1 Le signifiant « ex », préfixe issu du latin ancestral, renvoie à des signifiés variés. Son usage, de plus en plus répandu, recouvre des acceptions, évoquées mais non dites, de plus en plus divergentes ou superposées. C’est sans doute ce flou qui contribue à son usage social en toutes sortes de lieux et de conditions.
2 Il évoque a priori une personne à travers une dimension spécifique de son statut.
3 Il évoque le principe d’une rupture, l’acte public d’une séparation, mais parfois une transformation de la relation originelle.
4 Par la fréquence de son usage, il évoque un phénomène social, mais, en tant que simple préfixe, il exprime surtout un flou traduisant parfois une intention d’en taire certains aspects.
5 C’est ce qui intéresse alors le clinicien et le psychanalyste, notamment celui des couples à l’écoute d’un inconscient derrière le voile que suggère ce préfixe non-mot. Et qui intéresse aussi un public ouvert, sinon préoccupé d’une évolution sociale rapide et toujours en cours. Et plus encore l’anthropologue interrogeant une éventuelle transformation d’un psychisme humain plurimillénaire.
6 Le mot ou le préfixe en transformation « ex » décrit explicitement le statut d’un partenaire exclu d’un lien de couple, donc la rupture d’un certain type de contrat ou un état ancien, puis, peu à peu, il évoque le type de relation entre deux « anciens partenaires ». Dans tout l’Occident, voire à l’échelle mondiale, le discours commun décrit la fréquence très élevée et jusqu’à maintenant croissante de couples qui se dissocient très vite, quel que soit le statut juridique de leur lien. Les enfants ou adolescents ressentent d’abord en général le phénomène comme un choc, même quand il est progressif ou prévisible, même s’il est expliqué et préparé par les parents : la souffrance est plus grande si les modes de communication familiale ne permettent pas d’en parler à ces parents qui constituaient jusque-là leur soutien primaire ou qui étaient leurs confidents. Cependant – les thérapies familiales le confirment –, les enfants d’aujourd’hui semblent souvent s’y adapter, tout au moins apparemment et temporairement. Ils seront élevés par un de leurs parents, par exemple leur mère, avec son nouveau partenaire, souvent un « ex » lui-même ; c’est là qu’ils entendent définir leur autre parent en tant qu’« ex ». Beaucoup vont banaliser le phénomène ou le considèrent sinon comme inévitable, du moins comme probable et se préparent ainsi à le reproduire à leur tour quand ils en auront l’âge : ils choisiront souvent un type de partenaire et de lien « provisoire », ce qui accentuera la fréquence statistique du « phénomène ex ». On sait ici les innombrables variantes, suivant le milieu, le contexte, etc., mais ce schéma trop syncrétique souligne le rôle fondamental joué par un non-dit, non pas interdit, mais très mal distingué de l’inconscient, d’un inconscient non refoulé à la limite d’un « non-conscient », dont l’expression serait ressentie dans la famille comme une violence.
7 Observons l’évolution des relations de couple dans la temporalité. Fut un temps où le statut déclaré inaliénable du « mariage » exigeait la mort du conjoint pour que le lien soit rompu, avec parfois la tentation d’avoir recours à cette mort, le divorce « à l’italienne » : ainsi n’y avait-il pas d’« ex ». Ensuite sont apparus les premiers ex rejetés, ou condamnés, mis « hors de ». Puis le divorce s’est multiplié, généralisé. La dimension autrefois péjorative du mot a disparu avec sa banalisation. À cette étape, implicitement, le mot « ex » n’évoque plus seulement la rupture (ex : « hors de »), mais un nouveau type de rapport familial (ex : « ancien, achevé »), souvent mal défini mais où se trouvent dissociés le lien « horizontal » du couple parental et le lien « vertical » des générations familiales. Enfin, depuis peu, le statut d’ex est devenu un état de fait accepté, qui a parfois pris la signification d’une expérience de libération et même d’une qualité quelquefois vantée aujourd’hui, par exemple dans certaines petites annonces. Le lien vertical, parental ou filial, reste intemporel tandis qu’est rompu le lien entre les parents, lié au temps, peut-être transitoire, souvent incertain. Mais les choses sont-elles toujours si claires et si générales ? Ne pourrait-on jamais se séparer ni être séparé de ses parents qu’on n’a pas choisis, ni des ascendants ou descendants, membres d’une lignée familiale ? De qui, de quoi peut-on se séparer ?
