Dialogue 2016/3 n° 213

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Article de revue

Jouer en thérapie familiale psychanalytique : objets bruts, objets de relation, objets médiateurs

Pages 25 à 40

Notes

  • [1]
    Ce travail clinique a été présenté dans un article (Granjon, 2004).

1 Sous tous les cieux et de tout temps, on joue dans les familles : individuellement ou à plusieurs, avec son corps, avec des objets, avec des mots, entre enfants, entre adultes, entre générations. Source de plaisirs et d’émotions partagés, d’échanges, d’élaboration commune, le jeu en famille trouve sa source dans la culture et se nourrit de l’histoire familiale. À quoi sert cette activité naturelle et universelle dans la famille ? Récréatif, le jeu est aussi créatif. Il participe à la fonction mythopoïétique du groupe et alimente la fantasmatisation de chacun. Car il n’est pas qu’un moyen de représentation, comme on le remarque chez les enfants ; il participe aussi à la mise en forme de ce qui ne peut pas (encore) se représenter, en particulier de l’héritage transgénérationnel.

2 Cependant, certaines familles semblent privées de leur capacité ludique élaborative, comme elles paraissent appauvries de leurs pensées. Un certain « mutisme ludique » est signe de souffrance. Comment repérer et comment traiter cette inhibition ou cette perte ? Pour ces familles en souffrance, la thérapie familiale psychanalytique (tfp) offre un nouveau terrain de jeux, une expérience groupale nouvelle pour (ré)apprendre à jouer. La tfp propose un voyage groupal dans l’espace et le temps familial. Mais ce voyage est aussi le nôtre et c’est ensemble, en groupe avec une famille, que nous avançons. En tfp nous disposons d’outils, ceux de la psychanalyse, mais parfois certains objets font partie ou s’imposent dans les séances : objets bruts ou objets médiateurs, objets transmis ou objets trouvés-créés. Commençons par préciser certains repères et concepts : tout d’abord la famille et ses liens, puis son rôle dans la transmission de la vie psychique, avant de nous arrêter sur la spécificité du travail psychanalytique en thérapie familiale, dans le néo-groupe, que la souffrance familiale nous amène à proposer.

Quelques repères théoriques

La famille

3 Chacun a de la famille une définition et ses représentations. Dans ce groupe particulier fondé par Philia et Éros, quelle que soit sa composition, des liens d’alliance, de filiation et de fraternité se construisent et s’accordent, engageant chacun, avec sa singularité, dans une communauté et un partage. Mais c’est aussi le lieu où se construisent les subjectivités : la famille est source et ressource des psychés singulières. Groupe complexe, donc, où consanguinité et sexualité se côtoient. La famille, chaque famille, doit gérer et traiter le double projet d’assurer permanence et continuité ainsi que renouvellement et différenciation. Les « alliances inconscientes » (Kaës, 2009), qui font tenir ensemble les membres de la famille, unissent et engagent chacun dans l’intérêt commun et participent à la constitution du lien familial.

4 Dans la famille, on s’accorde ainsi sur un engagement, accepté par tous, qui vise un objectif commun, apporte des bénéfices à chacun, mais impose aussi renoncement et retenue. En effet, dans ces alliances sont en particulier contenus et maintenus, hors des champs psychiques intra et intersubjectifs, des éléments issus du négatif de la transmission générationnelle aux effets déliants. Le lien familial est fondé sur une véritable « boîte de Pandore » (Granjon, 2006).

5 Cependant, les familles que nous recevons, loin du modèle d’une « famille type », sont à compositions variées et variables où les liens sont mis en question, paraissent parfois transgressifs et sont souvent menacés.

Transmettre la vie psychique

6 La transmission fait partie du projet de toute famille (Granjon, 2006). La question de la transmission et de l’héritage est au cœur de la vie psychique familiale, organise (ou désorganise) les rapports entre les générations et les sujets, participe aux processus de subjectivation (ou les perturbe).

7 Transmettre la vie psychique, c’est assurer une continuité et s’y inscrire. C’est une obligation qui implique appartenance commune et contexte partagé par les transmetteurs et les héritiers. Mais ce qui est transmis d’une génération à une autre, des uns aux autres, nécessite des transformations permettant l’appropriation subjective.

