Dialogue 2019/1 n° 223

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Article de revue

Violences gigognes dans les espaces interne, de couple, familial et sociétal : de la subjectivation en contexte tunisien mutant

Pages 133 à 151

Notes

  • [1]
    Jeu de mots avec allusion au titre de Lemaire Les mots du couple (1998).
  • [2]
    Le Code du statut personnel (csp) consiste en une série de lois progressistes tunisiennes promulguées le 13 août 1956 par décret beylical puis entrées en vigueur le 1er janvier 1957, visant l’instauration de l’égalité entre l’homme et la femme dans nombre de domaines. Le csp est l’un des actes les plus connus du Premier ministre et futur président Habib Bourguiba près de cinq mois après l’indépendance du pays. Il donne à la femme une place inédite dans la société tunisienne et dans le monde arabe en général, abolissant notamment la polygamie, créant une procédure judiciaire pour le divorce et n’autorisant le mariage que sous consentement mutuel des deux époux. Le successeur de Bourguiba, Ben Ali, ne remet pas en cause le csp et lui apporte même des modifications qui le renforcent.
  • [3]
    Il s’agit de la théorie de la récapitulation d’Ernst Haeckel, théorie en biologie de l’évolution datant de 1866, stipulant que chaque organisme se développe en passant par les étapes de l’évolution des espèces ancestrales desquelles il est issu.

1Si les mutations dans le social, le familial et le conjugal, dans les identités et les cultures, se multiplient aujourd’hui et qu’aucun territoire socioculturel n’en semble épargné, quels regards la psychanalyse peut-elle se donner les moyens de porter dessus ? Et par là même, que peut-elle pour des individus, couples, familles et groupes souffrant dans leurs liens, pas toujours en mesure de (re)créer et de (re)trouver des possibilités d’« être ensemble », de « faire ensemble » (Puget, 2004 ; Berenstein et Puget, 2008) ?

2Nous nous affilions, dans cet article, à une psychanalyse revue dans sa métapsychologie et riche de la compétence nouvelle de n’être plus seulement, comme dans le paradigme classique, experte en conflit intrapsychique. Si la théorie de la pulsion, panindividualiste, a élu domicile dans le monde intrasubjectif régi par la représentation et la relation d’objet, lesquelles sont des formes intériorisées, introjectées et subjectivées du monde externe, la perspective intersubjectiviste propose de la compléter par les aspects inédits, indomptables et inintrojectables d’autrui et des liens qui nous y attachent. Pareil élargissement, accompagné de révisions métapsychologiques ad hoc, du champ de la psychanalyse de l’individuel vers le groupal, qu’il soit couple, famille, groupe social, promet la mise à disposition d’un outil plus souple, plus polyvalent, plus adapté et, de ce fait, plus efficace.

3La psychanalyse peut parfaitement, sans craindre de se dénaturer, se donner les moyens théoriques, méthodologiques et techniques d’inclure dans son champ d’expertise un sujet à la fois sujet de l’inconscient, sujet du lien et sujet de la culture (Dupré la Tour, 2002 ; Michel, 2004 ; Berenstein et Puget, 2008 ; Kaës, 2015). Dès que ce terrain est déblayé, la psychanalyse se penchera de droit sur les conflits individuels tout autant que sur leurs homologues sociétaux et saura lire et interpréter, dans les rapports et articulations entre les sphères intrapsychique et intersubjective, des formes autres et autrement indécelables de souffrance, de violence et de mal-être dans l’actuel. Approcher une hypermodernité où se bousculent mondialisation, iconoclastie généralisée, virtualité, instantanéité (Kaës, 2012) a sans doute intérêt à élargir le spectre de ses possibles en étudiant, outre le monde intrapsychique, ses homologues inter et transsubjectifs (Puget, 2005 ; Berenstein et Puget, 2008).

4Guidée dans cette réflexion par une quinzaine d’années d’intervention et de recherche d’orientation psychanalytique auprès de couples et familles tunisiens, nous nous intéressons également à la régulation par la culture des limites et rapports entre sphères intime, privée et publique où se jouent des conflits de diverses catégories, individuels et groupaux, œuvrant bon gré mal gré à l’advenue du sujet. Le contexte tunisien actuel est propice à pareilles observations, couples et familles y sont en quête de repères sur fond de ferventes mutations sociales et politiques.

