Dialogue 2015/4 n° 210

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Article de revue

La consultation parents/jeune enfant et les souffrances traumatiques, une alternative face aux difficultés du soin psychique

Pages 85 à 98

1 Les parents de Clémence, 3 ans et demi, consultent le cmpp (centre médico-psychopédagogique) sur les conseils de l’école maternelle. Cette petite fille semble complètement désorientée, balançant entre retrait et agressivité, ayant parfois échappé à la vigilance des adultes et frisé l’accident. La pédopsychiatre qui la reçoit les premières fois est inquiète surtout par sa présentation alternant attitudes de toute-puissance face à des parents désemparés et réactions d’impuissance, de détresse lorsqu’elle s’inhibe, se retire dans la bouderie. Dans son environnement (famille, école), elle suscite beaucoup d’interrogations par ses conduites toujours imprévisibles. En lien avec la pédopsychiatre, nous décidons de la rencontrer rapidement sous la forme d’un travail thérapeutique initié par des consultations parents/enfant. Son autonomie étant très précaire, un bilan sera mené avec l’école avec demande d’une avs (auxiliaire de vie scolaire) à temps partiel et la présence de la pédopsychiatre dans des réunions régulières à l’école avec l’équipe éducative.

2 Ces demandes de consultation en cmpp ou pédopsychiatrie s’imposent souvent dans l’urgence, nous confrontant à des situations avec des troubles des conduites chez l’enfant mais aussi une insécurité dans les relations parents/enfant. Jusqu’alors assez communes à l’adolescence, ces conjonctures cliniques apparaissent de plus en plus dans l’enfance – avec les conséquences négatives de traumas primaires dans la construction des liens et modes d’alliance. Se constituant sur des modes de filiation narcissique, ces recouvrements traumatiques suscitent les conditions d’un style d’attachement insécure qui ne peut que gêner l’évolution des liens entre parents et enfant ainsi que celle du processus de symbolisation nécessaire à l’autonomisation de l’enfant. Nous pensons qu’il y a donc nécessité de proposer un dispositif qui permette à l’enfant et à ses parents de penser ensemble ce qui conditionne ces liens. En s’étayant sur les fondements du jeu et du champ transitionnel, comme le propose Maurice Berger (1986), la consultation thérapeutique initiée par Winnicott et refondée autour des liens parents/enfants nous sert de modèle pour penser notre dispositif de travail clinique. Cependant, nous avons dû en revisiter les principes. À partir du travail de synthèse, il s’agit d’abord de construire un bilan à plusieurs voix en travaillant non seulement sur les contenus des différentes évaluations mais aussi sur l’analyse de la portée de nos échanges (« inter-contretransfert ») auprès de l’enfant, ses parents et son environnement (Rouchy, 2008).

3 Toutefois, le travail thérapeutique qui se déploie n’est plus orienté comme dans l’approche classique des psychothérapies individuelles en cmpp vers la recherche de l’autonomisation de l’enfant, il s’agit davantage, dans les premiers temps, d’un travail sur la « zone commune », les organisateurs communs des modes d’alliance parents/enfant (Berger, 1986). C’est pourquoi nous insistons sur la dynamique de coconstruction qui doit pouvoir porter sur le dispositif, mais aussi sur l’analyse des conflits et de nos liens, les questions des modes d’alliance nous permettant de remettre en jeu le travail d’intersubjectivité. Cette expérience partagée (coéprouvée, copensée) permet en effet de passer progressivement de formes d’aliénation à du partage, ce qui a des effets transitionnels et amène à métaboliser tant la vulnérabilité que la destructivité en jeu dans les liens dans la famille mais également, en miroir, celle qui va se jouer entre les différents intervenants dans les institutions. La construction commune du dispositif de consultation à travers des contrats évolutifs prend en compte aussi les conflits paradoxaux de dépendance et la violence traumatique à l’origine des troubles.

