Dialogue 2012/4 n° 198

Couverture de DIA_198

Article de revue

Violence maternelle et emprise

Pages 135 à 144

Notes

  • [1]
    SARP : association pour l’aide psychologique, la recherche et le perfectionnement en psychologie.
  • [2]
    Ce sont les lieux où se déroulent les consultations psychologiques. Dely Ibrahim se trouve à Alger et Sidi Moussa dans la banlieue d’Alger.
  • [3]
    Varier les voies de guérison est une pratique courante en Algérie, surtout lorsqu’il s’agit de troubles mentaux ou du « mauvais œil », qui ne concernent pas, selon les familles, le médecin (au sens de médecine moderne) ; on se dirige alors vers les guérisseurs ou le raki qui, lui, recourt à la sphère religieuse (Coran, prières, eau bénite). Parfois, dans une tentative de potentialisation, les patients mobilisent les deux sphères.

1Lorsqu’on se penche sur l’origine du psychisme humain, on est forcément amené à parler de la mère et de la relation qu’elle instaure avec son ­nouveau-­né. C’est de cette femme (la mère) que le nourrisson reçoit les premiers soins, satisfait ses besoins physiologiques et libidinaux. Première séductrice, écrit Freud, car pourvoyeuse de lait, la mère est aussi pourvoyeuse de plaisir, la pulsion s’étayant sur le besoin au début de la vie. Le petit d’homme jeté dans le monde dans un état d’immaturité et de dépendance totale est ainsi entièrement livré aux soins maternels. La mère, l’adulte qui en a la charge peut en disposer à son gré, faire de son corps ce que bon lui semble. En décrivant cette relation Freud omet de dire ce qui se passe du côté de la mère ; or, en donnant les soins, elle aussi reçoit, ressent des gratifications érotiques, du plaisir… Ensuite, cette relation est décrite sous l’angle masculin, car ce qui intéresse Freud au premier chef c’est la relation mère-garçon. Les thèses qu’il avance sur le devenir du petit de l’homme, sur la sexuation, concernent surtout le petit garçon. De toute façon, et pendant un temps relativement long, il n’existe qu’un seul sexe, le sexe masculin. C’est au moment de l’œdipe que se découvre la différence des sexes et que se met en place la nature de l’objet. Pour dire les choses simplement, c’est au cours de cette étape que le garçon renonce à son objet d’amour pour éviter la castration et sauver ainsi son pénis et son intégrité corporelle.

2La petite fille est décrite par le manque et l’envie et cette envie insurmontable la poursuivra toute sa vie. C’est l’ère du monisme phallique où le sexe féminin est un sexe qui n’en est pas un – ou un sexe décliné en négatif par la passivité et l’envie… Les premières patientes de Freud furent pourtant des femmes, mais elles ne semblent pas l’avoir beaucoup aidé dans la compréhension du fait féminin, puisque à plusieurs reprises il avouera que pour mieux comprendre l’identité féminine il faut attendre de nouvelles découvertes de la psychanalyse ou l’avènement de psychanalystes femmes qui seraient susceptibles d’éclairer le fameux « continent noir » (Freud, 1925).

3Et ce sont justement des femmes analystes qui vont revoir les thèses freudiennes relatives au féminin. Je pense ici à Mélanie Klein qui considère que le sexe féminin est un sexe à part entière. Plus près de nous, citons Karen Horney, Jeannine Chasseguet-Smirgel, Colette Chiland, Jacqueline Rousseau-Dujardin. Sans développer les thèses des unes et des autres, on peut identifier deux lignes de développement qui les caractérisent : les unes, dans la continuité de Freud, et avec loyauté à l’égard du père de la psychanalyse, approfondissent en nuançant quelque peu les apports freudiens relatifs à la féminité – c’est le cas, par exemple, des travaux de Chasseguet-Smirgel, de Cournut également – ; d’autres, plus radicales, récusent les thèses freudiennes relatives au féminin et prônent une vision moins négative de la féminité en mettant l’accent sur les attributs et le pouvoir féminin, récusant de ce fait la fixation sur l’envie du pénis. C’est le cas des travaux de Rousseau-Dujardin et de Chiland. Revenant à la bisexualité psychique évoquée par Freud, mais qu’il a peu exploitée pour définir les destins féminins et masculins, certaines d’entre elles (Chiland et Rousseau-Dujardin, par exemple) déclarent que la masculinité et la féminité se retrouvent chez les deux sexes, voire que les deux sexes seraient taraudés par une envie inassouvissable : l’envie du pénis chez la femme et l’envie des attributs féminins chez l’homme – le pouvoir de porter l’enfant et d’allaiter…

