1 La question de la contractualisation des rapports sociaux est à l’ordre du jour. Au cours des trente dernières années, les sciences sociales en ont fait une figure centrale de l’évolution de nos sociétés. La régulation contractuelle est partout, comme une réalité et comme une aspiration. Elle découle du projet d’une société dans laquelle les opinions, les représentations et les décisions se forgent, ou se forgeraient, dans les interactions sociales. Une société faite d’individus qui ne seraient ni atomisés ni « égoïstes », mais autonomes et aspirant à être liés entre eux par des relations clairement établies (Ehrenberg, 2010). Une société dans laquelle les régulations sociales, s’écartant d’un modèle hiérarchique, seraient assurées prioritairement par la parole et par la négociation, en référence à un idéal démocratique (De Munck, 1998). À un niveau plus institutionnel, on retrouve l’idée de contractualisation des relations dans les analyses qui constatent ou appellent de leurs vœux une « régulation négociée » dans le fonctionnement des instances de tous types qui structurent la vie sociale (Reynaud, 1989). Ces analyses trouvent des prolongements dans les travaux qui soulignent également l’importance des échanges et des confrontations dans la production des normes et la régulation de la société (Callon, Lascoumes et Barthe, 2001). Selon de telles analyses, le « vivre ensemble » serait le produit de la coconstruction des relations entre acteurs dans tous les secteurs de la vie sociale.
2 Cette idée tentante, qui traduit un certain optimisme quant aux capacités de dialogue entre les individus et quant au maintien de la démocratie dans les différents secteurs de la société, peut cependant faire l’objet de discussions à plusieurs niveaux. En premier lieu se pose la question de la capacité effective des individus à s’investir dans des interactions négociées, quel qu’en soit l’objet. Parler de contractualisation des relations suppose une confiance dans la liberté des individus et dans leur désir de s’engager sur ce mode dans les relations avec autrui. C’est vouloir croire que les échanges sociaux se font entre des acteurs, si ce n’est à égalité, du moins dans des situations et avec des ressources égales quand il s’agit de savoir ce qu’ils veulent ou ne veulent pas et quand il s’agit d’échanger dans un dialogue à ce sujet. Organiser – ou imaginer – un tel dialogue se heurte au constat des inégalités de base qui traversent nos sociétés. La thématique de la contractualisation risque, à cet égard, de simplement masquer des fonctionnements sociaux qui restent fondés sur des hiérarchies, explicites ou implicites, qui réapparaissent bien souvent, par-delà les phases de négociation, dans des coups de force et des abus de pouvoir plus ou moins visibles et acceptés – que l’on pense, par exemple, à l’affectation des personnes dans le monde de l’emploi. La contractualisation peut en outre se trouver remise en cause d’une autre manière, plus profonde : même si l’on fait crédit aux individus de leur bonne foi et de leur volonté de s’inscrire dans des interactions ouvertes et des négociations explicites, on ne peut pas pour autant faire l’impasse sur les effets de détermination sociale. Même quand la liberté des acteurs est bien présente, ce qui est le cas dans bien des domaines aujourd’hui, n’est-on pas souvent confronté, dans la pratique, à une restriction des choix des individus, volontaire ou imposée par des contraintes peu visibles économiques ou sociales ?
3 Ces questionnements se posent de façon pertinente et forte lorsqu’on examine la question de la contractualisation des rapports sociaux dans le champ conjugal et familial. En effet, le couple et la famille sont des lieux privilégiés de l’expression de cette thématique. De fait, la privatisation des relations conjugales et familiales a donné aux individus tous les atouts pour construire ensemble les unions dans lesquelles ils s’inscrivent sur un mode négocié et pour les conduire à leur manière – jusqu’à les dissoudre s’ils le souhaitent. Mais cette vision du couple et de la famille appelle, on le sait, des critiques qui soulignent soit qu’elle constitue une idéalisation qui ignore ce qu’il reste d’inégalités et de rapports de force dans la sphère privée, sous l’angle du genre notamment, soit qu’elle oublie que les individus, même en ayant le sentiment d’une liberté accrue et d’une plus grande capacité d’action, sont en réalité pris dans des structures sociales, peu perceptibles parce que naturalisées, qui les dépassent et gouvernent leur manière d’être ensemble.
