Notes
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[1]
L’athlète olympique Oscar Pistorius en est l’exemple le plus connu.
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[2]
Ayant moins de 50 % d’audition par rapport à une audition normale (c’est-à-dire entendre et surtout comprendre moins de 50 % des sons et mots à 60 décibels), idéalement ayant perdu leur entière capacité à entendre, l’opération entraînant souvent une destruction des résidus auditifs.
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[3]
Pour plus de précisions concernant le changement perceptif entre l’audition naturelle et l’audition avec un implant, nous renvoyons le lecteur à l’ouvrage Surdités, implants cochléaires et impasses relationnelles de Manuel Cajal (2013). Y est notamment présenté le journal de bord d’une femme devenue sourde qui écrit, jour après jour, d’abord son impossibilité à mettre du sens sur les sonorités entendues, puis, petit à petit, la manière dont elle redécouvre, avec étonnement et émerveillement, les sons de son environnement, sons qu’elle arrive, au fur et à mesure, à reconnaître et à rattacher à ses souvenirs auditifs d’avant sa surdité.
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[4]
À ce sujet, le documentaire Ces sourds qui ne veulent pas entendre, d’Angélique del Rey et Sarah Massiah, est une source riche d’informations tirées des discours de sujets qui participent et appartiennent à la communauté sourde.
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[5]
La lecture, ou relecture, du cas présenté par Winnicott sur son jeune patient Iiro, atteint d’une malformation congénitale des doigts, permet d’éclairer cette élaboration sur la normalité première du rapport du nourrisson et du jeune enfant à son corps.
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[6]
Ce développement résonne avec ce que Françoise Dolto (1987, p. 197) élaborait autour des échanges parents-nourrisson : « On “est” avec eux dans ce qu’ils font. Être. Les mots sont ceux qui nous expriment nous-mêmes, en vérité, pas des mots “à leur portée”, mais des mots du vocabulaire clairs pour nous. »
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[7]
Dans un chapitre de Cures d’enfance, Laurence Kahn présente à ce sujet un cas clinique (« Ce qu’on m’a fait à l’opération ») très éclairant.
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[8]
Alors, dans certains cas de malformation à la naissance, l’enfant peut se retrouver capturé dans le complexe de castration de la mère (Lindenmeyer, 2016).
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[9]
Benoît Virole (2006), au regard des psychothérapies qu’il mène avec des sujets sourds, remarque que la surdité va prendre une place, souvent normale, dans la vie fantasmatique du sujet, notamment en ce qui concerne la recherche des origines.
1Un paradigme nouveau s’est imposé sur la scène sociale, celui de « l’humain augmenté », construction contemporaine analysée dans ce texte à travers la problématique du corps réparé par un implant cochléaire, « une prothèse auditive implantée, qui stimule électriquement les origines du nerf auditif » (Chouard, 2010, p. 288).
2L’opportunité et la nécessité pour la médecine d’appareiller l’être humain à l’aide d’outils parmi les plus sophistiqués, dont le champ d’action excède parfois celui de la maladie, permettent aujourd’hui un mode de production de savoirs et de pratiques sur le corps qui ont une incidence sur l’expérience intime du sujet avec lui-même (Lindenmeyer, 2017). Grâce au progrès technique, il est possible de remplacer une jambe ou un bras manquant [1], une articulation du genou ou de la hanche, voire de réparer un organe aussi vital que le cœur. Ces techniques prothétiques peuvent aussi être utilisées dans le domaine sensoriel en « ressuscitant » la vue et l’ouïe. Et comme les techniques de « réparation » sont les mêmes que pour l’« augmentation » des fonctions corporelles, cette technologisation inédite va de pair avec une prétention de mutation anthropologique, que porte à l’expression le mouvement « transhumaniste ». Ce mouvement philosophique et spéculatif annonce l’avènement d’une ère prétendant à terme rectifier la réalité humaine.