Pour une psychanalyse sensible à la résonance entre l’intrapsychique et l’intersubjectif

5La psychanalyse classique intrasubjectiviste s’est un moment cantonnée à sa zone de confort, se contentant d’une application des points de vue freudiens sur un groupe approché comme sujet, comme entité homogène. Il faudra attendre des travaux moins timides, comme ceux concernant la théorie du lien de Pichon-Rivière en Argentine ayant aujourd’hui mûri en « psychanalyse du lien » avec Puget et Berenstein (2008) en tête de peloton et comme ceux, en France, de René Kaës, plaidant cette « métapsychologie de troisième type » (2015), afin que le lien gagne, la tête haute, son droit de cité dans la psychanalyse.

6Dans l’affiliation à pareil paradigme, la psychanalyse acquiert un droit de regard sur le social, le politique, l’interculturel. Sur ces scènes se jouent et se croisent les impacts de la mondialisation et bien d’autres expressions de l’hypermodernité avec les effets de heurt et de violence que suppose toute mutation même si sa visée est avant tout adaptative. Janine Puget parlera d’une « subjectivité sociale » (2004) qui interroge de front « la différence entre “être seul avec soi-même” ou “être dans un devenir” avec un ou plusieurs autres » (ibid., p. 183) et Isidoro Berenstein (2001, p. 236) d’ajouter : « Le sujet est soutenu par le sentiment d’appartenance inhérent au lien, qui est à distinguer du sentiment d’identité inhérent au moi ; ces deux éléments entrent dans la construction de la subjectivité. Le monde interne, le monde des autres et l’ordre social sont trois univers irréductibles. Le sujet en est le produit, en même temps qu’il est le lieu où ces mondes s’articulent ou se dissocient. »

7En effet, au sein des liens de couple et de famille, il n’y a pas que la somme des psychés internes. Il y a du cadre, du méta-cadre qui amènent toujours dans le lien du social, du politique, comme nous en donnerons l’exemple en évoquant un contexte conflictuel particulier, celui de la révolte tunisienne de janvier 2011 réputée pour avoir donné sa pulsation à ce qui est désormais désigné comme le Printemps arabe. Tant que des conflits de la sphère interne et d’autres relevant des intersubjectivités dans le couple, la famille, le groupe social résonnent, interfèrent, s’inter-résolvent ou s’aggravent, une constitution subjective est en branle. Être en lien suppose une vie intersubjective qui nourrit la subjectivité. Sociale, cette dernière couvre des facettes de soi impalpables et méconnaissables autrement que dans un bain de socius. C’est dans ces liens et au sein de leurs multiples configurations que le sujet se transforme et par là même advient. Il va sans dire que la porte est alors grande ouverte au risque violent si le changement, le déséquilibre ne trouvent pas des voies de contenance et de mentalisation.

8Du contexte culturel tunisien, nous y reviendrons en commentant la vignette clinique à suivre, l’on précisera que ce dernier est encore empreint d’un communautarisme vivace et omniprésent dans l’organisation des relations familiales et sociétales (Ghorbal, 1981 ; Yahyaoui, 2005 ; Mokdad Zmitri, 2016) cohabitant néanmoins avec un individualisme montant et cumulant de ce fait des traits conservateurs, de la postmodernité et de l’hypermodernité, hybridisme caractéristique des paysages sociétaux en mutation et des périodes transitionnelles. L’on ajoutera que contrôle, mainmise et interventionnisme groupaux font que nul n’est indispensable. Il y a des rôles et fonctions qui importent plus que les individus. Chaque sujet dans ce type de système peut être remplacé par des « doubles » que Ghorbal (1981) désignera par les « moi auxiliaires ». Si cette numérosité garantit que le nous l’emporte sur le je, ces moi auxiliaires sont aussi, à tout moment, exploitables par le moi comme protagonistes, agents et intermédiaires de résolution des conflits. Il va sans dire que, corollairement, les règles du groupe sont des repères dictés mais aussi au service de tous pouvant ainsi se charger d’alléger nombre de conflits intersubjectifs en offrant des solutions prêtes à l’emploi. L’individu n’étant pas livré à lui-même n’a souvent pas à chercher sa solution à ses conflits, les valeurs du groupe les mettent immédiatement à sa disposition. Cela frustre-t-il l’individu et l’entrave-t-il dans son parcours de subjectivation ou lui rend-il service en offrant une constante fonction alpha groupale qui « digère » pour lui ? L’interrogation n’a sûrement pas lieu d’être car il y a forcément des deux et ces deux aspects sont bien les indicateurs d’une subjectivation en marche jouant des enveloppes et ouvrant des canaux, sortes de « Ciel ouvert » où les conflits individuels trouvent le moyen de résonner et de se conjuguer aux conflits sociétaux.

