1Le changement est le plus souvent compris comme un processus qui s’effectue au cours d’un travail thérapeutique plus ou moins long et durant lequel celui, celle ou ceux qui sont en thérapie parviennent progressivement à de nouveaux agencements psychiques ou relationnels plus satisfaisants pour eux.
2Cependant la thérapie n’est jamais un mouvement régulier. Il est des périodes de stagnation. Il est des moments de changements brusques, parfois même surprenants, y compris pour le thérapeute lui-même. C’est ce que je souhaite aborder ici dans le travail entrepris avec des familles dysfonctionnelles, en jetant sur les problèmes présentés un regard de systémicien constructiviste selon lequel le thérapeute s’efforce de créer les conditions propices à la construction de lectures alternatives de situations problématiques.
La surprise, une émotion de base qui peut conduire à la créativité
3La surprise a été décrite comme une des émotions de base, présente dès les débuts de l’existence. Le bébé est tout entier un être d’émotions. Nous pouvons repérer dans ses expressions corporelles la peur, la tristesse, la colère, le dégoût, la joie et donc la surprise, bien qu’il ne puisse pas à ce stade non verbal penser ces émotions comme telles. Ces émotions ont aussi été appelées universelles parce que, dans une perspective évolutionniste déjà repérée par Darwin (1872), on peut les décrire chez les animaux les plus évolués comme les mammifères et tout spécialement chez les primates.
4La surprise telle qu’on peut l’observer donc chez le jeune enfant est en elle-même comme un réflexe corporel de saisissement, de mise en tension de la motricité se traduisant notamment par une expression faciale caractéristique (Ekman, 1982) et rapidement suivi d’une libération, d’une détente positive, agréable ou au contraire d’une sensation pénible de stress et de peur. Plus tard dans le développement, l’acquisition des capacités cognitives permet d’ajouter à cette description la mise en suspens de l’esprit, un bref temps d’incertitude de la pensée suivi des éprouvés positifs et négatifs déjà évoqués.
5Donc la surprise à deux effets opposés : elle peut conduire soit à l’ouverture, à la créativité, à l’acquisition de nouvelles compétences, soit à la fermeture, au retrait. Il est surtout intéressant de considérer la surprise dans le lien. Les émotions de base ont toutes pour caractéristique d’être partagées. C’est par elles que les liens se construisent. Il en est ainsi en raison de leur expression corporelle qui conduit autrui à réagir à cette expression en raison de ce qu’elle suscite chez lui.
6C’est ainsi que, dans le développement de l’enfant, la régulation des émotions est associée à la construction de l’attachement dans la dyade établie entre l’enfant et la base de sécurité que constitue le caregiver.
- L’attachement sécure est en rapport avec une régulation suffisamment bonne des émotions.
Quand des émotions négatives l’envahissent, l’enfant reçoit des expériences apaisantes dont la répétition lui permet d’apprendre la confiance en l’autre, le caregiver, et en lui-même. Mais de plus, il vit des surprises agréables quand ce caregiver, disons sa mère, le chatouille, l’excite, introduit des jeux inattendus. De cette manière l’enfant apprend non pas seulement le retour de la même chose (l’apaisement de ce qui le met en malaise), mais l’attente d’autre chose de nouveau et d’agréable. Daniel Marcelli (2000) a particulièrement bien décrit ces effets de la surprise. On peut dire alors que l’attachement sécure réalise une bonne modulation entre l’apaisement des émotions négatives dans le retour du même, selon une temporalité circulaire, rassurante, et l’excitation que lui procurent de nouvelles expériences inattendues, imprévisibles, selon une temporalité linéaire qui le projette vers un futur porteur de nouveauté. - Les attachements insécures sont liés à une régulation émotionnelle moins fonctionnelle.
L’enfant est susceptible de vivre la répétition d’expériences insatisfaisantes ou pas toujours satisfaisantes en raison des difficultés du caregiver à comprendre ses attentes et/ou à être disponible. Il peut vivre des surprises désagréables ou ne pas connaître la joie d’une excitation que ne parvient pas à lui procurer une mère sérieuse, incapable de jouer avec lui, ou pire encore une mère déprimée sans envie de jouer avec lui. Dans ces conditions l’enfant apprend à redouter la surprise, expérience en elle-même insécurisante, non pas porteuse d’une nouveauté intéressante, mais le confrontant à une incertitude en elle-même pénible parce que potentiellement annonciatrice de malaise, de stress.
