Dialogue 2015/2 n° 208

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Article de revue

Les enjeux psychiques individuels et familiaux afférents au trouble du sommeil de l’enfant et contexte incestuel

Pages 111 à 124

1 Cet article traite des enjeux psychiques individuels et familiaux liés au trouble du sommeil de l’enfant et pointe en particulier un des facteurs du trouble : le mode de coucher, le co-sleeping. Ce dernier, pratiqué dans l’intérêt de l’adulte et non de l’enfant, pourrait en effet contribuer à développer un contexte familial incestuel et favoriser le passage à l’acte d’un inceste génitalisé ou psychique – avec les mêmes effets traumatiques : il s’agit dans les deux cas d’une effraction psychique avec un éclatement du fantasme incestueux chez l’enfant. Nous émettons l’hypothèse que ce contexte incestuel ne relève pas que d’un échec du déclin de la séduction narcissique mutuelle, comme le précise Racamier (1995), puisque cette phase de séduction se prolonge, mais plutôt d’une fusion incestueuse avec la mère primaire impliquant un déni de la perte d’objet et de la séparation psychique tant chez le parent que chez l’enfant. Cette hypothèse repose sur la réinterprétation du tabou de l’inceste par Lacan (1938) en s’inspirant des écrits de Freud (1912-1913), eux-mêmes étayés sur ceux de Frazer, pour spéculer que le tabou de l’inceste avec la mère a un caractère universel au-delà de la différence des sexes de l’enfant. En quelque sorte, le premier inceste serait avec la mère fusionnelle.

2 Nous allons tout d’abord rappeler les études épidémiologiques controversées sur l’origine du trouble du sommeil de l’enfant mettant en cause le co-sleeping, pour mettre en évidence que ses effets sur les enjeux psychiques individuels et familiaux n’ont pas été étudiés. Dans un second temps, nous présenterons la méthode et deux vignettes cliniques qui permettront de discuter de l’hypothèse.

Origine du trouble du sommeil de l’enfant : le mode de coucher ou le déni de la perte de l’objet ?

3 De nombreux travaux nationaux et internationaux ont eu pour but de trouver l’origine de ce trouble fonctionnel (Choquet et Davidson, 1978 ; Ferber, 1985 ; Challamel et Thirion, 1988 ; Challamel et Louis, 1997 ; Dollfus, 2000). Richard Ferber (1985) établit un lien entre le trouble et le mode de coucher : le co-sleeping et le lien de proximité entre la mère et l’enfant seraient un facteur de trouble. Cette hypothèse sera confortée par différents chercheurs américains et français. Mais des études transculturelles sur le sommeil de l’enfant et le mode de maternage (Stork, 1986 ; Stork et coll., 1993 ; Govindama, 1993 ; Stork et coll., 2000) montrent que ce lien entre trouble du sommeil et contact de proximité intégrant le co-sleeping n’est pas probant, parce que le co-sleeping pourvu de sens culturel et interprétable au sein du groupe n’entrave pas l’autonomie psychoaffective de l’enfant, la culture agissant comme un tiers.