3Après avoir cherché à contrôler son environnement, il semblerait que désormais l’homme veuille contrôler son être, cherchant ainsi à devenir maître et cause de lui-même. Fantasme d’auto-engendrement qui pourrait nous rappeler l’illusion d’autosuffisance du narcissisme primaire. Au fond, il s’agit d’une nouvelle condition contemporaine, inscrite dans un contexte sociétal qui semble sous le charme d’une évolution et d’une accélération inédites des techniques et de la technologie. Bien entendu, nous ne pouvons pas sous-estimer les gains que ces techniques prothétiques offrent à certains sujets, leur donnant accès à des traitements qui leur procurent un espace d’autonomie. Cependant, comme elles s’inscrivent d’une façon subjective pour chaque sujet, elles peuvent déclencher ou renforcer des mécanismes complexes. C’est ce dont témoigne la clinique, puisque nous observons l’apparition d’une série de symptômes non prévus par ces transformations que les avancées biotechnologiques se permettent de légitimer.
Malaise et désir prothétique
4Ainsi nous rencontrons l’énoncé de Freud qui, dès 1929, avance dans son texte « Malaise dans la culture » que l’homme du futur deviendra, à travers ses connaissances scientifiques et ses performances technologiques, « une sorte de dieu prothétique, vraiment grandiose quand il revêt tous ses organes adjuvants » (Freud, 1929, p. 279). Et même si l’expression « angoisse de castration » n’apparaît pas explicitement dans le texte, on ne saurait être dupe de sa présence sensible dans le souci de l’homme de perfectionner ses organes jusqu’à faire « disparaître les limites de leurs performances » (ibid.) par la voie du progrès technique. Mais, se dépêche de rajouter Freud, comme les prothèses ne feront jamais corps avec le sujet, elles « lui donnent à l’occasion encore beaucoup de mal » (ibid.). Autrement dit, passé le temps de l’illusion vient le temps de la rencontre avec le malaise fondamental (reconnaissance de son impuissance) qui tient à l’humain tout autant qu’il lui appartient. Sauf, bien entendu, si on se laisse prendre au leurre d’une politique de l’illusion en imaginant qu’un objet implanté en soi pourrait faire l’affaire. Or, la psychanalyse est précisément la pratique qui invite le sujet à s’affranchir de toutes ses fraudes. Car ces objets ne produisent pas seulement une « réparation » du corps organique, ils ouvrent également la voie à des modes d’expérience intime du sujet avec lui-même, la dimension inconsciente est donc inévitable.
5Prenons l’exemple qui parfois peut heurter les médecins à un paradoxe relatif aux effets de l’appareillage sur le sujet. La situation se résume ainsi : l’intervention est techniquement réussie mais insatisfaisante du point de vue des effets sur le sujet, l’amenant parfois à des formes variables de rejet jusqu’à dans certains cas demander à être « désappareillé ». C’est cet écart entre l’efficacité technique et l’aspect inattendu de ses effets subjectifs – démontrant la force d’un sexuel qui résiste et qui fait chroniquement retour – qui nous permet d’introduire la nécessité de la prise en compte de la dimension inconsciente dans ces situations.
La relation mère/fille à l’épreuve de l’implantation cochléaire
6Telle est la situation face à laquelle nous nous sommes retrouvée lorsque nous rencontrâmes Mlle E. dans le cadre de sa demande d’explantation cochléaire.
L’implant cochléaire
7L’implant cochléaire est un appareil composé d’électrodes chirurgicalement implantées dans l’oreille interne et reliées à un processeur externe. La stimulation électrique du nerf auditif a pour but de créer du son et ainsi de faire entendre les personnes déficientes auditives [2]. La partie externe de l’implant cochléaire est amovible, le sujet peut la mettre, l’allumer, l’éteindre ou bien la retirer. Quant à la partie interne (les électrodes et l’aimant), elle ne peut être insérée et retirée que par une opération chirurgicale (Chouard, 2010).
8L’implantation des enfants et des adultes, des sujets nés sourds ou devenus sourds avant l’acquisition du langage oral et de ceux qui le sont devenus après, de ceux qui ont une surdité totale (au-delà de 120 décibels de perte) et de ceux dont la surdité est sévère (entre 70 et 90 décibels de perte) se dresse dans des dynamiques différentes (modification ou réhabilitation ; entrée ou retour dans le monde des sonorités ; acquisition du langage oral ou/et compensation des pratiques d’oralisation et de lecture labiale ; choix parental ou choix du sujet…). De plus, les sujets font face à des problématiques psychocorporelles liées à la surdité et à l’implantation cochléaire très diverses (au-delà de la diversité du vécu de l’implantation, vécu propre à chaque sujet) (Querel, 2013). Dans cet article, nous nous concentrerons sur le vécu de l’implant cochléaire d’une jeune fille malentendante depuis la jeune enfance et qui, à 20 ans, choisit de se faire implanter. Il s’agit donc ici d’une réflexion autour de l’implantation, ou de la non-implantation, des sujets déficients auditifs pré-linguaux ayant atteint l’âge adulte.