Une clinique psychanalytique attentive à la circulation de violences entre espaces de la subjectivation en contexte tunisien mutant

9Nous avons choisi une vignette clinique où il sera relativement aisé d’osciller entre les scènes individuelles, de famille, du couple et de la subjectivité sociale pour montrer comment les conflits intrapsychiques et intersubjectifs, des contenus de violence personnels et relationnels s’intriquent dans des rapports consonants ou dissonants, de lénification ou de renforcement mutuels, mais toujours, bon gré mal gré, au service d’une constitution subjective à jamais conjuguée au gérondif. Avant d’en proposer un développement plus détaillé, laissons l’illustration clinique donner teneur et concrétude à ces propos.

Conflits dans le couple : la pointe émergée de l’iceberg

10Lorsqu’ils se présentent à la consultation, monsieur et madame M. sont mariés depuis seize ans, elle veut divorcer alors que lui n’a pas du tout vu venir « la catastrophe » après tant d’années de vie commune, quatre enfants, une maison construite ensemble, des projets, quelques voyages à l’actif du couple, citera monsieur en exemple, justifiant son étonnement et son « état de choc ». Pour madame, « c’est une question de vie ou de mort », elle hait son corps, celui de son mari, n’arrive plus à embrasser ses enfants… elle se dit « mort-vivante », il n’y a que la séparation qui la « ramènera à la vie ».

11Madame était très coquette et séductrice dans sa jeunesse. Adolescente, elle dit avoir eu beaucoup de succès avec les garçons et avait un petit ami de son âge au lycée lorsque son futur mari l’a repérée dans une fête de mariage et a été séduit par son physique. Il a fait savoir à son entourage familial proche qu’il était désireux de faire sa connaissance en vue de demander sa main. Lorsqu’elle le rencontre, elle trouve qu’on devine facilement les neuf ans qui les séparent et que, physiquement, il n’est pas du tout son genre, c’est « le type à se coiffer sur le côté avec une raie, bien sage, ce qu’il y a de plus ringard et coincé », pensera-t-elle et elle refusera ses avances. La future belle-mère s’invitera alors régulièrement chez la famille de madame et finira par persuader cette dernière, aidée par la mère, un échec scolaire et un chagrin d’amour récent, de sortir avec son fils. Au bout de quelques semaines, madame finit par revenir sur ses premières impressions, ne trouvant plus son fiancé si antipathique. Elle se plaît à l’idée qu’il soit fou amoureux, qu’il sera bientôt avocat et qu’il n’a pour projet que de la gâter et la rendre heureuse. Ils se marient alors et ont quatre enfants, puis s’éloignent petit à petit.

Montée en puissance de mal-être dans le corps propre et des conflits dans l’intersubjectivité primaire

