1Le handicap constitue une question de société en constante évolution. En 2004, l’enquête du Centre technique national d’études et de recherche sur les handicaps et les inadaptations (CTNERHI) estimait que, quelles que soient les définitions considérées et les méthodologies employées, la plupart des enquêtes épidémiologiques concluent à une prévalence des handicaps chez l’enfant autour de 2 %. Ce chiffre nous permet d’avoir une représentation de la population touchée et d’envisager la question sous l’angle de la santé publique. Mais sommes-nous bien sûrs de comprendre ce que représente cette réalité chiffrée ? La nature de notre relation avec ce que nous considérons comme des limitations ou des déficiences s’exprime dans les mots que nous choisissons. Nous pensons toujours décrire une réalité objective, mais les glissements sémantiques observés traduisent les variations de nos représentations. La formule « le (la) handicapé(e) » a été longtemps utilisée, mais nous avons fini par comprendre qu’un individu ne se limite pas à son stigmate. Nous avons ensuite opté pour « la personne handicapée », mais cette dénomination faisait encore appel à une conception très étroite de l’identité du sujet. Aujourd’hui, nous privilégions les termes de « situation de handicap ». En somme, nous avons progressivement admis d’une part qu’un individu ne se résume pas à sa différence et, d’autre part, que la société joue un rôle dans le degré des restrictions des personnes. La dernière terminologie nous indique l’importance du contexte socio-environnemental dans la notion de handicap. Cette avancée, tant sur le plan juridique que sur celui de notre compréhension du vécu des personnes concernées, dénote un progrès considérable de la pensée éthique. Cependant, le handicap de l’enfant soulève encore des réactions ambivalentes au sein du corps social. Son évocation fait toujours l’objet d’un tabou important. S. Korff-Sausse (2001, p. 10) souligne bien le paradoxe dans lequel nous nous trouvons : « Dans une société qui exalte le respect de la différence, on en vient à vouloir éradiquer toute différence dès lors qu’elle apparaît comme déplaisante ou anormale. » Par exemple, les images d’enfants en situation de handicap sont quasi inexistantes dans les médias non spécialisés et le handicap est souvent abordé sous l’angle de la privation. Ce vide de représentation ou ces conceptions marquées par le sceau du manque contraignent certaines familles à concevoir le handicap de l’enfant comme un drame privé et engage les parents à développer des stratégies relationnelles spécifiques pour faire face aux réalités complexes auxquelles ils sont soumis. D’autres trouveront des ressources internes et externes pour dépasser les injonctions sociales et construire des liens familiaux souples et chaleureux. Dans cet article, le choix a été fait d’aborder la question sous l’angle du traumatisme et d’une rencontre douloureuse avec le handicap. Nous évoquerons les processus psychiques en œuvre qui entraînent le groupe familial dans la spirale de l’isolement.
De quelles familles parlons-nous ?
2Il est important de signaler qu’on observe une disparité dans le vécu des parents d’enfants en situation de handicap fortement corrélée à la situation socio-économique. Une étude du CTNERHI effectuée en 2005 met en évidence ce constat en analysant la tonalité des jugements portés par les parents sur le parcours de vie de leurs enfants. Ainsi les appréciations « semblent varier selon le domicile (habitat et localisation), la situation familiale et professionnelle des parents. D’un côté, l’isolement (géographiquement mais d’ailleurs aussi socialement), la précarité de l’emploi, l’origine modeste et la fragilité de la cellule familiale semblent caractériser les parents appréciant peu le parcours ; de l’autre, l’accès plus facile à la propriété, le soutien moral, une situation familiale et professionnelle plus solide semblent plutôt définir les parents satisfaits du parcours de leur enfant » (Mahé, p. 167).
3De notre côté, nous constatons que le risque d’isolement touche plus spécifiquement des familles fragilisées par des expériences de vie marquées par la stigmatisation. Ainsi, l’anamnèse de ces familles met en évidence de manière récurrente des histoires d’exil, de vulnérabilité socio-économique ou encore des expériences d’exclusion. Ces vécus de rejet social vont prendre une nouvelle dimension avec l’arrivée d’un enfant en situation de handicap, et les éléments non élaborés de l’histoire familiale empêcher les parents de trouver les ressources nécessaires pour dépasser les affects de honte. La venue au monde d’un enfant en situation de handicap nécessite de pouvoir puiser dans nos capacités à créer du lien social, du soutien, de l’empathie et de l’aide pour transformer la violence du diagnostic. Les familles que nous décrivons ici vont mettre en place d’autres processus qui traduisent une souffrance préalable au handicap que celui-ci réactive et amplifie.
