1 Devenir parent aujourd’hui peut s’organiser en empruntant des voies multiples ; notamment, pour les parents confrontés à l’hypofertilité ou à la stérilité, l’adoption peut se présenter comme un recours. Cependant, la donne contemporaine a modifié le paysage des pratiques adoptives : en France le nombre d’enfants qui peuvent être confiés a considérablement diminué et à l’étranger les possibilités d’adoption sont également de plus en plus restreintes – pour des raisons multiples. Ce sont désormais des enfants plutôt grands ou/et dits « à besoins spécifiques », ou encore des fratries, qui sont confiés à l’adoption. Mais ces profils ne répondent pas nécessairement aux attentes des futurs parents qui, le plus souvent, se projettent dans l’adoption d’un très jeune enfant ne présentant pas de problèmes physiques ou psychiques. Les postulants à l’adoption sont confrontés à une sélection qui impose, par exemple, l’obtention obligatoire d’un agrément administratif, avec entretiens psychologiques et rencontre avec un travailleur social. Mais bien d’autres étapes ont lieu encore avant le jugement pour l’adoption définitif.
La préparation à l’adoption : un travail nécessaire
2 Cependant, au-delà des contraintes administratives et socio-juridiques, il faut souligner que l’enjeu est également psychique car la construction du lien de filiation adoptive en rupture avec le modèle traditionnel peut rencontrer des achoppements. Effectivement, malgré la forte motivation des couples qui s’engagent vers l’adoption, la souffrance s’invite parfois dans le lien parent-enfant pour mettre en échec le processus symbolique d’adoption. Ma propre expérience, clinique et de recherche, m’a amenée depuis de nombreuses années à réfléchir au lien de filiation adoptive (Veuillet-Combier, 2001, 2002, 2003, 2015, 2016) et me conduit à soutenir l’idée qu’un travail de préparation à l’adoption est nécessaire au-delà de l’accompagnement administratif et informatif. Du côté des parents comme du côté des enfants. Aujourd’hui, préparer à l’accouchement va de soi et il est dommage que préparer à l’adoption n’apparaisse pas tout autant comme une évidence. Les postulants à l’adoption que j’ai pu rencontrer bien souvent évoquent leur longue attente non accompagnée, leur besoin d’échanger avec d’autres sur leur démarche, l’inquiétude qui les anime et les questionnements qu’ils ne savent pas à qui adresser. D’ailleurs, certains se tournent vers les associations de parents adoptifs pour trouver soutien et réponses. D’autres sont plus désorientés et ne savent où chercher l’écoute. Au-delà des pairs, c’est par ailleurs l’accompagnement professionnel qu’ils réclament.
3 C’est forte de ce constat que j’ai mis en place un travail de recherche clinique en partenariat avec des professionnels d’un service adoption pour animer ensemble des petits groupes expérientiels, avec la photo comme média, impliquant des postulants à l’adoption. L’expérience a concerné une quarantaine de candidats volontaires pour la recherche qui n’avaient pas encore engagé les entretiens d’agrément mais avaient déjà bénéficié d’une réunion informative du service adoption, préalable à la confirmation de leur candidature. La population de recherche rassemblait des couples sans enfant, stériles ou hypofertiles, qui s’inscrivaient dans une première démarche pour l’adoption. Il m’a semblé intéressant d’expérimenter avec ces derniers l’intérêt de la rencontre groupale médiatisée afin d’observer dans quelle mesure ce dispositif peut contribuer à la maturation de leur réflexion et soutenir leur travail d’élaboration psychique. Car devenir parent par le biais de l’adoption suppose de revisiter ses représentations et d’en passer par un remaniement à la fois intrapsychique et intersubjectif pour engager le maillage du lien.
