Dialogue 2016/2 n° 212

Couverture de DIA_212

Article de revue

Discours psychanalytiques à propos de la sexualité - Transgression, perversion et subversion

Pages 11 à 24

Notes

  • [1]
    Cecos : Centre d’étude et de conservation des œufs et du sperme humains.

1La sexualité semble être, depuis longtemps, le domaine par excellence pour lequel la question de la morale se trouve posée. L’interdit de l’inceste et la loi d’exogamie sont au fondement même de l’humanité. L’extension judéo-chrétienne de cette loi a posé comme règle la monogamie et réduit la sexualité essentiellement à sa fonction procréatrice. Bien que ces règles aient toujours fait l’objet de transgressions, un ordre social s’est établi, ordre social remis en cause dans ses fondements depuis cinquante ans environ avec la « libération sexuelle » et ses incidences démographiques : la montée des unions libres, des divorces, des séparations et des recompositions familiales, la reconnaissance des couples de même sexe à travers le pacs (1999) puis aujourd’hui le mariage (2013). La contraception « autorisée », puis généralisée, l’interruption volontaire de grossesse légalisée (1975), les procréations médicalement assistées (1972 : Cecos [1], 1982 : fécondation in vitro, naissance d’Amandine) ont par ailleurs désacralisé « la sexualité » de sa fonction procréative. Elle est devenue de plus en plus récréative, comme elle l’était sans doute à son origine (Bottéro, 1999).

2Le contrôle des normes morales en matière de sexualité a été essentiellement assuré par l’Église, puis par l’État. Au xixe siècle, le discours médical (Foucault, 1976) a pris en partie le relais du discours moral à travers le dispositif de sexualité « fondé sur quatre figures ou ensembles stratégiques (de pouvoir et de savoir) : hystérisation ou sexualisation du corps de la femme, pédagogisation ou surveillance de la sexualité de l’enfant, socialisation des conduites procréatrices et psychiatrisation des plaisirs pervers » (p. 137-138). Certaines transgressions morales entrent alors dans le champ des perversions, des pathologies sexuelles. Tout comme les transgressions sexuelles, elles évoluent avec les mœurs : bon nombre de « perversions » d’antan sont tombées dans l’escarcelle de la normalité. D’autres perversions sont apparues et font l’objet alors d’une grande médiatisation, par la fascination qu’elles suscitent. Plus récemment, le terme de « subversion » est apparu. Il a accompagné la « révolution » sexuelle par la mise en cause des normes morales et médicales en matière de sexualité, mais aussi plus largement à propos du système auquel ces normes sexuelles appartiennent, à savoir les normes de genre qui maintiennent la domination masculine et patriarcale dont nous aurions hérité. La subversion apparaît comme l’expression d’une nouvelle forme de transgression, se situant non plus dans le registre individuel mais dans les domaines social, culturel, artistique et scientifique. Les études féministes, les études sur le genre ont déconstruit le modèle de référence en matière de sexualité.

3Nous nous intéressons donc dans cet article aux trois versions – la transgression, la perversion, la subversion – qui ont pris un sens particulier en matière de sexualité dans le discours psychanalytique, souvent sujet à controverses. Ces trois versions sont historiquement situées et interdépendantes dans leur contenu, la troisième conduisant à redéfinir sans cesse les deux autres.

Le discours psychanalytique face aux normes sexuelles et leur transgression

4La psychanalyse, à la fin du xixe siècle, a redéfini complètement la sexualité. La libido devient l’affaire du jeune enfant tout autant que de l’adulte (Freud, 1905). La pulsion sexuelle selon Freud connaît un développement, un « destin » qui passe par différents stades : auto-érotique, oral, anal, génital. La sexualité n’est donc plus limitée ici à un rapport (hétéro)sexuel, mais se trouve élargie à toute recherche de satisfaction, qu’elle soit narcissique ou objectale. Cette manière d’envisager la sexualité est déjà en elle-même transgressive.

5Elle a conduit secondairement Freud à considérer l’imposition des normes, la répression des pulsions, ce qu’il nomme la morale sexuelle « civilisée », comme génératrice de la maladie nerveuse des temps modernes (Freud, 1908). Cette position freudienne a conduit d’autres psychanalystes, Jung, Reich ou Lacan, à des positions plus nuancées ou plus radicales, ce qui a valu certaines scissions au sein de la psychanalyse.