8 Et, pour faire ce travail, il n’y a pas que les récits, les histoires et ce que l’on raconte. Des rituels et des « schèmes originaires familiaux » (Grange-Ségéral, 2008), des gestes et des comportements, des jeux et des chants, mais aussi des objets, des formes et figures concrètes, parfois insensées, participent à ce travail de transmission-transformation.

9 Face à un événement actuel ou réactualisé, souvenirs, mémoire, récits, histoire (avec ses mensonges et ses silences) ainsi que mythes sont convoqués (c’est-à-dire ce que nous partageons avec «les autres») permettant de faire de l’événement brut et parfois brutal une « histoire », une fiction, qui va trouver sa place dans le roman familial et que chacun pourra s’approprier au gré de sa propre lecture. C’est le travail de mythopoïèse de la famille, sa créativité. Et ce qui échappe à la connaissance, ce que l’on ne sait pas, peut être imaginé ou construit. « J’habite une blessure sacrée, j’habite des ancêtres imaginaires, j’habite un vouloir obscur », disait Aimé Césaire. Mais face à la brutalité et au tragique d’un événement que l’on n’attendait pas, peut-on et comment l’accueillir, l’accepter, le transmettre ? Les catastrophes, individuelles, familiales (avec leurs « rejetons générationnels »), collectives, bloquent les processus de transformation et de représentation et ne peuvent se jouer ni se dire. Dénis, oublis, mensonges, silences, secrets, fictions... sont autant de tentatives d’évitement ou de manipulations pour traiter ce que l’on ne peut raconter. Et certains objets, parfois, transmettent à leur insu des restes ou des traces d’un passé indicible. Ainsi, dans la famille, on transmet l’histoire, on se raconte des souvenirs et des histoires et on s’accorde sur des silences, des oublis, des pertes et autres cryptes mémorielles. Dans la discontinuité des souvenirs, la mémoire fait des trous.

10 Rien ne peut échapper à être transmis, disait Freud ; ce qui a été retenu, dénié ou caché par une génération ne restera pas inaccessible aux suivantes. Ce qui est advenu aux uns sera transmis aux autres, sous différentes formes et à leur charge : la transmission générationnelle impose des obligations et des dettes et elle est parfois anachronique. Nous pourrions dire que les souvenirs s’écrivent et se pensent au passé, la mémoire se dit et s’impose au présent.

11 Ainsi, la transmission générationnelle impose continuité, nécessite transformation et requiert appropriation par les héritiers de ce qui est transmis. On pourrait dire que le passé ne se laisse jamais oublier et qu’il est en perpétuel devenir. Nous pouvons alors envisager d’une part des modalités de transmission intergénérationnelles – où ce qui est transmis peut être suffisamment transformé pour être dit, raconté, rêvé, représenté, pensé, joué – et, d’autre part, des modalités transgénérationnelles de transmission psychique – où ce qui a été vécu par les uns est transmis aux autres tel quel, sans ou avec peu de transformations, sans écart de reprise ni bénéfice du travail psychique groupal. Cette modalité de transmission transgénérationnelle, ce négatif de la transmission, impose répétition et aliénation et fait prendre le risque à certains héritiers d’en porter la charge. Ces deux modalités complémentaires et intriquées constituent la transmission générationnelle.

12 Tant qu’un événement advenu ne peut être représenté, rêvé ou pensé, tant qu’il ne peut être lié aux émotions et affects qu’il suscite, il reste présent, vivace, persistant et tenace ; il s’impose non seulement aux sujets concernés, mais aussi à ceux qui en héritent ou l’ont en partage. C’est le cas des événements traumatiques, mais ce qui ne peut se figurer, se représenter ni se dire va cependant s’imposer et se transmettre d’une génération à l’autre, avec des mécanismes de défense protecteurs. Oubliés, masqués, tenus à l’écart ou perdus, quelques restes et traces seront transmis malgré interdits et empêchements, encombrant la mémoire familiale : la famille est le lieu de la mémoire de l’oubli. Les dégâts traumatiques, les fautes inacceptables et les pertes impensables s’imposent et se répètent ; ils s’actualisent, se représentent et « font signe » à l’occasion de certains événements sous une forme ou sous une autre, individuelle (corporelle ou comportementale) ou relationnelle, mais non liés, non symbolisés et non pensés. Ces résurgences traumatiques, ces retours du forclos transgénérationnel, abolissent les écarts générationnels et individuels, induisent la confusion et affolent la boussole temporelle familiale.