4 C’est donc tant pour explorer celles-ci que pour mesurer l’intérêt d’un groupe usant d’un objet médiateur à valeur projective comme dispositif préparatoire à la parentalité adoptive que j’ai retenu la méthode Photolangage©, fondée par Alain Baptiste et Claire Belisle en 1965, comme outil de rencontre. Claudine Vacheret, dont les travaux portent sur le photolangage comme médiation thérapeutique, nous apporte à ce propos de riches enseignements. Elle relève, par exemple, que les photos, dans leur matérialité d’objet médiateur, ont une inscription sociale et culturelle : « Elles dénotent une époque, une mode, une situation sociale repérables et en même temps connotent tout un ensemble d’éléments qui peuvent être associés de manière symbolique » (Vacheret, 2000, p. 159). L’auteur développe alors comment la problématique de la médiation engage « une problématique des processus psychiques de liaison articulant la réalité intrapsychique du sujet singulier et la réalité groupale perçue comme une réalité du dehors dans un premier temps. L’objet médiateur sert de support aux projections du sujet et du groupe » (ibid., p. 160). Elle insiste donc sur la valeur intermédiaire de l’objet médiateur en pointant son intérêt du côté du travail de transition pour les membres du groupe. Elle souligne aussi comment « la fonction contenante, la fonction conteneur et la fonction de production imaginaire » (Vacheret, 2010) sont des fonctions communes à l’objet médiateur et au groupe. Ses travaux s’inscrivent dans la filiation des acquis fondateurs proposés par René Kaës (1976) avec le concept d’appareil psychique groupal et le repérage des différentes phases qui caractérisent l’évolution des groupes, idéologique, utopique, mythopoétique. Les psychanalystes groupalistes lyonnais ont donc, depuis de nombreuses années, théorisé toute l’importance des processus psychiques mobilisés dans les dispositifs à médiation. Ils ont souligné comment ces derniers favorisent le travail de symbolisation et peuvent prendre une dimension transitionnelle, comme René Roussillon (2008) l’a particulièrement pointé. Il reste qu’il importe, comme le dit René Kaës (2010), « de ne pas perdre de vue le sujet dans le groupe », car « en groupe ce sujet se manifeste dans son double statut de sujet de l’inconscient et de sujet du groupe ».
« Que représente pour vous l’adoption ? Dites-le avec une photo »
5 La méthode Photolangage© est donc un dispositif groupal qui s’appuie sur l’usage de photographies triées par dossiers thématiques pour étayer la parole du sujet et encourager l’associativité à partir du support image. Cependant, comme le soulignent les fondateurs de la méthode, la méthode Photolangage© n’est pas pour autant un test projectif car il ne s’agit pas d’une situation standardisée. Autrement dit, « l’objectif du travail n’est pas de recueillir des propos qui seront comparés avec ceux d’une population type mais de permettre à chacun de prendre conscience de ses propres représentations, de celles des autres et d’élargir ainsi le champ de sa conscience. Un tel travail personnel n’est jamais un test projectif… même s’il peut donner lieu à des conduites dites “projectives” » (Baptiste et Belisle, 1991, p. 34). La méthode Photolangage© encourage donc plutôt l’expression individuelle et groupale pour que, dans l’échange et la confrontation des différents points de vue, une mise au travail des représentations puisse avoir lieu. Le support photographique dans cet objectif est le média retenu pour mobiliser la parole et convoquer la part du sujet dans le cadre d’un espace partagé. L’intérêt de la méthode est lié, comme le rappelle Claudine Vacheret (2000), à « l’écart entre les images intérieures dont le sujet est porteur et les images extérieures que sont les photos portées à son choix ». Or, c’est justement cet écart et le jeu qu’il occasionne qui vont nous intéresser. Comme l’ont montré les travaux des psychanalystes et chercheurs lyonnais travaillant sur les processus psychiques de la médiation (Chouvier, 2000, 2002), ce qui est essentiel, c’est le travail d’appropriation subjective, au sens où l’objet médiateur, ici la photo, devient matière à symbolisation (Chouvier, 2000). Les photos vont alors fonctionner comme des « embrayeurs imaginaires » (Vacheret, 2010a) pour chacun et pour le groupe.