12Madame choisit du jour au lendemain de se voiler et opte pour le niqab. Son mari, musulman pratiquant, révèle avoir toujours souhaité que sa femme se voile mais n’a jamais cherché à l’influencer ; il a été le premier étonné par cette décision. À partir du moment où elle a troqué sa coquetterie contre le niqab, elle a pris une décision dont elle est remarquablement fière, celle de coudre seule tous ses habits, de la tête aux pieds au sens propre de l’expression : elle coud jusqu’aux bas et assure qu’elle fabriquerait sans hésitation ses chaussures si elle le pouvait. Nous percevons comme un magma pulsionnel indomptable, de la libido qui fait craqueler le corps, l’habitus qui menace d’effondrement, d’où toute la valeur de la seconde peau faite d’étoffes qu’elle « raccommode » quelque part pour fabriquer du beau. Christian Guérin (1990, p. 147) y voit une équivalence de l’hypothèse du moi-peau de Didier Anzieu : « Il existerait dans la famille des objets qui sont la condensation commune de ce qui articule les sujets les uns aux autres et qui permet à chaque sujet de construire son unité. De ce point de vue, ils pourraient être la représentation externe du fantasme de peau commune, dont Didier Anzieu a dégagé l’importance dans la constitution du moi-peau. Le linge comme prolongement direct de la peau et des soins maternels est tout indiqué pour être un des éléments premiers de cette série. Il importe de saisir la genèse et le destin de ces objets dans l’économie psychique familiale. »

13En effet, les contenus latents ne tarderont pas à se dévoiler. Madame « craque » et dit ne pas être vraiment fière car elle s’est voilée non par piété, mais pour se protéger des tentations d’adultère. En réalité, elle commençait à exprimer des « envies de tromper » son mari et, pour s’en préserver et lui épargner honte et souffrance, elle s’est voilée de façon qu’on ne devine pas son désir de regarder d’autres hommes dans la rue. Madame avoue avoir entretenu des liaisons « totalement platoniques » sur Internet avec des poètes hommes de langue arabe ; quand son mari s’en est rendu compte, évitant la confrontation, il s’est arrangé pour la priver le plus longtemps possible de connexion. Elle l’a deviné mais n’a rien osé dire car elle se sentait coupable. Monsieur l’écoute le visage crispé, l’émotion est intense à ces moments où le couple se prête à ce bas les masques. Le néo-groupe (Granjon, 1987), sous l’effet des confidences inédites, fait l’expérience d’une mise à nu de cette zone de l’indomptable, de l’incompatible, de la désillusion, du non-partageable, de l’altérité radicale et irréversible, cette « différance » (Puget, 2005 ; Berenstein et Puget, 2008) où la rencontre bute et ne peut advenir. C’est exactement là que la violence peut trouver à élire domicile.

14Madame ajoutera, dans la foulée, que finalement tout ce qui la décourageait de divorcer ces dernières années était le fait que sa mère la menaçait de ne pas lui offrir son toit, trouvant son souhait de divorcer « bête et capricieux ». Elle précisera que pareille réaction ne l’étonne pas tant que cela, car sa mère a toujours été froide à son égard, et qu’elle a maintes fois jalousé un mari qui a, quant à lui, tout le soutien et le dévouement de sa mère. Elle ne pardonne pas à sa propre mère de l’avoir toujours « utilisée » comme confidente pour les tensions et problèmes dans son couple (couple parental, donc) et de n’éprouver aujourd’hui aucune compassion à l’égard de sa fille. Elle possède pourtant un studio, dépendance de son logement, qu’elle n’a jamais loué ni habité elle-même, mais elle refuse de le céder à sa fille pour ne pas l’encourager à divorcer. Elle l’aurait même clairement avisée : « Tu pourras crever dans la rue, je ne t’ouvrirai pas ma porte, tu n’as qu’à arrêter tes caprices et rester avec ton mari, on a toutes fait des sacrifices ! » Cela n’est sûrement pas sans lien avec une nouvelle habitude que manifeste madame depuis un moment, celle de s’enfermer dans la chambre à coucher du couple pendant des heures. Elle ferme à clé et n’ouvre ni à son mari ni à ses enfants qui la réclament et la supplient. Elle reconnaît éprouver pitié, honte et culpabilité mais ajoute que cet isolement est vital pour elle et qu’elle ne peut faire autrement.