L’enfant du rêve
4Lorsqu’un couple décide de se lancer dans l’aventure de la parentalité, il est loin de soupçonner tous les réaménagements psychiques que ce souhait va occasionner. L’évocation de ce désir d’enfant déclenche la capacité de rêverie des partenaires qui vont commencer à élaborer des représentations possibles de leur devenir parent. Ils s’engagent alors sur la voie d’un travail psychique qui revisite toute leur histoire. À ce sujet, les travaux de S. Lebovici (1994) sur le bébé imaginaire ont mis en évidence les aspects transgénérationnels, culturels et narcissiques des représentations parentales concernant l’enfant à venir. Freud, en 1914, soulignait déjà l’importance de ces projections sur la construction fantasmatique du bébé à naître avec sa célèbre formule « His majesty the baby ». Cette prise de contact des parents avec leurs vécus infantiles peut faire émerger des failles narcissiques que seule l’expérience d’une parentalité ordinaire pourra tenter de panser, mais qui relèguent au refoulement la représentation du handicap. Le rêve des parents contient implicitement un pacte qui suppose que les éléments négatifs trouveront cette fois-ci une issue positive (Vaginay, 2005, p. 53). Les futurs parents construisent alors une image idéalisée de l’enfant qu’ils souhaitent avoir et élever, porteur de tous leurs espoirs. Lorsque la grossesse est ensuite annoncée à l’ensemble du groupe familial, ce sont tous les membres qui sont alors conviés à construire cet enfant imaginaire et à envisager leurs changements de rôles. Les pères et mères des conjoints s’imaginent grands-parents, les sœurs et frères songent à leur statut de tantes et d’oncles, la fille ou le fils unique se projette dans l’ambivalence fraternelle, etc. L’embryon produit déjà une véritable révolution des liens intrafamiliaux. Nous pouvons donc souligner que le bébé prend forme dans le désir et le rêve bien avant de prendre corps. Cet enfant imaginaire coconstruit par l’ensemble de la famille s’inscrit durablement dans le psychisme parental. La survenue du handicap va, inévitablement, entrer en collision avec cette chimère collective.
Le diagnostic et la découverte de l’enfant réel
5Tous les parents rencontrés ont également vécu ces moments d’heureuse insouciance au cours desquels rien ne laissait présager de la tragédie qu’ils allaient vivre quelques mois plus tard. L’annonce du handicap est toujours décrite comme un traumatisme. Elle fait effraction dans l’appareil psychique qui n’était pas préparé à une telle réalité. Car le handicap ne prévient pas toujours ! La grossesse se passe souvent bien, les échographies et le suivi prénatal ne décèlent rien d’anormal. Parfois le diagnostic est posé dès la naissance, parfois quelques mois, voire quelques années plus tard. L’impact émotionnel et psychique de l’annonce du handicap varie en fonction de la période à laquelle elle est énoncée. L’enquête du CTNERHI (Mahé, 2005) montre, par exemple, que plus le diagnostic est tardif et marqué par l’incertitude, plus il est difficile à accepter. Elle met aussi en évidence les conséquences des propos du corps médical sur le vécu des parents. Ainsi, la brutalité des mots, leur complexité, l’indifférence ou le pessimisme affichés des professionnels sont des facteurs importants d’amplification de la souffrance. A contrario, des paroles soutenantes, un accompagnement précoce et des explications satisfaisantes atténuent la douleur (ibid., p. 115). Les parents se rappellent toujours très précisément ce qui leur a été dit (ou non dit) à ce moment précis. Ces mots-là influencent profondément la nature et la qualité des liens qui vont les unir à leur enfant.