4 Cette discussion renvoie bien sûr à des orientations sociologiques différentes, les unes soulignant la liberté des acteurs et leur capacité d’individuation tandis que les autres montrent la prégnance des déterminations sociales et leur encastrement. Elle porte aussi la marque de l’ambivalence de nos représentations à l’égard du couple et de la famille – la meilleure et la pire chose qui soit. On voudrait la reprendre ici à deux niveaux d’analyse distincts et complémentaires. Comment la contractualisation est-elle vue par les intéressés eux-mêmes, les membres du couple et de la famille – et comment peut-on en percevoir les limites pratiques ? Et puis, à un niveau plus institutionnel, comment la même thématique se retrouve-t-elle portée par les institutions et les intervenants professionnels du champ – au risque de devenir, là encore, un idéal valorisé mais bien irréaliste ?
La négociation, ciment du couple et de la famille
5 Toute une partie des approches sociologiques des dernières décennies a mis l’accent sur la dimension contractuelle du fonctionnement des couples et des familles – la définition même du couple et de la famille se trouvant d’ailleurs par là même remise en jeu. La négociation et le contrat en viennent, selon ces analyses, à devenir le ciment des unions ainsi que des relations entre enfants et parents, mais aussi, à la limite, une figure imposée de la désunion et de la rupture.
6 S’agissant des couples, différentes manières de dire la recherche de la contractualisation des relations sont apparues au tournant des années 1970. Dès lors que le nombre des divorces a commencé à croître, le sentiment diffus de la précarisation des unions a encouragé la réflexion sur la diversité des modalités d’être en couple. Louis Roussel décrit ainsi le « compagnonnage » en y voyant une forme conjugale qui comporte une idée d’indifférenciation des rôles et d’expérimentation des modalités d’organisation de la relation (Roussel, 1989). À Genève, Jean Kellerhals, prolongeant et critiquant les typologies américaines existantes, parfois imprégnées de représentations de sens commun au sujet des rôles conjugaux et de la place respective des hommes et des femmes, développe des analyses typologiques portant sur les modes de gestion du couple et de la famille, dans lesquelles la dimension de la négociation apparaît comme un marqueur spécifique pour certains couples. Ceux-ci, les couples à orientation associative, se distinguent par le fait qu’ils s’engagent dans la relation en privilégiant la dimension individuelle par rapport au « nous » du couple. Leur investissement est compté, y compris s’agissant du temps. Pas de réciprocité généralisée, ni de projection dans un couple qui s’inscrirait dans un temps sans limite (Kellerhals, Troutot et Lazega, 1984).
7 La représentation de la relation comme contrat et les attentes sociales à cet égard sont fortement représentées dans la sociologie de la famille en France. François de Singly, en particulier, et les sociologues qui ont travaillé avec lui ont décrit les modalités de la vie des couples de la modernité et les interactions des partenaires qui marquent, pour chacun d’eux, la recherche de son identité. Pour cette sociologie, le couple et la famille, dans leurs multiples avatars, constituent le lieu privilégié et l’un des supports de la révélation de l’individu à soi-même (Singly, 1989, 2000). La négociation de la place de chacun au sein du couple apparaît ainsi indissociable d’une conception de l’individualisme tel qu’il est pensé aujourd’hui (Martuccelli, 2010).
8 L’importance prise, dans l’analyse du fonctionnement des couples, par la thématique de la contractualisation des relations se prolonge, de façon un peu paradoxale, dans la représentation de la rupture. On ne s’en étonnera pas, sachant que la séparation constitue un prolongement et un révélateur de l’union. Loin de se situer « en rupture » par rapport à celle-ci, elle s’inscrit dans son droit fil, de sorte que la valeur donnée à la négociation dans l’union est aussi supposée organiser la séparation, alors même que celle-ci est par définition la résultante d’un conflit, parfois aigu. On peut rappeler à cet égard que le changement des modalités du divorce, dès les années 1970, a été porté par des couples qui refusaient de se plier aux contraintes de l’époque et de fabriquer des fautes fictives pour obtenir une séparation légale qu’ils désiraient mener à leur manière. Aujourd’hui que la coparentalité est devenue une valeur – on y reviendra plus loin –, il va de soi que les partenaires qui souhaitent ne pas rester dans une union qui leur disconvient « savent » qu’il est préférable d’aller à la rupture en négociant et en passant des contrats – éventuellement modifiables et renouvelables.