8 Naturellement, sur le plan psychique, les problèmes se posent différemment. Les enfants d’un couple en séparation souffrent d’abord de conflits internes de « fidélité », quel que soit le jugement qu’ils portent plus ou moins secrètement : l’attachement à chacun des parents reste ressenti, mais il doit rester non dit, sinon refoulé, du moins au sein de l’intimité vécue avec l’autre parent. C’est à ce premier niveau, on le sait, que chaque enfant a un besoin primaire d’être reconnu : à chaque parent incombe de le reconnaître comme aussi enfant de l’autre parent – et de le déclarer publiquement devant des tiers. Ce besoin de reconnaissance est essentiel à sa sécurité identitaire. Il est à confirmer par tous les membres de la famille élargie dont le rôle devient fondamental, quel que soit le choix personnel que chacun des proches peut avoir fait. Cette évidence est loin d’être toujours réalisée, tant est grande la passion liée au conflit, laquelle impose souvent l’intervention en consultation, voire en thérapie familiale. À ce premier niveau est d’abord identifiée chez chaque enfant une atteinte narcissique et identitaire, troublant le sentiment de sa valeur propre et son estime de soi et par là menaçant sa capacité psychique ultérieure à faire un choix amoureux satisfaisant. Une autre conséquence, encore mal connue, serait la perte rétroactive de ses attaches originaires multigénérationnelles, celles-là mêmes qui chez tout humain participent normalement à la construction du sentiment de l’identité « individuelle » ; la perte de ces dimensions pourrait alors induire des comportements familiaux dangereux, comme en présentent certaines personnes traumatisées.
L’extension de sens du signifiant « ex »
9 Le vocable « ex » est donc saisi aujourd’hui avec quelques-uns de ses sous-entendus ; c’est l’extension de son usage qui est significative de l’intrication des facteurs étiologiques, débordant de loin la définition du statut social ou juridique attribué aux ex-partenaires. Il introduit en fait une superposition de sens traduisant une grande ambivalence. Le premier constat, très significatif et remarquable, est l’absence d’un vocabulaire spécifique qui continue de manquer pour définir, à la fois familièrement et familialement, les modes institutionnels de relation, variables d’une génération et d’une famille à une autre. L’usage presque exclusif des prénoms ou des surnoms souligne cette absence, surtout dans les familles dites « recomposées » : ni la société, ni les membres de la famille ne savent désigner ou définir les types de relation. Cette absence de mots, que tente de pallier l’unique préfixe, devenu nom commun, « ex », signe un grand embarras et l’incapacité de la collectivité à définir les rôles et les attentes de chacun.