4 Pour atténuer ces controverses, à l’initiative de l’inserm de Lyon, une étude épidémiologique transculturelle comparative sur le trouble du sommeil et l’appartenance culturelle est menée par des équipes pluridisciplinaires et les résultats (Louis et Govindama, 2004 ; Govindama, 2004) montrent que ce n’est pas tant le mode de coucher pratiqué dans le maternage qui explique le trouble que l’attachement anxieux de la mère à l’enfant impliquant un déni de la perte d’objet et de la séparation psychique. Ce qui avait déjà été mis en évidence par les thérapeutes d’enfants (Guedeney et Kreisler, 1967 ; Houzel et coll., 1977 ; Navelet, 1994) et par les travaux d’Armstrong et coll. (1998) et de Thunstrom et coll. (1999). Cela vient signifier que lorsque le co-sleeping est pratiqué dans l’intérêt de l’adulte, il est dépourvu de sens culturel et favorise le trouble (Govindama, 2002, 2004 ; Louis et Govindama, 2004). Il devient alors évident que le trouble du sommeil ou les difficultés d’endormissement expriment une angoisse de séparation, de perte d’objet, et l’enfant recherche la présence de la mère (ou de l’adulte maternant) dans la réalité alors que celle-ci (la mère anxieuse) favorise, pour des raisons personnelles, cette dépendance de l’enfant en le contaminant avec ses propres angoisses de séparation non élaborées. Le père peut aussi conforter ce déni du manque de l’objet en fonction de sa propre histoire et prolonger le mode de maternage de la mère dénué de sens symbolique. Le co-sleeping ne peut qu’être dans ce cas dépourvu de significations partagées en termes culturels ou de paroles entre mère-enfant marquant le tabou de la fusion. Cela expose l’enfant à son imaginaire et au télescopage entre son fantasme (de fusion) et la réalité, synonyme de l’inconnu que représentent la séparation, la perte d’objet, voire la mort (Govindama, 2006, 2011).

5 Si le trouble du sommeil a donné lieu à des travaux importants, ses conséquences sur les comportements parentaux et les liens parent-enfant à long terme n’ont pas pour autant été traitées. Toutefois, ces dernières se sont imposées à nous dans la pratique clinique – dans le cadre de la protection judiciaire de l’enfance auprès des jeunes enfants maltraités, des adolescentes abusées sexuellement – comme dans notre pratique d’expertise psychologique auprès de jeunes femmes ayant été abusées sexuellement dans l’enfance et auprès de jeunes adolescents ayant pratiqué des viols en réunion sur des adolescentes. Nous avons été amenée alors à émettre une hypothèse d’un lien possible entre le trouble du sommeil dans l’enfance et le contexte incestuel évoluant vers un inceste génitalisé ou pychique, ou encore un inceste déplacé sur les pairs entre adolescents. Mais tout d’abord, que signifie le « contexte incestuel » ?

De la séduction narcissique mutuelle au contexte incestuel

6 Il semble important de rappeler la pensée de Paul-Claude Racamier (1995) pour définir le concept « incestuel ». En effet, l’auteur montre que la relation de l’enfant à la mère primaire se construit à partir d’une séduction narcissique mutuelle qui « vise à l’unisson tout-puissant, à la neutralisation, voire à l’extinction des excitations d’origine externe ou pulsionnelle, et enfin à la mise hors-circuit (ou en attente) de la rivalité œdipienne, ce qu’il nomme comme une phase antœdipe » (ibid., p. 23-24). Il se démarque de la notion de relation fusionnelle mère-enfant en lien avec le narcissisme freudien pour se rapprocher de la notion d’« identification fusionnelle » d’Edith Facobson ou de celle d’« identification adhésive » d’Esther Bick. Mais ne peut-on pas aussi rapprocher la « séduction narcissique mutuelle » de l’épreuve du stade de miroir de Lacan à travers l’identification au semblable et à celle du premier tabou de l’inceste avec la mère ?

7 Dans la phase de séduction narcissique, le père n’existe pas, mais il est présent dans l’imagerie maternelle. Mais pour advenir comme sujet, l’appel au sexuel conduit à une rétrocession de la séduction narcissique (le « déclin de la séduction narcissique » pour Racamier) pour favoriser la séparation psychique, la perte de l’objet, la privation (le manque) et l’accès à l’autonomie. Il s’agit d’une issue nécessaire pour soutenir l’émergence d’une idée du Moi. Mais comme cette séduction narcissique repose sur la séduction originaire avec la question des origines, une empathie persisterait toute la vie, empathie qui s’exprime à travers la recherche de relation de proximité dans la perspective d’une identification narcissique. Racamier ajoute que lorsque le déclin de la séduction narcissique devient difficile, voire impossible, il se forme alors des « alliances narcissiques » entre les deux partenaires faisant barrage au tiers et une force est à l’œuvre, celle de « l’attraction-répulsion » entre les protagonistes, force qui chemine vers le registre de « l’incestuel » devenant alors une résistance à la perte d’objet, au manque à être, pour entretenir la fusion primaire.