6Madame M. restitue ce dont elle se souvient des propos tenus par le pédiatre concernant son fils âgé de 2 mois : « Votre enfant a une trisomie 21, il est mongolien. Il ne parlera pas, il n’écrira jamais et à l’adolescence il aura beaucoup de besoins sexuels. » Une fois sortie du cabinet du médecin, cette jeune mère s’est sentie anéantie. Son bébé dans les bras, elle s’est effondrée en larmes dans les escaliers.
7L’attitude du corps médical est prépondérante dans la construction des liens entre les parents et cet enfant peu ordinaire. Les propos de ce pédiatre maladroit transforment le nourrisson en monstre en puissance. Comment les parents peuvent-ils ensuite donner de l’amour et des soins à un enfant aussi déshumanisé ? Il est nécessaire que les capacités à être en relation et à communiquer de cet enfant soient soulignées et énoncées, que sa nature intrinsèquement humaine soit affichée, afin qu’il puisse être reconnu comme un petit être en construction. Chaque bébé développe une personnalité propre et des potentiels variables. Deux enfants porteurs de trisomie 21 n’accéderont pas au même niveau scolaire, n’auront pas les mêmes intérêts pour la vie affective et relationnelle ni les mêmes compétences sociales. Personne ne peut prédire avec précision ce que deviendra un nourrisson, quand bien même celui-ci serait porteur d’une maladie très invalidante. Cette zone d’incertitude doit être préservée pour permettre à l’enfant d’accéder à un développement psychoaffectif harmonieux. À l’heure actuelle, les professionnels sont de plus en plus sensibilisés à cette question et beaucoup d’efforts sont fournis pour proposer aux parents des modalités d’aide étayantes. Cependant, lorsque les parents se retrouvent confrontés aux mots terribles d’un médecin, ils doivent être en mesure de solliciter et d’entendre d’autres sources d’informations, de confier leurs angoisses et de s’adresser à différents interlocuteurs ou réseaux associatifs. Mais ces compétences-là supposent une habilité sociale acquise de longue date ainsi qu’un profond sentiment de confiance interne auxquels n’ont que peu ou pas accès les familles que nous décrivons ici.
8Monsieur et madame L. racontent, plusieurs années après, comment s’est déroulée la naissance de leur petit garçon. À peine né, il a été déposé sur sa mère, puis tout de suite repris par les soignants pour être transféré dans un service de réanimation néonatale pendant trois mois. La mère dira, sur un ton totalement dénué d’affect : « Les médecins nous ont alors dit qu’il avait 99 % de chances de mourir. »
9Lorsque le pronostic vital est en cause, l’annonce d’une probable mort du nourrisson provoque un tel débordement émotionnel qu’elle risque d’être encryptée dans l’appareil psychique. En conséquence ce message reste intact dans le psychisme familial alors que le bébé est sorti d’affaire. Il peut bloquer les parents dans leur démarche pour appréhender le décalage entre l’enfant imaginaire et l’enfant réel. En figeant les émotions, il empêche la rencontre et le travail de parentalisation. Six ans après, cette mère porte encore la trace de ce gel affectif et les relations avec son enfant en sont intensément marquées. L’indifférence qui en résulte n’est autre que l’expression d’un mécanisme défensif qui vise à préserver la survie psychique de cette maman (Ciccone et Ferrant, 2008).
10Parfois, le diagnostic fait état d’un retard de développement et maintient les parents dans l’illusion d’une récupération totale et d’une conformité à leurs souhaits. Les relations intrafamiliales sont alors suspendues et uniquement dirigées par des objectifs rééducatifs appliqués de manière opératoire par des parents qui sont en attente d’un enfant à venir qui est pourtant déjà là.
11En outre, les représentations et messages du corps médical sur la pathologie de l’enfant entrent en résonance avec la névrose infantile des parents. S. Korff-Sausse, dans son livre Le miroir brisé (2010), souligne comment le traumatisme lié au handicap de l’enfant vient réactualiser dans l’après-coup des événements antérieurs refoulés. Les affects de honte et de culpabilité surgissent de manière prépondérante chez ces parents. Ils prennent naissance dans le désir de mort, dans leurs théories infantiles de la famille et de la transmission, mais également dans le discours social concernant le handicap (Ciccone et Ferrant, 2008).
12Madame D., mère d’un petit garçon porteur d’une trisomie 21 découverte deux mois après sa naissance, se rappelle avoir souhaité chaque jour pendant deux ans la mort de son bébé.