4Mais quel que soit le sexe de l’enfant, on peut parler au début de la vie de la relation d’emprise que noue la mère avec le nouveau-né, emprise engendrée notamment par la toute-puissance maternelle face à la dépendance du nouveau-né. Cette relation première se caractérise par l’homosexualité primaire qui prend un sens d’autant plus prégnant qu’il s’agit d’un bébé fille, c’est?à-dire la même, la semblable. Le début de la vie, marqué, on l’a dit, par la dépendance et l’exigence de la présence d’un adulte à ses côtés, se caractérise aussi par l’indifférenciation somato-psychique. Au cours de son développement, l’individu va se différencier en découvrant qu’il y a un autre que soi – première différenciation. La deuxième différenciation advient plus tard, au cours de l’œdipe où l’enfant découvre la différence des sexes et se perçoit ainsi en tant que sujet sexué. Ainsi, l’altérité s’exprime dans un premier temps par la mise en place du sujet et de l’objet (moi/autre) et dans un deuxième par la différence des sexes (garçon/fille). Du côté de la mère, en revanche, le corps de l’enfant est d’emblée sexué, souvent bien avant la naissance grâce à l’échographie. Selon que son enfant est un garçon ou une fille, son attitude, ses représentations vont être différentes. La fille, la même, va résonner avec son propre vécu corporel et psychique, les sensations que ce corps a pu ressentir au cours de ses transformations : les plaisirs sexuels et les craintes, l’avènement des règles, la pénétration par le sexe masculin et l’enfantement. Tout cela traduit par la culture en règles strictes visant au contrôle de la sexualité des femmes. En outre une mère « suffisamment bonne », en s’adaptant aux besoins de l’enfant (en s’identifiant à lui, dirait Winnicott), en répondant à ses besoins physiologiques et affectifs, en décryptant le monde pour lui, va permettre au processus d’individuation/séparation de réussir ; dans le cas inverse ce processus peut échouer.

5Bref, si, au début de la vie, l’emprise maternelle est un fait, plus tard elle peut devenir excessive, voire pathologique, comme dans le cas qui sera présenté ici. Les différentes consultations assurées à la SARP[1], aussi bien à Sidi Moussa qu’à Dely Ibrahim [2], montrent que la majorité des demandes d’aide psychologique émanent des femmes (ce qui est corroboré par les observations d’auteurs étrangers, français par exemple) et que la relation mère-fille occupe une place prépondérante dans l’espace thérapeutique. Je me propose dans ce qui suit d’interroger cette relation.

Ce corps qui appartient à la mère

6Intéressons-nous au cas de Safia, qui me semble bien rendre compte du phénomène d’emprise et de violence maternelle. Safia a 49 ans, elle est mariée et mère de deux enfants. Elle occupe un poste de cadre dans une entreprise publique. Lors de la première entrevue, elle rapporte une série de symptômes : une phobie diffuse, des difficultés relationnelles avec son mari, ses enfants et ses collègues de travail… Elle dit aussi qu’elle a très peu confiance en elle, qu’elle se sent épuisée, qu’elle a du mal à assumer les tâches quotidiennes, qu’elle déprime. Elle a vu un médecin qui lui a prescrit des antidépresseurs, mais une fois le traitement terminé « je suis revenue au point de départ », dit-elle.