8 Selon Racamier (ibid., p. 15), le terme « incestuel » qualifie « ce qui, dans la vie psychique individuelle et familiale, porte l’empreinte de l’inceste non fantasmé, sans qu’en soient nécessairement accomplies les formes génitales ». Différentes observations de cliniciens qui travaillent dans le secteur de la protection de l’enfance font état de certains comportements d’adultes à l’égard de l’enfant qui s’inscrivent dans le contexte incestuel : gestes intrusifs dans les soins du jeune enfant, attouchements implicites, relations érotisées conscientes ou inconscientes favorisant le plaisir chez l’enfant, exhibition répétée avec le souhait de mobiliser l’enfant dans une position de voyeur, décalotage abusif par les mères ou encore récurage intensif du sexe de la petite fille, pénétration anale pour soulager l’enfant de la constipation, remarques sur le corps de la fille pubère par le père…, comme aussi co-sleeping avec un enfant à un âge avancé sous prétexte que l’enfant a peur de dormir seul.

9 Certains travaux avaient déjà montré que le contexte incestuel précède souvent l’inceste père-fille quand la mère cède totalement sa fonction maternante dès la naissance de la petite fille au père maternant (Govindama, 1999, 2011), père qui s’identifie à sa propre mère dans une quête de fusion avec l’objet (Bouregba, 1992, 1993). La séduction narcissique mutuelle s’opère alors avec le père dans une confusion des rôles parentaux, confusion qui contamine le bébé fille et qui va favoriser un clivage entre deux figures maternelles impliquant un échec de la fonction du tiers père. S’installe alors une fusion incestuelle qui va se prolonger avec l’échec du déclin de la séduction au profit de la formation des alliances narcissiques avec le père. Dans ce lien fusionnel et incestuel, le père donne les soins au bébé fille en s’adonnant à la découverte des zones érogènes excitables chez l’enfant pour s’approprier le corps de l’enfant. L’enfant ne peut pas fantasmer et sublimer ses pulsions sexuelles puisque son père favorise, dans la phase autoérotique de la découverte de son corps, l’excitation. Son corps est dès l’instant instrumentalisé comme objet de jouissance de l’autre et, vers l’âge de 7-8 ans, l’incestuel bascule vers l’inceste, sans violence. Cette prédisposition à supplanter la mère dans une fonction maternante semble se révéler chez les hommes qui sont confrontés à une angoisse de séparation, de perte (castration) impossible à élaborer lors de la paternité, et en quête d’une fusion avec l’autre (Mouchard, 2014).

10 Par ailleurs, la relation de haine inconsciente de la mère à l’égard de sa fille la rend non seulement sourde et aveugle (Govindama, 1999 ; Govindama et Scelles, 2011), mais elle rend aussi impossible la traversée du « ravage » dans la relation mère-fille au sens où Lacan l’entend, parce que le père ne devient plus un port de repli pour la fille (fondé sur le tabou de l’inceste). Ce qui contribue à entretenir chez la fille l’image d’une mère persécutive avec un fantasme d’infanticide maternel (Govindama, 2011) et la fusion père-enfant avec le déni de la perte, de la séparation, du manque à être, pour se protéger de la mère. Ainsi, le père, confronté à des réaménagements psychiques lors de la paternité, revisite, comme la mère, la relation d’objet d’avec sa propre mère et la régression affective rencontre un contexte favorable à son imaginaire qui lui permet de réaliser son fantasme de maternité et de fusion avec sa fille (mise en place de figure de sa propre mère), selon Alain Bouregba (1992, 1993).