8Donc l’enfant apprend à réguler, différencier, mentaliser les émotions qu’il exprime grâce aux échanges établis avec le ou les figures de soin et conduisant à la construction de l’attachement. On peut élargir ce raisonnement aux liens construits dans un ensemble familial entre des partenaires qui partagent plus ou moins ce qu’ils éprouvent (Delage, 2013).
- On peut décrire des familles dans lesquelles dominent des liens sécures.
La bonne fonctionnalité familiale est associée au vécu de surprises agréables. On est ici plutôt confiant dans un avenir perçu comme riche en nouveautés intéressantes. Les surprises négatives sont compatibles (jusqu’à un certain point) avec le développement de stratégies adaptatives, ce qui suppose éventuellement de possibles changements dans les équilibres antérieurement développés. - Les familles insécures, quant à elles, redoutent l’imprévu.
Les surprises sont a priori vécues comme porteuses de négativité. La fonctionnalité familiale est dominée par la rigidité des patterns interactionnels peu compatibles avec le changement que pourrait comporter la confrontation à l’inattendu.
10Dès lors le problème est posé de la surprise en thérapie. Doit-on la redouter et chercher à s’en prémunir, ou plutôt la susciter et chercher à l’utiliser ? On peut penser que dans la rencontre clinique le thérapeute doit, de son côté, se prémunir contre la surprise. Il doit maîtriser suffisamment le champ théorique qui sous-tend sa pratique pour ne pas être surpris. En même temps, ne cherche-t-il pas lui-même à surprendre ses patients, à les déstabiliser pour les éloigner des répétitions problématiques et entravantes ? En tout cas, dans les thérapies familiales qui se réclament du mouvement systémique, la surprise occupe un statut particulier. Elle est souvent recherchée.
11Le thérapeute peut apparaître vis-à-vis de l’ensemble familial comme le caregiver qui vient d’être évoqué plus haut. Ainsi, il est soucieux de se proposer dans un premier temps comme une base de sécurité capable d’aider à une meilleure régulation émotionnelle au sein de la famille. Peut-être, dans un deuxième temps, pourra-t-il alors proposer un engagement vers des chemins relationnels nouveaux. C’est alors que peut s’inscrire la surprise.
12Dans une première phase du mouvement systémique, les thérapeutes dits « stratégiques » n’ont pas eu le souci de cette régulation émotionnelle. Orientés par les théories de la communication, ils ont cherché à utiliser la notion de paradoxe. C’est dans une deuxième phase, dans les années 1970-1980, que l’approche constructiviste s’est davantage centrée sur la vie émotionnelle. Toutefois cela ne signifie pas qu’une phase a remplacé l’autre. Les thérapies stratégiques gardent, dans certaines situations, toute leur pertinence.
La surprise, élément de changement en thérapie familiale : les approches stratégiques
La surprise recherchée par les thérapeutes
13Les premiers systémiciens appartenant à l’école stratégique ont été confrontés à des familles dysfonctionnelles présentant une grande résistance au changement. De telles familles maintiennent un équilibre stable, une homéostasie qui ne peut pas s’ouvrir au changement tant celui-ci apparaît comme une discontinuité dangereuse. C’est ainsi que dans ces familles les symptômes présentés par l’un des membres, le « patient désigné », sont au service de cette stabilité dysfonctionnelle. C’est grâce à eux que se maintiennent les places et les rôles de chacun ainsi que les différentes modalités interactionnelles. Les symptômes du patient désigné finissent parfois par mettre la famille en crise. C’est alors que les thérapeutes sont confrontés à un paradoxe. Il leur est demandé explicitement un changement (au niveau des symptômes) pour que rien ne change (au niveau des relations).
14Se situant dans une perspective résolument pragmatique et interventionniste, les thérapeutes stratégiques cherchent à amplifier la crise au lieu de l’atténuer, en vue de conduire à un changement qualifié de type II (Watzlawick, Beavin et Jackson, 1972), c’est-à-dire en rupture avec l’équilibre antérieur dysfonctionnel, à la différence du changement de type I qui s’opère dans la continuité et reste compatible avec le maintien de l’homéostasie.
15C’est pourquoi les interventions, toujours centrées sur l’ici et maintenant, vont être surprenantes. Elles sont le fruit d’une réflexion visant la déstabilisation et elles sont faites de commentaires et de prescriptions comportementales déroutantes. On peut citer notamment :
- La connotation positive : les symptômes dont on se plaint sont qualifiés positivement, ainsi que les attitudes et comportements des uns et des autres que la famille présente comme gênants et problématiques.
