1 « Le passage de la mère au père caractérise une victoire de la vie de l’esprit sur la vie sensorielle », énonce Freud en 1939 (p. 218). Pour l’être humain que la « dépendance infantile prolongée » (Freud, 1938, p. 55) conduit à investir intensément la personne qui lui procure les premiers soins, le plus souvent sa mère, ce changement ne va pas de soi. En effet, il requiert un travail psychique de renoncement aux satisfactions pulsionnelles immédiates et aux plaisirs sensuels procurés par ce lien. Ce passage, favorisé par l’éducation, représente un véritable « travail d’hominisation » (Stoloff, 2007) qui transforme le « petit être primitif » en « être humain civilisé » (Freud, 1938) et connaît des avancées décisives au moment de l’œdipe, infantile puis pubertaire. L’enfant se détourne alors de son premier objet d’amour et s’ouvre à d’autres investissements. Le père ou son représentant joue un rôle important dans cette ouverture. On peut se demander ce qu’il en est lorsque l’enfant naît avec un handicap. En effet, les situations de handicap augmentent généralement la dépendance de l’enfant envers ses parents (Burlingham, 1965 ; Korff-Sausse, 1996). Nombre d’auteurs soulignent le risque que perdure une relation mère-enfant symbiotique (Ciccone, 2007), fusionnelle (André-Fustier, 2002 ; Scelles, 2006) et que celle-ci devienne mortifère, d’autant que s’accroît également le risque pour le père d’être mis à l’écart ou en cause dans sa fonction de porteur de la loi (Scelles, 2006 ; Boissel, 2008). Exerçant comme psychothérapeute de formation psychanalytique auprès de personnes sourdes ou aveugles, j’ai été frappée par plusieurs situations récurrentes qui m’ont conduite à interroger, dans une même réflexion, les difficultés à se séparer de la mère et les modalités d’investissement du père. Ce dernier apparaît alors comme figé dans une représentation de puissance et suscite crainte ou hostilité. Ces particularités peuvent être comprises comme étant spécifiques à la situation de handicap. Avec un autre angle d’approche, la situation de handicap peut aussi être considérée comme un observatoire privilégié pour penser la dynamique et les conflits psychiques à l’œuvre chez tout être humain. Je propose d’y réfléchir à travers l’étude de cas de Caroline.
Observation clinique
2 Jeune femme sourde, Caroline vient consulter lors d’une brutale décompensation dépressive. Nous avons échangé à la fois en langue des signes et en langue orale. Rapidement, plusieurs éléments apparaissent au premier plan. D’une part, ayant changé de ville pour rejoindre son petit ami, Caroline souffre de vivre éloignée de ses parents. Elle se sent seule et communique très souvent avec sa mère par téléphone adapté et par mail, d’une manière intempestive depuis le début de sa dépression. D’autre part, la perspective de fonder une famille avec son compagnon mobilise un questionnement sur ce qu’a pu représenter sa surdité pour ses parents.
Un diagnostic tardif
3 Caroline évoque son histoire. Enfant éveillée, agile et active, il lui arrivait de manifester d’importantes crises de colère adressées directement à ses parents, surtout lorsqu’elle avait le sentiment de ne pas être comprise, pense-t-elle rétrospectivement. Ses parents avaient la conviction que ces colères n’étaient pas des caprices. L’ensemble de son comportement, intrigant, avait conduit son père à envisager une surdité. Mais, devant la réactivité et la vivacité de l’enfant, les médecins avaient pensé d’abord à un retard de langage, sans procéder à un bilan auditif. Ils n’ont posé le diagnostic de surdité profonde que tardivement, alors qu’elle était âgée de plus de 4 ans. Ce constat a soulagé sa mère, qui pourtant avait d’abord réfuté l’hypothèse de son mari, car il donnait sens au comportement énigmatique de Caroline. Cette reconnaissance a également aidé Caroline, dont les crises de rage ont cédé rapidement. Dorénavant, appareillée de prothèses auditives, suivie par une orthophoniste, elle poursuivait sa scolarité en milieu ordinaire et s’investissait avec énergie et intérêt dans les apprentissages, scolaires et linguistiques. Elle a été soutenue dans ce travail de manière quotidienne et exigeante par sa mère. Les remarques de Caroline laissent penser que cette dernière a fait preuve d’une adaptation affective et relationnelle particulièrement sensible, accompagnant sa fille dans ses efforts constants et le sens à leur donner. Elle se montrait disponible pour accueillir, identifier et mettre en mots ses moments de frustration, d’inquiétude ou de découragement, comme les difficultés rencontrées pour trouver sa place parmi les élèves ou face à certains enseignants.