6 Dans un premier temps, voici donc la question posée, dans le cadre des groupes cliniques de recherche que j’ai conduits avec les futurs parents adoptifs : « Que représente pour vous l’adoption ? Dites-le avec une photo. » Ensuite, le petit groupe, constitué de trois ou quatre couples postulant à l’adoption assis avec les animateurs en cercle, se lève pour aller, silencieusement, observer une cinquantaine de photos disposées sur une table. Après avoir choisi mentalement une image pour répondre à la consigne, chacun regagne sa place. Enfin, quand l’ensemble du groupe est assis, chacun peut aller prendre en main la photographie élue. Si plusieurs personnes ont sélectionné la même photo, ils la retrouvent dans le groupe. Commence alors une deuxième étape qui conduit, tour à tour, tous les membres du groupe à présenter leur photo et à l’offrir ensuite aux commentaires des autres participants. En fin de séance, un temps est pris pour un tour de parole centré sur la verbalisation de l’expérience vécue.
7 La médiation groupale mariée à la médiation photographique organise donc un cadre-dispositif dans une combinatoire qui, en appui sur la chaîne associative individuelle et groupale, ouvre un espace intermédiaire au rôle transformationnel. On assiste alors à la co-construction d’une toile de fond photographique avec partage d’images. Celles-ci sont supports de paroles et contribuent à l’échauffement associatif. L’expression imaginaire, en s’étayant sur les photos, trouve effectivement un lieu d’externalisation où peuvent se projeter les représentations singulières et groupales. Cette mise ensemble associée à la mise en mots, via la rencontre visuelle, produit des effets de liaisons psychiques. Le groupe devient lieu de narration, lieu de rêve (Anzieu, 1975), et sur cette scène se disent et se jouent les désirs privés et partagés en quête de satisfaction. La méthode Photolangage© permet donc de créer une enveloppe onirique contenante et symbolisante au service du réaménagement des positions psychiques individuelles et communes. Mais, comme l’indique René Roussillon (2000), dans le rapport à l’objet médium un transfert spécifique s’organise, qui est « celui du transfert de la fonction représentative sur “l’objeu”. Nous ne symbolisons pas de la même manière, ni à l’aide des mêmes étayages sensori-sensuello-perceptivo-moteurs en fonction de notre histoire singulière et en fonction de notre âge » (Roussillon, 2010, p. 30). L’auteur emprunte le terme « objeu » au poète Francis Ponge en lui donnant dans le champ psychanalytique un autre sens, pour expliquer comment « avant de devenir symbole l’objet matériel devient “objeu”, autrement dit “objet du jeu” » (Roussillon, 2004), et va alors occuper un statut de médium malléable en permettant au sujet d’en expérimenter la transformabilité. Le recours à la médiation photographique en situation groupale propose donc un espace de partage psychique, avec sa propre temporalité au sein du néo-groupe, pour ouvrir une nouvelle opportunité au travail de symbolisation. Dans ce contexte, l’objet médiateur permet de « mobiliser les affects, les sensations et de partager les émotions dans le lien intersubjectif » (Joubert, Ruffiot et Durastante, 2016, p. 50).