Quelle réalité du couple « associatif » ?
9 Mis en évidence par les sociologues, le phénomène de la contractualisation des relations dans le couple et la famille a-t-il l’extension qu’on peut lui prêter lorsqu’on constate la place qu’il a prise dans l’imaginaire public contemporain ? Ce type de fonctionnement recouvre-t-il largement ce que vivent les couples ? A-t-il une assise véritable ou n’est-il qu’un leurre qui masque d’autres mécanismes d’imposition ou de conformité à des exigences et à des normes sociales plus diffuses ?
10 On sait bien sûr qu’il existe des situations de couple dans lesquelles l’organisation conjugale et la gestion de la vie familiale ne reposent pas, par principe, sur des contrats, mais bien davantage sur des assignations de rôles qui déterminent précisément ce qui revient à chacun, homme, femme, enfant. On ne saurait avoir une vision caricaturale de telles assignations qui comportent le plus souvent une part, plus ou moins grande, de négociation entre des systèmes de normes, la tradition et la modernité. Reste qu’on peut penser que la contractualisation des relations conjugales est une prérogative de la modernité avancée. Et même lorsqu’il s’agit des couples qui s’inscrivent dans cette sphère proche, on peut relever que le développement de telles formes de conjugalité n’est pas si large. C’est du moins ce que montre Jean Kellerhals lui-même, qui a contribué à décrire les modèles de couple et à en préciser le pôle « associatif ». Un ouvrage portant sur les conflits de couple et la manière dont ils sont traités en Suisse suggère en effet que beaucoup de ces conflits ne sont pas gérés dans un cadre de négociation, mais s’inscrivent dans d’autres formes de conjugalité, moins expressives, plus fusionnelles – dont on peut penser qu’elles laissent la place à des inégalités de genre ou à des rapports de pouvoir peu explicites (Kellerhals, Widmer, Levy, 2004). Se trouve ainsi renforcée l’idée que le couple négociateur est une variété un peu particulière parmi les couples de la modernité, pas si courante que cela et pas si aisée à mettre en œuvre.
11 Plus profondément, dès lors qu’on accepte l’idée que les couples d’aujourd’hui sont de plus en plus souvent des couples de type associatif, on peut encore se demander de quoi cette forme de régulation est vraiment faite. Peut-on considérer qu’il s’agit d’une revendication d’autonomie à deux qui donne au couple toute la liberté de prendre des décisions et d’inventer sa manière d’être en tant que couple ? Ne peut-on pas penser au contraire que la « privatisation », qui sous-tend l’idée de contractualisation et semble donner à chaque membre du couple une voix égale dans la définition de solutions qui seraient incommensurables d’une entité conjugale à une autre, ne laisse en réalité qu’une marge assez étroite à l’expression de la singularité conjugale ? On sait bien qu’au moment où la pression sociale s’abaisse et laisse à chacun une liberté supposée totale de ses choix – ce qui est le cas dans beaucoup de domaines de la vie sociale aujourd’hui – on est souvent amené à constater que les individus adoptent des comportements homogènes, renonçant ainsi à la possibilité de se démarquer qui leur est offerte. N’en va-t-il pas ainsi en matière de conjugalité ? L’homogamie reste forte – on continue de se marier ou de se pacser – avec « le même que soi ». De plus, alors que la pression sociale qu’exerçaient les familles d’origine sur les manières d’être en couple s’est beaucoup effacée et que chacun est supposé faire comme il l’entend, dans la perspective de trouver sa place et son équilibre dans la société, on n’observe pas « n’importe quoi » dans les comportements des couples. Les contraintes sociales restent fortes. Elles sont particulièrement ressenties, et véhiculées par l’entourage, en ce qui concerne la fécondité, la procréation et l’éducation : « il faut » avoir des enfants (Debest, 2012), mais pas trop – un ou deux – et offrir des garanties quant aux modalités de leur prise en charge – et en cas de séparation, quant aux modalités de leur circulation entre les lignées dont ils sont issus… Que reste-t-il alors à la contractualisation ? Les couples font ce « qu’ils veulent », certes, mais s’inscrivent en réalité dans des lignes de contraintes extrêmement fortes, notamment lorsqu’il s’agit de la parentalité.