- La reformulation et la prescription paradoxale : le thérapeute indique ici que rien ne doit changer dans un comportement qu’il commente comme étant nécessaire. Mara Selvini-Palazzoli et coll. (1978) ont de cette manière abordé le traitement de l’anorexie mentale. Tandis que les parents viennent consulter avec leur fille pour que le thérapeute intervienne en vue d’une reprise de l’alimentation, celui-ci souligne la nécessité, dans le contexte, de la restriction alimentaire, du danger qu’il y aurait à y changer quelque chose, et prescrit finalement de poursuivre la conduite. Dans bon nombre de cas, on observe alors la reprise de l’alimentation dès la consultation suivante. La surprise peut se situer du côté du lecteur incrédule. Mara Selvini-Palazzoli expliquait ce résultat en indiquant la puissance du contre-paradoxe. En effet, d’un côté l’anorexique, par sa conduite, reste dépendante de ses parents qui surveillent constamment son alimentation ; mais d’un autre côté une lutte est engagée dans laquelle elle triomphe en désobéissant, en trompant, en tyrannisant ses parents par le contrôle absolu qu’elle exerce sur sa conduite. La prescription a pour effet de libérer les parents de leur attitude puisqu’il leur est dit que la conduite de leur fille est nécessaire, tandis que l’anorexique ne peut continuer la lutte qu’en désobéissant au thérapeute par la reprise de l’alimentation.
17On sait combien ces interventions ont été critiquées tant elles s’écartaient du travail habituel des thérapeutes de formation psychanalytique visant l’exploration du passé, la compréhension et la construction de sens à la lumière du discours des différents partenaires, pouvant désormais apparaître proches d’une manipulation. Mais des effets thérapeutiques indéniables et durables ont été constatés, même si ce n’est pas toujours le cas (Selvini-Palazzoli et coll., 2002).
18Soulignons ici les caractéristiques de la surprise liée au maniement du paradoxe et du contre-paradoxe par les thérapeutes stratégiques :
- C’est une surprise associée à la contrainte, provoquée par le thérapeute après réflexion et établissement d’une hypothèse sur la fonction précise des symptômes.
- Elle naît du caractère énigmatique et provocateur pour les différents partenaires de la famille qui ne peuvent comprendre, a priori, où le thérapeute veut en venir.
- Elle porte sur la prescription d’attitudes et de comportements auxquels on ne peut se soustraire qu’en désobéissant au thérapeute occupant une place d’expert.
20Bien qu’aujourd’hui moins pratiquée, la thérapie stratégique contribue à guider certaines interventions. La méthode de Mara Selvini-Palazzoli garde sa pertinence, notamment dans l’anorexie mentale.
Surprise dans la rencontre clinique
21La rencontre clinique comporte parfois l’apparition d’une surprise de part et d’autre. C’est dans le contexte intersubjectif que peuvent surgir parfois le paradoxe et la surprise.
22Exemple : Olivier, un homme d’une quarantaine d’années, m’est adressé par son médecin généraliste pour « dépression résistante ». Depuis plusieurs mois, malgré les anti-dépresseurs prescrits, aucune évolution sensible de son état n’est apparue. Olivier vient consulter accompagné de sa femme Odile. J’apprends qu’Odile a dû subir une interruption thérapeutique de grossesse à sept mois, en raison du diagnostic tardif d’une malformation fœtale grave et non viable à la naissance. Cet acte thérapeutique a été douloureusement vécu par le couple. Odile a réagi par un activisme forcené et a repris rapidement son travail après quelques jours d’interruption. Olivier, lui, a réagi par un effondrement dépressif qui dure toujours. Il reste couché toute la journée. Il ne se lève qu’en fin d’après-midi, en attendant anxieusement le retour d’Odile de son travail. Le week-end il parvient à se lever, mais il ne peut pas sortir de la maison et le couple reste cloîtré. L’entretien est long. De nombreux détails sont précisés. Je pense m’engager dans des entretiens de couple, car les troubles décrits me paraissent avoir une dimension relationnelle.