Une première séparation d’avec la famille
4 À l’adolescence, à sa demande et en accord avec sa famille, Caroline part poursuivre ses études en internat en école spécialisée. Ce changement est motivé par la souffrance vécue en école ordinaire. En effet, la quantité de travail à fournir, sans soutien spécifique en dehors de celui de sa mère, était devenue excessive au collège. De plus, paradoxalement, ses performances scolaires et linguistiques – très bonnes – masquaient aux yeux de certains de ses professeurs les difficultés rencontrées. Caroline avait le sentiment d’être à part, se sentait dévalorisée et découragée face à ce qu’elle a vécu après coup comme un déni de son handicap. Malgré son attachement à ses parents, elle s’est donc réjouie de sa nouvelle orientation qui lui a permis pour la première fois de profiter d’une éducation adaptée, de rencontrer des pairs, de pratiquer la langue des signes et d’expérimenter avec bonheur et soulagement une nouvelle manière d’être sourde. Elle se souvient de sa mère pleurant lors de ce départ. Au moment de cette première séparation d’avec sa famille, Caroline a eu besoin de manger davantage. Elle a mangé avidement, souvent en cachette, et a beaucoup grossi. Ces fringales irrésistibles se calmaient dès le retour sous le toit familial et reprenaient lorsqu’elle le quittait. Elle évoque ce fait d’abord incidemment, comme s’il restait en partie inconscient, puis plus longuement quelques années plus tard, alors que nous élaborons sa sensibilité à la discontinuité des liens.
Sensibilité aux ruptures d’attention et attentes dans les relations
5 La thérapie est l’occasion pour Caroline de prendre conscience de sa sensibilité aux séparations et de ses attentes implicites et incoercibles dans les aspects sensoriels des relations aux personnes qui lui sont proches. Elle fait part de sa détresse et de son irascibilité lorsque ses amies ne répondent pas rapidement à ses messages ou quand son compagnon n’est pas assez attentif. C’est le cas par exemple lorsque, accaparé par ses activités, il ne la suit pas du regard quand elle s’éloigne pour partir travailler. Au retour de vacances passées auprès de ses parents, elle prend conscience qu’elle s’est littéralement jetée sur sa mère dès son arrivée, lui parlant des heures, sans lui laisser la possibilité de prendre à son tour la parole. Elle se rend compte qu’il lui arrive d’agir de même avec son petit ami, avec une moindre intensité, lorsqu’elle le retrouve le soir. Un tel vécu abrupt des séparations, une telle avidité et attente de continuité dans l’échange, par la parole et le regard, ont pu se revivre et s’élaborer dans le transfert. Ainsi, au début de la thérapie, Caroline m’avait demandé si je recevais tous les jours. Elle me contactait régulièrement entre deux rendez-vous afin de s’assurer de la rencontre suivante. Puis elle me fit part de la colère parfois ressentie envers moi à la fin de séances qu’elle aurait souhaité poursuivre autant qu’elle le désirait. Enfin, plusieurs années après le début de nos échanges, nous pûmes évoquer sa rage et son désir de rétorsion à la suite d’une séance où elle m’avait perçue moins attentive qu’à l’accoutumée, mon regard ayant en effet été plus flottant. Ces différentes observations ont conduit à interpréter la frustration lors de la discontinuité des liens comme une résurgence abrupte de celle qu’elle avait pu vivre enfant, quand seuls les contacts par le regard l’assuraient de l’attention de l’autre et du maintien de l’intercommunication. Nous avons également réfléchi au contraste entre sa vulnérabilité lors de tels moments et la constance de l’attention maternelle, comme si la qualité d’adaptation de sa mère avait renforcé les exigences de Caroline envers ses interlocuteurs.