7Petit à petit se déroule le fil de son histoire. Nous apprenons que Safia est l’aînée d’une fratrie de dix enfants. En fait, sa mère a eu avant elle deux garçons qui sont morts au bout de quelques mois ; à la troisième grossesse, les parents attendaient l’enfant de substitution, un garçon, donc, quand Safia vint au monde. Toute son enfance, elle a senti qu’elle usurpait une place, qu’elle n’avait pas de place. Des proches lui ont rapporté que le jour de sa naissance sa mère a beaucoup pleuré. « Usurpatrice » et fille aînée, elle doit multiplier les preuves de bonne conduite. Très tôt, elle seconde sa mère dans toutes les tâches domestiques et dans la prise en charge des plus petits. À 11 ans, elle doit porter comme l’exige sa mère des vêtements amples pour cacher ses formes naissantes. À partir de là, elle n’ose plus se regarder dans une glace ou se coiffer en présence de sa mère de peur de provoquer sa colère. À la même période, avec deux camarades, elle se fait arrêter sur le chemin de l’école par un jeune homme qui leur demande de soulever leur robe ; elles arrivent à s’échapper, il rattrape Safia et met la main dans sa culotte, elle se met à crier, il s’enfuit. Elle reste sidérée pendant un long moment. Ce jour-là, elle ne va pas à l’école, elle erre dans les rues hagarde, des gens la regardent, elle a l’impression que tous sont au courant. À 12 ans elle a ses premières règles, mais au bout de quelques mois elles s’arrêtent. La mère, qui surveille de près le corps de sa fille, s’en rend compte et s’inquiète. Tous les matins, elle pose la même question et demande à voir la culotte. La mère se met en quête de guérisseurs, elle en voit plusieurs, chaque fois le sexe de la fille est examiné, des fumigations, pratiques magiques, breuvages et autres pratiques traditionnelles sont prescrites [3]. Elle dit : « Je tentais d’éviter le regard de ma mère, je faisais tout pour ne pas la croiser dans la maison… Je ne savais rien des choses du sexe, mais je sentais que c’était le déshonneur de toute la famille. » Le souvenir du jeune homme qui a mis la main dans la culotte revient. Et s’il s’était passé quelque chose ce jour-là ? La mère, elle aussi, cherche à savoir, écarte les jambes de sa fille, essaie de regarder à l’intérieur pour voir. Le calvaire se termine lorsque, en désespoir de cause, la mère consulte un médecin qui déclare que l’adolescente est vierge et qu’il faut cesser de la malmener – « Mais je ne sais pas si ma mère l’a cru », dit-elle.

8Lorsque Safia a 16 ans, le père les quitte pour s’installer dans une autre ville et refaire sa vie avec une nouvelle femme. La vie devient plus difficile, Safia se prive de tout pour ses petits frères et sœurs. Un silence de plomb s’installe dans la maison, la mère se mure dans le silence : on n’a plus le droit de parler du père, au père… Pourtant, à l’adolescence, Safia s’est rapprochée de lui, il s’est montré affectueux, attentif à sa scolarité… Elle a alors senti peser sur elle le regard réprobateur de la mère. Elle se jure de poursuivre ses études, de travailler pour aider sa famille, sa mère.

9Les premiers jours de son mariage, sa mère est venue habiter chez elle. Elle déclare aussi que, chaque fois que sa mère lui rend visite, elle ne peut avoir de rapports sexuels avec son mari. Adulte, mariée, ses frères et sœurs devenus adultes à leur tour, elle est toujours sollicitée par sa mère pour venir en aide aux uns et aux autres. Et elle répond toujours présente.

Ce sexe qui n’en est pas un

10La théorie freudienne selon laquelle la non-possession de l’attribut masculin entraîne chez la fille un manque fondamental rejoint les modèles culturels de l’aire arabo-musulmane où un strict patriarcat impose aux mères de désirer des garçons plus que des filles, leur seule identité sexuelle conférant aux premiers une valeur intrinsèque. Le garçon va non seulement affirmer la place de la mère au sein de la famille du mari, mais aussi renforcer le rang des hommes. L’honneur et le prestige dans ces contrées se déclinent selon le nombre d’hommes que la famille peut aligner. Cette lignée, forte de ses hommes, doit impérativement s’assurer de la pureté de sa filiation, il s’agit bien de son sang. D’où le contrôle de la sexualité des femmes et le tabou de la virginité.