11 Cette fusion entretenue se traduit par la récurrence des troubles du sommeil dans l’enfance chez la fille, puis durant la période des agressions et comme signe post-traumatique après le dévoilement de l’inceste. De fait, ne pas dormir est une façon de maîtriser la scène (le passage à l’acte se déroulant souvent la nuit) et surtout l’angoisse qui l’accompagne. Pourtant, ce trouble récurrent associé à des difficultés d’endormissement ou à des cauchemars après le dévoilement chez la fille abusée est peu présent dans les tableaux cliniques post-traumatiques décrits (Cole et Putman, 1992 ; Girodet et Rouyer, 1993 ; Strauss et Manciaux, 1993 ; Schaaf et McCanne, 1994 ; Viaux, 1999). Encore moins présent est le lien entre le trouble du sommeil de l’enfant et le contexte incestuel qui se manifeste à travers le co-sleeping pratiqué à un âge avancé. C’est à partir de deux cas cliniques rencontrés dans notre pratique que nous avons tenté d’établir ce lien et de montrer ainsi que le contexte incestuel serait la conséquence des distorsions de la séduction narcissique mutuelle dans les relations intersubjectives construites sur le déni de la séparation, du manque à être, dans les relations parent-enfant, déni contribuant à la pratique du co-sleeping dans l’intérêt de l’adulte – dépourvu de sens culturel (tiers/tabou de l’inceste) – et à la fusion incestueuse.

Étude clinique

Méthode utilisée pour le recueil des données

12 Dans toute recherche clinique, le praticien ne peut maîtriser toutes les variables, ce n’est qu’à la fin de son intervention ou de la prise en charge qu’apparaîtront les hypothèses. C’est alors dans une position de non-savoir qu’il recueille, à travers la disponibilité de son écoute, la subjectivité du sujet via les processus transférentiels et contretransférentiels, les données historiques, biographiques, le positionnement du sujet par rapport à son vécu, et qu’il tentera de les analyser pour établir un lien entre le présent (les symptômes et leur sens) et l’histoire de l’enfance, à travers aussi les implications psychiques à l’œuvre au sein de la famille reçue dans les entretiens familiaux. Cette méthode appliquée est bien sûr l’entretien clinique d’inspiration analytique associé systématiquement à l’observation du comportement.

Le déni de la séparation chez le parent : enfant instrumentalisé

Trouble du sommeil et contexte incestuel dans la maltraitance

13 Nina est âgée de 5 ans et demi lorsque nous la rencontrons pour une expertise psychologique suite à un signalement de maltraitance de la part de sa nourrice. Elle vient d’avoir une petite sœur au moment où elle accuse sa nourrice de l’avoir violentée – nourrice dont elle était contente jusqu’ici. C’est une enfant qui présente un développement harmonieux avec un léger problème d’élocution. Ses parents disent d’elle qu’elle est une enfant « sans problème avec son petit caractère », déniant la rivalité fraternelle qui amène Nina, en présence de sa mère, à exprimer son vœu de voir disparaître sa sœur.

14 Lors de la restitution de l’histoire de l’enfant par la mère, Nina interrompt celle-ci sur un violent ton de mépris : « Ferme-la, tu mens, c’est moi qui parle. » Très mal à l’aise, la mère réagit timidement en lui demandant de ne pas lui parler ainsi. Cet échange inverse la différence de génération – ce qui expose l’enfant à un contexte favorable au contexte incestuel. Lorsque la mère retrace le développement de sa fille, je lui demande où dormait l’enfant. La mère, un peu hésitante, comme gênée par la question, répond qu’« elle dort bien dans son lit ». Le mot « bien » m’interpelle. Nina interrompt sa mère : « Ce n’est pas vrai, je compte beaucoup de moutons avant de dormir et parfois, et peut-être beaucoup de fois, je dors dans le lit de mes parents. » Comme le précise Lyliane Nemet-Pier (2000), lorsque les parents sont fatigués après le travail, ils ont tendance à régler les troubles du sommeil de l’enfant par le co-sleeping, qui n’a aucun autre sens pour l’enfant que celui de prendre le pouvoir sur les parents en occupant une place qui n’est pas la sienne. C’est le cas de cette famille. Le manque imaginaire de Nina semble être comblé par l’objet réel dans le co-sleeping.