12 On ne peut pas non plus penser que la négociation et la contractualisation représentent une aspiration des couples dans la séparation. Sauf exception, celle-ci reste la résultante d’une insatisfaction, voire d’un conflit, et elle s’accompagne de souffrances et parfois de situations dures, violentes même. Par conséquent, si l’idée de contractualisation est également présente à ce stade de la vie des couples, c’est que ceux-ci s’y obligent, poussés par la pression sociale actuelle en faveur de la pacification des conflits et soucieuse de régulation négociée. On est alors renvoyé à l’autre volet de la même problématique, celui qui concerne les attentes sociales et l’intervention dans la sphère privée.
L’intervention sociale et la contractualisation
13 L’ambivalence qu’on peut rencontrer face à la question de la contractualisation dans le couple se retrouve en écho dans l’analyse de l’intervention sociale et des attentes relatives aux couples soumis à une telle intervention. En effet, l’idée de la contractualisation des relations sociales, de même qu’elle s’est imposée aux couples, est devenue un leitmotiv à un niveau « supérieur », celui des structures qui sont en charge du « cadrage » et de la régulation de la sphère privée. Pour ces instances, le modèle de la contractualisation se « décline » de différentes manières. Il est, par excellence, le modèle attendu des couples, que ce soit dans l’union ou dans la séparation. Tout se passe comme si toutes les instances en charge des questions familiales, le législateur, les juges et les intervenants sociaux, avaient « choisi » ce modèle particulier, ce qui rend les autres manières d’être en famille moins désirables, ou même les condamne.
14 La contractualisation est aussi, d’une autre manière, un mode d’action pour les intervenants sociaux. On évoquera ici pour mémoire cette dimension naguère mise en lumière par David Nelken. On en trouve de multiples applications dans les fonctionnements des instances sociales. Elle constitue, on le sait, un usage particulier de la notion de contrat – puisqu’il s’agit bien souvent d’un usage qui cache à peine la dissymétrie des partenaires ainsi que la dimension de contrôle social qui s’y trouve incluse. Le « contrat » est alors davantage ici un levier que le résultat d’un accord des volontés (Nelken, 1988).
15 Quant aux attentes à l’égard des couples, elles se sont précisées dans les dernières décennies. La possibilité de la liberté d’action qu’on a évoquée plus haut est bien présente, mais elle est soumise à certaines exigences nouvelles qui concernent précisément la nécessité de contracter.
16 L’ensemble des interventions en direction des familles se trouve aujourd’hui dominé par l’idée que les décisions et les actions mises en œuvre doivent obtenir l’adhésion des partenaires, membres du couple, et le cas échéant s’appuyer sur leur compétence et autant que possible se reposer sur leur accord (par exemple, Pitteloud, 2012). Le législateur, les juges et les services sociaux convergent pour se faire les vecteurs de ces préoccupations. Cette orientation s’inscrit sur la toile de fond des évolutions du couple et de la famille, notamment l’égalisation, en droit, des statuts des hommes et des femmes, que ce soit par rapport à l’union ou vis-à-vis des enfants.
17 Au plan légal, la dimension contractuelle des unions n’est-elle pas devenue plus patente ? Dès lors que le divorce est devenu fréquent et que l’idée même de la séparation fait partie du modèle matrimonial contemporain, le mariage n’a-t-il pas perdu ce qu’il avait de « plus » au plan institutionnel et qui faisait de lui autre chose qu’un simple contrat ? Le pacs, par ailleurs, qui a pris dans les dernières années une importance numérique considérable, « ressemble » de plus en plus au mariage tout en liant faiblement les partenaires, comme en témoigne la simplicité de ses modalités de rupture. Cependant, par-delà le mariage et le pacs, l’impact contemporain de l’idée de contractualisation des relations conjugales et familiales se marque encore bien davantage dans l’organisation de la parentalité. Le législateur, en effet, en faisant le choix de la coparentalité, a marqué tout l’intérêt qu’il porte à l’accord des volontés des partenaires.