11En venant au monde, Safia rencontre une mère endeuillée parce qu’elle a perdu des fils qu’elle n’a pas pu remplacer. Ce deuil est ressenti par elle comme un abandon affectif, elle se sent, au cours de son enfance, responsable de la dépression maternelle devant laquelle elle est impuissante, s’attribuant le malheur de la mère. Fautive et coupable, elle va se percevoir comme un mauvais objet que la mère ne peut pas aimer. Très tôt, elle s’occupe des tâches ménagères, des plus petits… afin de donner à la mère les preuves de ses capacités, de lui démontrer qu’elle a quand même une certaine valeur, qu’elle peut être aimée. Par ces tentatives, elle essaie aussi d’aider la mère à élaborer ses deuils des fils perdus, de la réparer dans son narcissisme et de l’amener à réinvestir les objets environnementaux, en particulier sa petite fille… C’est à cette tâche de réparation et de réinstauration que Safia va s’atteler tout au long de son parcours de petite fille et de femme.

Emprise sur le corps

12Dans le monde arabo-musulman, le sexe de la femme doit rester clos jusqu’au mariage grâce à la fétichisation de l’hymen (Couchard, 2003), il ne s’ouvrira que pour le passage du sexe masculin du mari et des enfants. Très tôt la mère de Safia multiplie les injonctions, les interdits, les mises en garde contre les dangers de la sexualité, contre la proximité avec les hommes. Safia ne comprend pas tout du message maternel. À l’adolescence, elle se voit imposer le port d’une tenue discrète et contrainte et l’interdiction de toute forme de coquetterie qui signerait sa féminité naissante. C’est pour la préservation de l’hymen que la mère de Safia exerce une véritable emprise sur le corps et le sexe de sa fille. Lorsque les règles s’arrêtent – ce qui peut se comprendre comme le refus et la peur de la féminité de tous les dangers chez Safia –, la mère fait effraction dans le corps et le sexe de sa fille. Désormais ce corps appartient à la mère qui en dispose, qui l’exhibe chez les guérisseuses. Mère et fille retrouvent ainsi la première relation originaire, elles fusionnent de nouveau, la mère recouvrant la toute-puissance qu’elle avait sur le corps de son bébé.

13En tout cas, Safia a l’impression que son corps ne lui appartient plus, qu’il a une existence en dehors de sa volonté et de sa maîtrise. Elle est traversée parfois par un éprouvé de dissociation où son corps serait séparé d’elle, que sa mère a un corps pour deux. Le regard posé sur elle, suspicieux et persécuteur, fait incursion dans son psychisme et le vide de toute pensée. « J’étais dans le brouillard », dira-t-elle.

14En multipliant les attaques contre le corps de sa fille, la mère lui confère ainsi un double pouvoir : un pouvoir de séduction, héritier de la rivalité avec sa propre mère, et un pouvoir de dangerosité pouvant désorganiser l’ordre en place. Ces conduites d’emprise sur le corps et le sexe de la fille résultent de l’action de pulsions destructrices, sadiques où s’intriquent des affects dépressifs et des affects persécutifs… Safia déclare qu’elle n’a jamais aimé son corps, qu’elle l’a toujours trouvé difforme.

Mère sacrifice

15L’un des événements pouvant être à l’origine du traumatisme psychique chez l’enfant est le fait d’être témoin de la souffrance de son parent. Safia a une mère éplorée, déprimée, abandonnée par son mari, privée de satisfaction sexuelle et affective, se consacrant entièrement à ses enfants. La mère répète, égrène inlassablement les malheurs subis à ses enfants, mais surtout à Safia, la plus proche du fardeau maternel. Ferenczi (1932) parle dans ce cas de « terrorisme de la souffrance », c’est-à-dire du spectacle des malheurs imposé par l’adulte à l’enfant, entraînant une confusion des affects.

16Couchard (2003), évoquant ces mères sacrifices dans le monde musulman, dira que leurs attitudes induisent une triple emprise. La première est fondée sur l’idée d’une dette sans fin attachant les filles aux mères ; la deuxième s’ancre sur le sentiment des filles qui, pour être au moins les égales de la mère, devront montrer qu’elles peuvent supporter autant d’affliction et de sacrifices que ces dernières ; la troisième forme d’emprise est suscitée par le sentiment de culpabilité à contrevenir aux désirs maternels de peur d’augmenter la souffrance maternelle. Cette emprise, continue l’auteur, est l’une des conditions de la reproduction de modèles féminins de génération en génération vivant dans l’illusion que la participation active des mères des générations antérieures est le principal lieu d’identification à la lignée féminine.