13 Dans la famille, ce négatif, aux effets déliants et symbolicides, attaque les liens et intoxique la vie psychique individuelle et groupale mais ne se « joue » pas ; chacun est à la fois aliéné au magma indifférencié et coupé de ses liens aux autres. L’inévitable transmission du trauma est alors pathologique et pathogène. Pour préserver la vie psychique des héritiers des effets dévastateurs de possibles réactualisations des restes et traces issus de la transmission transgénérationnelle, la famille a des ressources et construit des lieux de stockage et d’enfouissement de l’oubli et de l’indicible du passé. Silences, blancs, émotions sans mots ainsi que certaines formes construites par le groupe constituent des contenants de négatif qui endiguent et masquent ce qu’ils contiennent. Ils correspondent au travail de figuration du groupe familial ; parfois encombrants, ils sont cependant nécessaires car ils protègent la vie psychique du groupe et en groupe. Ces modes de contention des fractures de l’originaire contiennent et expriment tout à la fois, de manière pré-symbolique, les impensés des générations précédentes. Que faire de cet héritage obligé, de l’impensé, de l’incréé, de l’énigmatique, de tous ces avatars et ces chimères issus de la transmission transgénérationnelle ?

14 Ainsi, le groupe familial participe à la reprise et à la mise en forme, dans l’inter-subjectivité du groupe, de ce qui est transmis, permettant l’appropriation subjective, et assure, en tant qu’espace psychique intermédiaire, continuité et passage, mais il permet aussi le stockage du négatif d’origine trans-générationnelle. Réservoir de la mémoire transgénérationnelle, la famille est aussi le lieu du travail de la mémoire familiale. Cette charge et ce travail concernent les liens et font lien entre les générations et les sujets. Cependant, au cours de la vie familiale, certains événements ou de nouvelles alliances peuvent non seulement réveiller des souvenirs, mais aussi révéler des éléments forclos du passé ou des noyaux traumatiques enkystés. Le passé est réactualisé et recyclé dans le présent. Car l’actualité sollicite les souvenirs, sert de capteur de mémoire et peut réveiller l’oubli. Le négatif transgénérationnel fait « retour », se représente, fragilisant le groupe, menaçant l’homéostasie familiale et la vie psychique, au risque de provoquer désancrage et désappartenance des sujets, voire désubjectivation. C’est une situation de crise. La temporalité familiale est alors déconstruite, imposant une circularité où présent et passé sont confondus (Granjon, 2015).

La souffrance familiale

15 L’inévitable transmission passe alors par une transmission pathogène et la famille est en souffrance, souffrance sans objet, souffrance sans issue, que seuls parfois des décharges pulsionnelles (telles que la violence) ou un isolement apaisent.

16 Dans le collage ou la déliaison, les conflits ou les ruptures, les familles en souffrance semblent aux prises avec l’impossible gestion d’une situation où s’imposent un passé non pensé et le dictat d’ancêtres omniprésents faute de pouvoir être pensés absents. Certaines formes ou figures partagées : secrets, fantômes, silences ou autres oubliettes, ainsi que certains objets concrets, contiennent et transfèrent le passé indicible et sans souvenir. Mais ces contenants de négatif protecteurs et porteurs de la mémoire de l’oubli sont aussi des manifestations de souffrance du groupe familial. Dans ces familles au discours opératoire, où passé et présent sont confondus, certains objets émergent et sont utilisés : objets concrets supports de négatif, voire de violence ; mais leurs fonctions médiatrices semblent inexistantes. Les activités ludiques sont pauvres et la créativité est abolie.

17 Ces manifestations font signe et viennent exprimer la souffrance familiale. Mais rappelons-le, cette souffrance fait lien puisqu’elle est l’expression de ce qui est en commun et en partage.

18 C’est en cet état que nous arrivent les familles. Cette souffrance familiale correspond à une pathologie des liens et à une mise en défaut de la fonction mythopoïétique du groupe.