Mlle E.
9Nous rencontrons Mlle E. dans un service d’oto-rhino-laryngologie et d’implantologie cochléaire suite à sa demande d’explantation cochléaire. Mlle E. a 28 ans et travaille dans un service de télécommunication. Elle s’apprête à se marier puis à déménager dans un autre pays pour y construire une vie de famille. Mlle E. veut être explantée avant ces deux événements.
10Malentendante suite à une accumulation d’otites séreuses (elle ne situe pas l’âge précis de sa perte auditive, indiquant être sourde depuis son plus lointain souvenir) et portant des prothèses auditives depuis lors, Mlle E. décide, à l’âge de 20 ans, de se faire implanter. Elle souhaite pouvoir interagir plus facilement à l’oral dans son futur milieu professionnel : entrant dans la vie adulte, elle pense que l’implant cochléaire lui offrira une perception sonore plus fine que celle conférée par ses prothèses auditives (ne lui permettant, depuis qu’elle en porte, que la perception des sons, mais pas la compréhension des mots).
11Dès le début de l’entretien, Mlle E. explique que lors de la première activation de l’implant cochléaire les bruits lui sont insupportables et qu’elle retire donc la partie externe sur le coup. Quelques semaines plus tard, elle essaie à nouveau de porter l’implant. Elle l’active puis décide d’appeler sa mère. Ne reconnaissant pas la voix de celle-ci, Mlle E. éprouve alors un fort état d’angoisse et, depuis ce jour, n’a plus jamais porté son implant. Notons que les patients sont au courant, avant l’implantation, du processus – souvent long – d’apprentissage de la reconnaissance des perceptions sonores avec l’implant : ces sons ne correspondent pas à ceux d’une audition naturelle et ils sont souvent décrits par les sujets implantés comme robotisés et grésillants. L’on observe majoritairement que, même si le vécu peut être douloureux dans un premier temps, les sujets vont porter l’implant cochléaire plusieurs fois, comme il leur est conseillé de faire par les médecins et orthophonistes, pour s’habituer et apprendre à découvrir et reconnaître ces nouvelles sonorités [3]. Or, chez Mlle E. le port de l’implant n’a lieu que deux fois et constitue un vécu traumatique et angoissant. Plus précisément, l’activation de l’implant cochléaire semble être venue réactiver ce qu’il en est de l’ambivalence présente dans la relation mère-fille. Non seulement c’est sa mère que Mlle E. appelle lorsqu’elle active l’implant cochléaire, mais c’est aussi la voix de cette mère qui lui est insupportable. Elle raconte : « J’ai appelé ma mère et sa voix était terrible. C’est affreux d’entendre des voix pendant vingt ans et d’un seul coup c’est différent. » Alors que Mlle E. s’engageait dans un processus d’implantation pour des raisons « pratiques » (entendre mieux et communiquer plus aisément à l’oral), émerge un vécu sensoriel (la nouvelle perception des sons, notamment de la voix de sa mère, avec l’implant cochléaire) qui pour elle fait effraction.
12Huit ans plus tard, à l’époque où nous la rencontrons, elle souhaite qu’on lui retire la partie interne de son implant pour deux raisons qu’elle expose : le caractère insupportable de la perception de la voix de sa mère et la reconnaissance d’elle-même en tant que sourde : « C’est grâce à l’implant que j’ai accepté ma surdité. Ça a fait comme un miroir, ça m’a renvoyé cette image de sourde dont je n’ai pas à me cacher. » Ceci se traduit dans sa vie quotidienne puisqu’elle s’investit dès lors dans le milieu sourd en approfondissant son apprentissage de la langue des signes française et en multipliant les rencontres entre sourds. Selon ses dires, c’est au moment de l’intervention médicale qu’elle a pu en définitive s’autoriser à revendiquer la reconnaissance de sa surdité. Son expression « ça a fait comme un miroir » est d’autant plus intéressante lorsqu’elle la met en lien avec le fait que c’est sa mère qu’elle appela lorsqu’elle porta son implant, se reconnaissant alors comme sourde et décidant suite à cela de ne plus le porter.