13Monsieur L. parle de son fils Martin : « Lorsque nous allons dans les magasins, le regard des gens est insupportable. Martin nous fait honte… Lorsqu’on a un chien on peut l’abandonner ou le faire piquer ; quand il s’agit d’un enfant, il faut assumer. »
14L’ensemble du groupe familial est touché par l’annonce du handicap et c’est un nouveau bouleversement psychique qui s’opère. Dans le meilleur des cas, les uns et les autres mettront du temps avant de trouver un ajustement relationnel possible, d’accepter cet enfant peu attendu et de le reconnaître comme membre à part entière. Mais ce travail est difficile, car il exige d’être en contact avec ses désirs les plus violents à l’égard de l’enfant et de ses parents, de revisiter l’histoire de ses liens intragénérationnels et de partager les affects douloureux du père et de la mère.
Le deuil impossible
15Dans d’autres cas, les liens avec les membres de la famille élargie prennent une coloration singulière. La mise en cause des assises familiales par le surgissement du handicap concerne également les compétences parentales (Salbreux, 2007). Les grands-parents de l’enfant peuvent être vécus comme de dangereux rivaux qui sont jugés trop laxistes ou trop permissifs avec l’enfant. La grand-parentalité peut être marquée par une forme de profonde tolérance à l’égard des difficultés de l’enfant, puisque les projections narcissiques sont moins exigeantes que celles des parents ou moins prégnantes. Les grands-parents font donc parfois preuve d’une véritable adaptation au handicap et tissent un lien affectif profond avec leur petit-fils ou petite-fille. Mais il est possible qu’un des membres du couple parental vive cette relation sous le sceau de la rivalité. Le grand-parent qui « réussit » devient alors persécuteur, car il renforce le sentiment d’incompétence et d’impuissance du père ou de la mère de l’enfant. Cette configuration relationnelle est parfois en lien avec une problématique œdipienne encore très active, dans laquelle il s’agit pour le parent de réussir dans l’éducation de sa progéniture pour satisfaire son propre père ou sa propre mère. Pour sortir de cette situation, là encore, le dialogue est nécessaire et souvent la présence d’un tiers neutre peut dénouer des liens complexes.
16Madame S., originaire de Russie, rend visite à ses parents seulement une fois par an avec sa fille qui présente un retard psychomoteur. Elle pense qu’il est préférable pour elle de les voir très peu, car elle considère qu’ils sont trop affectueux et de ce fait entravent les progrès en rééducation de son enfant.
17Madame M. évoque sa difficulté à faire garder son fils autiste par ses grands-parents car elle a l’impression qu’ils ont plus de compétences éducatives qu’elle, ce qui renforce son sentiment insupportable de ne pas comprendre son fils.
18Ces deux exemples mettent en évidence deux types d’attitude face à la grand-parentalité : dans le premier cas, la mère considère que l’affection des grands-parents est un frein à la progression de sa fille ; dans le second cas, ils deviennent les rivaux des parents. Ces représentations sont les faces d’une même médaille. En effet, dans les deux cas les grands-parents représentent un danger, une attaque contre les valeurs parentales et leur transmission. La difficulté à renoncer à l’enfant imaginaire peut empêcher longtemps les parents dans leur travail d’acceptation de l’enfant réel. Les grands-parents sont alors perçus comme des parents qui réussissent mieux, renvoyant le père et la mère à leur échec dans l’accession à une bonne parentalité qui leur aurait permis, en égalant, voire surpassant le modèle, de se dégager de leur rôle d’enfant auprès de leurs propres parents. Ce vécu d’infantilisation insupportable aboutit parfois à une rupture ou à une distanciation d’avec les grands-parents de l’enfant.
19Dans d’autres circonstances, la culpabilité ressentie par le groupe familial est déplacée sur un seul membre : le père ou la mère le plus souvent. Cette tendance peut trouver un bon étayage dans le discours médical sur les pathologies génétiques notamment. Les liens avec les membres de la famille élargie peuvent alors se distendre jusqu’à se rompre brutalement, fragilisant au passage le couple qui ne survit pas toujours à cette recherche du bouc émissaire.