Places attribuées à la mère et au père, évolution des imagos
6 La différence des places accordées par Caroline à chacun de ses parents est frappante. D’un côté, la jeune femme parle peu de sa mère directement, comme si leur relation allait de soi. Elle l’évoque plutôt à travers le manque vécu en son absence, éprouvé corporellement et semblant appeler un contact immédiat ou une satisfaction substitutive. Puis elle souligne l’importance de son écoute et de l’étayage apporté par ses paroles, sa capacité à mettre en mots son vécu d’enfant. Elle semble toujours en attente de la disponibilité de sa mère et ne manifeste pas la moindre ambivalence envers elle. D’un autre côté, Caroline parle souvent de son père à l’égard de qui elle semble plus partagée. Elle se montre touchée par les marques d’intérêt et d’amour qu’il lui porte pudiquement, mais exprime de fréquentes critiques envers lui : il est taciturne, ascétique, peu communicatif. Elle lui reproche notamment de ne pas l’avoir écoutée, à l’adolescence, au moment où elle découvrait et assumait une nouvelle manière d’être, heureuse de se faire des amies sourdes et de s’exprimer en langue des signes, et où elle souhaitait en parler librement en famille. Ayant compris l’attitude de son père comme un désir de taire le handicap, voire un interdit d’en parler, elle exprime sa fureur face à ce conformisme. Plus généralement, elle lui reproche de ne pas lui prêter une oreille aussi attentive que sa mère et, de manière récurrente, son père suscite sa colère.
7 Pendant une longue partie du travail thérapeutique, les représentations de chacun des deux parents restent quasi immuables, soulignant l’attachement pour la mère et les reproches envers le père. Après plusieurs années de thérapie, ces représentations se modifient progressivement et conjointement. Dans un premier temps, Caroline se remémore sa jalousie envers d’autres enfants, amis ou cousins présents auprès d’elle qui captaient momentanément l’intérêt de sa mère, la privant ainsi d’une part de son attention et suscitant un sentiment de rage. Elle se rappelle la haine éprouvée envers son père quand il était l’objet de sollicitude de la part de sa mère. Elle commence à prendre conscience de son désir d’exclusivité envers cette dernière et de la rivalité avec son père. Plus tard, elle exprimera de la gratitude envers celui-ci et la position qu’il a tenue, reconnaissant avec humour qu’« il a empêché la folie qu’[elle] souhaitai[t] entretenir avec [s]a mère ». Elle se souvient alors de plusieurs scènes agréables en famille : elle est entre ses deux parents, ils partagent tous trois des moments de détente et de loisirs, de bonheur.
Discussion
8 L’importance pour Caroline de la relation à sa mère et de l’écoute que cette dernière lui porte, la difficulté et la souffrance à s’en séparer, la sensibilité et les attentes manifestées dans les liens aux proches, les griefs exprimés envers son père, conduisent à développer plusieurs hypothèses. Une première hypothèse associe la vulnérabilité à la séparation avec le retard dans « l’adaptation de l’environnement » (Ferenczi, 1927). Une deuxième concerne la situation de dépendance prolongée aux parents, plus particulièrement à la mère, et ses effets. Une dernière concerne les représentations du père et leurs fonctions.
Vulnérabilité à la séparation : un retard dans l’adaptation de l’environnement ?