6Freud considère que « ce qui caractériserait la morale sexuelle civilisée […] serait […] la réprobation de toutes relations sexuelles sauf celles qui sont conjugales et monogames » (ibid., p. 28-29). Cette réprobation, cette répression des pulsions, à un niveau élevé, entraîne la maladie, car peu d’individus sont enclins à la sublimation. Il invite donc en quelque sorte à la transgression pour des raisons de santé psychique. La limitation de la sexualité au mariage et qui plus est à la procréation au sein du mariage ne compense pas les efforts de restriction avant le mariage. Freud parle de « double » morale sexuelle chez les hommes pour indiquer la fréquence de leur infidélité et indique les sévères névroses dans lesquelles les femmes tombent : « Rien ne protège aussi sûrement sa vertu que la maladie » (ibid., p. 39). Freud conclut que la pleine abstinence durant la jeunesse n’est souvent pas la meilleure préparation au mariage. Il indique en particulier les risques ultérieurs de frigidité. Il montre aussi que l’abstinence sexuelle peut être en relation avec d’autres formes d’inhibition, intellectuelle ou artistique, ou encore de régression sexuelle à un stade antérieur.

7Carl Gustav Jung s’est opposé à Freud sur son approche de la sexualité. Il voit « la valeur réelle du concept de libido non pas dans sa définition sexuelle mais dans sa vue énergétique » (Donn, 1995, p. 189). Jung élargit considérablement la question sexuelle à d’autres dimensions et notamment celles de la culture et de la politique dans l’apparition de pathologies névrotiques : « Nous savons aujourd’hui que ce n’est point toujours la nature instinctive, animale qui se heurte aux contraintes de la civilisation, créant ainsi la désunion avec soi-même… On pourrait par exemple aujourd’hui établir aisément une théorie politique de la névrose, tant il est vrai que l’homme contemporain est essentiellement travaillé et mû par des passions politiques, en face desquelles la “question sexuelle” semble n’avoir été qu’un prélude assez insignifiant » (Jung, 1916, p. 48).

8Freud mettra alors en place un cercle plus restreint chargé de définir et défendre la position centrale de la sexualité dans la genèse des névroses. Wilhem Reich en sera un des héritiers (Bercherie, 2004). Défenseur acharné de l’émancipation vis-à-vis de la « morale sexuelle civilisée », il recommande une libération sexuelle, une révolution sexuelle, qui en passe par une mise en cause rationnelle de l’éducation contraignante provoquant des désirs secondaires antisociaux, s’opposant aux désirs naturels de bonheur. Freud ne le suivra pas sur ce chemin. Reich propose une « théorie de l’orgasme » qui souligne les rapports entre la physiologie et la relation d’échange. Le raisonnement de Reich repose sur une dualité fondamentale : plaisir et extension ou angoisse et contraction. Il oppose le type de caractère génital caractérisé par l’expérience sexuelle plénière et le type de caractère névrosé. Herbert Marcuse (1955) s’inscrit dans le prolongement de Reich en dénonçant « la surrépression des pulsions imposée pour perpétuer une situation irrationnelle » (Simon, 1982, p. 114). Les approches de Deleuze sur les « machines désirantes » et son Anti-Œdipe (1972) co-écrit avec Guattari peuvent se rapprocher aussi de Reich quant à la manière non « morale » d’aborder les questions de la sexualité.

9Jung et Reich apparaissent donc comme deux pôles opposés à la position freudienne, le premier en considérant que la sexualité est trop centrale alors que le deuxième pousse la logique freudienne jusqu’à défendre une révolution sexuelle qui est aussi, chez lui, une révolution politique et culturelle. Beaucoup d’autres psychanalystes se sont également démarqués de la position freudienne de la sexualité. Ainsi, Lacan donne primauté au langage plutôt qu’au sexe. La pulsion est du côté du désir marqué par les traces des premiers objets d’amour. La sexualité n’est qu’une tentative vaine et l’amour une illusion. Castrés, nous le sommes définitivement. La sexualité est une sorte de masque de la mort, une forme de réunion d’Éros et Thanatos. Dans ces conditions la libération sexuelle paraît vaine. Lacan invite à distinguer répression sociale et refoulement psychique. La répression n’est pas la cause, ni même la condition de la névrose. Elle en serait davantage l’effet dans son raisonnement, la répression étant une traduction sociale du refoulement premier et indépassable. La transgression sexuelle est ce qui est précisément jouissif pour contrer la morosité et l’ennui du sexe.