20La mère de Baptiste raconte comment elle a été accusée par l’ensemble des membres de sa belle-famille d’avoir donné naissance à un enfant anormal et combien cette condamnation lui a fait violence. Sept ans plus tard, elle n’a plus aucun lien avec eux.
21La mère de Sylvie évoque également les réactions de ses proches, qui lui reprochent d’avoir fait naître un enfant avec une pathologie génétique dont un des facteurs étiologiques peut être lié au patrimoine génétique de la mère.
22Enfin, certains parents peuvent avoir l’impression que leur enfant dérange ou encore que le regard des autres membres de la famille est trop pesant pour être supporté. Ils vont alors éviter consciencieusement toute invitation. Le regard de l’autre renvoie à l’inquiétante étrangeté (Freud, 1919) des premiers regards échangés entre les parents et cet enfant tellement différent de celui qu’ils avaient imaginé. Cette déception originaire (Ciccone, 1999) ressentie durant les premiers échanges avec le bébé est renforcée par les représentations sociales du handicap qui ne manquent pas d’influencer les parents à tout moment et même avant la conception.
23Madame C., professeur de sport, raconte comment elle percevait les enfants porteurs de trisomie 21 avant de savoir que son propre fils en était atteint : « Je ne comprenais pas pourquoi on faisait du sport avec eux, je ne comprenais pas comment les parents avaient pu garder ces enfants-là. »
24Cette haine du handicap n’est autre que l’expression d’une crainte lointaine qui peut prendre des formes variées. Elle dénonce l’impasse dans laquelle nous nous trouvons pour penser l’altérité, fait office de métaphore et donne un visage aux blessures narcissiques de ceux-là mêmes qui stigmatisent.
« Inadapté ! »
25De l’assistante maternelle ou l’auxiliaire de puériculture en crèche à l’enseignant de l’école maternelle, le discours est très souvent identique et met en évidence les inadaptations de l’enfant aux contraintes de la vie en collectivité. Les professionnels se déchargent alors de leur sentiment d’impuissance et de leur culpabilité (Ciccone, 2009) face à un enfant envers lequel ils ont une mission d’éducation et de garde qu’ils ne peuvent pas remplir. L’insuffisance de sensibilisation et de moyens serait plus sûrement à condamner que l’inadaptation du petit ou de la petite, mais cette absence de formation met également en évidence le peu de considération sociale à l’égard des personnes en situation de handicap. Il suffirait de proposer des espaces d’échanges entre enseignants et personnels éducatifs pour soutenir les démarches créatives, les initiatives innovantes et le désir de comprendre qui ne manquent pas d’apparaître.
26Les lois en faveur des personnes en situation de handicap constituent une démarche importante, mais leur application reste encore très aléatoire tant elle nécessiterait une mobilisation économique et solidaire réelle. L’utilisation récente du vocable « inclusion » à la place d’« intégration » des enfants en situation de handicap au sein de l’Éducation nationale, malgré sa volonté de souligner que l’enfant handicapé est avant tout un enfant comme un autre et qu’il ne devrait pas avoir à faire des efforts pour s’intégrer, dénie dans le même mouvement la stigmatisation dont sont victimes ces enfants (Goffman, 1975).
27Sans éducation des personnels de l’enseignement, les enfants en situation de handicap sont condamnés à être inclus dans des classes qui ne veulent pas d’eux (Scelles, 2007). Cette difficulté à reconnaître et à répondre concrètement aux besoins spécifiques de ces enfants fonctionne telle une perpétuelle accusation pour les parents, car cet enfant qu’ils ont mis au monde plonge les autres dans l’embarras, même ceux dont la tâche primaire est d’accueillir tous les enfants sans discrimination. Les professionnels peuvent se sentir alors piégés par une injonction paradoxale qui leur insuffle l’ordre de travailler avec des enfants sans les moyens qui sont nécessaires à leur épanouissement. Ce discours paradoxal est ensuite répercuté sur les parents qui n’ont qu’une mince voie de sortie : récupérer leur enfant chez eux et limiter les contacts avec les institutions.
28L’enseignante de Thibaut a souhaité que cet enfant soit scolarisé seulement à mi-temps car il ne fait pas preuve, selon elle, de suffisamment de concentration pour un élève de… maternelle !