Parents martyrs et enfants rois, entre nouveaux troubles et mal ordinaire…

4 En cmpp ou en pédopsychiatrie, nous sommes amenés à rencontrer de plus en plus fréquemment des jeunes enfants qui dans leurs troubles des conduites témoignent d’un mal-être dans le lien parent/enfant, nous confrontant aux « limites de notre clinique » (Zanello et Drieu, 2010). Interrogeant nos modalités de soin psychique dans leurs fondements, ces conjonctures ne sont pas sans provoquer des effets de mal-être chez les professionnels dans des mécanismes de résonance en miroir redoublés actuellement par le démaillage insidieux des collectifs cliniques. En effet, face à l’incertitude de nos repères, nous sommes tentés inconsciemment de participer par des mécanismes de projections au mal-être et à une forme de repli sur nos modèles de pensée clinique, ce au détriment d’une réflexion portant sur les raisons et résonances de ces troubles chez l’enfant et son environnement. Ces cas liés à une forme de dérégulation des liens parents/enfants et, donc, des fondements de l’intime, du processus de symbolisation, nous confrontent aux angles morts de notre pensée clinique car ils nous interpellent au-delà de notre professionnalité sur les mutations profondes de notre culture. « Dans l’accueil de ce “mal-être” de notre hypermodernité, les professionnels eux-mêmes se trouvent happés dans des logiques de sidération et plus, en miroir, dans des manifestations défensives de phobie et de défiance pouvant se généraliser à l’échelle du collectif institutionnel » (Drieu, 2013, p. 7). Nous risquons alors, comme certains détracteurs de la psychanalyse pris dans la nostalgie du passé, de penser qu’il y a par exemple défaut de structuration symbolique là où se jouent davantage des questions d’insécurité dans les liens parents/enfants. Ces conjonctures cliniques qui se nourrissent d’une négativité au cœur des liens parents/enfants deviennent alors une sorte de « mal ordinaire » lié par exemple au défaut d’autorité, à l’excès de violences transsubjectives suscitées par le consumérisme ambiant. Or, s’il existe chez l’enfant une sorte de « logique tyrannique », une exacerbation des revendications, elle se fonde, comme l’a montré Albert Ciccone (2007), sur une « quête de l’objet » – paradoxe du détruit/créé ou expérience de la survie de l’objet chez Winnicott (1971) –, en réaction à un héritage forcé (mode de filiation traumatique ou narcissique) et à l’échec de l’environnement maternel à produire une fonction contenante face à la pulsionnalité.

L’insécurité dans le lien parents/enfants et les troubles des conduites chez le jeune enfant

5 Se pose alors le problème de l’historicisation des traumatismes à travers le lien analyste/patient et, plus rarement, des modes d’alliance, des liens du couple ou de la famille. Les psychanalystes d’enfants ou d’adolescents confrontés à ces situations de traumatismes primaires sur le vif, dans l’actuel, semblent plus absorbés par les problèmes des fondements des liens. Ayant à traiter de bébés ou de jeunes enfants pris très tôt dans des troubles de la sensorialité, puis des conduites, ils en sont ainsi venus à s’intéresser aux « traumatismes hyperprécoces » et aux problématiques d’attachement (Golse et Rousillon, 2010 ; Fonagy, 2004). Ces enfants apparaissent comme en souffrance dans leur autonomisation parce qu’ils doivent faire face préalablement à des difficultés profondes dans l’internalisation des liens avec des défauts fondamentaux dans l’accordage psychique au tout début de la vie. Lorsque nous rencontrons de tels enfants pour un travail thérapeutique, nous comprenons que le traitement doit porter sur ces liens parents/enfants, sur les dynamiques de parentification et, par la suite, de mentalisation avant de s’intéresser aux conflits pulsionnels en jeu chez l’enfant.