19 Parfois, la charge de l’héritage négatif et de son impossible transformation peut être assumée par un des membres du groupe. Cette fonction phorique qu’assurent certains sujets pour le groupe et pour eux-mêmes (comme le propose René Kaës, 2015) les place ainsi en position d’intermédiaires dans le groupe, dont ils restaurent la cohésion. Par leurs symptômes, ces sujets expriment et apaisent la souffrance familiale. Dans ces familles, parfois tenues par des idéologies contraignantes et stérilisantes, la paradoxalité règne (« Être ensemble nous tue, nous séparer est mortel »). Violence et incestualité (voire inceste) envahissent les relations familiales et correspondent à des modalités d’être ensemble. Et certains symptômes individuels viennent exprimer la souffrance familiale. Mais, rappelons-le encore, cette souffrance fait lien.

La thérapie familiale psychanalytique

20 Quelles réponses pouvons-nous alors apporter à cette souffrance familiale et à ses conséquences individuelles ? Quelles places et quelles fonctions peuvent avoir les objets utilisés (et non proposés) en séance ? Objets bruts, objets de relation, objets médiateurs, font partie du matériel et participent aux processus évolutifs.

21 La tfp correspond à un travail psychanalytique groupal. Comme dans toute situation psychanalytique, le travail de transformation et d’interprétation trouve sa source dans le lien transféro-contretransférentiel, à partir de formations émergentes (images, mots, souvenirs, mais aussi manifestations corporelles ou objets concrets...) qui favorisent les associations, permettent transformation et représentation.

22 Quelles en sont les conditions ?

23recevoir une famille en tant que groupe, avec ses liens spécifiques, son intimité, ses modalités d’être ensemble, avec son histoire, son passé et ses projets, mais aussi avec sa culture, ses mythes et ses rites, ses idéaux, ses interdits ;

24accueillir ensemble ces personnes qui se disent appartenir à la même famille, partageant une histoire récente ou ancienne et des projets, mais surtout qui se disent concernées par une situation ou une souffrance psychique, critique ou chronique, chargée de violence, souffrance portée par un de ses membres ou par la famille tout entière – c’est ce qui les tient ensemble ;

25écouter cette famille non seulement comme un groupe – attentifs aux manifestations psychiques individuelles et groupales de la souffrance familiale, sensibles aux formations spécifiques de ce groupe particulier, à son organisation, à ses défenses –, mais aussi écouter la famille « dans un groupe ». Car c’est une situation de groupe que nous proposons aux familles que nous recevons, groupe constitué par la famille et ses membres et par les thérapeutes (Granjon, 2014).

26 Ce « néo-groupe » (Granjon, 2007) ainsi constitué va offrir à la famille un lieu de dépôt, de reprise et de transformation de ce qui est resté en souffrance dans les liens et l’espace psychique familial. C’est un groupe d’étayage pour la famille. Dans ce néo-groupe, dans un dispositif établi et fixe et le respect des règles psychanalytiques, chacun est invité à apporter ses pensées, ses rêves, ses émotions, ses souvenirs et ceux de la famille, dans l’associativité du groupe et dans le temps des séances : ceci correspond aux conditions requises pour qu’un processus psychanalytique groupal soit possible.

27 Dans le néo-groupe, fondé sur les caractéristiques et les enjeux de la communauté psychique de la famille, dans sa singularité et sa pluralité, ainsi que sur notre présence, notre engagement et nos appartenances, nous avons accès non pas à l’espace psychique du groupe familial, mais à ce qui est mobilisé et se manifeste dans le groupe que nous constituons avec elle. Dans cette situation, et à plusieurs niveaux, échanges, partages, communauté et étrangeté se côtoient, se complètent ou s’affrontent, dans une expérience groupale. Un « bruit de fond », fait de menus échanges, de mimiques, gestes, mouvements, manipulations d’objets…, sollicite notre propre sensorialité. Cette « mobilisation énergétique immédiate et partagée » (Avron, 2012), ce « bruit de fond » apparaissant à l’occasion de la rencontre, emplit le champ groupal, en fait sa consistance, parfois focalisée sur un objet.