13Nous pouvons questionner l’utilisation et l’appropriation, par Mlle E., du terme de surdité alors qu’elle est physiologiquement malentendante puis implantée. Il semble s’agir d’une affirmation identitaire, renforçant son positionnement narcissique de reconnaissance et de vécu du déficit auditif. Woodward (1972, cité par Bertin, 2010, p. 15), linguiste sourd américain, propose de distinguer l’écriture « sourd » (avec une minuscule) de l’écriture « Sourd » (avec une majuscule), ces deux orthographes mettant en lumière deux vécus de la surdité. La surdité décrit le déficit auditif, la manière dont la société, notamment la médecine mais aussi le système scolaire, va prendre en charge ce déficit ; la Surdité décrit une manière globale d’être au monde, de vivre et d’interagir avec les autres sujets, sans se situer dans une dynamique de réhabilitation d’un déficit mais plutôt en appui sur les possibles constructions issues d’une telle particularité sensorielle (l’utilisation du canal visuel, la pratique d’une langue signée, le rapport partagé, un socle de valeurs et de normes au sein d’une communauté Sourde [4]). Ainsi, être « Sourd » n’est pas lié seulement aux caractéristiques physiologiques, mais aussi au vécu de cette surdité et à la manière dont elle va construire et s’inscrire dans la dynamique subjective et relationnelle du sujet. Alors, Mlle E. se reconnaît comme « Sourde » en ayant été malentendante pendant les vingt premières années de sa vie et son choix lui semble pertinent et est accepté par la communauté « Sourde » dans laquelle elle est intégrée.
14Au même titre qu’émerge un écart entre surdité et Surdité, entre un concept objectif et standardisé et un vécu subjectif et labile, semble s’instaurer une tension, pour le sujet, entre l’implant cochléaire comme technique de réhabilitation auditive et l’implant cochléaire comme vécu subjectif, psychocorporel. Les deux aspects de la « surdité » et de l’« implant cochléaire », loin d’être paradoxaux, peuvent être complémentaires, mais se rencontrent parfois sur un terrain difficile qui oblige le sujet à mettre en place certains aménagements. Pour Mlle E., huit ans après son implantation cochléaire, émerge un désir de retourner à un état sensoriel antérieur : non seulement elle veut retirer son implant, mais elle souhaite aussi retrouver l’audition à l’oreille implantée : « Vous pensez qu’après l’explantation je pourrai remettre ma prothèse auditive ? » L’opération chirurgicale est venue détruire les maigres capacités auditives qui lui restaient, cependant Mlle E. souhaite retrouver ses modalités sensorielles et subjectives antérieures à l’implantation cochléaire : elle souhaite être à nouveau physiologiquement malentendante, porter sa prothèse auditive, tout en restant « Sourde ».
15Nous posons l’hypothèse de l’existence d’un moi-corps-sourd chez les sujets dont la surdité est innée ou acquise avant l’acquisition du langage oral : la surdité s’inscrit dans la construction psycho-corporelle du sujet sourd. Ainsi, ce qui a pu être traumatique pour Mlle E. n’est pas en soi le fait d’être sourde mais bien plutôt le changement psychocorporel qui s’inscrit dans son moi-corps, induit par une modification des coordonnées sensorielles suite à l’activation de l’implant cochléaire.
Un moi-corps-sourd
16Cette expérience d’implant cochléaire fait émerger chez Mlle E. des représentations relationnelles, notamment en ce qui concerne le rapport à l’autre maternel, ainsi que des représentations narcissiques (l’« image de sourde », la « reconnaissance »). Le fait que le vécu de l’implant cochléaire ne soit pas d’emblée un vécu naturel fait ici surface. Certains éléments interagissent, le sexuel émerge sous une nouvelle forme : d’abord en faisant trauma au sein de la relation mère-fille (Mlle E. précise : « Je ne le souhaite à personne, de vivre ce que j’ai vécu »), puis dans une tentative de réaménagement narcissique.