9 La sensibilité à la discontinuité du lien vocal ou visuel, remarquée chez Caroline et également chez de nombreux autres patients sourds ou aveugles, m’a conduite à penser qu’elle pouvait être liée à la déficience sensorielle et mise en relation avec le retard habituel dans l’adaptation de la famille à l’enfant. En effet, la plupart des parents d’enfants atteints de déficience sensorielle sont entendants et voyants. Ferenczi (1927) souligne l’importance de l’« adaptation de l’environnement à l’enfant » et associe un défaut dans cette adaptation à un traumatisme chez l’enfant. Or il me semble que, pour s’adapter à leur enfant, les parents font appel à leur mémoire affective et corporelle, intuitivement basée sur une identité réciproque (Aulagnier, 1975). Lorsqu’ils entendent et voient et que leur enfant est sourd ou aveugle, cette adaptation est moins évidente, moins immédiate, il faut le temps de trouver des manières de s’ajuster. Même une mère normalement bonne rencontre des difficultés pour décoder les signes et besoins spécifiques de son enfant aveugle, remarque par exemple Wills (1979). Ce retard dans l’accordage (Stern, 1989) nous paraît particulièrement délicat pour l’enfant lors des séparations, avec un risque accru de les vivre abruptement. En effet, la mère ou son substitut aménage généralement la distance avec le bébé progressivement, en lui parlant et le regardant (Anzieu, 1976). L’absence de feed-back à ses messages, sonores dans le cas du handicap auditif, visuels dans le cas du handicap visuel, peut d’abord être source de perplexité et de perturbation pour l’adulte en charge de l’enfant, avant de l’inciter à tenter de substituer le regard et la motricité à la parole vocale dans le premier cas, la voix au regard dans le second, et de parvenir dans les meilleurs des cas à réévaluer le rapport entre voix, expression gestuelle et regard.
10 Les jeunes enfants déficients sensoriels, nés de parents entendants ou voyants, pourraient ainsi être exposés précocement à des angoisses et des éprouvés de détresse lors de ces ruptures de relations tant que leur entourage n’a pu développer une stratégie de compensation. Ces expériences contribueraient pour l’enfant à une prise de connaissance brutale et précoce de la séparation corporelle à une époque où, encore immature, son « équipement affectif » ne lui permet pas de faire face à cette perte (Tustin, 1986). Tustin évoque alors l’impression de perdre concrètement une partie de soi et l’objet. Il s’agit selon elle d’une expérience physique, mais de nature psychique. De manière proche, Aulagnier (1975) décrit dans le « pictogramme de rejet » les éprouvés de déplaisir, métabolisés en des représentations de rejeter, détruire, la zone sensorielle impliquée et l’objet complémentaire. Le retard dans l’adaptation de l’environnement créerait un traumatisme primaire (Roussillon, 2001), à l’origine d’une vulnérabilité se révélant par la suite dans le lien aux autres lors de moments de discontinuité dans les contacts sensoriels. Tant qu’ils n’ont pu être métabolisés, ces moments restent vécus comme ils l’étaient lors des expériences précoces et mobilisent des mécanismes défensifs de type compulsionnel. Les différentes formes d’accrochage impérieux aux objets garantiraient concrètement la relation et rétabliraient l’illusion d’une « bienheureuse unité » avec eux (Tustin, 1986, p. 25). La violence en jeu est à la mesure de la souffrance représentée par la perte du lien ou la menace de cette perte. On peut comprendre ainsi l’avidité orale manifestée par Caroline lorsqu’elle s’est éloignée la première fois de ses parents, également celle exprimée à travers ses exigences ou attentes de contacts, visuels ou langagiers, avec ses proches. De même, on peut penser son agilité et son activité motrices, jeune enfant, comme une manière de lutter contre ces vécus, lui permettant à la fois de rester vigilante aux signaux émis par sa mère et de ne pas souffrir de la perte de contact lorsqu’elle s’en éloignait. Il m’a semblé que ces expériences traumatiques passées, jusqu’alors non symbolisées et de ce fait toujours redoutées, avaient pu se vivre au présent et commencer à être pensées, à la faveur du transfert (Winnicott, 1974). En effet, un cap a été franchi dans l’élaboration de sa sensibilité aux ruptures relationnelles à partir de l’épisode où elle m’a reproché avec vigueur un défaut, inhabituel, d’attention.