Le cas de Clémence

6 Ainsi, lorsque nous recevons Clémence pour la première fois dans le cmpp, nous rencontrons une petite fille apeurée, refusant de lâcher le bras de sa mère, s’agrippant à un pan de sa robe. Cette scène s’oppose à la représentation de la pédopsychiatre, qui dans sa consultation l’a perçue comme une petite fille omnipotente, s’imposant face à des parents dépassés. Ainsi, notre première discussion clinique avec elle aura surtout porté sur les symptômes de Clémence, dont des signes cliniques d’allure borderline (agressivité, dépendance, agitation, intolérance à toute limite…), au dépens de ce que nous pourrons voir par la suite, une forme d’insécurité identitaire – c’est une petite fille fonctionnant dans une sorte de résonance négative avec son environnement. Bien sûr, dans les séances suivantes, Clémence, y compris face à sa mère, va se montrer davantage dans l’opposition, avec par moments des débordements de rage où elle s’emploie à casser tout ce qu’elle entreprend, à déchirer les revues et albums qu’elle trouve dans notre bureau. Très vite, nous serons sensibles à la « paradoxalité » des conduites de Clémence qui paraissent tournées vers un besoin à la fois de réassurance et d’intrusion dans la sphère de l’autre, un fonctionnement en miroir avec certains messages paradoxaux venant des parents (Racamier, 1998). Son désaccordage dans le lien avec l’environnement est majoré dans certaines situations, comme les sorties en famille, ou lorsque, on y reviendra, ses parents accueillent sa grand-mère et, bien sûr, à l’école.

7 Clémence peut se mettre en danger comme un petit enfant qui risque sans arrêt d’échapper à la vigilance de ses parents, ceux-ci par ailleurs entretenant une relation assez régressive. La maman, en particulier, est inquiète dès qu’elle entreprend de sortir avec sa fille, car Clémence peut brusquement traverser la rue ou causer un incident. Bien que ces faits n’aient eu jusqu’alors aucune conséquence fâcheuse, la maman craint beaucoup de la « lâcher », ce qui amène le papa à se mettre « hors course » et Clémence à suivre sa mère comme son ombre. Clémence nous apparaît comme reliée à sa mère par un fil mystérieux, un lien qu’elle ne peut rompre au risque d’un effondrement.

8 Les problèmes se trouvent amplifiés pendant les séjours de la grand-mère maternelle. Les parents, commerçants, font très souvent appel à elle au moment des vacances scolaires pour qu’elle les aide dans la garde des enfants. La grand-mère est présentée comme une personne très plaintive, en particulier depuis le décès de son mari. Les parents, pour ne pas lui déplaire, acceptent qu’elle dorme avec Marjorie, sœur aînée de Clémence. Marjorie, 7 ans, est perçue comme un idéal de petite fille par la grand-mère, contrairement à Clémence qu’elle n’aurait de cesse de disqualifier. Marjorie, même pour les parents, apparaît comme sans histoire, donnant l’image d’une petite fille qui exauce tous les vœux des adultes. La grand-mère s’acharne à mettre en scène le clivage entre les deux sœurs, une répétition de ce qui se jouait pour la maman de Clémence, habituée, nous dira-t-elle, à être « sous le feu nourri des fantasmes négatifs de sa mère ». Elle est en effet la deuxième d’une fratrie de deux sœurs, toujours perçue comme « fragile, maladroite » et ce malgré les interventions de son père.

9 Face à cette situation, Clémence réagit alors un peu comme à l’école, alternant entre retrait, maladresses, incidents répétés, moments d’inhibition et de colères clastiques que nous pourrons progressivement penser comme une résonance des contraintes paradoxales que vivent les parents et comme un scénario potentiel de résistance face à un héritage traumatique. Dans un premier temps, face à ses chutes à répétition, son comportement désordonné et sur les conseils de l’équipe enseignante, la famille a demandé une prise en charge chez une psychomotricienne en libéral. Cependant, si Clémence a bien investi ces séances, la question de la confiance, d’un rejet de la nouveauté reste entière. Toute activité symbolique tournée vers le jeu (le faire semblant) et un processus mentalisant (penser avec l’autre) nous apparaît comme hors de portée alors que nous avons l’impression que Clémence peut par ailleurs rechercher le jeu, les liens avec les autres – mais de manière très précaire, fugitive. Nous intéressant à la dynamique des liens parents/enfants à la fois en séance in situ et dans son histoire, nous resterons très sensibles à ses sursauts brusques dans son accordage avec l’autre. Si son comportement nous étonne, avec ses passages brusques entre une forme de retrait, de rejet et d’escalade dans la sensorialité, Clémence apparaît dans un premier temps comme une petite fille réagissant plus à un manque de stabilité dans le rapport à l’environnement et aux autres qu’à la frustration.