18 À vrai dire, ceux-ci ont « l’obligation de s’entendre » dès lors qu’ils sont parents. Et ceci qu’ils soient en couple ou qu’ils soient séparés, puisque le Code civil veut considérer que la rupture de l’union ne change rien aux modalités de dévolution de l’exercice de l’autorité parentale. Ces dispositions font porter une forte pression sur les partenaires, s’agissant de la prise en charge de leurs enfants : à eux de s’accorder sur les principales décisions relatives à leur éducation. Le rôle des interventions sociales ou de celle du juge n’est à cet égard que subsidiaire. D’ailleurs, en cas de difficultés dans la prise en charge et l’éducation des enfants, ce qui est attendu des partenaires, c’est, encore une fois, qu’ils donnent acte, ensemble, qu’ils soient d’accord pour une intervention des services sociaux. Toute la réforme de la protection de l’enfance met en avant le fait que l’intervention du juge n’étant que seconde, ce qui prime, c’est la prise en compte de l’accord des parents – un accord avec la mesure proposée, bien sûr, mais une acceptation qui suppose aussi qu’ils soient d’accord entre eux.
19 L’obligation de s’entendre est particulièrement marquée en cas de rupture. Cette exigence s’est constituée progressivement. Déjà dans les années 1980, on pouvait constater qu’obtenir l’accord des parties était un objectif des juges aux affaires matrimoniales et leur principal travail à l’audience – les juges se trouvaient d’ailleurs bien démunis pour faire advenir l’accord en question (Bastard, 2001). L’obligation de s’entendre s’est précisée avec le temps et avec le concours des sociologues (Théry, 1998). L’idée de la dissociation de la conjugalité et de la parentalité, « inventée » par les médiateurs familiaux, et le projet coparental, adopté par les juristes (Dekeuwer-Défossez, 1999) ont fait de la recherche d’arrangements « coconstruits » une quasi-obligation pour les couples en crise. La médiation familiale fournit d’ailleurs un prototype des attentes sociales en direction des couples. Elle représente, dans son dispositif même, les modalités que ceux-ci sont supposés mettre en pratique : elle valorise l’expression et la confrontation des positions de chacun, l’écoute de l’autre, la recherche des concessions en vue d’un bien-être commun par-delà les divergences et les ruptures. Elle n’est pas sans représenter aussi le paradoxe de la préférence pour le modèle de la régulation contractuelle en cas de rupture conjugale : l’impératif du maintien d’une relation entre les partenaires et une forme renouvelée de l’indissolubilité de l’union (Gréchez, 1996).
Imposer la contractualisation ?
20 La pression qu’exercent les institutions sociolégales en faveur de la contractualisation des relations conjugales et familiales s’explique facilement : le modèle de la régulation négociée apparaît, sans doute possible, comme la « meilleure » des solutions dont on dispose dès lors qu’on veut garantir à la fois la liberté des couples de s’organiser comme ils l’entendent – y compris en se séparant – et la pérennité des relations des enfants avec chacun de leurs parents. En même temps, cette pression n’est pas sans laisser émerger toutes sortes de doutes quant à la nature des « contrats » passés dans ces conditions et quant à la manière dont se trouvent distribuées, dans le corps social, les capacités de négociation indispensables pour remplir le modèle attendu – ou les capacités de dissimulation qui permettent d’échapper au regard des institutions qui prétendent imposer le modèle contractuel.
21 Sans revenir sur le caractère « léonin » des interventions qui visent à promouvoir des solutions voulues et acceptées par les partenaires qui se trouvent sous le regard des intervenants sociaux, on peut se demander en effet si l’on n’assiste pas, notamment en ce qui concerne les questions de parentalité, à l’émergence de nouvelles formes d’imposition des normes éducatives – qui passent précisément par l’obtention du consentement des personnes à l’action engagée à leur endroit (Schultheis, Frauenfelder et Delay, 2007). L’introduction de nouveaux dispositifs de soutien et d’accompagnement donne du crédit à l’hypothèse de l’émergence de nouvelles modalités du contrôle social, qui fonctionnent avec l’apport – et l’accord – des personnes concernées et s’appliquent très inégalement en fonction des milieux sociaux (Bastard, 2006).