29Les parents se trouvent parfois confrontés à des difficultés très concrètes : des demandes d’auxiliaire de vie scolaire ou des souhaits d’orientation en établissement médico-éducatif peuvent mettre plusieurs années à aboutir, laissant l’élève dans des situations d’une extrême complexité. Lorsque les difficultés de l’enfant nécessitent des prises en charge médicales, rééducatives et/ou thérapeutiques, les parents sont condamnés à rechercher des professionnels, à prendre les rendez-vous et à gérer les transports de leur enfant dont l’emploi du temps impose une réorganisation complète du mode de vie familial. Ces nouvelles contraintes finissent par épuiser les parents qui ne trouvent plus la force de s’investir dans des activités associatives qui, pourtant, leur permettraient de maintenir un réseau social salvateur.
30Accueillis en entretien d’admission, les parents de Philippe racontent comment, très rapidement après la naissance de leur petit garçon plurihandicapé, ils se sont épuisés dans le suivi médical et ont coupé les liens avec leurs proches et leurs amis. La mère a arrêté son activité professionnelle pour être plus présente auprès de son fils. Monsieur étant le seul à posséder le permis de conduire, il a été plusieurs fois contraint de faire des déplacements et de demander des autorisations d’absence à ses employeurs qui ont fait preuve de peu de tolérance, malgré la loi qui permet aux parents d’enfant en situation de handicap de bénéficier de congés spécifiques. Il a donc été licencié à de nombreuses reprises, traversant de pénibles périodes de chômage.
31Parfois, malgré tout, les familles peuvent avoir la chance de rencontrer des professionnels accueillants qui dépassent les préjugés, mettent en place des capacités d’écoute et d’accompagnement bienveillants et font figure de véritables bouées de sauvetage dans un paysage encore peu aimable. L’hostilité de l’environnement est souvent renforcée par les problématiques psychosociales de ces groupes familiaux. En effet, la fréquentation d’institutions nécessite de connaître et de comprendre des codes et des manières de communiquer qui peuvent sembler très peu familiers, voire étranges, créant de l’incompréhension entre les différents partenaires.
Le sacrifice social et ses raisons
32Certains parents sont empêtrés dans des situations de rupture sociale. Milieu professionnel, amis, proches…, tous les liens avec l’environnement extérieur sont coupés. Chacun à leur manière, père et mère sont profondément bouleversés par le handicap et vont trouver des solutions pour étancher leurs angoisses et douleurs. Une étude du Centre régional pour l’enfance et l’adolescence inadaptée (CREAI), effectuée en 2009 concernant les besoins des aidants familiaux auprès des personnes handicapées vivant à domicile, soulève une profonde inégalité entre hommes et femmes. En effet, « les ascendants qui aident un enfant en situation de handicap sont principalement (plus de 80 %) des femmes dont l’âge moyen est de 59 ans ; moins de la moitié d’entre elles sont épaulées par d’autres aidants non professionnels (dans la majorité des cas il s’agit de leurs conjoints). 87 % cohabitent avec leur enfant et plus des trois quarts sont aidants depuis plus de dix ans. Les ascendants âgés de moins de 65 ans sont 33 % à exercer une activité professionnelle ; les deux tiers d’entre eux ont aménagé leur activité en raison de l’aide qu’ils prodiguent à leur enfant. Parmi ceux qui ont travaillé mais ne travaillent plus, 28 % déclarent avoir cessé de travailler pour s’occuper de leur enfant » (Lamy et coll., 2009, p. 13). Les mamans sont donc largement plus nombreuses à délaisser leur activité professionnelle ou à l’aménager pour s’occuper de leur enfant. Ceci accentue et accélère le phénomène d’isolement. Les papas, quant à eux, gardent un pied dans l’univers professionnel, mais ils peuvent avoir le sentiment de porter une très lourde responsabilité financière. Les messages sociaux concernant la paternité et la maternité diffèrent. Pour la mère, il va s’agir de porter une culpabilité dans son corps propre et de se mettre physiquement à disposition de l’enfant ; pour le père, de l’assumer symboliquement. La vulnérabilité de l’un comme de l’autre face au handicap agit sur l’ensemble de la famille. Les parents et leurs enfants se replient sur eux-mêmes dans une forme d’autosuffisance alimentée par des angoisses de persécution très fortes. Les relations entre l’enfant en situation de handicap et ses parents tendent à devenir symbiotiques. Pour se protéger des expériences d’exclusion et de rejet, les parents vont construire un environnement autarcique autour de l’enfant. Cette dynamique familiale singulière est aussi à considérer comme une tentative de lutte contre les fantasmes d’agression qui animent le groupe familial.