10Aujourd’hui, la transgression existe toujours mais se déplace au fur et à mesure que les normes se transforment. Celles-ci ne relèvent pas tant de l’orientation sexuelle, de telle ou telle pratique sexuelle que de l’ajustement de ces pratiques entre personnes consentantes, qui continuent de suivre des codes et d’appliquer des scripts sexuels plus ou moins conscients (Bozon, 2002).

11Si l’analyse freudienne a constitué une approche radicalement nouvelle de la sexualité, sa posture fait aussi débat dans les différents courants psychanalytiques, débat que nous retrouvons aujourd’hui également à propos des transgressions du système socio-anthropologique dans lequel la sexualité s’inscrit. La psychanalyse, après avoir permis des ouvertures dans l’appréhension de la sexualité, a contribué aussi à développer un discours parfois ambigu, ambiguïté que le terme de « perversions sexuelles » contient.

Le discours psychanalytique sur les perversions

12« Perversion » signifie originellement « dépravation » morale. Il ne s’agit pas seulement d’un non-respect de la morale, mais d’une dégradation de cette dernière, une action qui la fait chuter. Dans le domaine sexuel, la perversion se définit comme la recherche de la satisfaction sexuelle autrement que par l’acte sexuel « normal », ce dernier étant défini selon le dictionnaire culturel d’Alain Rey comme « l’accouplement hétérosexuel en vue d’obtenir l’orgasme par pénétration vaginale ou de manière plus extensive selon la tolérance sociale » (Rey, 2005, p. 1600). Les variabilités de la tolérance sociale rendent donc ténue la distinction entre transgression et perversion.

13La perversion dans le champ de la psychanalyse a pris un autre sens, au niveau psychopathologique, comme « définition, délimitation, description des modes de défenses spécifiques » (Laplanche, 1973, p. VIII) aux côtés de la névrose et de la psychose. Pour autant, elle n’a jamais eu tout à fait le même statut que ces deux structures fondamentales. Freud oppose explicitement dans leur rapport à la réalité la psychose et la névrose (Freud, 1924, p. 299-303). De plus, elle ne s’est jamais tout à fait départie de son sens moral chez certains psychanalystes, ce qui est une position de plus en plus difficile à tenir compte tenu de l’évolution des pratiques sexuelles (Jaspard, 2005).

L’approche freudienne des perversions

14La position freudienne est double à l’égard de la sexualité : elle ne se limite pas à la sexualité génitale mais elle doit aboutir à la sexualité génitale, cette dernière étant la forme normale adulte de la sexualité. Freud remet en cause les règles morales la définissant, mais continue de hiérarchiser les formes de sexualité en maintenant son but dans l’horizon de la procréation. Il considère les « aberrations sexuelles » selon une double détermination : soit comme une déviation relative à l’objet (différent du sexe opposé) de la pulsion sexuelle, soit comme une déviation relative à son but (différent de la procréation). La perversion fait partie du processus normal du développement de la sexualité, l’enfant étant selon son expression un « pervers polymorphe », mais elle doit aboutir au primat de la zone génitale. Les adultes conservent d’ailleurs une forme de perversion normale à travers les plaisirs préliminaires. La perversion « pathologique » s’installerait seulement chez certains et résulterait d’une régression à un stade antérieur au stade génital de l’évolution libidinale du sujet.