17Si le moi du sujet se construit, en partie, du fait des interactions avec l’environnement et, en premier lieu, avec l’autre maternel, construction qui s’appuie sur l’appareil perceptivo-sensoriel (Freud, 1923, p. 256 et 262 ; Lacan, 1962-1963, p. 294-295), on peut émettre l’hypothèse que pour les personnes nées sourdes émerge un moi dont l’une des caractéristiques serait la surdité, c’est-à-dire le fait de percevoir son environnement et d’entrer en relation avec autrui avec quatre sens : la vue, le toucher, l’odorat et le goût. Dans un premier temps, la surdité, lorsqu’elle est précoce, n’est alors pas appréhendée comme un manque par le moi et peut constituer pour l’enfant une caractéristique normale de son corps [5]. Selon André Meynard (2016, p. 21), à partir du moment où la surdité physiologique n’est pas appréhendée comme « l’effacement de toutes les autres potentialités d’entendement et de parole », elle n’a pas d’impact sur le développement psychocorporel et relationnel de l’enfant. En effet, dans l’échange entre l’autre maternel et le nourrisson, ce qui est primordial n’est pas le message sensoriel, mais le « message pulsionnel […] qui “ouvre” et fait d’un orifice l’activation d’une zone érogène, l’ouverture de ladite oreille ne saurait résulter de la simple perception sonore » (Meynard, 2014, p. 90 [6]).
18Le moment et le sens de la perception de la surdité par l’enfant va alors dépendre de l’environnement familial (Winnicott, 1970, p. 276). Ce n’est qu’après le contact répété avec l’extérieur, d’abord avec l’autre maternel et l’environnement familial, que la surdité peut être perçue comme un fait, puis comme un manque par le sujet (ibid.) : ce sont les mots, attentions et gestes des autres qui font prendre conscience au jeune enfant qu’il est sensoriellement différent ou qu’il est porteur d’une défaillance handicapante. Cette anomalie portée par l’enfant, c’est en premier lieu les parents qui peuvent en être affectés [7]. Comme le démontre Simone Korff-Sausse (1996, p. 40) : « La découverte d’un handicap vient réveiller chez les parents de vieilles peurs et d’anciennes culpabilités. Les sentiments des parents renvoient à autre chose, au-delà de l’enfant handicapé, dans leur histoire personnelle antérieure […] La réaction des parents est toujours déterminée à la fois par le traumatisme actuel et par les positions datant de l’enfance. » Alors, en fonction de la névrose infantile des parents, le regard porté sur l’enfant sera teinté, ou ne le sera pas, d’un traumatisme réactualisé dans cette situation de parentalité d’un enfant handicapé.
19Pour aller plus loin, nous suggérons que c’est le rapport que les parents entretiennent avec leur fantasme de castration qui va déterminer la possibilité de porter un regard sans trouble supplémentaire (par rapport, notamment, au trouble initial causé par la confrontation, chez les parents, entre l’enfant fantasmé et l’enfant réel) sur l’enfant. Le rapport à la castration semble nécessairement éveillé dans ce type d’événement, de rencontre avec la déficience. Si ce qui est normal pour l’enfant est ce qui est là et si le regard de l’enfant sur son propre corps découle du regard du couple parental, c’est donc d’abord du côté de la problématique de la castration chez la mère et le père que la question se pose : c’est de leur possibilité ou impossibilité de se confronter à nouveau à l’angoisse de castration que dépendra le regard que l’enfant portera sur lui-même [8].
20Autrement dit, une personne née sourde se construirait en intégrant la surdité comme faisant partie de son moi et également comme un élément présent dans le lien narcissique établi avec les parents. Et la surdité peut, ou non, être perçu comme un élément normal. Winnicott (1970, p. 277) explique donc qu’un « nourrisson qui a une difformité peut devenir un enfant sain avec un Self qui n’est pas déformé et le sentiment qu’il en a est basé sur le vécu en tant que personne acceptée ». Le regard des parents, et de l’environnement, posé sur l’enfant et sur sa difformité (visible ou invisible, dans le cas de la surdité) va impacter sur l’intégration psychocorporelle de cette difformité, sur la manière dont cette dernière va être vécue et perçue par l’enfant (Winnicott, 1970). Laurence Kahn (2004, p. 22) reprend cette idée et la met en lumière en ces termes : « Que revendique un enfant atteint de la malformation d’un organe ? D’être reconnu et aimé tel qu’il est venu au monde. » Ce qui est demandé par l’enfant, ce n’est pas que le parent l’accepte et qu’il le reconnaisse comme ne portant pas de difformité, mais qu’il puisse l’accepter et le reconnaître comme tel, avec sa surdité, et cette reconnaissance, selon nous, oblige le parent à se confronter à la castration.