33Au cours d’une visite à domicile, une éducatrice rapporte combien elle a été surprise de constater que Claude, âgé de 7 ans, n’avait pas le droit d’accéder à la porte d’entrée, ni au jardin de la maison. Lorsque la professionnelle s’est approchée de la sortie, la mère a demandé instamment à son fils de monter dans sa chambre afin, a-t-elle justifié, de le protéger d’éventuels coups ou blessures qu’il pourrait s’infliger en restant à cet endroit…
34L’enfant peut devenir l’enjeu de désirs contradictoires chez ses parents : le besoin de protéger peut traduire une tentative d’étouffer les possibilités d’expérimentation et de découverte qui sont pourtant nécessaires au développement psychique et intellectuel. L’enfant perçoit son handicap et ses effets sur ses parents comme sur la sphère sociale avec une grande acuité. Il mesure avec pertinence les écarts des conduites éducatives appliquées par les parents avec sa fratrie et lui-même. Il observe également les différences de positionnement entre un éducateur et son père ou sa mère. Ces confusions parentales plongent l’enfant dans une zone d’ombre, d’incertitude qui l’amène à réagir, à s’interroger et peut générer des effets pathogènes tels que l’inhibition intellectuelle, les troubles cognitifs et/ou du comportement.
35L’isolement familial permet néanmoins de lutter contre des affects dépressifs par les bénéfices secondaires qu’il peut apporter à la famille : il permet aux parents, paradoxalement, de jouir d’une forme de reconnaissance sociale liée à la figure du sacrifié. Ce sacrifice social occupe une fonction sociologique de purgation collective qui soulage l’ensemble de la société de sa culpabilité à l’égard des personnes en situation de handicap (Foucault, 1961). Il est donc fortement valorisé et les parents retrouvent alors un statut supérieur, presque sacré, au sein de la communauté humaine.
Pour conclure
36La solitude de ces familles est le fruit d’un processus psychique soumis aux influences sociétales et à leurs résonances intrapsychiques. Elle s’inscrit également dans une tendance contemporaine plus générale à nier la responsabilité collective dans la construction de la parentalité. Il est illusoire de croire que les parents participent seuls à l’éducation d’un enfant, que celui-ci soit en situation de handicap ou non. La sociabilité d’un individu, le déploiement de ses potentialités motrices, intellectuelles et affectives s’effectuent en relation étroite avec un grand nombre d’intervenants qui ont chacun leur rôle à jouer. Ces pères et ces mères en grande détresse ont besoin d’être soutenus dans l’amour qu’ils portent à leur enfant. Les professionnels peuvent entendre la douleur sourde cachée derrière le repli. Les absences aux réunions, les rendez-vous ratés et les difficultés de communication ne doivent pas être interprétés sous l’angle du désinvestissement, mais plutôt engager les acteurs des secteurs éducatif et médico-social à examiner l’accueil de la souffrance sous toutes ses formes. Cela nécessite beaucoup de souplesse et de malléabilité de la part des établissements qui doivent se sentir animés par la volonté de créer du lien avec ces familles, souvent maladroites dans leurs rapports aux institutions, et les partenaires. Encourager les rencontres et favoriser les échanges permet de lutter contre la tendance au rejet de ces parents. Les recherches actuelles mettent l’accent sur les capacités des équipes à se remettre en question, elles soulignent les progrès incontestables dans la prise en compte des effets du handicap. Chaque année le Séminaire international interuniversitaire sur la clinique du handicap (SIICLHA) organise des journées de réflexion qui permettent de mesurer les avancées de la recherche contemporaine sur le sujet et de découvrir des pratiques créatives d’accompagnement et de travail transdisciplinaire. Ce regard pluriel permet aux professionnels de développer leurs capacités d’empathie, de compréhension et d’apporter une aide, la plus juste possible, aux familles.
Bibliographie
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