15Concernant l’homosexualité, Freud a élaboré différentes théories qu’Hubert Lisandre (1995) a tenté de repérer et qui ont conduit à une relecture clinique de la question perverse. Dans une lettre adressée à une mère inquiète, Freud résume sa pensée : « L’homosexualité n’est certainement pas un avantage, mais elle n’est pas honteuse, perverse ou dégradante ; elle ne peut être classifiée comme une maladie, nous la considérons comme une variation de la fonction sexuelle, produite par un arrêt spécifique dans le développement sexuel » (Freud, 1935). Il s’agirait donc, selon lui, plus d’une inversion que d’une perversion. Comptent en revanche parmi les perversions le sadisme, le masochisme, le fétichisme, le voyeurisme, l’exhibitionnisme…

16En 1908, considérant le stade où la pulsion sexuelle est limitée à la reproduction, Freud observait déjà que certains n’y parviennent pas : « Les divers genres de pervers chez lesquels une fixation infantile à un but sexuel provisoire a empêché le primat de la fonction de reproduction et les homosexuels ou invertis chez lesquels, d’une façon qui n’est pas encore tout à fait élucidée, le but sexuel a été détourné du sexe opposé » (Freud, 1908, p. 35). La névrose est une forme d’intériorisation du symptôme qui se manifeste extérieurement dans la perversion. Ainsi, selon Freud, la névrose est plus commune chez la femme, la perversion chez l’homme.

17En 1915, Freud reconsidérera les destins des pulsions selon un autre ordonnancement mettant en évidence la plasticité des plaisirs et satisfactions sexuelles. Ces destins se traduisent selon les sujets par le refoulement, la sublimation, le renversement dans son contraire et le retournement sur la personne propre. On reconnaît dans le retournement en son contraire, par exemple, le couple sadomasochiste et le couple voyeurisme-exhibitionnisme. Les perversions apparaissent comme les contreparties des névroses. Elles actualiseraient dans la réalité des modes de satisfaction sexuelle récusées dans les névroses. La sublimation constituerait aussi, selon Freud, une forme privilégiée chez les personnes homosexuelles comme Léonard de Vinci ou Michel-Ange.

18Il n’y a donc pas lieu de confondre la perversion psychanalytique avec la perversion morale, même si, comme nous pouvons le voir, elles constituent l’une et l’autre une forme d’écart, l’une avec le destin normal des pulsions, l’autre avec les règles morales.

De la position reichienne à aujourd’hui

19Reich, nous l’avons vu, indique le caractère génital comme l’expérience sexuelle plénière. Il avance que cette dernière éviterait « les meurtres sexuels et les avortements criminels, l’agonie sexuelle des adolescents, l’assassinat des forces vitales chez l’enfant », mais aussi « l’abondance des perversions, les escadrons de la pornographie et du vice… » (Reich, 1952, p. 182). On le voit, les perversions dont Reich souligne l’abondance sont rangées ici aux côtés d’éléments relevant plutôt de la déviance ou de la morale.

20Pour lui, le refoulement et les mécanismes défensifs conduisent à des caractères opposés, le sadisme refoulant l’amour, la passivité féminine le sadisme, la protestation virile la passivité féminine, l’obséquiosité la protestation virile, etc. Il s’agit, à travers la cure, d’enlever chaque couche de cette cuirasse et ceci non seulement par la parole comme dans la cure classique, mais aussi par une implication corporelle et émotionnelle, les traumatismes relevant de la prime enfance, avant même que l’enfant dispose de la parole. La libération sexuelle, chez Reich, conserve le primat de la génitalité.

21La position lacanienne est encore autre. Elle tend à considérer la perversion comme un élément fondamental de la sexualité adulte : « Le phallus fait obstacle à ce qui pourrait se croire un rapport entre deux sujets dans un acte copulatoire où seul le pénis serait en jeu ; ceci était déjà présent dans l’œuvre de Freud. Dans cet acte il y manque ce qui, pour chaque sujet, est visé par le biais du phallus, soit son rapport à la jouissance. Nous devons constater que dès qu’il s’agit de jouissance phallique, aussi bien pour l’homme que pour la femme, la perversion n’est jamais bien loin… » (Emerich, 1996). La sexualité, par définition, met ici en jeu quelque chose qui a trait à la perversion. Sa finalité ne peut se restreindre et ne s’est jamais réduite à une fonction procréatrice et ses modalités ne peuvent se limiter à la pénétration vaginale. La perversion refuse la castration et ne veut rien savoir de la loi commune. « Qu’on veuille le savoir ou non, la perversion est l’affaire de tous, au moins au nom de la dynamique “normale” du désir qui s’y exprime et auquel nul n’échappe » (Dor, 1993, p. 321).