21Pour Mlle E., il semble que la surdité n’ait pas été revêtue d’un caractère traumatique pour sa mère (seul parent dont elle parle lorsque nous la rencontrons) et ainsi pour elle-même. Étant donné que la technique était possible lorsqu’elle était enfant et que ce n’est pas une aggravation de la perte auditive qui amena, à 20 ans, Mlle E. vers l’implantation cochléaire, nous pouvons supposer que la mère n’a pas appréhendé la surdité de sa fille comme traumatisante, à réparer. Mlle E. n’en parle d’ailleurs pas de cette manière. Elle a ainsi pu se construire avec sa surdité comme n’étant pas troublante et c’est pour cela que l’implant cochléaire a pu avoir un caractère d’effraction. Pour Mlle E., la surdité appréhendée sous le prisme de l’implant cochléaire vient réactiver le conflit mère-fille caractéristique de la construction psychique de toute femme. Mlle E. décrit l’événement « implantation cochléaire-écoute de nouvelles sonorités » comme un traumatisme qu’elle n’a pas pu élaborer : « Je ne le souhaite à personne, de vivre ce que j’ai vécu », traumatisme qui, justement, vient faire rupture dans une continuité et linéarité de vie. Il est intéressant de noter qu’Alexis Karacostas (1996) parle du traumatisme de la perte d’audition, alors qu’ici c’est le gain, partiel, de l’audition, mais aussi, en plus de cette amélioration auditive, la modification des données perceptives qui sont traumatiques, dans la mesure où ces éléments entraînent la perte de la familiarité avec l’environnement sonore.
22Au moment de l’implantation cochléaire, dans le miroir, regard de sa mère, Mlle E. ne se reconnaît pas comme étant entendante/implantée, mais, en retour d’image, elle se voit comme elle s’est, peut-être, toujours vue (nous précisant l’être depuis son plus lointain souvenir) sans, jusqu’à ce moment, le conscientiser : sourde. L’implantation cochléaire amène un appareillage qui, pour Mlle E., semble à la fois effracter son corps en y faisant pénétrer un objet étranger et effracter son psychisme en venant possiblement réactiver certains éléments issus de la sexualité infantile. Le fait d’acquérir une nouvelle fonction peut angoisser, ce qui est perçu, notamment, au moment de la puberté, période où la découverte de la fonctionnalité génitale entraîne chez le sujet une levée de la latence et une certaine effraction psychique du fait que les fantasmes développés en période œdipienne deviennent possiblement réalisables. Pour Mlle E., ce n’est pas l’acquisition d’une nouvelle fonction qui fait trouble, mais la modification de la fonction auditive, cette modification se situant au niveau de la perception.
23De là apparaît un point qu’il ne faut pas négliger : l’importance du poids fantasmatique dans le choix de se diriger ou non vers une réhabilitation auditive, ainsi que dans le vécu de ce choix. De cette hypothèse d’un moi-corps-sourd émerge nécessairement une rencontre avec l’extérieur où la surdité du sujet peut avoir une part active ou passive et va s’insérer dans une construction fantasmatique qui sera propre à chacun [9].
24La mère est interpellée, de manière à la fois manifeste et latente, par Mlle E. On relève la réémergence, à travers l’implantation, de l’ambivalence de la relation mère-fille sous un angle traumatique. Écouter la voix de sa mère équivaut à ne plus la reconnaître, ceci est vécu par la patiente comme l’équivalent de la perdre. L’expérience de perte peut également être entendue sur un versant œdipien : fantasmatiquement, avec l’implant cochléaire, Mlle E. vit la situation comme si elle tuait sa mère en la faisant disparaître, puisque la voix connue n’est plus. Aussi, rappelons que cet implant, Mlle E. y a accès dans un objectif d’émancipation dans le monde entendant. Au même titre qu’il est occasionnellement observé, dans les services d’implantologie cochléaire, des remises en question du rôle et de l’intérêt de l’implant, allant parfois jusqu’à des demandes d’explantation, au moment de l’adolescence ou lorsque les études se terminent, nous pouvons nous interroger sur cette démarche de demander, à 20 ans et, selon Mlle E., sans aggravation de la perte auditive, un implant cochléaire : n’est-ce pas fantasmatiquement lié à un besoin de prise d’écart avec ses parents et leurs choix ? D’autant plus que c’est sa mère qu’elle appelle une fois que son implant est activé. Mais cette confrontation, comme le décrit la patiente, lui est insupportable et l’incite alors à faire marche arrière.