28 À partir de l’énoncé du projet thérapeutique et de la mise en place du cadre et des règles psychanalytiques de libre association et d’abstinence se noue une alliance complexe qui place le familial au sein du groupe et inscrit le néo-groupe dans notre filiation. À cette occasion, les alliances en place dans le groupe familial sont sollicitées et certains de leurs contenus mobilisés, et il en est de même pour celles qui nous fondent dans nos appartenances théoriques et personnelles, dont les contenus sont pour une part mobilisés et ouvrent sur le travail d’analyse. C’est ainsi que les alliances inconscientes fondatrices du néo-groupe contiennent et masquent les germes destructeurs et violents des impensés originaires de la famille et ceux des psychanalystes, constituant des points de nouage dans les liens transféro-contre transférentiels, lieux d’émergence de nouvelles motions. Et ce qui est traumatique dans les liens familiaux va faire écho et révéler certains impensés enfouis de notre histoire et masqués par nos certitudes théoriques, voire nos positions idéologiques.

29 Il nous faut écouter, voir, ressentir ce qui se manifeste et s’exprime dans l’ici et maintenant de cette rencontre. Une certaine attention nous permet d’être sensibles aux signes infraverbaux qui nous relient et leurs effets sur nous-mêmes, imposant l’acceptation de notre propre négativité, enfouie dans nos doutes, incompréhensions et refus plus ou moins encombrants. Le néo-groupe devient le miroir du négatif familial et l’analyste est confronté au reflet intrapsychique de ce qui n’a pas pu advenir, il devient le témoin de la souffrance psychique, c’est-à-dire ce qui alerte et signale la faille narcissique. Cette contagion transubjective et transnarcissique impose à l’analyste d’imaginer et de nommer sa propre souffrance.

30 Quelles sont les conditions de la mise en récit de ce qui ne peut pas se dire ni se penser dans la famille ? Comment remettre en mouvement ce qui est interdit ou gelé alors que le psychanalyste est « contaminé », habité par le négatif traumatique en écho à son propre malaise ? En réactivant sa propre subjectivité, le psychanalyste restaure un espace intersubjectif où jeu et paroles deviennent possibles. Voici un bref exemple.

31

La famille A. était venue consulter pour Mathieu, 2 ans et demi, qui présentait des manifestations d’angoisse et des troubles sévères du sommeil. Une petite sœur de 1 an, Sonia, participait aux séances où régnait un véritable chaos : agitation, cris et passages à l’acte m’affolaient. Cinq mois environ après le début de la tfp se situe la séquence suivante : début de séance plutôt calme, longs silences, tristesse et discours opératoires des parents alors que Mathieu s’est endormi. Dans cette ambiance dépressive, où je me sens accablée et inefficace, mon attention est subitement attirée par un jeu répétitif de Sonia, assise au centre de notre groupe : elle tient dans sa main un débris de jouet cassé, le porte à sa bouche, l’introduit profondément dans sa gorge, a un mouvement de rejet, recrache l’objet... et recommence. Tout ceci sans la moindre manifestation des parents qui paraissent ne pas voir cette scène. Je suis alors envahie par des émotions et des pensées contradictoires, qui m’interdisent toute intervention. La tempête que j’abrite est violente alors que rien ne bouge sur la scène du groupe, et Sonia continue son jeu dangereux. Après la sidération et l’effroi s’installe en moi un conflit violent où s’affrontent des reproches adressés à moi-même et aux parents. Puis une image, un souvenir flash s’impose et disparaît, laissant en moi le goût amer d’une expérience douloureuse de mon enfance, mais qui me permet de comprendre que s’énonce là ce qui ne peut se dire ailleurs et de relier mes mouvements contretransférentiels à la scène qui se joue dans le groupe.

32 Pour se dégager de cet engluement, un travail de construction d’images, de formes et de figures fugaces dans l’espace psychique du néo-groupe va s’organiser. Parfois, ce sont des comportements, des attitudes ou des mouvements du groupe et en groupe que nous observons. Ils peuvent être intentionnels ou inconscients, plus ou moins harmonieux ou désordonnés, et participent à la gestion de l’excitation et à sa transformation. Les corps font signe. Comme dans tout groupe, mots et mouvements s’entrelacent, se complètent et se transforment mutuellement. Parfois certains objets ou jouets, présents dans le dispositif, sont utilisés mais sans fonction représentative ni fonction ludique.