15 Lors de la rencontre avec son père, Nina est excitée, elle dit qu’elle est sa « préférée ». Elle a déjà créé une alliance narcissique singulière avec lui. Elle dessine en sa présence des princesses et un couple père-fille et commente : « La fille se marie avec son père, ils se font des bisous amoureux. » Le père sourit d’une manière complice. L’enfant attend une parole de l’adulte pour intégrer le tabou de l’inceste. Je demande à Nina si elle pense qu’un mariage entre un père et sa fille est possible. Elle répond « oui ». Mais ma question l’interpelle et l’enfant fera évoluer son dessin vers la construction du couple de ses parents qu’elle qualifie d’amoureux et père et mère pour elle. Il est aussi probable que le comportement de Nina ait été favorisé par la naissance de sa sœur, réactivant chez elle le complexe de sevrage dont parle Lacan : « Le dédoublement ainsi ébauché dans le sujet, c’est l’identification au frère qui lui permet de s’achever : elle fournit l’image qui fixe l’un des pôles du masochisme primaire. Ainsi la non-violence du suicide primordial engendre la violence du meurtre imaginaire du frère » (Lacan, 1938, p. 40). Nina a exprimé son vœu de voir disparaître sa sœur, mais ses relations avec ses parents étaient déjà organisées sur un mode fusionnel avant la naissance, ce qui ne pouvait qu’accentuer le « complexe fraternel ». En effet, le père a développé une alliance narcissique avec sa fille sur un pacte dénégatif au sens où l’entend René Kaës (1989), c’est-à-dire sur une dénégation de la filiation et de la différence de génération. Ce déni de la différence de génération par le père semble exprimer une régression favorisée par les réaménagements psychiques provoqués par les processus de paternalité qui le conduisent à rechercher la fusion avec sa fille à travers une séduction. Sa fille semble alors être mise en place de figure de sa propre mère dans une quête du manque à être.

16 Cette quête de fusion du père dans la relation avec la fille se retrouve dans la relation père-fille abusée sexuellement, ce qui est bien démontré par Alain Bouregba (1992, 1993) et élargi très récemment à des agresseurs sexuels sur mineurs (Mouchard, 2014). Mais le comportement de Nina à l’égard de sa mère traduisait déjà ce télescopage générationnel et entre fantasme et réalité excluant la mère rivale. Nina, qui n’est pas entendue par ses parents comme enfant réel, cherche à se faire entendre en interpellant des tiers externes (la loi sociale). En entretien individuel, Nina n’accusera plus sa nourrice de maltraitances, mais sa mère qui la frappe souvent. Nina semble avoir intégré la mère persécutive dans un clivage entre les parents, ce qui entrave la relation mère-fille. L’enfant a perçu l’ambivalence de son père en quête de séduction fusionnelle.

Troubles du sommeil, contexte incestuel et inceste père-fille dans l’enfance

17 Âgée de 20 ans, Justine vient de porter plainte contre son père qui l’a agressée sexuellement depuis l’âge de 5-6 ans (attouchements, exhibitions, voyeurisme, masturbation, caresses des parties intimes). La pénétration a débuté lorsqu’elle avait 11 ans ; les agressions, d’abord ponctuelles, deviennent régulières à partir de ses 13 ans jusqu’à ses 18 ans. Enceinte à 14 ans, elle est rejetée par sa mère qui ignore que l’enfant est du père ; ce dernier s’occupe de l’ivg.