Croisements identificatoires dans l’émotion des coïncidences
8 Voici en illustration la présentation d’une séance clinique de recherche regroupant les animateurs, le couple A, le couple B et madame C sans son mari qui a eu un empêchement de dernière minute. Justement, la première personne qui présente sa photo est madame C. Elle a choisi une photographie de famille traditionnelle qui représente un groupe de personnes rassemblant adultes et enfants posant devant une machine agricole. Elle la commente en disant : « C’est la photo de famille idéale, les dimanches en famille, la fête, les bons moments avec les parents, les grands-parents et les petits enfants… j’idéalise sûrement. C’est ce que je n’ai pas… vu que je n’ai pas d’enfant… mais c’est ce que je voudrais ! » À peine a-t-elle terminé son propos que s’organisent en cascade des prises de parole du côté des autres participants générées par l’émotion des croisements identificatoires. Notamment, dans la foulée, madame B intervient dans un rire troublé pour indiquer : « C’est vraiment drôle, un peu plus et je prenais la même photo que vous, mais finalement j’en ai choisi une autre, avec un peu la même ambiance, à la campagne, avec le père qui joue avec ses enfants et un chien. » C’est alors que monsieur A enchaîne en riant : « Mais moi aussi j’ai choisi celle avec le père, les enfants et le chien ! C’est vraiment l’idéal, ce que j’aimerais connaître un jour. » Le groupe est donc en ce début de séance aux prises avec la surprise produite par les coïncidences de choix. Le rire se propage, engendrant une certaine confusion générale avec prises de parole précipitées. L’imaginaire partagé se déploie du côté du même où les uns se reconnaissent dans les autres et s’en étonnent, plongés dans l’émotion attachée à la surprise de cette découverte. Il faut alors intervenir pour garantir le cadre, canaliser et contenir, en rappelant la règle du tour de rôle dans la présentation des photos. Cela permet de recentrer de nouveau l’attention de tous sur la première photo, celle de madame C, avant d’en évoquer d’autres.
9 Madame B, toujours prise par le mouvement d’identification, ajoute alors : « Cette photo, avec la grande famille, c’est un peu l’image d’Épinal… mais en même temps, c’est ce que l’on voudrait tous », verbalisant ainsi que ce qui fait lien dans le groupe, c’est la quête d’un idéal familial dont leur situation actuelle les prive. Madame C reprend alors la parole pour préciser : « J’ai hésité aussi avec la photo du père et des enfants, mais finalement j’ai pris celle avec la grande famille, à cause du lien avec les grands-parents qui me tient à cœur… Sur cette photo, il y a la famille vraiment complète sur plusieurs générations. » Son insistance sur l’importance qu’elle accorde à la présence trigénérationnelle souligne combien ne pas être en mesure d’accéder à la parentalité pour jouer son rôle de maillon entre ascendants et descendants menace son sentiment d’appartenance familiale. On perçoit qu’elle aimerait contribuer elle aussi à cette « grande famille » en ayant des enfants qui assureront la perpétuité de la lignée. Car la stérilité confronte effectivement au non-règlement de la dette de vie, pour reprendre la formule de Monique Bydlowski (1997). L’adoption apparaît donc, à travers la photo choisie par madame C, comme l’occasion d’organiser des retrouvailles avec le « rêve familial » en dépassant l’impasse généalogique à laquelle condamne l’absence de descendance.
10 D’ailleurs, madame A interroge alors madame C : « Vous avez déjà connu ça, une grande famille ? » Madame C confirme : « Oui, j’ai une grande famille. Avec mon mari, on est en train de construire une maison et on organise des pique-niques familiaux, avec parents, grands-parents, neveux et nièces, frères et sœurs, où on est tous ensemble », pour terminer cependant par la remarque suivante : « … mais les autres, ils ont déjà depuis longtemps des enfants… » La photo de madame C est donc clairement choisie dans un mouvement compensatoire. Elle est au service d’un roman familial venant réparer la mise en panne de la rotation générationnelle générée par la confrontation à la stérilité – qui d’ailleurs n’est pas nommée comme telle. La démarche d’adoption est donc investie au service de l’immortalité de la lignée avec le bénéfice qui l’accompagne, lié au prolongement narcissique de soi et du groupe. Adopter prend une valeur affective, consolatrice et réparatrice. Car, paradoxalement, c’est une représentation « hypernormée » que propose madame C pour dire ce qu’évoque pour elle l’adoption.