Comment scénariser le traumatique et l’insécurité des liens parents/enfants

10 Les premières séances nous semblent aujourd’hui avoir été consacrées à poser un dispositif qui permette à Clémence, mais aussi à ses parents, d’éprouver la solidité des liens, tant du côté de l’institution que dans notre cadre de travail, pour ensuite aller vers la constitution d’un squiggle psychodramatique permettant un travail d’intersubjectalisation (Carel, 2006). C’est pourquoi nous choisirons de recevoir Clémence le plus souvent avec sa mère, parfois avec son père et, par la suite, seule dans une première partie de séance puis avec un des deux parents. Cette alternance nous sera dictée tout d’abord par l’impossibilité dans laquelle elle se trouve de nous rencontrer seule, mais nous comprendrons par la suite que la forme que nous donnons à ces rencontres emprunte beaucoup à la séance de psychodrame de groupe. Nous nous sommes en effet mobilisés avec l’idée de se décentrer du scénario des attentes et d’une impossible demande face à un recouvrement traumatique se jouant dans l’actuel et de permettre qu’émerge à travers les jeux de cadres une conflictualité dans la famille propre à relancer un processus de symbolisation. Toutefois, ces séances construites sur le modèle de la consultation thérapeutique ne pouvaient faire sens dans la prise en charge globale qu’à la condition de nous réunir régulièrement avec la pédopsychiatre, référente de l’organisation des soins avec la famille, mais aussi l’école, la psychomotricienne.

11 L’alternance dans le setting des séances nous permettra en tous les cas de travailler, comme dans les séances de psychodrame, à un mode de scénarisation de l’informe, tout ce qui renvoie, chez les parents en particulier, à l’héritage traumatique qu’ils font porter de manière inconsciente à Clémence. Nous apparaissant d’abord comme désemparés face à leur fille, ils vont progressivement construire avec nous une « forme d’alliance de travail » nous permettant d’accéder à une forme de pensée en partage – pouvoir rêver ensemble non seulement à ce qui peut se passer dans la tête de Clémence, mais aussi à leurs propres réactions lorsque, enfants, ils étaient confrontés à des sentiments de disqualification (Houzel, 1986). Toutefois, nous ne pourrons échanger sur ces scènes interfantasmatiques portant sur les liens familiaux qu’après une reprise de l’actuel en séance. En effet, sur deux années de travail thérapeutique, Clémence va nous confronter tout d’abord à un univers très sensoriel pour aller progressivement vers un monde plus symbolique où la conflictualisation prend sens, avec des jeux nous montrant des capacités à faire semblant, à s’affirmer en prenant appui sur les autres.