23La surprise surgit pour moi au moment où je prends mon agenda pour fixer le rendez-vous. Olivier alors me dit : « Mais, docteur, que dois-je faire ? » Je suis pris de court par cette question émanant d’un patient qui précisément ne fait plus rien de sa vie. Spontanément, et sans doute influencé par la connaissance des interventions thérapeutiques paradoxales évoquées plus haut, je lui retourne la surprise et je lui dis : « Si vous pouviez faire quelque chose, vous le feriez. Si vous êtes ainsi, c’est que vous ne pouvez pas faire autrement. Je ne peux que vous dire de continuer, c'est-à-dire de rester au lit toute la journée en attendant que votre femme rentre de son travail. » Le jeu de surprise se poursuit au rendez-vous suivant lorsqu’Olivier, à peine installé dans son fauteuil, me dit avec un petit sourire dans lequel je décèle une pointe d’ironie : « Docteur, je n’ai pas écouté ce que vous m’avez dit. Depuis notre rencontre, je me suis levé, je suis sorti plusieurs fois me promener dans le quartier, c’était agréable. »
24Ainsi débute une thérapie d’abord centrée sur la dynamique du couple et son histoire traumatique récente, puis sur Olivier et sa problématique personnelle. On pourrait multiplier les exemples où le thérapeute est ainsi surpris par un des membres de la famille et retourne la surprise. Est-ce alors un « passage à l’acte », une interprétation sauvage (Marcelli, 2000) ? Si on ne peut nier cette possibilité, je crois pour ma part qu’il faut aussi penser la surprise dans sa possibilité d’ouverture à la nouveauté, à la créativité, tant du côté du thérapeute, qui peut gagner à se laisser surprendre, que du côté des patients enfermés dans des discours parfois ennuyeux et redondants quand ils sont envahis par les mécanismes défensifs.
25Être sensible à la surprise, c’est pour le thérapeute ne pas être trop enfermé dans ses représentations théoriques. Surprendre les consultants, c’est les confronter à des incertitudes à même d’ouvrir au changement, pour peu par ailleurs qu’une suffisante confiance soit instaurée dans la relation thérapeutique. Celle-ci n’a pas toujours besoin de se construire et s’établit d’autant mieux, dès la première séance, que le thérapeute perçoit chez les partenaires de la famille des possibilités de jeux, une certaine capacité au maniement de l’humour malgré les souffrances présentées.
La surprise, une ouverture à la vie émotionnelle
26Après le mouvement stratégique dont les apports sont toujours utiles dans certaines situations, le mouvement systémique a connu une évolution sensible avec l’approche constructiviste. Alors que les thérapeutes stratégiques se placent comme experts, observateurs d’un système qu’ils cherchent à entraîner vers le changement par des attitudes et des prescriptions de tâches surprenantes et déstabilisantes, les constructivistes partent du principe qu’il n’y a de réalité que construite. Ils considèrent par conséquent leur propre subjectivité dans la construction du système thérapeutique qu’ils forment avec la famille.
27Dans ces conditions, la vie émotionnelle, plutôt que les stratégies de communication, oriente la réflexion. La surprise apparaît alors dans la thérapie non plus accompagnée de la contrainte et de la prescription, mais comme invitation, proposition à l’ouverture aux émotions en vue de pouvoir mieux les exprimer, les réguler, les mentaliser et par là même faciliter des échanges plus fonctionnels, l’émergence de voies alternatives permettant la résolution des problèmes. C’est qu’il est question à la fois d’une surprise pour tous et pour chacun. Les membres d’une famille surpris ensemble peuvent se surprendre les uns les autres par les émotions qu’ils manifestent.
28En somme, la surprise crée la possibilité d’une période sensible au cours de laquelle les émotions mobilisées vont pouvoir conduire à de nouvelles modalités de pensée, à de nouvelles associations, à une activité narrative entre les partenaires à même de conduire à de nouvelles constructions de la réalité, de sorte que l’avenir puisse apparaître sous un jour nouveau.
La surprise métaphorisante
29La métaphore opère un va-et-vient entre le discours et l’image, le langage verbal pouvant mener à l’image et celle-ci produisant un sens pouvant conduire à un autre discours. La métaphore dit les choses autrement. Elle permet la présence simultanée de plusieurs niveaux de compréhension. Elle est un point de conjonction entre l’imaginaire et la vie affective. Elle n’est jamais explicative. Elle fait allusion et ouvre ainsi des espaces de liberté psychique.
30De cette manière, la surprise peut surgir dans la rencontre clinique lorsque le thérapeute utilise certains commentaires, manie l’humour et le jeu pour peu qu’il perçoive une famille prête à se laisser surprendre. Mais plus encore le thérapeute introduit parfois des objets médiateurs, des objets métaphoriques, qui pour les raisons qui viennent d’être évoquées ont été qualifiés par leurs inventeurs d’« objets flottants » (Caillé et Rey, 1994). Ces objets flottent parce qu’ils vont dans une direction qui n’est pas déterminée à l’avance. On peut dire qu’ils ouvrent à la créativité en même temps qu’ils font transition : transition entre la réalité et l’imaginaire, transition entre les partenaires de la famille, transition entre la famille et le thérapeute.