15Elle dit venir en consultation « corps sans âme ». Elle accompagne son mari parce que les séances lui permettent de comprendre ce qui se passe à l’intérieur d’elle-même et ouvrent un canal de communication « impossible à la maison » à travers lequel elle pourrait faire comprendre à son mari que tout est fini plutôt que dans l’espoir d’une quelconque réconciliation. Nous remarquerons d’ailleurs que madame ne s’adresse que très rarement à son mari dans un discours direct à la deuxième personne du singulier. Elle parlera quasiment toujours de lui, en sa présence bien entendu, en s’adressant à nous : « Je veux qu’il soit convaincu du divorce parce que s’il ne l’est pas il me fera beaucoup de mal, il m’en a déjà menacée à la maison. Il est avocat et il peut me détruire, me priver des enfants, de toit, de pension… mais au point où j’en suis de ma détresse, il ne me reste qu’à prendre ce risque. Avec lui, je meurs à petit feu. »

16Monsieur décrit à quel point il se sent impuissant face à cette situation et le vécu d’impuissance amènera le couple à parler d’une sexualité de plus en plus sporadique rimant avec un devoir conjugal depuis un moment déjà ; madame dira ne plus avoir aucun désir de lui, pourtant son corps s’émeut et désire d’autres hommes.

17Un tel discours racontant la déception de chacun des partenaires à la découverte d’une facette insoupçonnée de l’autre attise un ton accusateur réciproque qui constitue le fil conducteur entre séances : il met à nu les contenus problématiques intimes, désenkyste et extériorise les violences et traumas dans les liens de chacun tel que ce lien inédit et unique de couple les réactualise, mais confronte aussi chacun à l’étrangeté, au « choc », leitmotiv que monsieur utilisera à plusieurs reprises.

Des conflits avec et dans le social/sociétal en résonance et continuité avec ceux dans le corps et le couple

18Les « maux du couple [1]» en disaient long sur la nature des liens de filiation de chacun, sur la parentalité des parents à leur tour, sur le monde interne de chacun mais aussi sur sa « subjectivité sociale ». Madame met souvent en doute les émotions de son mari et dit le trouver « faux », inquiet seulement du regard d’autrui : « Je ne suis même pas sûre, tellement il me menace quand on est en tête-à-tête à la maison et que personne n’en est témoin, qu’il ne soit pas en train de jouer la victime pour que tout le monde se range de son côté et qu’il soit vraiment peiné de me voir partir. La séparation le gêne plus qu’elle ne le peine car il pense en termes de “qu’en dira-t-on ?”. Lui qui est connu dans la ville et dans la profession, il a peur pour son image, je ne suis pas sûre de valoir plus que sa voiture de luxe ou la maison. »

19Madame trouve injuste, par ailleurs, que monsieur cumule le soutien de sa famille et celui de sa belle-famille, le succès professionnel, la fortune, le prestige, et ne lui reconnaisse pas « des années de travail dans l’ombre » où elle était « prisonnière », dans sa maison, des tâches ménagères, de la cuisine et des enfants – « Il n’aurait rien eu de tout ça s’il n’avait pas eu l’esclave que je suis qui se tapait toutes les corvées. » Ce sentiment de s’être effilochée, perdue, dénaturée dans le couple a beaucoup affecté les « compétences sociales » de madame jusqu’à sa « disparition » de l’espace public. Passant la plus grande partie de son temps à la maison, délaissée par sa propre famille, s’occupant de quatre enfants, elle s’est « enterrée vivante ». Elle a bien parlé à son mari de son souhait de tenir une boutique de vêtements féminins, mais il a toujours esquivé le sujet, dira-t-elle. Elle s’est retrouvée à n’avoir de communauté, de groupe d’appartenance que son réseau virtuel et s’est surprise tellement mal à l’aise, « étrangère » et en proie à la tentation dans la rue que le niqab est devenu son « bouclier »… Un vécu qui ne semble pas résonner chez monsieur qui trouve qu’elle dramatise et argue que « des milliers de femmes vivent dans une situation moins confortable » ; propos qui mettront madame en colère et l’amèneront à rétorquer – dans l’un des rares moments où elle s’adressera directement à lui –, désespérée de voir que son mari ne perçoit pas son mal-être : « De quel confort tu parles ? Eh bien sache qu’au moment où la révolution battait son plein, ça tirait de partout, Ben Ali n’avait pas encore fui, plusieurs morts déjà, le chaos total dans la rue déserte, eh bien, tu ne le savais pas, tu étais enfermé dans ton bureau, les enfants étaient chez ma mère qui pensait que je voulais rester seule pour faire le grand ménage, j’étais sortie faire un tour, excédée, je bouillonnais de l’intérieur, c’était à un moment de peur, d’angoisse pour tout le monde sauf pour moi, j’étais insensible à tout cela, les balles pouvaient me transpercer le corps, rien n’y faisait, ce qui se passait à l’intérieur de moi était nettement plus chaotique et effrayant. C’est la seule fois depuis des années où je me suis sentie normale dans la rue, où je me suis sentie appartenir à cette ville, à ce peuple mais pas du tout par rapport à la dignité, à la liberté et à la révolution dont les autres parlent, c’était simplement parce qu’à présent tout le monde était dans la détresse, dans la souffrance, je n’étais plus seule au monde ! »