10 Les idéaux les plus explicites qu’affiche notre culture médiatique, sur lesquels se sont construites les sociétés contemporaines (le bonheur promis à chacun ou le moyen d’y parvenir : la liberté, etc.) ont nécessairement conduit à des justifications ; d’où la dénégation ou la minimisation des souffrances induites chez les membres du corps social les plus fragiles ou dépendants, notamment les enfants et ici les enfants d’ex. Leurs parents peuvent éprouver une gêne et une forme habituellement inconsciente de culpabilité contre lesquelles ils se défendent naturellement alors qu’ils sont bénéficiaires des avancées sociales. Ainsi la généralisation contemporaine du phénomène évoqué par le mot « ex » traduit-elle, dans son rapport avec la temporalité, une difficulté sociale et culturelle actuelle dont les conséquences sont très variables. Toute identité a besoin d’une reconnaissance et d’une définition avec ses droits et limites : son absence ou l’embarras collectif pour en parler en souligne l’ambiguïté et, au-delà, laisse entendre une profonde ambivalence. D’où, chez beaucoup d’ex, et aussi d’enfants d’ex, un doute profond sur soi-même, sur le sentiment de sa valeur propre, induit en deçà de toute parole publique non dite, aggravé par l’impossibilité psychique de reconnaître ce malaise qui serait mal interprété. En effet, leur « condamnation » ou dévalorisation ne sont plus exprimées comme jusque-là par la parole des tiers, tout au plus par une attitude ou un évitement. Reste souvent cependant la trace de sentiments abandonniques réveillant un doute sur le sentiment de valoir, d’exister comme personne en soi, de mériter d’exister, plus encore de devenir. Ce sont typiquement des atteintes narcissiques touchant le sentiment primaire de sécurité identitaire, atteintes allant chez certains jusqu’à réveiller une insécurité ontologique, comme on la retrouve parfois chez des personnes fragiles, mais pas nécessairement psychotiques : atteinte existentielle pouvant se traduire par le suicide, notamment chez les pères auxquels leurs enfants ont, disent-ils, été arrachés.
11 Cependant, cet effet fondamental d’insécurisation identitaire n’est pas toujours généré directement par la déchirure amoureuse elle-même. Pourtant, le processus de « séparation » (terme neutre, prudent, supposé sans affect) devrait être reconnu comme une authentique « rupture » traumatique, telle qu’elle est perçue par beaucoup. Rupture qui, bien sûr, bouleverse d’abord l’équilibre psychique de chaque partenaire, même si ce dernier s’efforce de le cacher, voire de le nier, et même si elle se prépare depuis longtemps et a donné lieu à un long travail de deuil préalable. Rupture qui perturbe aussi la plupart des réseaux de soutien de chaque partenaire : elle perturbe le regard des membres de la famille d’origine et le réseau les liens amicaux qui enveloppait en commun le couple qui se sépare aujourd’hui. Cet ébranlement est loin d’être négligeable, même s’il se cache souvent : l’embarras, et même les conflits internes des couples amis peuvent être profondément accentués, conduisant beaucoup à prendre leurs distances avec ces ex dont l’expérience est menaçante, surtout quand elle est banalisée. Le « phénomène ex » ne se limite pas à la séparation physique des ex.
Le rôle d’une évolution rapide de la temporalité
12 La généralisation contemporaine du « phénomène ex » a un rapport étroit avec l’évolution temporelle, mais pourquoi plus spécialement aujourd’hui ? Une réponse simple ou littérale serait dangereuse à formuler ici, véhiculant plus d’idéologie que de rationalité et trop souvent proposée en des termes pseudo-rationnels ou moraux condamnateurs. En effet, le « phénomène ex » traduit une intrication poussée entre des facteurs psychiques inconscients et des facteurs extérieurs, notamment socio-économiques et culturels, qui jouent sans doute un grand rôle dans cette évolution. Un exemple : en s’internationalisant, le capitalisme contemporain se développe sans contrepoids à l’échelle mondiale, étouffant le pouvoir parfois correcteur des États ou autres institutions, imposant dès lors une concurrence hypertrophiée. Cette concurrence ne nivelle pas seulement les revenus, elle touche aujourd’hui la plupart des activités humaines, généralisant un sentiment universel de précarité.
13 D’autres facteurs entremêlés observables à divers niveaux contribuent à la généralisation contemporaine du phénomène évoqué par le mot « ex ». Ils traduisent une importante et récente évolution universelle de la temporalité : processus très général qu’il convient de prendre en compte. Les plus jeunes générations ne peuvent pas encore en sentir l’accélération, faute de recul. Chaque génération porte un regard différent sur l’écoulement du temps, en particulier la notion de durée, sur l’importance à accorder à l’avenir ainsi qu’à un présent infiltré du passé et par conséquent, ici, sur la valeur, l’importance, l’investissement que chacun donne à ses engagements durables.