Réflexion sur l’interrelation entre la mère et l’enfant en situation de handicap : une préoccupation maternelle prolongée ?
11 La mère de Caroline semble avoir fait preuve d’une capacité d’attention particulièrement fine, avant et après le diagnostic. Avant, s’il lui avait été difficile d’accepter l’idée d’une possible surdité – en raison du sentiment de culpabilité qu’un tel constat aurait alors suscité, a-t-elle expliqué à Caroline qui l’interrogeait sur cette période pendant la thérapie –, elle comprenait cependant que quelque chose n’allait pas, sans douter pour autant des aptitudes intellectuelles et relationnelles de sa fille. Il m’a semblé qu’elle savait « écouter » Caroline et assumer à son égard une position de « porte-parole » (Aulagnier, 1975) : percevant à travers ses mouvements et ses regards des messages adressés à son entourage, cherchant à les mettre en sens et à restituer quelque chose de leur intention. Après le diagnostic, elle a continué à tenir une telle position. En effet, lorsqu’elle a accompagné Caroline dans la découverte et l’apprentissage du langage et dans sa scolarité, elle a montré une réelle intelligence affective, cherchant à se mettre à la place de son enfant et à répondre à ses besoins de soutien, d’écoute et de mise en sens. La qualité de son attention évoque la « préoccupation maternelle primaire » décrite par Winnicott (1956), à la différence que cette disposition a duré plus longtemps que dans une relation mère-enfant ordinaire. La situation de handicap rend plus longue et difficile la compréhension des besoins spécifiques de l’enfant. La mère resterait alors hyperréceptive et sensible à l’égard de celui-ci, le temps de le protéger d’attentes souvent inadaptées du monde extérieur et de l’aider à trouver des repères pour s’y situer. Jocelyne Roux-Levrat évoque dans ce contexte une « préoccupation maternelle » non plus primaire mais « prolongée » (2008).
12 Retard dans l’adaptation et préoccupation maternelle prolongée ne nous paraissent pas contradictoires : les parents peuvent à la fois se sentir désemparés dans l’ajustement à leur enfant et chercher à prendre soin de lui. On peut penser qu’une telle « préoccupation maternelle prolongée » relève, pour l’enfant en situation de handicap, de la catégorie du nécessaire. Plus longtemps qu’en situation « ordinaire », l’enfant aurait besoin de cet étayage, qui lui assure la possibilité d’évoluer dans un milieu sécurisant et protège une relative continuité d’existence. On peut penser qu’une telle disposition a également des fonctions pour la mère. D’une part, elle contribuerait à rétablir l’illusion primaire de non-séparation, attaquée de manière prématurée du fait du handicap (Ciccone, 2007). D’autre part, elle offrirait une voie de dégagement au sentiment de culpabilité éprouvé antérieurement et à un probable désir de réparation. Après les difficultés et incertitudes rencontrées au départ, il semble que le diagnostic soit venu donner des indications sur la manière d’organiser la relation et en permettre un investissement plus assuré. Il est possible alors que ce soutien prolongé de la mère envers son enfant contribue à accentuer leur interdépendance comme l’expérience vécue d’un lien privilégié, évoquant le fantasme d’« un corps et une psyché pour deux » (McDougall, 1989), avec un risque de rendre les séparations plus douloureuses et difficiles à symboliser.