12 Au départ, ces séquences renvoient surtout à des plaintes de Clémence ou des parents, mais l’émotion va survenir lorsque Clémence nous met à l’épreuve : acting out, attaques du cadre ou des objets, excitation, mimes de disparition. En effet, très vite, elle va se mettre en danger sous nos yeux en grimpant sur un petit meuble, risquant une chute… sur des coussins, alors que le père nous conte avec force détails leurs craintes face aux risques extravagants de Clémence dans la rue. À d’autres moments, elle semble s’enfermer dans l’omnipotence, attaquant les objets qu’elle peut trouver dans le bureau, ces séquences surviennent soit lorsque nous retrouvons sa maman, soit lorsque nous mettons fin à un jeu. Elle semble réagir alors dans une sorte de terreur du « lâcher prise » ou du « contact », comme si elle était confrontée au surgissement d’une hallucination, celle d’images terrifiantes, reflets des « incorporats traumatiques ». Dans ces moments, elle évitera toutefois la confrontation physique, ce qui va nous amener progressivement à pouvoir calmer le jeu et à lui proposer d’autres sources d’investissement telles que la construction de suites de dessins que nous allons entreprendre de partager sous la forme d’un squiggle. Il s’agit d’abord de « survivre », de ne pas nous retirer de la relation mais de ne pas non plus trop l’impliquer au risque de l’amener dans la terreur, ne pas trop exercer de contention même lorsqu’elle est en furie au risque de rentrer dans la rétorsion. Il s’agit aussi de pouvoir souligner les potentialités créatrices et adaptatrices de ces scènes lorsqu’elles peuvent prêter à construction, ce qui se jouera par la suite lorsque nous engagerons avec elle des jeux plus symboliques autour de la « présence/absence », du « faire semblant » (Roussillon, 1995).

13 Au début, la maman réagira très fortement aux attaques que Clémence déploie sur notre cadre de travail, se confondant en excuses malgré nos réassurances. Le père, suite à la chute de Clémence sous nos yeux, heureusement sans conséquences, va progressivement se montrer plus présent et actif, offrant un appui pour que sa fille utilise davantage les objets dans une mise à l’épreuve de leur malléabilité. Si nous reprenons l’histoire familiale dès le début de cette prise en charge, celle-ci est d’abord peu élaborée, racontée par le père et la mère de manière très fonctionnelle, puis le récit évoluera. Ainsi en est-il de la perte du grand-père paternel lorsque monsieur avait 7 ans : cet événement sera très brièvement évoqué dès le début, puis repris de manière plus vivante à la faveur du thème de la chute actée en séance par Clémence. Madame, de son côté, évoque sa difficulté à faire front à la fois à sa fille qu’elle perçoit comme démunie et à sa propre mère, une « faiseuse d’histoires ». Son père, enfant de réfugié espagnol, présenté comme un homme admirable, paraît très idéalisé. Il est décédé l’année précédant la révélation des troubles chez Clémence. La question de la haine ou, tout au moins, de l’angoisse face à la destructivité se trouve au cœur de la relation mère/fille, vécu que nous saisissons lorsque Clémence dans ses emportements s’emploie à « déchirer », « attaquer » tous les objets mis à disposition dans notre bureau. En effet, nous employant dans un premier temps à la protéger face à ses propres attaques, puis progressivement à limiter ses emportements, nous comprendrons combien madame se trouve désemparée face à ces conduites. Cependant, elle réalisera combien son angoisse dépasse les actes de Clémence tant la confusion est importante avec ce qui se passe avec sa propre mère, la crainte qu’elle a d’un scandale.

14 Il semble que les deux parents, face aux affres de la perte de leurs pères, d’un lien mélancoliforme avec le maternel, se sont sentis mis en demeure de constituer une sorte de « pacte dénégatif » portant sur l’agressivité, voire la pulsionnalité, à l’encontre des figures parentales (Kaës, 2009, p. 61). Cette forme d’alliance les protège de tout conflit dans son versant narcissique, identitaire, avec le risque cependant de renforcer les défenses primaires (projections, déni…) et forcément le clivage, les poches de silence. Les enfants se retrouvent porteurs de projections, voire de tâches dans la transmission qui leur incombent sans qu’elles puissent être évoquées, parlées, conflictualisées. Lorsque nous les rencontrons, Clémence nous apparaît porteuse d’une inhibition face à la haine du maternel et Marjorie, qui force l’admiration par sa précocité et sa vivacité d’esprit, d’une idéalisation concernant le monde des pères. Ces fonctionnements, en suscitant une forme de négativité, maintiennent au premier plan une économie narcissique aux dépens de maillages plus symboliques, de liens s’étayant sur l’évolution, la différenciation.