14 Cette modification du regard sur le temps est à la fois cause et conséquence. L’évolution technique a des effets sur les rapports entre les générations. Un exemple banal est celui de la saisie immédiate de l’internet et des moyens informatiques, ludique mais aussi riche de puissance sociale symbolique, notamment d’informations, de secrets réservés longtemps aux anciens, aux « parents ». Ce changement apporte un prestige et un pouvoir nouveau à une fraction notable de l’avant-dernière génération, inversant ainsi l’ordre ancestral de la connaissance et de l’efficacité, avec leurs dimensions phalliques, détenues jusque-là par les générations parentales plus âgées. Ce renversement générationnel des rapports de force, surtout dans les milieux de l’immigration, bouleverse les repères identitaires et les rapports familiaux. Il joue un rôle inducteur de honte ou d’insécurité identitaire, déstabilisant chez beaucoup d’adultes, et parfois gravement déprimant.
Évolutions des types de choix de partenaire et de lien en couple
15 Dans le champ plus spécifique des relations de couple, analysons maintenant les évolutions en cours concernant le type de choix spontané du partenaire et du lien inconscient construit ensemble. Nos recherches initiales avaient porté sur la nature des processus psychiques inconscients sous-tendant les choix réciproques de partenaires, chez des couples « de longue durée » – à l’époque ceux qui consultaient. Ces choix inconscients, confirmés par l’expérience, sont essentiellement des mécanismes de défense, non pas individuels comme les classiques d’Anna Freud, mais organisés ensemble, sur un mode interactif mais aussi interne, intrapsychique, appuyés réciproquement sur les processus projectifs et identificatoires : ils constituent ainsi la base du fonctionnement psychique groupal du couple. Ce choix inconscient du partenaire répond, en deçà de la dimension libidinale, à une fonction défensive liée à une quête fondamentale de réassurance narcissique.
16 Il est vrai que toute relation amoureuse, même douloureuse et conflictuelle, contribue déjà à une confortation narcissique, menacée toutefois par l’évolution de la temporalité. L’aspect fondamental de réassurance narcissique attendu du couple de longue durée est censé permettre d’échapper à cette menace temporelle, comme s’il devait se vivre « hors du temps » : autrement dit, c’est au fond de l’insuffisance narcissique fondamentale, d’un « manque » existentiel que se prépare le choix inconscient de l’objet d’amour et du type spécifique de lien avec lui. Précisons alors deux aspects problématiques de la relation amoureuse que met en question l’évolution temporelle.