25Cette réactivation du conflit mère-fille est d’autant plus intéressante que Mlle E. demande qu’on lui retire la partie interne de l’implant cochléaire à une période spécifique de sa vie (avant son mariage et son déménagement à l’étranger). Souhaiterait-elle, par le retrait d’un objet interne étranger (l’implant cochléaire), retrouver un objet interne stable et connu depuis la jeune enfance, composé notamment de la voix maternelle telle qu’elle l’avait perçue par ses sens initiaux (c’est-à-dire certainement très basse et visuelle) ? Il se pourrait que ces changements de vie viennent activer, chez Mlle E., la nécessité de la présence d’un objet interne connu et protecteur. C’est par cet axe que nous appréhendons la raison pour laquelle la démarche d’explantation de Mlle E. s’instaure huit années après l’implantation cochléaire, et non au moment du vécu traumatique de la perception sonore avec son implant. À ce moment, le retrait de la partie externe de l’implant semble suffire à Mlle E. Mais lorsqu’elle est sur le point de s’éloigner de ses premiers objets paraît s’instaurer la nécessité d’une stabilité de son identité (ce « je me suis reconnue comme Sourde » dont elle finalise l’agir huit ans après) et, pour ce faire, de l’objet interne maternel qui ne sera, par ailleurs, alors plus attaqué par la potentialité de l’écoute de sa voix non reconnue avec l’implant.
En guise d’ouvertures
26À l’âge adulte, l’appareillage par un implant cochléaire d’une personne ayant un déficit auditif depuis la jeune enfance est un processus complexe. Dans le cadre de cet article, nous nous sommes intéressées à la manière dont certains aspects inconscients chez Mlle E. ont pu émerger dans sa rencontre, ses attentes et son vécu de l’objet implanté dans son corps. L’implant a pris une place dans sa dynamique pulsionnelle et ceci a fait apparaître un comportement a priori étonnant pour le corps médical : la demande de désappareillement alors que techniquement l’appareil fonctionne. Pour Mlle E., le retrait, partiel certes, de la surdité, a été vécu comme le retrait d’un des fondements du moi. Si le moi s’est construit en partie comme sourd, supprimer la surdité (à travers la proposition de réparation, l’optique de devenir un moi entendant) est revenu à faire basculer ses assises moïques et a impacté sur ses relations interpersonnelles. Les bouleversements consécutifs à l’implantation cochléaire ont permis l’émergence, puis l’élaboration, d’éléments propres à la conflictualité de Mlle E. vis-à-vis de ses premiers objets d’amour. Ces conflits, refoulés puis réactualisés par la situation d’activation de l’implant cochléaire, Mlle E. y trouve une solution en retirant l’implant cochléaire.
27Pour d’autres sujets rencontrés dans cette clinique, les réaménagements narcissiques et relationnels prennent une tournure différente. Certains sujets vont, par le biais de l’implant, s’émanciper et découvrir de nouvelles activités : « Avant je ne voyageais jamais ! Je ne pouvais pas me repérer, j’étais sourde ! Maintenant je découvre beaucoup de choses ! », précise une femme de 43 ans, malentendante de naissance et implantée à 30 ans. D’autres vont être amenés à mettre du sens sur le rôle et la fonction de l’audition dans leur famille, sur la manière dont ils ont pu tenir une place spécifique avant leur implantation ou encore sur la manière dont, après leur implantation, la place au sein de leurs relations interpersonnelles a pu évoluer. Une femme, qui a perdu l’audition il y a deux ans et est implantée depuis un mois, nous fait part des changements concernant les échanges avec ses enfants, ces derniers lui reprochant d’être agressive depuis l’activation de son implant cochléaire : « Non, je ne suis pas agressive, juste j’entends des choses que je n’entendais pas avant et je le dis ! […] Avant je disais oui à tout car je ne comprenais pas tout. […] Je reprends ma place, que j’avais un peu laissée depuis deux ans. »
28L’implant cochléaire s’intègre toujours dans l’économie psychique du sujet et c’est pour cela qu’on ne peut savoir comment le sujet va s’en saisir. Pour certains, comme Mlle E., il sera un moment de rencontre avec des conflits refoulés alors que, pour d’autres, l’implant peut s’inscrire de façon à ne pas relever des questions conflictuelles. La question des réaménagements narcissiques et relationnels des sujets implantés est de ce fait complexe et ne peut être traitée de façon dualiste.