« Ça y est, elle ne m’emmerde plus »

17Deux ans plus tard : depuis quelque temps, je remarque que Safia devient très élégante, il y a une recherche dans l’harmonie des couleurs. Elle sourit plus souvent. Un jour, elle commence la séance en déclarant : « Ça y est, elle ne m’emmerde plus. » Elle m’explique qu’elle est capable aujourd’hui de passer des journées sans téléphoner à sa mère, qu’elle peut penser à d’autres choses… Un espace psychique semble s’être libéré, permettant à Safia de « s’aimer » et d’investir d’autres objets. La prise en charge a permis à Safia de « déconstruire », voire de décondenser, le personnage maternel. Haine et agressivité se sont exprimées à l’égard d’une attitude maternelle vécue comme persécutrice et intrusive, tout ceci avec beaucoup de honte et de culpabilité, mais aussi la crainte que la psychologue ne vienne fonder et confirmer cette parole en prenant parti. La neutralité bienveillante du professionnel a en quelque sorte rassuré la patiente dans sa démarche d’énonciation. Les remâchages, les répétitions scandent les séances et peu à peu émerge l’autre facette de la figure maternelle : femme abandonnée par son conjoint, seule face à de nombreux enfants ; de la compassion à son égard peut dès lors être éprouvée par sa fille. En retour le narcissisme fortement ébréché peut être reconstitué.

18On peut distinguer des paliers dans cette prise en charge : un premier a concerné les événements douloureux vécus, les exactions de la mère et les plaintes accompagnant ses souvenirs (ou du moins leur reconstruction). Des affects forts ont émergé de la honte, honte d’avoir été maltraitée, d’être toujours sous influence maternelle. Honte pour sa mère, femme abandonnée par son mari. Mais aussi colère contre elle-même qui ne peut s’opposer à sa mère, qui est toujours à sa disposition, et colère contre une femme qui n’a pas su garder le père. Autre palier : celui de la lassitude, de l’épuisement parce que le pouvoir de la mère est toujours prégnant. Safia est encombrée, elle est constamment interpellée pour répondre aux appels de la mère. Elle répond présente, s’en veut d’être aussi passive, mais pense qu’il est de son devoir d’aider, d’être là pour sa mère comme elle l’a toujours été. Plus tard, grâce à la neutralité bienveillante du psy, l’interdit peut s’exprimer, le narcissisme fortement ébréché de Safia peut se reconstruire. Elle s’autorise à s’occuper d’elle-même, à acheter des vêtements… à prendre du temps pour elle. Se sentant plus forte, ou plutôt disposant de plus de ressources psychiques, Safia est à même de gérer sa relation avec sa mère et de ne plus être entièrement sous sa coupe.

Pour conclure

19Il a fallu un événement majeur dans la vie de femme de Safia (les fiançailles de sa propre fille) pour que se réalise un travail libérateur autour de la figure maternelle. Derrière les réussites apparentes de Safia se tapissait une souffrance ancienne, celle qui l’a amenée à consulter et à confier ses blessures : difficultés à gérer ses relations aux autres, à gérer le rôle d’épouse, de mère, inhibition, angoisse… qu’elle relie aux conduites maternelles. La haine de la mère se donne ainsi à voir : mère rivale, interdictrice, maîtrisante, contrôlante… derrière laquelle se cache un amour éperdu.

20La thérapie se trouve parfois entravée par la résistance contre l’élaboration psychique, celle-ci pouvant être vécue comme reniement de la mère. Cette voie d’élaboration peut entraîner non seulement un processus de séparation, mais également le meurtre de la mère toute-puissante, pour s’autoriser à penser. Pardonner à la mère revient à accepter ses failles, ses défauts, le fait qu’elle soit elle aussi la fille d’une mère pour s’assurer une individuation porteuse d’autonomie psychique.