18 Justine est la fille aînée de sa mère ; elle présente le tableau clinique post-traumatique habituel, mais surtout des troubles du sommeil persistants. Ces troubles s’accompagnent de cauchemars, de rêves traumatiques. Elle dit : « Ma famille vivait en autarcie, mon père régnait en maître. » La crainte d’être rejointe par son père dans son lit a amplifié ses troubles du sommeil : « Je restais éveillée pour qu’il ne me surprenne pas. » Cette idée d’être surprise dans le sommeil alimente souvent le télescopage entre « rêve, cauchemars et réalité », dit-elle. Ce phénomène est souvent observé chez les filles abusées qui viennent de dévoiler les faits, elles traversent un temps de confusion avant de prendre bien conscience que c’est la réalité.

19 Justine a été confiée à son père dès l’aube de sa vie, parce que sa mère était plus jeune que lui et « immature », dit-elle. Celui-ci agissait avec elle « comme une mère ». Le choix d’une femme immature par le père, à qui il ne confère pas de compétences maternelles, permet de mieux la supplanter et de s’identifier à sa propre mère. Justine raconte ainsi que son père lui donnait son bain, lui demandait de faire la sieste avec lui et l’endormait le soir, voire s’endormait avec elle pour la sécuriser. Sa mère ne s’y opposait pas parce qu’elle lui faisait confiance. Ce père maternant retrouve dans la phase de séduction narcissique avec sa fille sa relation à sa mère primaire pour entretenir la fusion et contribue à l’échec du déclin de cette phase. Justine va certes combler le manque de son père, mais en retour elle trouve des bénéfices tels que son amour, son investissement – qu’elle n’obtient pas de sa mère. En fait, la phase de séduction narcissique avec son père s’est construite sur le déni du manque à être chez son père, qui l’a prise comme objet de tout son investissement pour vivre son fantasme de fusion incestueuse avec sa mère abusive. En effet, Justine fera le lien entre elle et sa grand-mère mise dans une place générationnelle confuse par son père : il se « soumettait à sa mère et lui obéissait ». Justine a pu, malgré tout, grâce au désir de son père de la voir réussir, s’étourdir dans ses études – « Ma réussite scolaire m’a sauvée. » Pourquoi ce paradoxe ? Justine n’est pas la seule fille abusée sexuellement qui réussit dans les études à partir du désir du père. Il faut préciser que Justine, comme les autres filles abusées, ne hait pas son père au moment du dévoilement, la haine est dirigée vers la mère qui ne l’a pas protégée. Justine, qui n’a pu mettre un terme à l’inceste qu’en quittant le domicile familial à 18 ans, a porté plainte contre son père parce qu’elle dit ne pas avoir été entendue par la société (école, hôpital lors de l’ivg), aussi sourde et aveugle que sa mère – elle dit avoir tout fait pour attirer l’attention des institutions. Celles-ci, de par leur positionnement, ont contribué à cautionner l’inceste, aujourd’hui elle a besoin d’interpeller la loi qui garantit ce tabou. Ceci pose la question de l’intervention thérapeutique de la loi dans ce contexte.

Discussion

20 Dans les deux cas cliniques présentés, un contexte incestuel s’est installé dans la phase de séduction narcissique mutuelle entre père maternant et enfant. Ce contexte semble s’originer dans les histoires respectives des parents. Les pères se trouvent incapables de subjectiver la séparation psychique avec leurs imagos parentales pour rechercher la nostalgie de la fusion. Et en ce qui concerne les deux mères, le rejet conscient ou inconscient du bébé fille s’exprime par une mise à distance de la relation de proximité pour confier les soins maternels au père dans une phobie du toucher et une crainte de la dépendance à l’autre.