Difficulté à renoncer au fantasme d’une mère idéalement bonne : une mère inattaquable
13 On perçoit, à travers ce que Caroline reconstruit de la relation à sa mère, combien il lui est difficile de se passer de son étayage et de le penser. Sa mère apparaît longtemps comme un prolongement d’elle-même, qui apporte une caution aux expériences vécues et à travers qui Caroline aimerait pouvoir continuer de médiatiser son rapport au monde. Toute manifestation d’agressivité envers elle aurait été inhibée ou déplacée, par peur de lui déplaire (Burlingham, 1965), d’autant qu’elle a pu percevoir dans son regard l’inquiétude qu’elle a suscitée (Korff-Sausse, 1996). Cette inhibition semble s’être renforcée à l’adolescence, quand Caroline a souffert de manière intense de la scolarité en collège ordinaire : plus encore qu’auparavant, elle a eu besoin de son soutien et a pu craindre de lui déplaire, du fait des difficultés rencontrées. De plus, comment renoncer à une mère devenue si adaptée, quand cette éventualité réactive la crainte des moments de détresse archaïque tels que vécus dans la petite enfance lors des défauts d’adaptation de l’environnement ? L’angoisse associée à une telle perspective n’est pas sans évoquer un équivalent archaïque de l’angoisse de castration. Dans ce sens, J.-C. Stoloff décrit des représentations élémentaires des fantasmes originaires, tirées des sensations corporelles, notamment de celles résultant des interactions avec l’objet de l’environnement. S’appuyant sur les travaux d’Aulagnier, il considère alors que les expériences de déplaisir, métabolisées dans l’originaire sous la forme de pictogrammes de rejet, correspondent aux représentations élémentaires, corporelles, sur lesquelles viendra s’ancrer le fantasme de castration. Cette idée pourrait éclairer la souffrance associée à la rupture du lien sensoriel, vécue comme perte catastrophique de l’unité narcissique avec l’objet.
Réflexion sur la place attribuée au père
14 Les critiques répétées de Caroline envers son père peuvent revêtir plusieurs sens. On peut d’abord entendre son inquiétude de l’avoir rendu silencieux, la culpabilité de ne pas avoir été telle qu’il l’aurait souhaitée et, en contrepoint, son désir d’en être aimée de manière inconditionnelle. La position de cet homme, moins désireux que son épouse de s’adapter « parfaitement » à son enfant, semble avoir été comprise comme une marque de réprobation, puis, à l’adolescence, de conformisme. Le père est alors pensé comme « courroucé » contre l’enfant et le handicap. On peut se demander si ce ressenti de Caroline est l’expression du tracas de son père pour elle, ou de sa frustration, en lien avec les difficultés de communication et la place qu’elle a pu prendre entre lui et sa femme.
15 Pour ma part, il m’a semblé que si cet homme avait pu ne pas souhaiter « faire de bruit » socialement, il n’était pas pour autant dans le déni du handicap. Rappelons que c’est lui le premier à avoir émis l’idée, lorsque sa fille était enfant, qu’elle pouvait être sourde. Plus tard également, il s’est opposé à un membre de la famille qui avait jugé sévèrement un comportement de Caroline, en apparence inadapté mais en fait directement lié à son handicap, et lui a rappelé qu’elle était sourde. Les reproches de la jeune femme envers son père se prêtent à d’autres lectures, non exclusives. Pendant une longue période de la thérapie, le clivage entre les imagos parentales était frappant, avec d’un côté une mère envers qui Caroline ne pouvait exprimer d’ambivalence, de l’autre un père aimé mais jugé sévèrement. Ses griefs peuvent alors être compris comme une manière de projeter et circonscrire angoisses et agressivité sur lui et de protéger le lien à la mère, idéalisée. D’autres raisons ont pu contribuer à focaliser ainsi les projections de Caroline sur son père. Dans une dimension pré œdipienne, il a représenté le monde extérieur et s’est chargé de l’angoisse associée au caractère énigmatique de ce monde, « non maternel ». Dans une dimension plus œdipienne, la présence de son père empêche Caroline d’accaparer autant qu’elle le souhaite sa mère. « Adversaire redouté des intérêts sexuels infantiles » (Freud, 1913, p. 152), le père est un rival qui ne peut que s’opposer ou interférer dans le désir d’exclusivité de son enfant envers son épouse. La figure d’un père désapprobateur, évoquée longtemps par la jeune femme, rappelle celle, toute-puissante, du « père primordial » freudien (Freud, 1913, p. 63). La persistance de cette représentation archaïque au-delà de la période œdipienne va dans le sens de l’intensité de la rivalité et de l’agressivité envers lui. La menace qu’il a représentée a été à la mesure de l’attachement de l’enfant à sa mère. Le handicap a pu être appréhendé comme une blessure à l’image de soi (Freud, 1914) fantasmatiquement infligée par le père. Ces différents éléments auraient contribué à accroître l’angoisse de castration et de ce fait la fixation à la mère. La situation œdipienne apparaît longtemps chez Caroline comme inversée.