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- Lacan, J. 1962-1963. Le Séminaire, Livre X, L’angoisse, Le Seuil, 2004.
- Lindenmeyer, C. 2016. « The agenetic body: Prosthetics or the new Promethean ideal », American Journal of Psychoanalysis, 76, 3.
- Lindenmeyer, C. (sous la direction de). 2017. L’humain et ses prothèses : savoirs et pratiques du corps transformé, Paris, cnrs.
- Meynard, A. 2014. « La pulsion invocante : ce que les Sourds nous enseignent… », Essaim, 32, 83-98.
- Meynard, A. 2016. Des mains pour parler, des yeux pour entendre, Toulouse, érès, 2016.
- Querel C. (coordonné par). 2013. Surdité et santé mentale, Paris, Lavoisier.
- Rey (del), A. ; Massiah, S. 2012. Ces sourds qui ne veulent pas entendre (film documentaire).
- Virole, B. 2006. Psychologie clinique de la surdité, Louvain-la-Neuve, De Boeck Supérieur.
- Winnicott, D.W. 1970. « Sur le corps et le self », dans La crainte de l’effondrement et autres situations cliniques, Paris, Gallimard, 2000, 264-291.
Mots-clés éditeurs : moi-corps, inconscient, implant cochléaire, lien mère-fille, Réparation
Date de mise en ligne : 14/01/2019.
https://doi.org/10.3917/dia.222.0053Notes
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[1]
L’athlète olympique Oscar Pistorius en est l’exemple le plus connu.
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[2]
Ayant moins de 50 % d’audition par rapport à une audition normale (c’est-à-dire entendre et surtout comprendre moins de 50 % des sons et mots à 60 décibels), idéalement ayant perdu leur entière capacité à entendre, l’opération entraînant souvent une destruction des résidus auditifs.
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[3]
Pour plus de précisions concernant le changement perceptif entre l’audition naturelle et l’audition avec un implant, nous renvoyons le lecteur à l’ouvrage Surdités, implants cochléaires et impasses relationnelles de Manuel Cajal (2013). Y est notamment présenté le journal de bord d’une femme devenue sourde qui écrit, jour après jour, d’abord son impossibilité à mettre du sens sur les sonorités entendues, puis, petit à petit, la manière dont elle redécouvre, avec étonnement et émerveillement, les sons de son environnement, sons qu’elle arrive, au fur et à mesure, à reconnaître et à rattacher à ses souvenirs auditifs d’avant sa surdité.
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[4]
À ce sujet, le documentaire Ces sourds qui ne veulent pas entendre, d’Angélique del Rey et Sarah Massiah, est une source riche d’informations tirées des discours de sujets qui participent et appartiennent à la communauté sourde.
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[5]
La lecture, ou relecture, du cas présenté par Winnicott sur son jeune patient Iiro, atteint d’une malformation congénitale des doigts, permet d’éclairer cette élaboration sur la normalité première du rapport du nourrisson et du jeune enfant à son corps.
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[6]
Ce développement résonne avec ce que Françoise Dolto (1987, p. 197) élaborait autour des échanges parents-nourrisson : « On “est” avec eux dans ce qu’ils font. Être. Les mots sont ceux qui nous expriment nous-mêmes, en vérité, pas des mots “à leur portée”, mais des mots du vocabulaire clairs pour nous. »
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[7]
Dans un chapitre de Cures d’enfance, Laurence Kahn présente à ce sujet un cas clinique (« Ce qu’on m’a fait à l’opération ») très éclairant.
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[8]
Alors, dans certains cas de malformation à la naissance, l’enfant peut se retrouver capturé dans le complexe de castration de la mère (Lindenmeyer, 2016).
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[9]
Benoît Virole (2006), au regard des psychothérapies qu’il mène avec des sujets sourds, remarque que la surdité va prendre une place, souvent normale, dans la vie fantasmatique du sujet, notamment en ce qui concerne la recherche des origines.