Les objets bruts

33 Ainsi, du fond indifférencié du néo-groupe, de ce bruit de fond partagé semble émerger une forme insignifiante, une figure insensée qui fait irruption et s’impose : des mots, expressions ou encore des objets concrets surgissent parfois de façon répétitive, sans lien ni sens, clivés de toute émotion, en attente de représentation. C’est ce que j’ai proposé d’appeler les « objets bruts » (Granjon, 2007) correspondant au travail de figuration du néo-groupe : formes transitoires qui s’imposent, comblant et masquant le vide de représentation. Nous sommes encombrés par ces éléments isolés et insensés, aux effets déliants, et démunis de nos propres qualités associatives. Ces mots, expressions et gestes répétés sans émotion font irruption dans le champ associatif groupal et la psyché des thérapeutes et nous perturbent. Le travail inconscient du néo-groupe donne forme à ces éléments dans un surgissement imprévu, éphémère et répétitif. Ces formations de l’inconscient émergent et « s’offrent » au travail psychique groupal ; les thérapeutes en deviennent récepteurs, dépositaires. Et c’est le tissage, rendu possible dans le néo-groupe, entre ces manifestations, nos émotions et quelques fugaces images ou bribes de pensées qui va permettre de donner forme (plutôt que sens) à toute cette énergie féconde mais non encore liée.

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La famille T. [1] est venue avec une demande de tfp motivée par les difficultés scolaires et l’agitation des deux enfants. Vishnou, âgé de 9 ans, est de type européen et blond et Civaloka, 8 ans, est de type extrême-oriental avec la peau mate. Très vite, la question de l’adoption de la fillette est présentée comme un projet du couple : « C’est une idée que nous avons eue dès notre mariage » et, complète la mère, « j’ai ainsi porté nos deux enfants en même temps, l’un dans mon ventre et l’autre dans ma tête. » Le pays d’origine de Civaloka correspond à une « passion partagée » des parents. Les séances de tfp sont pendant longtemps agitées et bruyantes, envahies par toutes sortes d’objets ; des coussins et des avions en papier sillonnent la pièce, les jouets sont épars et les dessins sont des formes peu représentatives ou des mots mal orthographiés. Les séances sont riches et animées, mais débutent en général par un silence inaugural de plusieurs minutes, créant un malaise que je ne comprends pas et qui me dérange. Les parents parlent ensuite beaucoup et les enfants participent. Un jeu de balle apparaît qui s’imposera dans les séances pendant de longs mois : à certains moments imprévisibles, Vishnou prend une petite balle dans le matériel mis à disposition et la lance violemment mais avec beaucoup d’adresse sur les murs de la pièce ; ce jeu répétitif, dangereux et perturbateur de nos échanges ne semble pas déranger les parents qui n’interviennent pas, alors que je suis perplexe et agacée par ce scénario envahissant me renvoyant à des sentiments d’incapacité et d’impuissance. Je fais remarquer que la balle semble toujours surgir après un silence et vient figurer ici, en séance, ce qui ne peut être dit, peut-être ce que l’on ne sait pas. Sous cette forme s’exprime ce qui est insupportable et perturbe les séances. Vishnou lance alors la balle par hasard derrière un grand rideau qui frémit, ce qui amène à parler d’Aristide, le fantôme de la maison, et à nommer Aristide II le fantôme de la tfp qui participera désormais aux séances.

35 Les objets bruts suturent en quelque sorte les failles de la chaîne associative et évitent la désintégration du groupe. Ce sont, pourrait-on dire, des « transmédiaires ». Tout ce matériel appartient au néo-groupe et non à la famille, mais il porte la mémoire, la trace de l’originaire familial que notre amnésie accueille et sollicite. Un travail d’accueil puis de liaison, sans intervention signifiante préconçue, mais dans un accompagnement participatif, permettra de transformer ces formes en objets intermédiaires : des images et des mots vont advenir, participant à un entre-jeu, permettant de construire un objet commun, un objet de relation qui pourra être intégré dans le tissu associatif du néo-groupe, puis entrer en scène dans la contenance et l’intersubjectivité du groupe.