22Aujourd’hui, la perversion a du mal à trouver une assise structurelle aux côtés de la névrose et de la psychose. Les normes concernant la sexualité se sont déplacées. Toute sexualité peut mettre en jeu des dimensions sadiques, masochistes, exhibitionnistes, fétichistes… La « liste » des perversions sexuelles tient en fait aux formes spécifiques de dépravation des mœurs de notre temps et à leur médiatisation, en particulier la pédophilie et le viol. Dans l’un et l’autre cas, c’est la question de l’absence de consentement qui est en jeu, la question de l’abus d’un adulte sur un mineur, de l’abus d’un homme sur une femme. Le libre consentement est devenu le critère majeur des sexualités permises. À d’autres époques et ailleurs, la pédérastie comme le devoir conjugal traduisaient, à l’inverse du consentement, l’affirmation d’un rapport de domination. Par ailleurs, la perversion dans le champ psychanalytique s’est déplacée du registre sexuel à d’autres registres, comme en témoigne la littérature actuelle sur la perversion narcissique. Ce déplacement sémantique est peut-être le meilleur indicateur de l’étendue et de l’universalité de la perversion comme usage de l’autre aux fins de sa propre jouissance, ce qui ne saurait se limiter à la sexualité.

23La perversion (sexuelle) en tant que structure est de plus en plus difficile à définir. On pourrait faire l’hypothèse qu’elle tend à disparaître comme référence majeure de la psychanalyse avec l’affaiblissement de la « morale sexuelle civilisée », se fondant en quelque sorte dans le paysage commun et diversifié des sexualités. On peut penser, à l’inverse, qu’elle ressurgira sous de nouvelles formes, se déplacera en direction de nouveaux comportements pour une part déjà visibles et, pour une autre part, encore imprévisibles à ce jour.

Le discours psychanalytique sur la subversion

24La subversion (latin subvertere : renverser) désigne un processus par lequel les valeurs et principes d’un système en place sont contredits ou renversés. En matière de sexualité, les principaux acteurs subversifs sont ceux qui ont longtemps été considérés comme déviants, transgresseurs, voire pervers, mais qui sont relayés aussi par un mouvement plus général de remise en cause de l’ordre établi, ordre patriarcal, domination masculine, hétéronormativité… La sexualité, dans son expression générale ou spécifique, n’est pas isolée du système idéologique qui la contraint. La psychanalyse, à son origine, bien que subversive a posteriori, n’a pas tenu de discours sur la subversion puisque cette notion n’existait pas. Cependant, celle-ci suscite, tout comme la transgression et la perversion, des positions diverses dans le champ de la psychanalyse.

Mouvements subversifs et théorie du genre

25Les textes du fhar (Front homosexuel d’action révolutionnaire) « Le rapport contre la normalité » (1971), « Trois milliards de pervers » (1973), les ouvrages comme Le désir homosexuel (1972) de Guy Hocquenghem, la conférence « La pensée straight » (1978) de Monique Witting ont devancé la « théorie queer » des années 1990 aux États-Unis. Eve Kosoksky Sedgwick, dans Epistemology of the Closet (1990), questionne les fondements des catégories homosexuels/hétérosexuels. Elle définit l’identité sexuelle comme un espace complexe dont les dimensions sont multiples, rarement cohérentes entre elles. L’identité apparaît alors comme un vecteur de différence et de différenciation plutôt qu’un lieu d’homogénéisation. Judith Butler, dans Troubles dans le genre, pour un féminisme de la subversion, interroge quant à elle le féminisme identitaire : le féminisme essentialiste peut contraindre paradoxalement à de nouvelles normes alors que les femmes, comme les hommes, sont fait de diversités identitaires. Elle analyse le caractère « performatif » et répétitif du genre qui invite sans cesse le garçon à jouer le garçon, la fille à jouer la fille… Elle procède à une déconstruction totale des identités en séparant plus radicalement encore sexe et genre, le genre n’étant pas seulement binaire mais pouvant se déployer à l’infini. Elle invite à se méfier des mots qui enferment les sujets dans des identités et reconnaît au mouvement queer cette faculté de mettre au travail les normes, de les subvertir. C’est ainsi que Michael Warner, dans Fear of a Queer Planet (1993), définit, à partir des sexualités déviantes, le queer comme « un écart ou une résistance au régime de la normativité », tout comme le feront bien d’autres auteurs à sa suite.

