enfance, pères
Mise en ligne 27/06/2019
https://doi.org/10.3917/dia.224.0185Notes
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[1]
L’écriture de cet article découle d’une présentation effectuée dans le cadre d’un symposium intitulé « Figures de la paternité : une réalité plurielle, des dispositifs à construire » (mars 2017) lors du 2e colloque départemental du département de psychologie de l’Université du Québec à Montréal. La direction du symposium était assumée par Mmes Raphaële Noël, Sophie Gilbert et Chantal Cyr, professeures.