Les objets de relation

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La famille A, d’origine étrangère et composée des parents et de trois enfants (Annie, 14 ans, Maximilien, 10 ans et demi et Jules, 9 ans), est venue consulter pour tenter de trouver « la paix ». Les deux garçons en particulier « se bagarrent et se disputent » sans cesse. Ils sont dans un corps à corps violent et permanent où ils sont indifférenciés, comme des jumeaux. Au début de la tfp, un calme remarquable règne. Les enfants sont sagement assis, mais aucun dessin ni aucun jeu n’est produit. Je suis perplexe... Au bout de quelques mois, lors d’une séance, je m’aperçois que Jules tripote ostensiblement un élastique qu’il étire et relâche des dizaines de fois ; puis il s’en sert pour projeter des bouts de papier sur son frère. Ce jeu agace tout le monde et le père tente de l’interdire, évoquant les « empiètements de territoire ». Je rappelle que ce jeu fait partie de la séance. Jules se met alors à dessiner un grand sens interdit qu’il dépose au centre du groupe en proposant qu’il soit respecté par tous, ce qui est le cas durant plusieurs séances. Ces deux objets, apparus dans le néo-groupe, semblent avoir permis aux « frères ennemis » d’utiliser les jouets présents dans le respect de certains interdits. Les luttes et combats mis en scène offrent au père l’occasion d’évoquer des légendes et des mythes issus de leur culture, puis d’associer avec certaines parties sombres et silencieuses de l’histoire familiale, concernant en particulier des jumeaux.

37 Ces objets, devenus grâce au travail d’accueil et de liaison objets de relation, pris dans la trame intersubjective du groupe, sont dépositaires de certaines parts inintégrables de chacun. Mais, contrairement aux objets bruts, ce sont des objets intermédiaires, organisateurs et supports de la relation. Ils peuvent alors trouver place dans la chaîne associative groupale. Ainsi, certains objets concrets, figures ou formes souvent insignifiants apparaissant dans le groupe, accueillis, investis par chacun – et conservés par les thérapeutes –, participent pour un temps au travail de liaison et aux processus d’élaboration. Le travail de figuration du groupe a ouvert la voie d’accès à l’univers représentationnel et à l’élaboration d’une chaîne associative dans le néo-groupe et le récit en latence accueilli pourra dévoiler ses capacités associatives et représentatives.

Objets médiateurs

38 Peu à peu, dans le tissage d’éléments verbaux et non verbaux, à partir des paroles, dessins et jeux, mais aussi des silences et des bruits ainsi que des comportements et mimiques de chacun associés les uns aux autres, des chaînons associatifs, puis une trame discursive vont se construire dans le néo-groupe, offrant un possible lieu d’accueil aux émotions et aux autres formes d’énoncés de l’inconscient qui apparaissent et s’imposent au groupe.

39 La construction patiente et l’écoute de la « chaîne associative groupale » (Kaës, 2015) qui se déploie dans l’espace du néo-groupe correspond au travail spécifique en tfp. Cette chaîne discursive, polymorphe, hétérogène et complexe se développe dans le groupe thérapeutique à partir des énoncés individuels et des représentations collectives. Des objets et des jeux participent au travail associatif et représentatif. À partir du matériel présent, des scénarios ludiques accompagnent les discours : ils font partie des associations, embrayeurs de l’associativité et non des interprétations. Co-construits dans et par le néo-groupe, ils appartiennent au groupe (et pas seulement à celui qui joue) et participent au travail de mythopoïèse.

40 Des scénarios fantasmatiques vont pouvoir se déployer et se jouer sur la scène du néo-groupe, trouvant leur source dans la généalogie de la famille, dans la partie cachée ou perdue de son histoire, dans ce qui est resté sans mots, et entrant en écho avec ce qui nous fonde à être psychanalystes de familles. C’est à ce niveau-là que sont invitées notre écoute et nos interventions.