26Cet ensemble défait le genre, défait le système à partir duquel ont été pensés la sexualité, les rapports hommes-femmes, la hiérarchisation des sexes, la pénétration vaginale comme l’aboutissement « normal » de la sexualité, ayant pour finalité la procréation. La subversion a donc une dimension sociale, là où la transgression et la perversion sont appréhendées comme des conduites individuelles. Mais la subversion connaît aussi ses propres limites, elle doit davantage être entendue comme un processus que comme un produit. Une fois les normes sexuelles subverties, d’autres normes apparaissent sous des formes plus subtiles, comme si la sexualité avait toujours besoin de contraintes pour être transgressée. Ayant bénéficié de la levée de certains interdits par les générations précédentes, la société d’aujourd’hui aborde la question de la sexualité sous un angle plus réaliste et parfois plus égalitaire. Mais la sexualité n’est pas seulement soumise à la pression sociale, elle est soumise aussi à des forces psychiques, plus inconscientes. La nudité toujours plus crue telle qu’elle s’affiche dans la littérature, au cinéma ou à la télévision tend à repousser certaines limites normatives mais peut aussi être une impasse en termes de subversion, renforçant parfois la dimension consumériste de la sexualité et maintenant la femme dans une position d’objet. Les normes tendent insidieusement à se déplacer vers des formes plus invisibles et diffuses. La sexualité doit trouver d’autres appuis pour parvenir à renouveler sa définition et la subvertir en des formes créatives.

Les positions dans le champ de la psychanalyse à propos de la subversion

27Aujourd’hui, le paysage psychanalytique des positions à l’égard des « normes » sexuelles est particulièrement controversé. Même si la psychanalyse a pu apparaître subversive dans le milieu bourgeois viennois du début du xxe siècle, il existe une frange conservatrice de psychanalystes qui semblent hostiles à reconsidérer la question de la différence des sexes et de la sexualité à l’aune des débats dans notre société. Pierre Legendre, Jean-Pierre Winter, Christian Flavigny, Paul Denis adoptent des positions très normées à l’égard des questions de genre et de sexualité. Certains avancent un ordre symbolique structurel que Lacan aurait présenté comme indépassable et à partir duquel nous ne pourrions déroger sans envisager l’apocalypse.

28À l’inverse, Michel Tort, Sabine Prokoris, Thamy Ayouch avancent des théories plus audacieuses et critiques. Ils relativisent l’essentialisme structurel de la différence des sexes pour à la fois montrer la différenciation relative des sexes et mettre en cause le socle de cette différence. Michel Tort conteste le poids que semble conserver le père – et ses dérivés – dans la psychanalyse lacanienne et chez ceux qui s’en réclament. Il invite ainsi à la « fin du dogme paternel » (Tort, 2005). Thamy Ayouch prône une hétérotopie théorique de la psychanalyse qui dépend « de sa capacité d’hybridation par d’autres approches, de son accueil du discours foucaldien et des analyses des gender, queer et transgender studies » (Ayouch, 2005, p. 309). Cette perspective remet en cause l’édifice psychanalytique lui-même sur l’approche binaire du sexe et donc des formes d’agencements sexuels à caractère hétéro ou homo.

29La question que posent finalement la transgression, la perversion et aujourd’hui la subversion est le rapport qu’entretient la psychanalyse avec les évolutions sociales. Son modèle théorique a partie liée avec la culture et derrière des arguments théoriques se cachent parfois des positions idéologiques. C’est déjà ce qu’Emmanuel Gratton (2008) avait constaté à propos de l’homoparentalité, l’ordre symbolique n’étant finalement que le masque de l’ordre social. Nous interrogeons sa capacité à tenir compte d’autres approches comme le fait Judith Butler. Elle est sans doute celle qui a le plus mis en cause l’approche psychanalytique traditionnelle de la sexualité parce qu’elle possède une légitimité dans ce champ. La question de la transgression (des normes) s’y présente non pas comme une perversion mais comme une subversion (1990), c’est-à-dire une remise en cause fondamentale des normes et une nouvelle manière de penser le monde, une forme de désassujettissement.