De la résonance entre contenus violents individuels, de couple, de famille et sociétaux comme indicateur d’une subjectivation en branle et d’une adaptation aux mutations socioculturelles

20La vignette clinique montre comment un conflit de couple amène en surface des conflits intimes, les plus enfouis ayant trait au corps, à l’intersubjectivité primaire introjectée mais qui, à un moment propice imprévisible, se désencryptent et entrent en résonance avec l’héritage transgénérationnel, avec la transmission du féminin et du masculin, avec des conflits sociétaux et avec des moments fervents de l’histoire d’une nation entière. Être passée d’une coquetterie séductrice assumée au port du voile puis à celui du niqab, choisissant ainsi de se couvrir quasi entièrement le corps, raconte bien plus que le rapport de madame à son corps, à sa mère, à sa sexualité et à son époux, comme nous en aurait informés une lecture classique. Il nous est impossible de ne pas y déceler une incroyable analogie avec le parcours d’une nation, celui d’une Tunisie qui s’est démarquée très tôt par une politique féministe nullement bienvenue chez les nations « sœurs » arabo-musulmanes. La promulgation du Code du statut personnel [2] tunisien dès l’indépendance du pays a fortement chamboulé les repères d’une société tunisienne sévèrement sexiste. Au sein de la société patriarcale traditionnelle, rares étaient celles qui allaient à l’école, encore moins à partir de la puberté. La maison était le principal lieu de vie des femmes et jeunes filles ; l’accès à l’espace public se limitait au bain maure, aux visites familiales et fêtes de mariages spécialement intéressantes pour marier ses enfants. Les jeunes femmes avaient pour tâches le ménage, la cuisine et la garde de fratries nombreuses en attendant l’arrivée d’un prétendant qu’elles pouvaient épouser sans le connaître. La promulgation dudit code s’est attaquée de front à ce statut de « brimée sociale » qui orchestrait jusque-là le rapport entre les genres, la gestion de la différence des sexes, des liens familiaux et des rapports entre le dedans et le dehors. Donner des libertés nouvelles et « osées » pour l’époque aux femmes était aussi un risque. C’est que la rupture était brutale et que ce pas de « géant » allait coûter à la Tunisie une marginalisation parmi ses sœurs arabes et musulmanes. La femme tunisienne était brusquement érigée en modèle en matière de droits et libertés des femmes. Forcément, sa situation dans le couple et la famille n’a pas pu s’aligner immédiatement et sans dégâts sur la loi. La situation de madame M. – qui est loin d’être un cas particulier – dénonce le lourd tribut que le décalage entre politique et mentalités impose aux couples et aux familles. La succession de politiques (Bourguiba puis Ben Ali) féministes mais dictatoriales a entretenu, voire renforcé (avec Ben Ali), les droits des femmes. Néanmoins, les dépassements de type instrumentalisation politique de la femme se sont succédé et se poursuivent aujourd’hui sous forme de polémiques zélées au gré des politiques des partis au pouvoir connaissant un changement saccadé depuis la révolte de 2011. Tant bien que mal, cette société, perdant progressivement de son « sexisme » et engagée sur les voies actuelles de la mondialisation et de la démocratisation, négocie continuellement avec une régulation des liens familiaux par l’instance culturelle tombant en désuétude. Elle s’ouvre à un nouveau « paysage familial » où les liens entre sexes et générations sont moins nettement délimités et « préfabriqués ». Nous avons mesuré toute la fécondité clinique de ce qu’Alberto Eiguer (2010, p. 24) exprime en écrivant : « La pratique de la thérapie psychanalytique de couple sollicite de notre part une écoute affinée des mésententes qui vont vers une violence accrue, parallèlement à l’évolution contemporaine des places de l’homme et la femme. »