Pour une approche groupale de la consultation thérapeutique parents/enfant

15 Progressivement, prenant appui sur le partage de leur vécu en séance, sur les liens qui s’organiseront entre tous les interlocuteurs (la pédo-psychiatre, le psychologue, la psychomotricienne…), des changements vont émerger dans les liens au quotidien des parents avec leurs filles (pratique de la parentalité) et, en résonance, dans leur façon d’être dans un mode de pensée plus ouverte, de rêverie (Houzel, 1999). Ainsi n’hésitent-ils pas à intervenir en se concertant par rapport à la grand-mère maternelle quand celle-ci réclame de dormir avec Marjorie, sa « petite princesse ». Face à une intimité retrouvée (celle du couple, de leurs rapports respectifs avec leurs filles…), les liens se conflictualisent davantage, amenant par exemple Clémence et Marjorie plus souvent dans des rapports d’agressivité, de rivalité qui vont permettent aussi aux sœurs de se retrouver et de se différencier dans leurs liens fraternels.

16 Nous obligeant à dépasser les conflits à l’origine de la mise en place des soins psychiques vers les enfants (opposition entre l’analyse et l’éducation), cette histoire témoigne de la nécessité qui peut s’imposer, face aux conjonctures cliniques, de transformer notre travail de soin, tant dans sa forme (dispositif/cadre) que dans ses fondements (construction plutôt qu’analyse). Il s’agit de se saisir de l’informe en s’appuyant sur les événements qui se produisent avec nos interlocuteurs très souvent dès les premiers contacts, dans les interstices des séances. En ramenant ce matériel dans le cadre du travail thérapeutique, ici avec les parents et l’enfant, nous pourrons alors mieux nous figurer des contenus pré-symboliques esquissés souvent par l’enfant sous forme de dessins, squiggles multiformes. La mise en perspective entre ce qui est coéprouvé par les différents interlocuteurs de l’accueil et ces contenus de séances nous permettra progressivement de nous figurer le vécu traumatique partagé entre l’enfant et ses parents, ouvrant ainsi petit à petit la voie à une symbolisation et donc à des changements dans les liens parents/enfants.

17 Avec l’exemple de cette famille, nous avons voulu nous centrer sur l’alternative groupale (un dispositif de consultation parents/enfant) proposée dans l’urgence, celle aussi de faire face aux troubles des conduites d’un enfant jeune et de « trouver/créer » avec les protagonistes des modalités de changement. Si nous empruntons au modèle des consultations thérapeutiques parents/enfant du point de vue de la construction du dispositif (coconstruction du cadre, mise à l’épreuve de sa fiabilité, utilisation de la malléabilité des langages…), nous avons voulu mettre ici l’accent sur le processus thérapeutique qui nous semble davantage modelé sur le « travail du jeu » plutôt que sur la dimension du « travail du rêve », tout au moins dans un premier temps (Kaës, 1999). Le jeu, nous dit Roussillon (1991, p. 185), évoque « la représentation en acte, la représentation-chose ». Les différentes formes du jeu autour de la présence/absence de l’objet deviennent prototypiques du travail du désillusionnement et de la représentation, le fantasme n’étant qu’une forme de « jeu dématérialisé », jeu intérieur témoignant du processus mentalisant (ibid.). Dans une approche groupale, le jeu, porté à son diapason avec la règle du « faire semblant » dans le psychodrame, devient le « deuil de la chose, de l’acte » (Kaës, 1999, p. 69). Lorsqu’on évoque un jeu plus primaire, comme les activités sensori-motrices de l’enfant dans les premières séances, il est aussi paradoxalement une forme de signifiants formels qui peut témoigner des prémisses d’un processus de symbolisation contrecarré par des fantasmes de destruction de l’enveloppe groupale, de l’aire d’illusion. Nous avons dû d’abord composer avec les angoisses de Clémence, ses sorties brutales de séance, en nous laissant aller à ressentir les affects qu’elle nous faisait vivre, affects qui nous semblaient en lien avec ceux qu’elle ne pouvait identifier dans ses terreurs et qui renvoyaient à des vécus de confusion, d’excitation, de plaisir voyeuriste. Il s’agissait pour nous de ne pas craindre ces mouvements et de tenter de les accompagner jusqu’au bout dans leur portée psychique. Certains jeux ont pris le relais de ces expériences sensori-motrices s’inspirant des jeux du coucou, du miroir, mobilisant ainsi un processus de symbolisation. Clémence va commencer alors à réaliser un récit sous forme de fresque (suite de dessins, puis narration) où il est d’abord question d’un monde animal et humain se débattant dans des rapports à l’oralité, puis de positions face à un environnement qui se complexifie davantage. Nous passerons ainsi de l’univers des dragons à des dessins renvoyant à des questions sur sa famille. Dans le même temps, alors que les parents investissent différemment chacune de leurs filles, Marjorie va aussi s’inviter davantage, indirectement, dans nos séances, en venant contester nos rendez-vous qui l’empêchent d’aller comme elle veut à ses activités, en refusant de nous parler. Clémence comme sa sœur peuvent, semble-t-il, mieux s’appuyer sur une forme d’agressivité plus ouverte, ces rapports fraternels permettant plus d’affirmation, de différenciation là où régnait jusqu’alors des liens d’emprise.