Conclusion
16 Si cette étude de cas a mis l’accent sur la dépendance prolongée de Caroline envers sa mère et sur sa sensibilité dans les liens aux autres, ces aspects n’ont pas été incompatibles avec sa capacité à investir le monde extérieur. Hormis peut-être lors de l’effondrement dépressif à l’origine de la demande thérapeutique, Caroline semble avoir toujours présenté intérêt et appétence pour la vie sociale et culturelle, se traduisant par une curiosité intellectuelle, le désir d’entrer en relation et une aptitude à établir des rapports riches et solides. Jeune femme, elle a pu mener une vie professionnelle et amoureuse intéressante et choisie. Cet intérêt pour le monde extérieur va dans le sens d’une place accordée au père. L’importance prise par celui-ci, dans une mise en cause répétitive, me semble témoigner du travail psychique entrepris par la jeune femme et des résistances et conflits auxquels elle a pu être exposée, cherchant à se situer entre mère et père. Il nous apparaît que ces résistances et conflits ont été accentués par la situation de handicap sensoriel et les besoins spécifiques associés, difficiles à décoder au moins momentanément pour les parents, ici entendants. Cette situation a prolongé la dépendance de l’enfant envers son environnement et accru sa vulnérabilité lors de la rupture des liens sensoriels. Ces spécificités ont intensifié la menace de castration et la crainte de l’altérité, accentuant ainsi la fixation à la mère et retardant la dissolution du complexe d’Œdipe. La psychothérapie offre l’opportunité d’être attentif à ce qui semble en avoir favorisé la résolution. Cette élaboration s’est effectuée en plusieurs temps. Une première étape a consisté en la reconnaissance, d’abord dans le transfert, de l’agressivité suscitée par les angoisses de séparation et, conjointement, de la frustration ressentie dans les liens aux autres, lorsqu’ils ne répondaient pas immédiatement à ses attentes. Puis Caroline a pu prendre conscience de son désir d’exclusivité envers sa mère et de la rivalité intense avec son père. Ce mouvement a contribué à l’évolution des imagos parentales.
17 Il nous paraît intéressant ici de souligner l’intérêt d’une approche psychodynamique, permettant de prendre en compte la dimension fantasmatique et défensive en jeu dans la formation des imagos parentales. Ce point de vue n’empêche pas de soulever la question de l’impact des politiques sociales sur la subjectivation : la préconisation de l’inclusion en école ordinaire pourrait être discutée, dans la mesure où cette solution pédagogique peut paradoxalement accroître le sentiment de dévalorisation et la dépendance de l’enfant envers ses parents.
18 Nous avions évoqué l’idée que la situation de handicap pouvait s’envisager comme un observatoire privilégié pour penser la dynamique et les conflits psychiques à l’œuvre chez tout être humain. Il nous semble en effet qu’en venant interférer sur certains processus, comme celui d’« adaptation de l’environnement à l’enfant », puis celui de séparation d’avec la mère, la situation de handicap, ici sensoriel, permet de réfléchir plus avant à leur déroulement et à leur place dans la triangulation et de repérer les points d’achoppement dans le « passage de la mère au père ». Stoloff rappelle comment la figure du père, ou de la personne qui en exerce la fonction, « concentre sur elle la jalousie et l’envie, s’exprimant aussi bien pour la fille que pour le garçon par le désir de possession exclusive de l’objet primaire » (Stoloff, 2007, p. 43). La situation de handicap, accentuant momentanément cette représentation, nous rappellerait cette disposition.
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Mots-clés éditeurs : angoisse de castration, mère, approche psychodynamique, clivage des imagos, handicap sensoriel
Date de mise en ligne : 17/03/2015
https://doi.org/10.3917/dia.207.0127