21 Ces cas cliniques mettent alors en évidence que le contexte incestuel se met en place à partir du déni du manque de l’objet ou du manque à être du parent dans la phase de séduction narcissique mutuelle pour entretenir une fusion primaire incestueuse qui prend forme dans l’inceste génitalisé (Justine) ou psychique (Nina). La différence entre soi et l’autre disparaît et le sujet se confond avec l’objet de la pulsion et instrumentalise ses relations ultérieures, relations évoluant parfois vers l’inceste ou vers un déplacement sur des relations avec des pairs, comme dans le cas des viols en réunion par des adolescents pubères. Autrement dit, le contexte incestuel est lié aussi bien à un déni du manque (manque à être), de la perte et de la séparation psychique et symbolique, qu’à l’échec du déclin de la séduction narcissique originaire. Ce déni s’inscrit, comme le dit Lacan (1972) par rapport au couple sexué, dans le fait que chacun des partenaires de l’alliance s’intéresse à ce qui est visé par l’autre, à savoir la jouissance et l’angoisse de l’autre, en inversant parfois les rôles. Peut-on faire un lien avec la jouissance inconsciente des filles abusées et le paradoxe qu’introduit leur comportement à l’égard du père ? À travers la plainte, Justine cherche-t-elle à se déculpabiliser de cette jouissance ? En effet, la maîtrise que recherche la fille abusée à travers son trouble du sommeil serait en fait liée à celle du plaisir conscient et inconscient et au pouvoir que la passivité masochique peut avoir sur le partenaire. Toutefois cette interprétation est à nuancer, car, dans le cas des filles abusées qui sont hantées non par l’acte, mais par l’angoisse de mort à cause des menaces proférées par le père en cas de révélation de l’inceste, on peut établir un lien entre jouissance, angoisse et pulsion de mort. L’alliance basée sur le pouvoir masochique sur l’autre serait plutôt une défense psychique contre la mort réelle au profit d’une illusion d’immortalité à travers un défi permanent lancé à la mort dans leur vie quotidienne sur fond héroïque. Et on assiste à un télescopage entre angoisse de séparation et angoisse de mort. La répétition du lien traumatique dans la vie de ces filles peut avoir pour but de gérer l’angoisse de mort qui ne peut pas se subjectiver, pas plus que celle de la séparation. Ce qui peut conforter l’hypothèse que si la séduction narcissique mutuelle implique celle originaire, et donc la pulsion de vie, le déclin impossible de cette séduction au profit de la perte de l’objet, de la séparation, pourrait intégrer alors la mort.

Conclusion

22 Ces expériences cliniques invitent à s’interroger sur le débat tant controversé par les études épidémiologiques sur les troubles du sommeil de l’enfant et le mode de coucher, débat auquel nous avons ajouté un lien entre trouble du sommeil, co-sleeping et contexte incestuel pour mettre en évidence que ce n’est pas le trouble qui est en question, mais le sens qui lui est attribué dans la relation intersubjective mère-enfant, père-enfant.

23 De plus, compte tenu du fait que ce trouble apparaît souvent dans un contexte incestuel et perdure dans l’inceste, nous avons montré qu’il s’agit d’un échec de la phase de séduction narcissique mutuelle qui fait perdurer la relation confuse de nature incestueuse et qui contribue alors au contexte incestuel avec ou sans passage à l’acte, mais toujours avec le déni de la perte, de la castration et la confusion des générations. Toutefois, ce qui est à la base de cet échec, c’est l’angoisse de séparation confondue avec celle de mort à cause du déni du manque à être chez le parent (déni de la perte d’objet). Peut-on en déduire qu’il n’y a d’inceste qu’avec la mère primaire, comme le précise Lacan, inceste qui est ensuite génitalisé avec le père, le beau-père, la mère, ou encore par le déplacement sur un camarade de classe ? Le sens de l’inceste, dans ce contexte, serait-il de répéter la fusion incestueuse primaire ?

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Mots-clés éditeurs : Trouble du sommeil, incestuel, enjeux psychiques, inceste

Date de mise en ligne : 07/05/2015

https://doi.org/10.3917/dia.208.0111

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