31Philippe Caillé et Yveline Rey ont ainsi proposé l’utilisation d’un ensemble d’objets qu’il n’est pas question, dans le cadre de cet article, de présenter en détail. Je cite seulement : la « chaise vide », le « blason », les « sculptures vivantes », le « jeu de l’oie », les « masques », le « conte systémique… ». Le plus simple, la « chaise vide », donne une idée du travail qui peut être proposé : au cours d’une séance le thérapeute surprend la famille par l’introduction d’une chaise vide. Chaque membre de la famille est alors invité à indiquer la personne qu’il aimerait voir présente sur cette chaise – Pour quelle raison ? Qu’aurait-il à dire à cette personne ? Que souhaiterait-il que cette personne exprime, à lui ? Aux autres ? Que lui répondrait-il ?… Un dialogue s’engage avec une présence virtuelle. Les différents membres de la famille peuvent de cette manière se surprendre les uns les autres. Ainsi, les échanges qui s’engagent permettent de préciser comment dans cette famille on peut être lié tout en étant différencié.
32La chaise vide est un objet encore plus métaphorique quand elle est assortie de la représentation d’une idée. Ainsi, dans une thérapie de couple, la chaise vide peut être utilisée comme métaphore du couple formé par les deux partenaires. Ils sont en relation l’un avec l’autre, mais le thérapeute les surprend en leur indiquant qu’ils sont en relation aussi avec le couple qu’ils forment. En regardant la chaise vide, ils sont invités à tour de rôle à imaginer leur couple comme un paysage, comme un objet, comme un personnage qui s’adresse à eux et à qui ils peuvent répondre. Il est habituel que les deux partenaires se surprennent mutuellement par ce qu’ils imaginent et font le constat de ce qui les lie et de ce qui en même temps les différencie. C’est ce jeu de surprise qui peut ouvrir à de nouvelles constructions relationnelles appuyées sur de nouvelles représentations.
33Les sculptures vivantes sont capables de mobiliser davantage encore la vie émotionnelle, comme en témoigne l’exemple clinique suivant. Les premières séances ont permis de travailler une insécurité relationnelle développée entre Marthe, sa fille Cécile et le beau-père de cette dernière, André. Cécile, âgée de 17 ans, est placée dans un foyer d’accueil après des fugues à répétition. Je ne détaille pas ici les différents aspects du fonctionnement familial examinés dans une publication précédente (Delage et coll., 2006). Lors de la huitième séance, j’indique soudain à la famille qu’au lieu de me dire ce qui se passe dans les relations qu’ils ont entre eux, ils vont tenter de me le montrer. Ils vont à tour de rôle créer une statue composée des différents membres de la famille positionnés les uns par rapport aux autres selon des attitudes indiquant les échanges qu’ils ont entre eux, ce qu’ils font les uns par rapport aux autres, la manière dont ils se comportent les uns avec les autres. Je décide de commencer par André, qui après un temps de réflexion demeure, malgré tout, très hésitant sur ce qu’il va montrer. Marthe, impatiente, propose de prendre la place d’André parce qu’elle a quelque chose en tête. À mon tour, j’hésite, je demande à André s’il veut bien laisser Marthe commencer, ce qui lui laissera le temps de réfléchir. Il accepte. Aussitôt Marthe pousse André au fond de la pièce, se précipite vers Cécile, l’entraîne avec elle, s’assoit sur une chaise et allonge sur ses genoux cette grande jeune fille de 1 m 75. Cécile, en riant et un peu gênée, dit : « Je vais tomber… » « Mais non, je te tiens », lui répond Marthe. C’est à notre tour, le cothérapeute et moi-même, d’être surpris. Nous ne voyons pas où cette mère veut en venir. Elle saisit un flacon dans son sac, fait mine de donner le biberon à Cécile en lui faisant des chatouilles et des caresses. Cécile est à la fois gênée, rougissante et ravie. Cette production est remarquable par son effet de jaillissement et par le retour au passé qu’elle manifeste en transgressant la consigne. La surprise provoquée par la consigne du thérapeute a permis l’ouverture à des émotions intenses et illustrent à quel point le douloureux présent est connecté à un passé non moins douloureux. Marthe expliquera toute la détresse qu’elle a vécue lorsque sa fille, gravement malade de la coqueluche, a dû être hospitalisée plusieurs semaines. Elle allait chaque jour à l’hôpital, assistait impuissante à ses quintes de toux, désespérée de ne pouvoir prendre sa fille dans ses bras et de ne pouvoir la cajoler, en raison du matériel de perfusion et de surveillance dont Cécile était munie. Cécile savait juste qu’elle avait été hospitalisée. Elle découvre en séance, à l’occasion de la sculpture, la souffrance, les émotions ravivées de la mère. Des échanges émotionnels intenses s’engagent entre la mère et la fille sous le regard bienveillant d’André (qui n’était pas encore présent dans la vie de sa famille à l’époque où Marthe a situé sa sculpture, d’où sa place au fond de la pièce). À la suite de cette séance l’amélioration relationnelle a été spectaculaire, marquée d’ailleurs par d’autres surprises qu’il serait trop long de présenter ici, mais qui ont permis un travail d’élaboration et des changements importants dans la vie des uns et des autres.