21Il est vrai que le contexte culturel pourrait être évoqué pour éclairer la relation mère-fille. En effet, en Algérie, les enfants ont toujours une dette envers leurs parents ; ils se doivent, une fois adultes, de payer les sacrifices consentis par ces derniers, ce qui se traduit par la prise en charge matérielle et affective de parents devenus vieux. Les traditions, la religion insistent fortement sur les dettes des enfants. Par ailleurs, la sexualité des femmes est sous contrôle social et parental afin que les femmes arrivent vierges au mariage. Il y va, comme nous le disions plus haut, de l’honneur de la famille. Les hommes, mais aussi les mères, chacun selon la place qu’il occupe dans le système patriarcal, veillent sur l’hymen de la fille. Cela commence très tôt, très jeune la petite est mise en garde contre les garçons, dès le début de l’adolescence le regard parental devient plus acéré pour éviter les mauvaises fréquentations… En ce qui concerne la mère de Safia, ces préceptes culturels s’expriment d’une façon très intense et prennent une tonalité traumatique : le corps de la fille devient une sorte d’objet partiel en vue de la satisfaction de pulsions sadiques-anales.

22L’approche complémentariste préconisée par Devereux (1972) est tout à fait plausible ici. La double lecture permet d’une part d’inscrire les comportements maternels dans des cadres culturels et sociaux renvoyant à une société patriarcale qui met sous surveillance l’individu et particulièrement la femme, pendant que, d’autre part, une lecture centrée sur la dimension psychique révèle que la relation mère-fille, dans le cas de Safia, est une relation de persécution et d’intrusion qui dépasse les normes édictées par le culturel et qui induit une véritable souffrance chez l’enfant fille.

Bibliographie

  • BOUATTA, C. 1998. « Ma fille est un homme, ma fille est comme un homme », dans C. Lacoste-Dujardin et M. Virolles (sous la direction de), Femmes et hommes au Maghreb, Paris, Publisud.
  • BOUATTA, C. 2009-2010. « Sexe et genre : de quoi parle-t-on ? », Psychologie, 16-17, Alger, Sarp.
  • CHILAND, C. 2003. Le transsexualisme, Paris, PUF.
  • COUCHARD, F. 1988. Le fantasme de séduction chez les femmes de culture musulmane. Séductions maternelles et paternelles des processus culturels sur la fantasmatique originaire, thèse de doctorat, université de Nanterre Paris 10.
  • COUCHARD, F. 2003. Emprise et violence maternelle, Paris, Dunod.
  • DEVEREUX, G. 1972. Ethnopsychanalyse complémentariste, Paris, Flammarion.
  • FERENCZI, F. 1932. Confusion de langue entre les adultes et l’enfant, Paris, Payot, 2004.
  • FREUD, S. 1918. « Le tabou de la virginité », dans La vie sexuelle, Paris, PUF, 1997.
  • FREUD, S. 1923. « La disparition du complexe d’Œdipe » dans La vie sexuelle, Paris, PUF, 1977.
  • FREUD, S. 1925. « La question de l’analyse profane », dans Psychanalyse et médecine, Paris, Gallimard, 1971.
  • MERNISSI, F. 1983. Sexe, idéologie, islam, Tierce Deux Temps.
  • ROUSSEAU-DUJARDIN, J. 1995. L’imparfait du subjonctif, Paris, L’Harmattan.

Notes

  • [1]
    SARP : association pour l’aide psychologique, la recherche et le perfectionnement en psychologie.
  • [2]
    Ce sont les lieux où se déroulent les consultations psychologiques. Dely Ibrahim se trouve à Alger et Sidi Moussa dans la banlieue d’Alger.
  • [3]
    Varier les voies de guérison est une pratique courante en Algérie, surtout lorsqu’il s’agit de troubles mentaux ou du « mauvais œil », qui ne concernent pas, selon les familles, le médecin (au sens de médecine moderne) ; on se dirige alors vers les guérisseurs ou le raki qui, lui, recourt à la sphère religieuse (Coran, prières, eau bénite). Parfois, dans une tentative de potentialisation, les patients mobilisent les deux sphères.
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