21Nous pensons en effet que, de manière analogue à ce que stipule la théorie d’Haeckel d’une ontogenèse qui récapitule la phylogenèse [3], ce couple a condensé durant ses seize années de mariage les secousses dans l’histoire de la nation, le vacillement du statut de la femme et corollairement de celui de l’homme. Ce n’est sûrement pas par hasard que le port du niqab, par exemple, tenue complètement étrangère à la femme tunisienne avant la révolte de 2011, a depuis connu un succès sans précédent. Y a-t-il dans ce geste la revendication d’une identification aux nations sœurs arabes et musulmanes mises à distance jusque-là à cause d’une libération « honteuse » de la femme ? Y a-t-il un mouvement de régression post-révolutionnaire prônant un retour à la « quiétude » familiale et sociétale de jadis où les rôles genrés étaient tranchés, imperméables et immuables ? Madame symbolise ce dilemme en troquant la modernité de son apparence contre le voile puis le niqab. Elle se marie par l’intermédiaire des familles d’origine comme par le passé mais c’est elle qui choisit de divorcer. Ses moments d’isolement équivalent fort probablement à des sortes de « pannes » dans la transmission d’un féminin et d’un maternel malmenés. Un « bras de fer » entre sexes et genres devient le moteur de l’interfantasmatisation familiale. Il n’y a là qu’un aperçu des voies nombreuses et riches que l’interprétation peut emprunter. Il nous importe particulièrement de souligner que ces thématiques de mal-être individuel, de mésentente dans le couple et de dysfonctionnement dans la famille sont étonnamment récurrentes dans la clinique des couples et familles tunisiens d’aujourd’hui.

22Différentes scènes où se déroulent des violences se rencontrent et se pourvoient ainsi mutuellement de sens, donnant au sujet des possibilités nouvelles de relancer une subjectivation mise à mal. Madame M. est mal dans le corps, le couple, la cité, son histoire et l’Histoire. Son moi-peau craquelle, une révolte nationale éclate, dedans et dehors menacent en même temps et madame trouvera écho et salut dans le fait que la société qui sombre lui ressemble. Dans les expressions paroxystiques que sont l’enfermement du corps dans les étoffes ou dans la chambre, la « surexposition » virtuelle ou « suicidaire » dans la rue, la dépression, la honte, la culpabilité, la colère, la haine…, madame M. cherche à se cramponner, à se faire contenir dans différents espaces, dans différentes temporalités. En même temps, elle dénonce des contradictions et violences de différents registres : madame est hypermoderne car connectée, désirante, sachant ce qu’elle veut, à l’image d’une génération de jeunes internautes qui ont « manigancé » une révolte nationale et même transnationale dite « Printemps arabe » et que les dictateurs ont tout fait pour censurer, posture prise par monsieur, conservateur dépassé, désarmé. Madame sort sous les balles comme un kamikaze. Les attaques meurtrières, autre nouveauté dans le paysage hybride violemment tiraillé entre la tradition, l’identité première et l’ouverture à la rencontre et à la diversité, sont signes d’extériorisation de mondes internes menacés, violentés, tiraillés, en perte de repères et finalement « sans foi ni loi ».

23Dans le train de la constitution subjective, il est ainsi naturel de voir les différents espaces se contaminer par les violences et conflits corollaires qui les animent. Cette contamination n’est pas un phénomène linéaire géré par une logique de postériorité-antériorité dans l’atteinte d’un espace par l’autre, mais un moment fervent de résonance, d’interférence, déterminant pour la constitution subjective, comme en ont connu madame et monsieur chacun et ensemble.