Conclusion

18 Notre expérience nous montre qu’il faut sans cesse, dans notre travail auprès des enfants et de leurs familles, repenser le cadre de nos interventions. L’émergence de certaines problématiques nous invite à être créatifs dans nos pratiques. Nous évoluons au sein d’un monde en perpétuel mouvement. Ne pas en tenir compte serait une grave erreur. En effet, nous pouvons observer que les différentes théories élaborées à travers le temps sont des bases et des étayages solides à notre regard clinique. Ce sont elles qui nous permettent d’affiner notre perception et notre compréhension de la naissance de troubles, souvent complexes.

19 Il nous appartient, pour être au plus près des besoins des patients, de mettre en lien les références qui lors de leur élaboration ne se croisaient pas particulièrement. De plus, la situation de Clémence montre également très nettement qu’il est primordial de pouvoir rebondir sur tous les événements se produisant au cours des séances, que ceux-ci soient positifs ou négatifs. Ceci permet de créer une dynamique novatrice inscrivant la famille au cœur d’un cercle vertueux.

20 La prise en charge de Clémence nous offre un voyage mouvementé qui prend ses bases dans le vécu traumatique de l’enfant mais aussi de ses parents, des traumas cependant qui n’apparaissent pas dans leurs propos tant ils se trouvent clivés, méconnus. La souffrance précoce chez Clémence nous est dévoilée progressivement dans ses réactions à vif et il nous a été indispensable d’évaluer, à sa juste valeur, l’impact des modes d’alliance négatifs sur les modes d’attachement. Ici nous voyons avec clarté que l’insécurité provoque un envahissement empêchant de gérer sereinement ses affects et émotions. Ainsi les actes s’en retrouvent-ils parfois fortement perturbés, jusqu’à faire naître des troubles des conduites avec mise en danger, phénomène souvent observé plus tardivement au cours du développement de l’enfant.

21 Face à la créativité des troubles, nous nous devons également d’apporter une réponse en adéquation avec l’enfant, sa problématique et son environnement. Ainsi, chacun à notre manière, nous posons les bases et émettons l’idée que rien n’est figé au cours d’une prise en charge. Bien que celle-ci ait fait ses preuves au cours des années, un jour elle peut être remise en cause lors d’un accompagnement.

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Mots-clés éditeurs : violence, maillage, trauma primaire, souffrance intersubjectale, attachement insécure, consultation parents/enfant

Date de mise en ligne : 07/01/2016

https://doi.org/10.3917/dia.210.0085

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