17 – Au moins au niveau des fantasmes, le désir amoureux exprime une tendance à une relative fusion, avec un effacement partiel des limites de chaque sujet, comme une sorte de retour régressif à la symbiose primitive, présubjectale et préobjectale vécue par chaque être humain naissant dans le sein maternel, bien antérieurement à toute « conscience ». Or cette fusion, inconsciemment ou consciemment désirée, si elle a quelque intensité fantasmatique, est aussi intériorisée comme très menaçante, dangereuse pour la différenciation nécessaire à la construction identitaire : elle laisse craindre une « désindividuation », un effondrement identitaire, voire un retour au néant et au zéro du temps. Les personnes les plus fragiles sur le plan identitaire, certains patients psychotiques, s’en protègent, sans doute à juste titre, en restant célibataires ou quasi célibataires, en évitant tout lien… Chez d’autres, assez fragiles aussi, se manifeste le risque angoissant d’une dépendancequi deviendrait emprise, surtout si elles’accompagnait d’une jouissance. La thérapie psychanalytique des couples ou patients contemporains met aussi au jour des degrés plus partiels, notamment des échecs symboliques de leur vie sexuelle, dans sa dimension générative, en particulier de l’orgasme qui en réalise l’expérience émotionnelle la plus vive – la « petite mort ». Certains y ressentent puissamment une angoisse dépossessive liée au fantasme d’une fusion amoureuse. C’est le risque fantasmé d’une absorption amoureuse dans le lien ou par le lien de couple, risque inconscient d’une absorption dans l’amant(e) et par l’amant(e), représentant le Nous primaire. L’intensité de cet amour primaire et fusionnel, narcissiquement très investi dès l’origine, prend ici une forme angoissante et représente une menace fantasmatique ou « préfantasmatique » pour ce Je individuel encore fragile ou immature. Ce mode de fonctionnement psychique reste en grande partie inconscient, préfantasmatique plutôt que tranquillement fantasmé, sans doute de nature originaire. Il est pourtant abordable au cours d’une analyse en couple, laquelle nécessite évidemment beaucoup de précautions et impose la participation active du partenaire – qui peut saisir mieux que quiconque la nature archaïque (originaire ?) de la problématique fusionnelle commune au sein de leur couple. Leur choix mutuel comportait sans doute cette modalité fusionnelle qui cesse aujourd’hui d’être supportable par l’un d’eux. « Il me dévore d’amour : je ne le supporte plus, dit une patiente, je ne vis plus. »
18 – Est également modifié le rapport à l’engagement dans le temps, plus précisément à la durée inquiétante, voire angoissante, ou « insupportable », d’un tel engagement. Certes, en toute époque on s’est méfié de ce temps à venir, ombre de la mort ; on a toujours su l’échec fréquent de l’amour, son incapacité fréquente à se renouveler dans la durée, on a toujours connu les traumatismes de la conflictualité et de l’abandon. Et on a toujours cherché à les éviter en écartant la problématique de la temporalité, avec en arrière-plan celle de la mort. Problématique de toutes les époques. Mais l’évolution de la temporalité induit aujourd’hui de nouvelles constructions. L’urgence du présent, le sentiment général d’une indéterminable précarité sur tous les plans de l’existence, l’inondation simultanée d’innombrables informations avec leur présentation dramatisée accentuée par la concurrence médiatique, etc., limitent l’investissement d’un temps heureux à venir, malgré l’allongement de la durée de vie. La subjectivité de la temporalité induit ainsi des marques différentes dont les effets se conjuguent parfois : pour quelques-uns, l’étalage des conduites humaines passées et présentes que la médiatisation ne permet plus d’ignorer engendre un sentiment diffus d’une culpabilité complexe. Liée à une identification chargée de honte, que ce soit à un peuple, une race, un système ou, parfois aujourd’hui, à la masculinité présentée comme globalement perverse, elle interdit tout avenir à partager. Pour d’autres, plus nombreux, l’angoisse temporelle ne permet plus de chercher du plaisir dans un temps à venir, accentuant l’urgence de le trouver dans l’immédiateté. Pour beaucoup, la vision des souffrances à venir pousse à fuir plus que tout une conflictualisation des relations. Le désir ou le plaisir de partager, de se rapprocher, soulèvent la crainte d’un enfermement ou d’une obligation d’intimité redoutée comme intrusive, voire dépersonnalisante. La difficulté concerne surtout la crainte – faut-il dire parfois l’angoisse ? – d’une conflictualisation de toute relation supposée dense et durable. Or quel recours peut-on trouver pour se protéger d’une telle conflictualisation, autrefois prévue dans la demi-conscience d’un amour naissant ou d’un choix de vie ? Un premier moyen psychique employé consiste à chercher et à croire à un consensus sur une éventuelle séparation libératrice : donner et se donner la « liberté » d’une séparation non conflictuelle, voire préconflictuelle. Le rêve dominant devient celui d’un consensus éternellement renouvelable et constamment confirmé, donnant à chacun la « liberté » de s’éloigner, dans l’espoir d’éviter l’abandon et la honteuse dévalorisation conséquente, quitte à nier toute jalousie possessive : rêve sans doute, comme tout rêve d’amour. Mais ici, ce n’est plus rêve d’éternité, mais d’intemporalité, portant désormais sur le consensus et non plus sur l’engagement mutuel ou social.