22 La contractualisation des relations conjugales attendue en cas de rupture fait tout autant question. L’obligation de s’entendre est diversement reçue et elle est difficile à mettre en œuvre. La difficulté est illustrée, de façon frappante, par le fait que les médiateurs familiaux, qui exercent désormais une profession reconnue, peinent à trouver leurs clients – un signe qu’il est difficile pour les divorçants d’accepter de rencontrer « l’autre » et d’entrer en négociation. On sait aussi que la recherche à tout prix d’arrangement entre les partenaires, sous la pression de l’entourage, des avocats ou du juge aux affaires familiales, ne produit pas toujours les effets escomptés. Forcer la pacification du divorce, c’est empêcher que les conflits existent et que les différends soient traités – ce qui se traduit par des retours très nombreux auprès des juridictions. Enfin, on retrouve, s’agissant de l’intervention sociale, des questions qui portent sur la distribution des capacités de négociation dans le corps social : les partenaires qui se montrent incapables de satisfaire, au moins en apparence, les exigences de la pacification des conflits lorsqu’ils veulent se séparer se trouvent souvent – même si pas exclusivement – parmi les personnes les plus démunies et les destinataires habituels de l’intervention sociale – il arrive alors que ces interventions soient assez brutales.
23 En définitive, s’il existe une attente sociale et institutionnelle forte quant à la mise en place d’une régulation négociée des différends et des dysfonctionnements familiaux, on peut constater à quel point l’écart est important entre la norme explicite, la coparentalité en tant que formule rationnelle, sensée et exigeante, et les « compétences » des destinataires de l’intervention. Un écart entre les attentes relatives à la régulation négociée des relations de couple et les modèles d’action, formalisés ou non, avec lesquels les partenaires s’inscrivent dans le monde et dans la sphère privée. Cet écart vient du fait que les intervenants sociaux ont choisi un modèle et cherchent à l’imposer à l’exclusion de tout autre. Ce modèle est en réalité celui qui a été élaboré dans une partie des couples et correspond à un mode de fonctionnement particulier, associatif. Par définition, la mise en pratique d’une telle formule passe par un accord des parties en présence. Comment cet accord pourrait-il être décrété par un tiers – qu’il soit juge, travailleur social ou médiateur ? Dominants, les intervenants du champ sociolégal sont aussi démunis…
Conclusion
24 La contractualisation des relations conjugales et familiales constitue sans doute le meilleur des modèles possibles au moment où nous cherchons à assurer simultanément la réussite des désirs individuels, s’agissant de la relation de couple, et le maintien des relations entre les enfants et leurs parents. Il n’y a pas de meilleure formule dans la mesure où celle-ci permet la confrontation des représentations et la composition des intérêts des uns et des autres, ceux des enfants et ceux des parents, ceux des hommes et ceux des femmes, etc. Cependant, c’est une formule exigeante et vouloir en faire un modèle exclusif – le « one best way » du couple et de la famille – risque fort de rester un vœu sans suite. Faire comme si tous les couples vivaient de telles relations ou pouvaient s’y convertir, c’est méconnaître la réalité des rapports sociaux. Veut-on éduquer tous les individus et tous les couples pour qu’ils adhèrent aux valeurs démocratiques incluses dans un tel modèle, parce que la loi le veut et parce que c’est leur intérêt ? Se garder du dogmatisme autant que de l’angélisme à ce sujet suggère qu’il faut reconnaître et préserver la diversité des manières d’être en couple et conserver des solutions et des dispositifs appropriés pour les couples qui ne s’inscrivent pas, même sous la pression, dans le modèle attendu. Des dispositifs de justice ou de travail social, notamment, qui ne soient pas entièrement soumis à l’idéologie de la pacification du conflit et qui ne voient pas les personnes qui s’adressent à eux – justiciables ou usagers – comme des êtres plus responsables et négociateurs qu’ils ne le sont en réalité.
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Mots-clés éditeurs : Contractualisation, régulation, coparentalité, famille, conjugalité, relations
Date de mise en ligne : 28/05/2013
https://doi.org/10.3917/dia.200.0109