11 Madame C énonce que ce qui lui plaît aussi dans cette photo, c’est, dit-elle, « l’atmosphère », « la campagne », « les enfants qui jouent en plein air ». Sur la photo concernant le père jouant avec les enfants, elle dira avoir « l’impression d’entendre les rires ». On voit donc ici tout l’intérêt de la photo, dont la perception visuelle en passe par le corps pour convoquer les éprouvés et en appeler à l’expérience sensorielle présente et passée. En cela je rejoins Claudine Vacheret (2000, p. 37) qui souligne que « la pratique du photolangage m’a appris à repérer les images olfactives, auditives, tactiles en lien avec les images visuelles ». Quand une photo parmi une foule d’autres proposées est choisie, on peut effectivement observer qu’elle devient affectivement, subjectivement et transitoirement la propriété de celui qui l’a faite sienne, à l’occasion du réveil sensoriel et émotionnel qu’elle génère. L’image photographique « objet-externe » appelle alors les images psychiques et affectives, « objets internes », qui appartiennent à l’histoire intime. À son insu, le sujet choisit donc sa photo, gouverné par l’affect qui œuvre en sourdine. Mais, secondairement, rappelons que l’image élue est partagée avec d’autres et devient aussi objet de leur regard et de leur parole. Le groupe s’en empare à son tour pour construire dans l’associativité une enveloppe onirique. En conséquence, la photographie, qui au départ est singulièrement et intimement saisie, devient secondairement un objet commun, collectivement partagé. D’ailleurs, à un moment donné, alors que la photo de madame C est commentée par d’autres, il est fait référence aux moissons et à la machine agricole : « C’est certainement une Massey-Ferguson. » Cette référence au patrimoine représentatif commun vient ici souligner la valeur médiatrice de l’objet photographique. Il accède, à cet instant-là du groupe, au statut de représentation culturelle partagée pour témoigner symboliquement du lien social dans la référence commune. En somme, le partage photographique génère donc la circulation d’images, des uns aux autres, pour contribuer à la naissance d’une « peau groupale » (Anzieu, 1985).
Évolution de la dynamique groupale : « Des rires aux larmes »
12 Pour poursuivre sur la dynamique de la séance, madame B présente alors à son tour la photo de l’homme couché dans l’herbe, jouant avec deux enfants et un chien : « Pour moi c’est le sens de la famille plus proche, le papa, la maman avec les enfants, c’est plus intime, moins large que l’autre photo. » La famille présentée est ici nucléaire et, là encore, normée. Cependant, les deux enfants sur la photo, l’un blond et l’autre brun, génèrent des représentations groupales qui les distinguent en les présentant, pour l’un, comme « un enfant biologique » et, pour l’autre, comme « un enfant adopté », pour l’un « français » et pour l’autre « asiatique », pour l’un « blanc » et pour l’autre « noir », ce qui ouvre l’échange sur la question de l’adoption internationale, introduite notamment par madame A. Cependant, madame B, qui présente la photo, se défend des associations clivées pour centrer surtout son discours sur le lien fraternel : « Il y a quand même la relation frère-sœur » et nous informe qu’elle a un frère jumeau : « On a toujours été à deux. Mon mari, il en a pris un, il en a pris deux, c’est la complicité. » Monsieur B renchérit alors pour dire dans le rire général : « Je suis marié avec mon beau-frangin aussi. » D’ailleurs, des associations suivent sur le « pêle-mêle » qu’évoque cette photo où même le chien « s’emmêle ». Le visage d’une famille nucléaire aux liens fusionnels, mêlée/emmêlée, vient donc nourrir les représentations, là encore idéalisées. Madame B, en posant la main sur le genou de son mari, va alors dire avec émotion : « C’est le rêve, je vois bien mon mari ainsi, gâteux avec ses enfants » et, comme en écho, madame A va saisir également la main de son conjoint en commentant à son tour : « C’est presque trop beau. »