41 Retrouvons la famille T. Au bout de longs mois de tfp, alors que la balle reste sagement dans le coffre à jouer et qu’Aristide II nous a permis de parler des histoires familiales, les parents reviennent sur les difficultés scolaires des enfants qui les affectent beaucoup : Vishnou va mieux alors que Civaloka semble dyslexique. Lors d’une séance, le père évoque une « pré-structure » en rapport avec ses origines. La mère réagit fortement et les enfants s’agitent. Ils utilisent alors les nombreux coussins de notre salle tout d’abord comme des projectiles, puis se mettent à construire une sorte de cocon dans lequel Civaloka est enfouie puis enterrée. Le père lâche alors : « Il y aura toujours le problème de l’atavisme ! » Ce mot me glace. Je suis saisie et reste silencieuse. Nous regardons, les parents et moi, la scène des enfants pendant un temps qui me paraît long. Civaloka ne bouge plus sous son amas de coussins et l’idée de sa mort me traverse. Cocon ou tombe ? naissance ou disparition ? Quel fantôme va sortir de là ? Le père reprend le mot « atavisme » et parle de « la part irréductible de l’adoption ». C’est alors que Civaloka sort des coussins avec un « C’est moi ! » claironnant et rieur. Et, comme par hasard, c’est à cette période que le père découvre un cahier d’écolier où toute une partie de l’histoire – non dite – d’un grand-père était écrite, histoire où il serait question d’un enfant illégitime disparu en Extrême-Orient… Une part inaccessible de l’héritage transgénérationnel, inclue dans le lien d’adoption, a pu, en séance, être mobilisée et jouée.

42 La création de scénarios ludiques et fantasmatiques sur la scène du groupe va permettre que le néo-groupe soit le théâtre où se rejoue le généalogique. Des personnages inconnus ou revenants trouveront, sur la scène du groupe thérapeutique et dans l’histoire de la thérapie, place et parole ; ils diront alors autrement ce qui fut tu ou caché dans l’histoire familiale. Grâce à certains objets pris dans des jeux et dans les liens du groupe, les énigmes du passé deviendront mystères, puis récits ou histoires, alimentant la curiosité de chacun ; les silences auront leur voix. Et si les ancêtres ne parlent toujours pas, leurs tombes ne seront plus muettes.

Pour conclure

43 Ainsi, dans ce groupe thérapeutique particulier, l’inconscient se dit, se transmet et se travaille plusieurs fois, dans plusieurs registres et plusieurs langages. Dans les liens transférentiels, en particulier, s’actualisent et se nouent des formations inconscientes refoulées ou déniées, en rapport avec les zones d’ombre de l’héritage, issues de la transmission transgénérationnelle. Cette nouvelle organisation des discours des membres de la famille énoncés dans la situation transférentielle apporte un nouvel éclairage à l’histoire familiale et permet, par le travail de liaison et de transformation, de révéler certaines zones d’ombre. C’est le travail de mythopoïèse, travail spécifique du groupe. C’est à ce discours, à cette « chaîne associative groupale » qui se construit et se déploie dans le néo-groupe que se porte notre écoute ; écoute de cet inconscient à plusieurs voix, issu de plusieurs lieux et se révélant dans l’association libre des membres de la famille réunis en groupe avec des psychanalystes. Objets bruts, objets de relation, objets médiateurs participent au processus thérapeutique en tfp, au travail de transformation. Supports du négatif ou dans leur fonction de liaison, choisis ou co-construits, ils signent ou accompagnent le travail de figuration et de représentation du et dans le néo-groupe.

44 Quel sera le rôle du psychanalyste ? Tolérer la régression qu’impose la mise en groupe avec une famille, accepter la mise à disposition de son propre appareil psychique, tolérer l’intrusion et l’effraction, accepter l’incompréhension, mais aussi accepter et accueillir tout ce matériel en deçà des mots, ces objets sans nom, ces formes et figures énigmatiques ou mystérieuses, et apprendre à jouer. Puis, de façon plus classique, le psychanalyste devra accepter d’aller fouiller dans ses propres archives familiales, dévoiler ses propres fantômes, revisiter certaines expériences cachées ou des souvenirs interdits, car l’histoire indicible de la famille vient parfois se dire et se jouer dans l’histoire familiale du psychanalyste. Tous ces scénarios serviront alors d’intermédiaires et de capteurs aux interdits et aux silences transgénérationnels de la famille. Et dans le néo-groupe pourra se raconter autrement ce qui ne peut pas se dire dans la famille.

Bibliographie

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Mots-clés éditeurs : néo-groupe, objets médiateurs, transmission générationnelle, objets de relation, Objets bruts, contenants de négatif

Date de mise en ligne : 18/10/2016.

https://doi.org/10.3917/dia.213.0025

Notes

  • [1]
    Ce travail clinique a été présenté dans un article (Granjon, 2004).
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