19 La satisfaction amoureuse comporte toujours une dimension narcissique. Mais la manière d’y parvenir évolue avec la temporalité. Ainsi semble se construire, de plus en plus, un nouveau type de collusion narcissique, sous-tendant un nouveau type de lien. Faut-il dire « de couple » ? Collusion inconsciente, à fonction également défensive comme tout lien et processus groupal, mais dans le cadre d’une nouvelle temporalité. Comment s’organise-t-elle ? S’agit-il de « ne pas trop s’engager » ? À plus forte raison dans une relation très exigeante et dense présumant une longue durée ? Afin de se protéger de cette perte de soi en l’autre, on choisit un lien de couple facile à remettre en cause, dont on puisse se détacher. Beaucoup de formes de relation amoureuse se cherchent ainsi aujourd’hui, qui visent à éviter trop de proximité, d’intimité. Le problème se pose-t-il en termes de distance ou de temps ? Mais le temps se mesure par une distance : le « provisoire » ou « l’incertain » trouvent alors leur justification au nom d’un « consentement » censé rendre impossible toute conflictualité.
20 De tels projets, dans l’optique de « ne pas trop s’engager », restent voilés, sinon inconscients ; ils ne se formulent pas, ou se formulent mal, et souvent seulement dans l’après-coup. Un investissement et un engagement moindres semblent déterminer de plus fréquentes ruptures, mais aussi des relations moins passionnelles entre les ex. Ils semblent répondre à une problématique actuelle concernant la vie de beaucoup, et pas seulement leur vie de couple, car toutes les institutions sociales, idéologiques, politiques, religieuses, etc., ressentent cette problématique chez leurs participants.
L’« ex » et l’évolution de la temporalité à travers quelques aspects des relations intergénérationnelles
21 Dépassons maintenant la dimension du couple, dont la notion contemporaine d’« ex » s’est présentée comme point de départ, et observons ce que le « phénomène ex » accompagne dans la famille. La clinique ordinaire met souvent en évidence la densité de liens entre les grands-parents et les « ex » de leurs propres enfants restés parents. Leur rôle semble aujourd’hui très important pour maintenir quelque chose des divers liens interpersonnels et intergénérationnels. Avec toutes sortes d’exceptions, ce sont eux qui expriment ou symbolisent pour leurs petits-enfants ce lien fondamental transgénérationnel essentiel au maintien conscient ou inconscient de leur construction identitaire ébranlée par la rupture du lien parental. Ainsi s’efface souvent la dimension dramatique de rupture ou d’abandon évoquée – celle-là même signifiée par le préfixe « ex ».
22 Se résigner à la perte précoce du rêve d’un amour durable, inscrit dans un temps non limité, inciterait-il à redouter ou à fuir l’entrée dans la pyramide des générations ? Ou à se rabattre sur l’urgence et l’immédiateté et à s’y limiter comme le font les adolescents ? Les psychanalystes travaillant avec les familles observent aujourd’hui, accompagnant cette évolution de la temporalité, une inversion très significative des processus d’identification : une identification généralisée des parents à leurs enfants, surtout adolescents. Le « malaise masculin » avait déjà multiplié la fréquence de ces pères « papas poules », « papas copains » traduisant l’extrême difficulté de beaucoup à afficher leur autorité parentale, voire à imposer un interdit en cas de danger pour l’enfant, c’est-à-dire à assumer une identification paternelle. L’enfant pourtant, tout en en profitant superficiellement,perçoit souvent cette grave faiblesse du parent avec le sentiment d’en être abandonné. Ce « malaise masculin » n’est pas lié seulement à l’évolution lente et généralisée de la position des femmes : il faut aussi le comprendre comme une difficulté à accepter la différence générationnelle, désormais souvent vécue comme un handicap, en lien avec la perte d’un rêve ou d’un privilège adolescent.