13 Monsieur A rappelle alors qu’il a choisi lui aussi cette photo : « C’est un père heureux qui joue avec ses enfants, j’ai choisi cette photo car c’est ce lien qui me manque. » L’associativité groupale se poursuit enfin avec madame A qui présente, comme en réponse à monsieur A, la photo qu’elle a choisie, une scène d’accouchement avec un couple et un bébé qui vient de naître. Émue, elle commente : « La mère, le père, le petit qui arrive et… la maternité que je ne pourrai pas vivre. » Son mari lui saisit alors la main pour lui témoigner son réconfort, ce que fait également en miroir monsieur B à l’égard de madame B, dont le regard est désormais humide. Madame A poursuit en disant : « Sans plomber l’ambiance, c’est vrai quand même que le point de départ de l’adoption, c’est un deuil… Après avoir fait ce deuil, il faut y aller, le cœur plein d’espoir, le cœur battant… on passe par des étapes, on peut le dire... un peu éprouvantes… » En écho, madame B souligne : « Oui, c’est un deuil, je suis d’accord avec vous, parce que… adopter un enfant, d’accord…, mais ce ne sera pas un enfant biologique… le fruit de chacun. » Monsieur B intervient alors à son tour : « C’est vrai, il faut faire le deuil de l’enfant biologique. Nous, l’adoption, on en a parlé au retour de la maternité, après le curetage, après la fausse couche… Il a fallu retravailler notre approche, la conception d’être parent… même si le résultat est le même, parce qu’on a un enfant qu’on aime et on l’éduquera de la même façon… » Madame B enchaîne alors : « L’adoption, c’est aussi une naissance… » Mais madame C intervient à son tour dans une position contre-identificatoire : « Moi, je n’aurais jamais choisi cette photo-là. Je trouve que ça, c’est la grossesse, c’est pas comme ça que cela se passera avec l’adoption… C’est sûr, quand l’enfant va arriver, ce sera des sourires, mais ce ne sera pas avec un enfant naissant comme ça. » À la suite de quoi madame B témoigne pour dire la culpabilité qu’elle éprouve de ne pas réussir à devenir mère : « À 30 ans je n’y arrive pas, alors qu’à 38 ans ma belle-sœur l’a été du premier coup, naturellement, et elle en est à son cinquième enfant. » Elle évoque les remarques de l’entourage du type : « Tu ne t’es pas assez reposée, tu y penses trop, c’est psychologique. » Madame C, empathique, dira à son tour, des pleurs entrecoupant son discours : « On pense qu’un jour, comme tout le monde, on va être enceinte et parent… C’est le fait de ne pas pouvoir annoncer à la famille qu’on va avoir un enfant, de ne pas vivre la grossesse, de ne pas aller à la maternité. » Madame B ajoute : « On doit en plus toujours prouver par A plus B qu’on a bien envie d’un bébé, on est toujours en train de rencontrer des spécialistes, des médecins, des traitements, c’est fatigant au bout d’un moment. »
14 L’ambiance émotionnelle au sein du groupe est donc passée des rires aux larmes ; ce que la séance permet, c’est donc progressivement l’expression d’affects plus dépressifs liés à l’impossibilité de devenir parent par les voies habituelles. Autrement dit, le renoncement à l’étayage biologique du lien de filiation est donc ici mis au travail en conduisant à revisiter des représentations habituelles de la parentalité. Comme j’ai déjà pu le souligner dans d’autres travaux (Combier, 2017, p. 80) : « Toute la difficulté est effectivement de se penser parent en ayant été absent de la scène originaire, lors de la grossesse et de l’accouchement comme lors des premiers moments de vie de l’enfant. Au-delà, il s’agit donc de se représenter que, si on ne s’y trouvait pas, d’autres s’y trouvaient. » Le remaniement identificatoire apparaît dans ce contexte inéluctable, pour envisager l’adoption comme une naissance, voire comme « un pacte de re-co-naissance », et donc engager un travail de « remaillage », pour reprendre la formule de Pierre Benghozi (2007). En sachant que, bien sûr, l’enfant joue aussi sa part dans la construction du lien de filiation adoptive. Devenir parent par la démarche d’adoption convoque donc tout un imaginaire qui vient interroger ce qui fonde le lien de filiation. L’arrivée d’un enfant déjà porteur d’une pré-histoire est un événement généalogique qui bouscule le champ représentatif. Tout l’enjeu sera de pouvoir réconcilier le double réseau de références parentales, celui des parents de naissance et celui des parents adoptifs, dans le cadre d’une greffe généalogique imaginaire assurant dans le fantasme de transmission une continuité historisante.
À qui transmettre ?