34Remarquons aussi que le thérapeute n’est pas un interventionniste provocateur. Il est un accompagnateur encourageant. C’est dans la mesure où il est une figure de sécurité qu’il peut entraîner une famille « en terre inconnue », sur le chemin d’un changement, en acceptant de prendre des risques. Dans cette approche, le travail thérapeutique peut s’appuyer sur les apports de la théorie de l’attachement. On peut schématiser un parcours en trois temps. Le premier temps est celui de l’apaisement, de la contenance, temps durant lequel le thérapeute est attentif aux difficultés de chacun, empathique, soucieux de contenir les émotions négatives manifestées par les uns et les autres. On est donc dans un travail qui porte sur l’insécurité relationnelle, en même temps qu’on explore les caractéristiques formelles du scénario relationnel (Byng-Hall, 1995). Le deuxième temps est celui de la « période sensible » permise par l’introduction de la surprise, laquelle propose, par la déstabilisation qu’elle entraîne, une ouverture au changement. Le troisième temps est la « période d’élaboration » à laquelle peut conduire le temps précédent. C’est la possibilité de construire de nouveaux scénarios relationnels se tenant à l’écart des deux écueils que représentent la répétition du déjà connu et la tentative de correction en prenant le contre-pied du déjà connu (ibid., 2013). Le thérapeute est tout au long de ce parcours engagé dans sa propre subjectivité.
35Le danger auquel expose l’utilisation des objets médiateurs ou « flottants » est de considérer ces derniers comme des outils qu’on sortirait de la boîte par commodité ou parce qu’on ne sait plus comment faire avancer une situation problématique. En fait ces objets ne prennent intérêt que dans l’intersubjectivité développée entre le système familial et le thérapeute. Ils sont alors d’une grande pertinence dans ce que Daniel Stern a nommé des « moments de rencontre » (Stern, 2004), c’est-à-dire des « moments maintenant » où, dans le présent de la séance, surgit comme une connivence que repère le thérapeute entre ce qui se manifeste implicitement de la vie affective et émotionnelle de la famille et la naissance chez lui d’un point de vue sur cette vie relationnelle implicite. La surprise métaphorisante propose alors une manière de rendre explicite ce qui relève de la « connaissance relationnelle implicite » (ibid.).
La surprise et la résonance émotionnelle
36Mony Elkaïm (1989) a montré l’importance, en thérapie familiale, des émotions du thérapeute qui naissent dans le système thérapeutique formé avec la famille et lui indiquent les mouvements affectifs qui peuvent implicitement animer des échanges entre les uns et les autres.
37Les psychanalystes ont depuis longtemps théorisé dans les notions de transfert et de contretransfert ces mouvements affectifs qui s’établissent entre patient et thérapeute et, par extension, dans les phénomènes de groupe qui sont en jeu dans les approches familiales. Cependant, le recours à la notion de résonance permet de souligner certaines différences avec les conceptions psychanalytiques. Bien sûr, le thérapeute éprouve des émotions en rapport avec sa propre subjectivité, mais elles indiquent aussi que ces émotions qui naissent en lui naissent dans le système et sont susceptibles de concerner différents membres de la famille. Même si chacun apporte dans le système sa subjectivité personnelle, le propre de la vie émotionnelle est d’être plus ou moins partagée, parfois explicitement, le plus souvent implicitement à un niveau non verbal. Il peut alors être intéressant pour le processus thérapeutique que le thérapeute puisse rendre explicite ce qu’il ressent en résonance à ce qui est ressenti et partagé par les autres.