Conclusion

30La transgression, la perversion, la subversion se présentent dans des versions différentes du rapport à la norme, la transgression en franchissant les limites posées par une société (une religion, une culture, une loi…), la perversion comme destin particulier des pulsions – par lequel nous serions finalement tous concernés du fait même de la jouissance sexuelle –, la subversion comme renversement de l’ordre social établi.

31Les normes sexuelles apparaissent comme plus ou moins contraignantes dans notre société, mais elles appartiennent à un système complexe dont nous avons hérité et que nous avons intériorisé. Aujourd’hui, nous tendons à considérer que la « libération sexuelle » a eu lieu, notamment grâce à l’affaiblissement des contraintes religieuses et à la mise en cause de l’approche médicale de certaines sexualités « minoritaires » (l’homosexualité, la bisexualité) ou de certaines identités sexuées comme la transsexualité. Ces termes disparaissent progressivement du champ psychopathologique et se présentent sous des formes plus complexes, comme en témoigne l’expression « transgenre » qui marque une rupture avec l’idée d’une simple inversion de sexe. Transgenre, nous le serions tous d’une certaine manière, en écho à la bisexualité psychique que Freud avançait déjà.

32La psychanalyse a joué un rôle particulier dans cette évolution. Elle a permis une prise en considération plus grande de la sexualité qu’elle a appréhendée notamment à travers le développement de l’enfant. Elle a combattu la morale sexuelle dite « civilisée » qui a progressivement réduit la sexualité à sa seule fonction procréatrice et provoqué, selon Freud, aussi bien des névroses que des perversions. Elle a cependant maintenu l’idée que la génitalité était l’aboutissement normal de ce développement et catalogué certaines pratiques dans le registre des perversions. Reich a promu une véritable révolution sexuelle tout en maintenant le caractère génital comme idéal.

33Cette révolution a, en fait, vu le jour deux décennies plus tard, à partir de la fin des années 1960, à travers la « libération sexuelle ». Certaines conduites sexuelles jugées initialement amorales, voire pathologiques, sont finalement entrées progressivement dans la sphère de la normalité. C’est au socle, au système que s’attaquent aujourd’hui certains auteurs référencés aux théories straight et queer – « théorie du genre » pour d’autres. Ces approches refondent non seulement les normes en matière de sexualité, mais redéfinissent plus globalement les identités sexuées et sexuelles, les identités de genre. Cette mise en cause de la binarité sexuée et des assignations de genre a nécessairement des incidences sur la définition de la sexualité comme rencontre des sexes ayant pour fin la procréation. C’est la raison principale pour laquelle ces approches rencontrent de fortes oppositions et résistances soit sur la plan idéologique, soit sur le plan théorique, le deuxième plan n’étant parfois que le masque du premier. La psychanalyse semble s’être toujours divisée finalement sur ce qui l’a pourtant fondée, la subversion des manières de penser la sexualité.

34La subversion des normes sexuelles connaît donc des limites liées aux résistances socio-politiques, mais on peut considérer que des avancées sociales et juridiques sont significatives ces dernières années. Elle conduit à des formes d’opposition et de radicalisation des positions conformistes qui se manifestent à travers des contre-mouvements ou par le repli identitaire. La subversion doit toujours se renouveler pour rester subversive et de nouvelles contraintes sociales ou psychiques nous laissent penser que l’on n’en a jamais fini avec la libération sexuelle, ni dans la société, ni dans le champ analytique.