23 Une observation encore plus fréquente du thérapeute de famille concerne l’identification des mères à leurs filles : bien au-delà de revendications communes avec leurs adolescentes ou postadolescentes, certaines mères envient leurs filles sans le dire, mais en le laissant voir ou deviner ; d’autres ne savent plus freiner les mouvements pulsionnels ou comportementaux de leurs filles et les poussent parfois à oser ce qu’elles s’interdisaient pour elles-mêmes, notamment la rupture d’un lien ou un divorce. À titre de brève illustration clinique, le cas de cette femme, surnommée plus tard par son entourage critique « mère-pousse-au-divorce », qui répétait souvent à ses filles : « Ne perds pas de temps, surtout ne rate jamais une occasion », « Refais ta vie ».
24 Une modélisation sociale s’est constituée, fortement amplifiée par une médiatisation commerciale de plus en plus prégnante autour des attitudes adolescentes et leurs audaces transgressives exposées comme des idéaux, notamment de liberté. On peut se demander si l’envie éprouvée par certains, dont l’adolescence est terminée depuis longtemps, mais qui la rejouent au travers de leurs enfants, favorise le divorce, a une incidence sur le « phénomène ex ».
Conclusion
25 Ces réflexions tirées de l’observation de différents aspects du « phénomène ex » permettent de formuler l’hypothèse que, quelles que soient ses causes enchevêtrées, l’évolution de la temporalité conduit à une évolution générale des modèles identificatoires. Se multiplient des identifications différentes, appuyées sur des processus psychiques différents, apparus en des temps différents de la maturation neuropsychique, depuis les plus archaïques de la vie intra-utérine jusqu’à ceux d’aujourd’hui induits par les complexités de la vie sociale contemporaine des humains, enfermés dans leurs immenses métropoles et bombardés d’incitations contradictoires. Ces modes identificatoires ne suppriment pas toujours les modes plus classiques, mais s’y surajoutent ou se succèdent à court terme, donnant à l’homme de la rue, aux parents… ou au clinicien l’impression d’un ébranlement identitaire. Ébranlement identitaire ou évolution à plus long terme, le phénomène interroge ainsi la problématique identitaire chez chacun et, à travers elle, l’image d’une transformation d’ordre anthropologique.
26 La construction identitaire se réalise dans l’hésitation entre appartenance et différenciation. Elle s’élabore peu à peu, par à-coups ou par « après-coups », superposant des idéaux et des images de soi divergentes, renforcée ou perturbée par des identifications secondaires liées aux évolutions rapides de la temporalité, laquelle joue ici un rôle majeur. Question paradoxale en notre époque où la mécanique quantique et l’astrophysique mettent en question avec Planck la notion même de « temps », sa constance et sa divisibilité, révolutionnant ainsi les supposées constantes de la physique classique.
27 Au sein d’une apparente unité, celle du sujet, des conflits identitaires, internes et non conscients, laissent entendre une pluralité de modalités identitaires. Les individus les projettent vite sur leur entourage familial et social, et notamment sur les partenaires avec lesquels ils ont engagé cet étrange lien d’affects positifs et agressifs qu’est l’amour humain.
28 « Ex » évoque leurs exclusions, mais aussi leurs tentatives pour inventer les compromis exigés par les contradictions entre vie personnelle et vie sociale. Et celles des générations successives qui, comme en toute vie, naissent les unes des autres.
Mots-clés éditeurs : couple, lien, identité, choix d'objet, temporalité, identification
Date de mise en ligne : 04/09/2014.
https://doi.org/10.3917/dia.205.0011