38La surprise ici consiste à rendre visible sans dire ce qui n’est pas dit. Il est question, en somme, non pas d’une interprétation mais d’un dévoilement. Certaines allusions, certains commentaires visent l’ouverture émotionnelle en vue d’aider au dégagement de certains nouages dysfonctionnels entre les partenaires. Ce travail nécessite une importante réflexion personnelle du thérapeute. Il peut le conduire à se surprendre lui-même en même temps qu’il surprend les autres.
39L’exemple clinique suivant est significatif. Benjamin est un jeune toxicomane de 18 ans suivi en thérapie familiale avec ses deux parents et quelquefois la grand-mère (le grand-père, trop malade, ne peut se déplacer). Benjamin est un expérimentateur, si l’on peut dire. Il utilise différentes substances et produits illicites qu’il s’ingénie à mélanger. Il note sur un carnet les effets que produisent les cocktails qu’il utilise. Ce jour-là, je suis amusé quand je vois la famille dans la salle d’attente. Benjamin, en effet, a la tête tout enturbannée par un important pansement qui lui fait une sorte de chapeau. Il est debout et observe attentivement sur le mur de la salle une affiche de cirque sur laquelle figure un clown blanc qui n’est pas sans présenter certaines analogies avec lui-même. J’imagine un jeu de miroir déformant. En même temps je me prends à penser que tout cela n’est pas si drôle. Qu’est-il arrivé à Benjamin ? Que vit cette famille déjà éprouvée par la maladie du grand-père, par le cancer récemment traité de la mère ?
40La famille entre dans la salle de consultation. Je demande à Benjamin ce qui est arrivé. Sa mère prend tout de suite la parole et explique, non sans une certaine jubilation, le déroulement des faits. Son fils a pris un de ces cocktails qu’il affectionne ; puis il est sorti en ville, a été pris d’un malaise, est tombé, s’est fait mal au crâne sur le bord d’un trottoir. Il a été transporté aux urgences de l’hôpital. On lui a fait un pansement, celui qu’on peut actuellement admirer. On devait lui faire des explorations complémentaires, une radio du crâne. Benjamin a trouvé l’attente trop longue, il a quitté l’hôpital alors qu’il était en pyjama, précise la mère en s’esclaffant, il a traversé la ville dans cet accoutrement et s’est finalement présenté à la maison à la grande surprise de tous. Tout ce récit est entrecoupé de rires, d’exclamations tantôt ironiques, tantôt jubilatoires. Le père, de son côté, esquisse de nombreux sourires. Tout cela fait écho à mon propre amusement éprouvé dans la salle d’attente. Mais en même temps naît en moi un certain malaise. Tout cela n’est pas vraiment drôle. Ne sommes-nous pas en train de rire pour éviter de nous inquiéter ? Je me surprends alors à intervenir d’une manière non préméditée, après avoir quêté cependant un acquiescement de ma cothérapeute avant de prendre la parole. Je m’adresse donc à cette mère : « J’ai envie que nous reprenions le récit d’une autre manière. » Je reprends alors, quasi mot à mot et en détachant lentement mes paroles, tout le début du récit, puis je modifie la fin. Je dis : « Benjamin a été admis à l’hôpital, mais sa conscience s’altère. On le transfère en réanimation après avoir diagnostiqué un hématome extradural. Une infirmière vous prévient que votre fils va être opéré. Vous arrivez une heure après à l’hôpital. Hélas, on vous apprend alors qu’il y a eu des complications. Votre fils vient de mourir. » Je m’adresse alors à Benjamin : « Donc, Benjamin, je vous demande de vous allonger sur le sol. Vous êtes immobile, vous fermez les yeux, vous êtes mort. Votre famille vient se recueillir auprès de vous. » Je demande alors aux deux parents et à la grand-mère de bien vouloir, après un temps de réflexion, se lever, venir auprès de la dépouille mortelle de Benjamin et exprimer à haute voix ce qu’ils éprouvent. La stupeur et la stupéfaction succèdent au rire. La surprise est immense. Je suis moi-même étonné de mon discours et inquiet de ce qui va suivre. Après quelque temps de silence, la mère se lève, s’approche de son fils et déclare sur un ton grave : « Je suis malheureuse, mais en même temps soulagée. Tu as arrêté de souffrir et de faire souffrir les autres. C’est mieux ainsi. » C’est à notre tour, thérapeutes, d’être sidérés. Benjamin ne bronche pas. Son père à son tour