24Dès lors, ce à quoi devrait œuvrer la thérapie de ce couple et de bien d’autres « se battant » au quotidien avec des repères périmés et une hypermodernité bousculante, c’est une écoute et une contenance des modalités de transition, des possibilités et moments de transformation et d’actualisation du lien de couple sans rupture brutale avec les organisateurs culturels traditionnels en voie de dépassement. Le pari consiste à accompagner un couple qui se positionne, qui cherche ses modèles et ses repères et qui prend conscience de l’importance de « faire du neuf avec du vieux » et qui tisse progressivement son « faire ensemble ». C’est cette reconnaissance qui peut booster les potentialités créatives des groupes familiaux et sociaux pour s’adapter à une culture mutante et maintenir actif et réactif un travail dessus. Nouer, en termes de temporalité, le synchronique et le diachronique est à même d’atténuer l’impact de l’ici et du maintenant, souvent conflictuel, activant une historicisation à valeur d’antidote sans laquelle l’hypermodernité amplifiera le mal-être et empêchera des ressources créatives de s’activer pour le « désamorcer ».

Conclusion

25Voilà dans quelle mesure nous avancions que les violences migrent entre espaces de la constitution subjective et qu’il existe des possibilités aussi bien d’inter-contamination que d’inter-réparation et de colmatage réciproque entre les sphères intrapsychique, intersubjective et transsubjective. Ces mouvements sont en effet palpables à la migration des conflits, leur suintement, exacerbation ou résolution, à leur « reformulation » au sein d’un nouvel espace ou configuration du lien. Quand un conflit n’est pas contenable, résolvable au sein de l’enveloppe intime, comme ce fut le cas chez madame M., cela relève de l’instinct de survie psychique qu’il déborde ; l’enveloppe du couple tente de prendre la relève, mal-être et violences peuvent alors trouver à s’y structurer en conflit porté par le couple comme il peut continuer à inonder cette nouvelle aire et chercher à se cramponner à un autre espace de la subjectivation peut-être plus contenant. Nous découvrons alors un couple qui raconte sa nation, qui en rejoue blessures et violences. Ces espaces gigognes dans lesquels circulent les conflits en se conjuguant tour à tour au singulier et au pluriel témoignent d’une subjectivation animée, vivace, d’un devenir sujet par et dans le conflit. Quand un conflit en fait appel à un autre pour l’exacerber ou l’étouffer, le sujet est en devenir. Ces connexions inter-conflictuelles sont des catalyseurs, des sortes d’« heures de pointe » de la subjectivation. Ce sont des points, des seuils de transformation qui poussent à réajuster les liens et à rééquilibrer le monde interne. La thérapie a intérêt à se greffer sur ces mouvements de « faire lien » auxquels le cadre du « néo-groupe » (Granjon, 1987) est, par ailleurs, favorable et disposé.

26C’est un phénomène analogue à celui de la tectonique des plaques, un paysage n’est jamais le même après un séisme ou un volcan et la psychanalyse est tout à fait apte, munie d’une métapsychologie réajustée, à se faire à la cartographie d’un sujet triple et à décoder, sur fond désormais hétérogène et imprévisible, les risques de heurt et les implosions de violence.

Bibliographie

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Notes

  • [1]
    Jeu de mots avec allusion au titre de Lemaire Les mots du couple (1998).
  • [2]
    Le Code du statut personnel (csp) consiste en une série de lois progressistes tunisiennes promulguées le 13 août 1956 par décret beylical puis entrées en vigueur le 1er janvier 1957, visant l’instauration de l’égalité entre l’homme et la femme dans nombre de domaines. Le csp est l’un des actes les plus connus du Premier ministre et futur président Habib Bourguiba près de cinq mois après l’indépendance du pays. Il donne à la femme une place inédite dans la société tunisienne et dans le monde arabe en général, abolissant notamment la polygamie, créant une procédure judiciaire pour le divorce et n’autorisant le mariage que sous consentement mutuel des deux époux. Le successeur de Bourguiba, Ben Ali, ne remet pas en cause le csp et lui apporte même des modifications qui le renforcent.
  • [3]
    Il s’agit de la théorie de la récapitulation d’Ernst Haeckel, théorie en biologie de l’évolution datant de 1866, stipulant que chaque organisme se développe en passant par les étapes de l’évolution des espèces ancestrales desquelles il est issu.
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