Bibliographie

  • Ayouch, T. 2015. « Psychanalyse et transidentités : hétérotopies », L’évolution psychiatrique, vol. 80, 2.
  • Bercherie, P. 2004. Wilhem Reich et l’orthodoxie freudienne, Paris, L’Harmattan.
  • Bottéro, J. 1999. « L’amour libre à Babylone », Les collections de l’histoire, 5, 3.
  • Bozon, M. 2002. Sociologie de la sexualité, Paris, Nathan.
  • Butler, J. 1990. Troubles dans le genre, pour un féminisme de la subversion, Paris, La Découverte, 2005.
  • Deleuze, G. ; Guattari, F. 1972. Capitalisme et schizophrénie, I, L’Anti-Œdipe, Paris, Minuit, 1992.
  • Donn, L. 1995. Freud et Jung, de l’amitié à la rupture, Paris, Puf.
  • Dor, J. 1993. « Perversion », dans P. Kaufmann (sous la direction de), L’apport freudien, éléments pour une encyclopédie de la psychanalyse, Paris, Bordas, 314-321.
  • Emerich, C. 1996. « Il n’y a pas de rapport sexuel », Le discours psychanalytique, 16, Association freudienne.
  • Foucault, M. 1976. Histoire de la sexualité I : La volonté de savoir, Paris, Gallimard, 1994.
  • Freud, S. 1905. Trois essais sur la théorie sexuelle, Paris, Gallimard, 1962.
  • Freud, S. 1908. « Morale sexuelle “civilisée” et la maladie nerveuse des temps modernes », dans La vie sexuelle, Paris, Puf, 1969, 28-46.
  • Freud, S. 1915. « Pulsions et destins des pulsions », dans Métapsychologie, Paris, Gallimard, 1968, 11-43.
  • Freud, S. 1924. « La perte de la réalité dans la névrose et la psychose », dans Névrose, psychose et perversion, Paris, Puf, 1973.
  • Freud, S. 1935. Lettre de Sigmund Freud du 9 avril 1935, Paris, Rue89/Des Lettres, [en ligne]
  • http://rue89.nouvelobs.com/blog/la-lettre-du-dimanche/2014/11/16/lettre-de-freud-jimagine-que-vous -me-demandez-si-je-peux-supprimer-lhomosexualite-233797.
  • Gratton, É. 2008. L’homoparentalité au masculin, le désir d’enfant contre l’ordre social, Paris, Puf.
  • Halperin, D. 1995. Saint Foucault : Towards a Gay Hagiography, New York, Oxford University Press.
  • Hocquenghem, G. 1972. Le désir homosexuel, Paris, Fayard, 2000.
  • Jaspard, M. 2005. Sociologie des comportements sexuels, Paris, La Découverte.
  • Jung, C.G. 1916. Psychologie de l’inconscient, Genève, Georg, 1993.
  • Kosofsky Sedgwick, E. 1990. Epistemology of the Closet, Los Angeles, University of California Press.
  • Laplanche, J. 1973. « Introduction », dans Névrose, psychose et perversion, Paris, Puf, V-VIII.
  • Lisandre, H. 1995. Freud et l’homosexualité : de l’inversion à la métaphore, Thèse sous la direction de Paul-Laurent Assoun, Paris 7 Diderot.
  • Marcuse, H. 1955. Éros et civilisation, Paris, Minuit, 1963.
  • Prokhoris, S. 2000. Le sexe prescrit, la différence sexuelle en question, Paris, Aubier.
  • Reich, W. 1952. La fonction de l’orgasme, Paris, L’Arche, 1970.
  • Rey, A. (sous la direction de). 2005. Dictionnaire culturel en langue française, Paris, Le Robert.
  • Simon, M. 1982. Comprendre la sexualité aujourd’hui, la sexualité aux regards des sciences pour une sexualité à visage humain, Lyon, Chronique sociale.
  • Tort, M. 2005. La fin du dogme paternel, Paris, Flammarion.
  • Warner, M. 1993. Fear of a Queer Planet : Queer Politics and Social Theory, Minneapolis, University of Minnesota Press.

Mots-clés éditeurs : subversion, perversion, Normes, sexualité, psychanalyse, transgression

Mise en ligne 07/06/2016

https://doi.org/10.3917/dia.212.0011

Notes

  • [1]
    Cecos : Centre d’étude et de conservation des œufs et du sperme humains.
bb.footer.alt.logo.cairn

Cairn.info, plateforme de référence pour les publications scientifiques francophones, vise à favoriser la découverte d’une recherche de qualité tout en cultivant l’indépendance et la diversité des acteurs de l’écosystème du savoir.

Avec le soutien de

Retrouvez Cairn.info sur

18.97.9.170

Accès institutions

Rechercher

Toutes les institutions