se lève et, selon le même scénario que sa femme, déclare : « Je pense comme maman, elle a raison. » Puis il ajoute (c’est un homme croyant, catholique pratiquant) : « Je ne crois pas qu’avec toutes les bêtises que tu as faites tu puisses aller au Paradis. » Nouvelle stupeur des thérapeutes. La grand-mère, pendant ce temps, a éclaté en sanglots. Nous lui demanderons de rester à sa place et la dispensons du scénario que nous avions proposé. Elle ne pourra faire aucun commentaire tant elle est envahie par les émotions. Après un temps de silence pour tous, je demande à Benjamin d’ouvrir les yeux, de reprendre sa place et je l’invite à réagir à ce qui vient de se passer. Il est manifestement éprouvé, il a la gorge serrée. Il dira simplement, comme dans un murmure : « Je ne savais pas que mes parents pensaient comme ça. » Cette éprouvante séance a ouvert un changement radical dans la thérapie et dans l’évolution de Benjamin ; les deux séances suivantes, notamment, ont été l’occasion d’une activité narrative centrée sur les morts dans la famille, celles du passé et celle qui se profile pour le grand-père. Benjamin a stoppé net ses consommations et ses mélanges. Après plusieurs années de recul, j’ai eu confirmation de l’évolution favorable de cette situation et j’ai pu vérifier la bonne insertion sociale de Benjamin.
41Il ne s’agit pas de présenter ici une méthode d’intervention reproductible dans les situations de ce genre. Ce qui a été proposé ne relève pas d’une stratégie et n’a pas été prémédité avec ma cothérapeute. C’est le résultat des mouvements émotionnels intersubjectifs dans l’ici et maintenant de la séance et de ce qui l’a précédé dans la salle d’attente qui a conduit à ce scénario. Il est remarquable que la surprise provoquée et la violence qu’elle contenait n’aient pas conduit à une protestation, à une réticence, à un refus de suivre les propositions du thérapeute. Sans doute la confiance antérieurement établie, l’instauration d’une suffisante sécurité, d’une suffisante contenance ont-elles permis aux partenaires d’accepter d’être émotionnellement bousculés. Mais, sans doute aussi la mise en scène qui s’est déroulée a-t-elle permis de rendre explicite une atmosphère mortifère non formulée dans la famille, atmosphère associée à une forme d’agressivité libérée par les parents à l’égard de leur fils. C’est ce qui a fait résonance en moi et m’a permis de proposer à la famille un dévoilement de leurs propres éprouvés.
Conclusion
42La surprise est une émotion particulière parce qu’elle est elle-même une incertitude qui, lorsqu’elle est positive, ouvre à l’échange, à la nouveauté, à la créativité, au changement. C’est notamment le cas en thérapie lorsque le thérapeute sait de son côté faire preuve d’une suffisante inventivité pour utiliser la surprise à des fins thérapeutiques. Il cherche alors à rendre plus explicites des émotions négatives d’autant plus bloquantes qu’elles demeurent implicites, masquées derrière des comportements enfermant les partenaires d’une famille dans des scénarios relationnels rigides et répétitifs. L’ouverture aux émotions rendue possible par l’utilisation bien tempérée de la surprise permet de mieux les partager, les réguler, les mentaliser afin de conduire à des scénarios relationnels évitant les deux écueils que sont la répétition et la tentative de réparation des scénarios problématiques du passé pour s’engager dans l’invention d’échanges nouveaux.
43Le côté bien tempéré de la surprise, lorsqu’elle est utilisée par le thérapeute, suppose une suffisante réflexion de la part de ce dernier en vue de repérer sa propre résonance émotionnelle. Il suppose aussi qu’une famille où règne l’insécurité relationnelle puisse être suffisamment rassurée par le thérapeute pour accepter les incertitudes de la surprise et les émotions négatives qui peuvent être suscitées en thérapie. Mais il arrive aussi que le thérapeute soit surpris par la famille ou certains membres de la famille qu’il rencontre. À lui, alors, de s’ouvrir à l’inventivité qui lui est ainsi parfois proposée.
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Mots-clés éditeurs : métaphore, changement, intervention paradoxale, objets flottants, Surprise, thérapie, approche constructiviste
Mise en ligne 26/03/2019
https://doi.org/10.3917/dia.223.0047