15 D’ailleurs, monsieur B, quant à lui, choisit une photo représentant un vieil homme assis discutant avec un jeune garçon, pour évoquer l’importance de la transmission entre les générations. Il parle alors de son grand-père et du savoir appris de ce dernier, sur les vignes, sur la nature et sur la vie. Il insiste sur son désir de livrer, à son tour, tout le bagage de l’héritage acquis aux enfants qu’il aimerait avoir pour en garantir ainsi la perpétuation. Du grand-père au père, au fils, il se projette dans une filiation en se situant face aux figures paternelles qui l’ont précédé. D’ailleurs, il indique à cette occasion : « J’ai appris plus de mon grand-père que de mon père. » En appui sur la photo de monsieur B, l’associativité groupale va alors conduire à souligner l’importance des figures grands-parentales dans leur rôle de passeurs d’histoire. Et, progressivement, l’idée va surgir que l’on peut aussi « transmettre » savoir, affection, récit, légende familiale, à des neveux, des nièces et, donc, comme le dira madame A, « à n’importe quel enfant, même si on n’a pas de lien du sang, même si on pas les mêmes gênes ». Les processus psychiques à l’œuvre dans le groupe vont permettre de reconsidérer la question de la transmission empêchée à laquelle semblent confronter la stérilité et la rupture du lien biologique validée par l’adoption. Cependant la mise en commun dans la confrontation des représentations va conduire le groupe à se détacher du fondement génétique de la transmission pour en identifier la dimension plus symbolique.
16 À l’issue du groupe, lors du tour de parole sur le vécu de la séance, madame B approuve : « C’était bien le groupe, les photos… parce que ça fait réfléchir, on voit les choses autrement après. En fait, sur les liens du sang et tout… on peut être parent de tas de façons. C’est pareil sur les photos, il n’y a pas de bonne au mauvaise réponse… chacun a tout simplement parfois une perception différente, tout dépend de son expérience. » Quant à madame A : « C’était vraiment bien, car quand on s’engage dans l’adoption on ne sait pas où s’orienter, on aimerait être un peu plus aidé, préparé, quoi. Il y a les livres, mais on est tout seul avec les livres, là on échange… c’est mieux aussi qu’avec la télé… J’ai enregistré un reportage sur l’adoption sur France 5 mais là, maintenant, tout de suite, je suis incapable de le regarder, c’est pour plus tard… On a aussi eu la réunion d’information au service adoption mais ce n’est pas pareil… » La suite des échanges témoignera dans l’ensemble d’un vécu groupal très favorable à l’expérience, dans un contexte où la rencontre groupale a produit du même, du familier comme du différent, au service d’une élaboration psychique étayante.
Pour conclure
17 Comme le rappelle René Kaës (2002) : « Le concept de médiation n’existe pas en soi… L’objet n’est médiateur que dans un processus de médiation. » Cette séance clinique de recherche pointe comment la photographie prend un statut médiateur à partir du moment où elle est co-investie par le groupe, pour devenir à la fois objet singulier et objet partagé en instaurant un espace d’entre-deux articulant intrapsychique et intersubjectif au service du travail de liaison psychique. Mais c’est surtout lors du passage par la verbalisation, autrement dit quand le sujet « fait parler l’image », qu’elle prend sens et fait histoire. L’illusion du « trouvé-créé » winnicottien (1971) s’organise alors dans la révélation que le discours produit avec l’articulation entre affect et représentation. L’analyse de cette séance, comme l’ensemble de l’expérience clinique de recherche avec la méthode Photolangage©, a donc pu confirmer l’intérêt de l’outil dans sa fonction préparatoire à l’adoption. La pluralité des photographies présentées comme la pluralité des participants ouvrent une offre identificatoire qui encourage la capacité de rêverie (Bion, 1982) tant individuelle que groupale. L’espace transitionnel qui s’installe permet alors de redéployer les représentations pour les mettre en questionnement et soutient les postulants à l’adoption dans la maturation progressive de leur démarche dans un cadre-dispositif contenant et sécurisant.
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